Adhérer à la vie dans l’instant, extrait de À la recherche du soi d'Arnaud Desjardins ; suivi d'un témoignage de Bernard Campan
Adhérer dans l'instant suppose la présence de ce qu'Arnaud Desjardins appelle la "conscience témoin", c'est-à-dire un état de conscience totalement neutre, débarrassé de toute émotion mais ouvert au sentiment qui permet de "recevoir" intégralement les événements qui viennent, les personnes qu'on rencontre. Dans À la recherche du soi, Adyatma yoga, il nous dit que cette "conscience témoin" est comparable à un miroir qui reçoit et restitue fidèlement l'image de l'objet qu'il a devant lui, quel qu'il soit, fleur ou mauvaise herbe, sans aucune déformation, déformation que créeront fatalement la moindre émotion, ce qui justement permet de différencier émotion et sentiment. Le fruit de cela c'est d'agir de façon spontanée : « La vraie spontanéité est le fait que la réponse juste à la situation vienne aisément et immédiatement, comme la riposte dans les arts martiaux. »
Voici donc une partie du chapitre "L'acceptation" du livre d'Arnaud Desjardins. En annexe, à la fin, figure un extrait de l'entretien d'Alexandre Jollien, philosophe, avec Bernard Campan, humoriste et homme de cinéma. Il est paru dans le livre d'A. Jollien Le métier d'homme. En effet, B. Campan raconte que la lecture de ce chapitre "L'acceptation" a été un élément déclencheur pour lui.
La référence d'Arnaud Desjardins est Swâmiji (Swami Prajnanpad).
Adhérer au courant de la vie dans l’instant
Arnaud Desjardins
À la recherche du soi, Adyatma yoga, Éd. De la Table Ronde, 1977, p. 154-174
L’enseignement de Swâmiji demande d’être un avec ce qui se passe, avec ce qui nous arrive, avec tout. À partir de ce moment, qui est là pour regarder, pour constater ?
L’enseignement de Gurdjieff, par la voix d’Ouspensky dans le livre : Fragments d’un enseignement inconnu, paraît indiquer le contraire, l’exercice de la division de l’attention : Je suislà, je prends de la distance vis-à-vis de ce qui m’arrive, de ce qui se passe. C’est la « non-identification». En fait, quelle est la différence ? C’est une réelle question pour ceux qui ontcommencé à s’engager sur le Chemin. Surtout, cela nous amène à préciser le sens des expressionset à ne pas nous contenter de mots sans savoir, par notre propre expérience, ce que recouvrentces mots. C’est d’autant plus important que, si l’on commence à lire des ouvrages en français ou en anglais sur l’hindouisme, sur le bouddhisme zen ou tibétain, l’on rencontred’apparentes contradictions qui font qu’on est vite perdu entre les expressions utilisées parles uns et les autres.
« Être un avec », to be one with, qu’est-ce que cela signifie ? En vérité, au début du Chemin, il n’y a même pas une véritable dualité. Il y a identification. Ne confondez pas le mot identification avec le mot identité. Suivant les textes et les traductions, le mot identification est utilisé dans des sens tout à fait différents, incompatibles les uns avec les autres. De toute façon, c’est un mot français, ce n’est pas un mot sanscrit ni arabe. On dit que l’idéal pour un méditant est de « s’identifier avec l’objet de sa méditation ». Le mot est alors employé comme synonyme de « être un avec ». On emploie d’autres fois le mot absorption : On est absorbé par l’objet de sa méditation. Mais Swâmiji utilisait le mot absorption, qui est le même en anglais, ou le mot identification, pour désigner cet état de confusion partout appelé prison, sommeil, aveuglement. Il faut au moins avoir une certaine rigueur de vocabulaire et ne pas se contenter de se faire plaisir avec des mots qui ne correspondent à aucune expérience.
Le sommeil, c’est l’identification. La Conscience ou le véritable et pur « Je suis », ou même l’atman, se prend pour, se confond avec des phénomènes changeants, limités. C’est ainsi que l’illimité se limite, que l’infini devient fini, du moins en apparence, du point de vue de l’expérience courante, celle de l’homme vivant dans le relatif et le monde phénoménal. Dans les Fragments d’un enseignement inconnu l’identification, c’est surtout l’identification avec les objets, les événements, les êtres extérieurs à nous, par lesquels nous sommes entièrement pris et nous ne sommes plus conscients d’être. L’analyse orientale, bouddhiste ou hindoue, montre que l’identification est toujours l’identification avec la forme que prend notre pensée, notre émotion ou notre sensation à un moment ou à un autre. L’identification se fait toujours à l’intérieur de nous. La pensée prend une forme, puis une autre, puis une autre, sans qu’il y ait rien de stable, de continu ou de permanent. Vos yeux se fixent sur le radiateur, et toute votre conscience d’être est confondue avec la forme du radiateur. Ensuite votre regard se tourne vers la statue, votre pensée prend la forme de la statue, et toute votre conscience d’être est confondue avec la statue.
Une fois encore, comme je l’ai répété souvent, le point de départ du Chemin et le point d’arrivée du Chemin peuvent s’exprimer à travers des expressions très semblables pour ne pas dire identiques, mais désignant exactement le contraire. Dans l’état ordinaire de confusion, d’absorption ou d’identification au sens strict de ces termes, je suis entièrement pris par ce sur quoi se porte mon attention. Et être entièrement pris par, c’est exactement l’opposé de être un avec. Quand nous entendons ou disons une expression, nous devons vraiment comprendre de quoi il s’agit et ce qu’elle veut désigner. Ai-je moi-même une expérience qui me permet de savoir de quoi il est question ?
[…]
Si vous pratiquez certaines disciplines bouddhistes de vigilance, qui demandent une grande attention, awareness en anglais ou ce qu’on appelait autrefois en termes chrétiens, « présence à soi-même et à Dieu », vous constaterez à votre grande surprise, comme une étonnante découverte, que vous n’avez aucune conscience de vous-même, sauf à de rares moments, et que la condition dans laquelle se déroule toute votre existence est une condition qu’on a appelée parfois « sommeil », et qui est celle que Swâmiji comme Gurdjieff appelait identification. Swâmiji disait : « You are nowhere », « Vous n’êtes nulle part. » C’est très désagréable à entendre. « Comment ? Je ne suis pas présent, conscient du matin au soir ? La preuve en est que je peux vous dire ce que j’ai fait ce matin comme aussi cet après-midi. Je suis bien conscient que je suis là, en face de vous ! » Si l’on me dit que je ne suis pas conscient, cela attire mon attention sur moi-même, et, pendant une seconde, je vais justement être conscient, sans réfléchir qu’un instant après je ne le serai plus. L’argument de la mémoire (« la preuve que je suis vraiment conscient, c’est que je me souviens ») est un très mauvais argument, car si l’on regardait attentivement, on verrait au contraire à quel point on se souvient peu. On se souvient de certaines circonstances qui nous ont particulièrement frappés, mais essayez de retrouver tout ce que vous avez fait pendant la journée, vous verrez beaucoup de trous. Quant à savoir ce que vous avez fait hier ou avant-hier, c’est presque oublié. Qui serait capable de dire ce qu’il a mangé au déjeuner d’hier ou au dîner d’avant-hier ?
Mais il y a plus précis que cela. Pour que vous puissiez mieux suivre, je vais m’exprimer à la première personne. Si je porte mon attention sur moi-même un instant, je réalise tout d’un coup que j’existe, d’une façon nouvelle, qui n’était pas là une seconde auparavant. Je peux avoir une certaine sensation de moi-même, sensation qui peut se préciser et s’affiner immensément avec l’exercice. Je peux éprouver « Je suis ». Ma pensée prend ma forme. La forme de ma pensée n’est plus le radiateur, la dame qui passe, le bruit qui retentit, mais moi. Même si je suis sous le coup d’une émotion, une petite part de moi est capable de participer à cette prise de conscience, et j’éprouve : « J’existe, c’est moi, je vis, je suis là. » Et, du fait même que j’éprouve : « Je suis là », si je porte mon attention vers ce qui m’entoure, je le vois d’une façon nouvelle. Parce que je deviens plus conscient de moi, je deviens aussi plus conscient de ce qui m’entoure. Je suis là, je suis en train de regarder cette statue. Il y a donc une certaine division de l’attention, une part de l’attention est portée sur je suis moi, une part de l’attention sur la statue que je suis en train de regarder. Je suis là en train de regarder : c’est une part de l’attention. Par rapport à l’état habituel dans lequel l’homme ordinaire vit toute la journée, l’état que je décris est inhabituel même si, avec une attention aiguë, tout le monde peut en faire l’expérience.
Mais la vérité est que cette division de l’attention est pratiquement impossible à maintenir. On peut s’y exercer pendant des années : si les conditions ne sont pas exceptionnellement favorables, on n’aboutira à rien de durable.
Conditions exceptionnellement favorables : celles d’un monastère zen, par exemple, dans lequel tout est fait pour rappeler l’attention vers soi-même. Tout est organisé pour ramener à cette « présence à soi-même et à Dieu » que recherchent tous les moines de tous les enseignements. Quand chaque geste doit être accompli de façon particulière, quand la journée est ponctuée de prosternations, de moments intenses de recueillement, quand, pour saluer, manger, ouvrir une porte, fermer une porte, entrer dans une pièce, sortir d’une pièce, aborder quelqu’un, quitter quelqu’un, il y a une étiquette ou un cérémonial, ces règles, qui interviennent dans le courant habituel de l’existence, favorisent cette division de l’attention entre ce qu’on fait, ce qu’on voit, ce qu’on entend, et cette présence à soi-même, cette conscience. « Je suis là et j’entends. Je suis là et j’accomplis ce geste. Je suis conscient de moi en train d’agir. » Cela est très flagrant dans les monastères zen, mais c’est perceptible dans tous les monastères où toute la vie est organisée pour permettre cet état de vigilance, de contemplation ou d’oraison permanente.
Dans les conditions ordinaires de la vie, pour celui qui va vivre au milieu de gens non attentifs, c’est une tâche presque impossible. Pourtant cette attention, cette vigilance, ont quelque chose de contagieux. Si cinq ou six personnes qui ont une petite expérience de la méditation ou de la présence à soi-même sont prises dans leurs pensées ou par ce qu’elles regardent, sont absorbées, identifiées, confondues, sans conscience de soi, et que l’une d’elles s’éveille pour un moment et, pour un moment, accède à la conscience de soi et s’y maintient, au bout de quelques instants, ceux qui l’entourent ressentent, perçoivent quelque chose, s’ils ne sont pas totalement emportés. Ils sont ramenés à la conscience d’eux-mêmes, sentent et perçoivent que l’un d’entre eux est en état de vigilance. C’est une expérience que j’ai faite d’innombrables fois, pendant des années. Il n’en reste pas moins que cette division de l’attention est impossible à maintenir. Dans des conditions exceptionnelles, déroutantes, nouvelles, surprenantes, elle se maintient d’elle-même quelque temps. La première fois qu’un étranger qui n’a jamais voyagé pénètre dans un ashram où tout est nouveau pour lui, il n’a aucun point d’appui dans ses attitudes coutumières. Des émotions nouvelles se lèvent en lui, des pensées nouvelles : tout est neuf, inhabituel, et l’on se rend compte qu’on est là, on perçoit qu’on est là. Généralement d’ailleurs, cela provoque un certain malaise. On n’est pas habitué à être conscient de soi et l’on ne sait plus trop comment se tenir ni se comporter. Mais au moins, on est conscient. On éprouve intensément : « Je suis là en ce moment, dans cet ashram. Voilà tout ce décor inhabituel. Qu’est-ce qui m’attend et qu’est-ce qui va se passer dans une seconde ? » Chacun pourrait trouver quelques exemples dans l’aventure, le danger, l’amour, la nouveauté, où il a ressenti « Je suis, j’existe et je me trouve dans ce contexte. » Mais, je le redis, cette division de l’attention, dans les conditions habituelles, ne peut pas être maintenue.
Je regarde la statue et je n’existe pas. Je suis identifié à la statue, absorbé par elle. Ma sensation, ma pensée, mon émotion ont pris la forme de la statue. C’est-à-dire que je la trouve affreuse, pénible à voir, gênante, ou, au contraire, magnifique, attirante, merveilleuse : mon émotion a pris la forme de la statue telle que je la ressens, et non pas telle qu’elle est ; et je n’existe plus. C’est la condition ordinaire. Et puis, comme je l’indiquais tout à l’heure, je peux sentir : « Je suis ici en train de regarder la statue. » C’est tout à fait différent. C’est comme une lampe qui s’est éclairée à l’intérieur de moi ; la différence est aussi grande qu’entre une pièce où la lumière est éteinte et une pièce où la lumière est allumée. Je perçois : « Je suis là. » Et parce que je perçois « Je suis là », la statue devient beaucoup plus présente, elle aussi, et je vois cette pièce, ce tapis, cette porte d’une façon nouvelle ; cette porte vraiment existe, et je me rends compte que je ne l’avais jamais vraiment vue, que je ne l’avais vue que dans la brume de mes états de conscience précédents. Elle est là intense, neuve. Parce que j’apparais à l’existence en tant que moi-même, que je ne suis plus absorbé, confondu avec tout, le monde qui m’entoure apparaît aussi à l’existence d’une façon nouvelle. Mais cet état ne dure pas...
[…]
Cet état de conscience, de vigilance, dans lequel je ne peux être emporté, qui est le contraire de l’identification, de la confusion ou de l’absorption, deviendra un état de non-dualité. Qu’est-ce que cela signifie ? Il y a le phénomène, quel qu’il soit, et la Conscience pure qui l’éclaire, qui le perçoit. Mais cette Conscience n’a plus la forme particulière d’un ego. Il n’y a plus moi avec ma forme particulière, mes peurs, mes désirs, mes préjugés, mes particularités propres qui font que je vis dans mon monde et non pas dans le monde. L’ego, le moi individualisé limité, conditionné, déterminé, fini, s’est effacé. C’est toute la différence entre « Je Suis » sans rien d’autre, et « Je suis moi ». L’expérience habituelle, c’est toujours je suis moi. Quand nous disons « je suis », c’est toujours je suis moi. Le pur « Je Suis », absolument sans aucun attribut, condition ou limitation, nous n’en avons pas normalement l’expérience, sinon, parfois, par l’absorption de certaines drogues ou substances chimiques ou encore après des moments d’intenses prières ou de méditations exceptionnellement favorisées. Cela nous apparaît comme des états inoubliables peut-être, mais tout à fait privilégiés. Nous sommes tout le temps dans la distinction : moi avec mes goûts et mes refus, et puis ce qui est là, hors de moi, que j’aime ou n’aime pas, et puis, en moi, les sensations agréables ou désagréables.
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C’est cette dualité qui peut s’effacer et disparaître par une transformation radicale de ce « Je », dont les refus, les désirs s’effacent, dont s’effacent les contours et la forme. Par l’acceptation, ce JE devient peu à peu plus vaste, jusqu’à devenir infini. Conscience, mais pure conscience, sans nul aspect particulier ni limitation particulière. S’il y a une forme particulière, toute autre forme est exclue, donc il y a limitation. Il n’y a illimitation ou infini que s’il n’y a rien, comme le ciel vide, immense... Et il est possible de s’approcher de cette Conscience en laissant de côté peu à peu ses préférences et ses refus et en reconnaissant d’abord, de façon neutre, que ces préférences et ces refus sont encore en vous.
Peu à peu, le témoin neutre apparaît. Le témoin ne prend pas parti, il est semblable au miroir qui voit tout, accepte tout, ne refuse ni ne déforme rien, ne juge pas ni ne qualifie, voit exactement ce qui est là. La comparaison s’arrête en ce point parce que le miroir n’agit pas, tandis que l’être humain agit. Il agit sur la base de la vision claire, objective, de ce qui est, ou sur la base faussée par les préférences, les refus, les préjugés, les opinions, l’attente, la crainte, l’espoir, etc. Être un avec, ce n’est pas du tout la même chose qu’être identifié avec, ou emporté par, ou absorbé par. Être emporté par, être identifié signifie que je n’existe plus. (« You are nowhere », « You are a non-entity » de Swâmiji.) Il n’y a que des pensées, des émotions, des sensations qui se succèdent les unes, aux autres ; plus une certaine forme physique qui subsiste, le corps, et une définition, le nom. Parce que le corps est là, toujours le même corps, parce que le nom est là, toujours Paul Dupont ou Sophie Martin, il y a cette illusion d’être de façon constante. Il faut par moments avoir pris conscience de soi et vraiment éprouvé « Je suis », au vrai sens du mot, pour comprendre, par comparaison, que ce « Je suis » n’est jamais là. Vous pouvez tous en faire l’expérience. Prenez conscience « Je suis ». Je suis là, assis. Je suis là, j’existe, je le sens, je le ressens, je suis conscient de moi ; et maintenant, tout en gardant cette conscience de moi, je vais regarder ce qui m’entoure. Et vous verrez, ou bien que vous revenez à la conscience de vous parce que vous êtes sur le point de la perdre – mais alors vous ne pouvez plus prêter attention à ce qui vous entoure –, ou bien que vous êtes pris complètement par ce qui vous entoure et que vous avez complètement perdu la conscience de vous-même. Je ne peux pas demeurer longtemps conscient de moi en train de regarder : « je suis là, et voilà l’objet ». Je ne suis pas capable de cette division de l’attention plus de quelques secondes, ou de quelques minutes, si les conditions sont favorables, et ensuite c’est fini, j’oublie même jusqu’à cette possibilité, et je m’en souviendrai peut-être demain, juste au moment d’entrer dans la salle de réunions, parce que cela me fera penser qu’hier Arnaud en a parlé. C’est l’identification, la confusion, l’absorption. Je n’existe plus.
La non-dualité, c’est tout à fait différent. L’ego n’existe plus, lui qui d’ordinaire est tout le temps là pour réagir, apprécier, refuser, critiquer, s’enflammer, s’emporter, être emporté par l’émerveillement ou par la peur (ce que les Orientaux désignent sous les termes généraux attraction et répulsion), plus ou moins, mais tout le temps.
[…]
Il est possible d’être conscient, sans que l’ego intervienne. On ne peut plus être emporté par l’émotion ni par la réaction ; on ne peut plus parler sans être conscient qu’on parle, de ce qu’on dit, pourquoi on le dit, à quel moment on le dit, à qui on le dit et dans quelles conditions. On ne peut plus ne pas être conscient. Comment arriver à ce résultat, puisqu’en essayant de diviser son attention, de la maintenir sur soi-même, tout en portant une partie de cette attention sur le dehors, c’est si difficile que je retombe dans le sommeil de l’identification ? Comment ? En prenant appui, de seconde en seconde, de millième de seconde en millième de seconde, sur ce qui est là, en dehors de moi ou en moi (telle sensation, telle émotion). Si je veux prendre appui sur une certaine conscience de moi qui n’est pas là, le temps de retrouver cette conscience de moi – une seconde, deux secondes – m’écarte du mouvement perpétuel du monde phénoménal.
Comprenez-moi bien. Je fais l’expérience d’un certain état de conscience où je suis là, calme. Je sens que je lève mon bras et que je le rabaisse. Ce n’est pas mon bras qui se lève tout seul à mon insu. Dans cet état, il n’est pas possible de faire des gestes non contrôlés comme de tambouriner sur la table, de croiser et de décroiser les jambes sans s’en rendre compte ; dans cet état de présence à soi-même, ces gestes inutiles ne sont pas possibles, certaines réactions violentes ne le sont pas davantage, certains mots qui dépassent ma pensée ou que je regretterai d’avoir dits ne sont pas possibles non plus. J’ai goûté cet état, je désire le retrouver, mais aujourd’hui, il ne m’est pas naturel. J’ai donc à le recréer. Généralement, cet état comporte un point d’appui physique : sensation du corps, relâchement des muscles, conscience centrée dans le hara (le centre de gravité dans le bas-ventre), sensation de soi, présence à soi-même dans un corps physique situé là. Puis un minimum de calme émotionnel qui me permet de résister à l’emportement, que ce soit dans le sens de l’enthousiasme ou dans celui de la crainte, et une pensée tournée vers moi pour éprouver « Je suis ». Même avec de l’entraînement – je ne parle pas d’un débutant – deux ou trois secondes me seront nécessaires pour bien asseoir en moi cette conscience, cette présence à soi-même. La conscience de moi que je peux acquérir en un clin d’œil n’est pas assez marquée pour être durable et, presque tout de suite, je vais devoir l’approfondir un peu, la renforcer par un certain exercice que je vais effectuer tout en regardant, en marchant, en écoutant, en parlant, mais qui prendra une part de mon attention et m’empêchera de bien suivre le courant de la vie. Ou alors, je ne vais pas faire cet effort afin de mieux suivre le courant, mais ma présence à moi-même sera trop faible et je me retrouverai emporté par le courant. Si je veux vraiment sentir : « Je suis là, attentif ; je suis vigilant, conscient », cet état ne m’étant pas naturel aujourd’hui, il me demandera un effort qui ne sera pas inscrit dans l’instant même et le courant de la vie va trop vite.
Le bouddhisme zen a particulièrement insisté sur cette adhésion dans l’instant au courant de la vie, magnifiquement illustré dans l’ésotérisme des arts martiaux japonais. Il faut être complètement un avec les mouvements de l’adversaire. Le mental n’a absolument pas le temps de réfléchir et de peser le pour et le contre. La réponse juste doit venir immédiatement, spontanément. Cet enseignement des arts martiaux est vrai en toutes circonstances tant que nous conservons la moindre conscience de la dualité. Par conséquent, nous devons trouver un point d’appui qui soit là, de seconde en seconde, et ce point d’appui, c’est justement le flux, le courant perpétuel du monde phénoménal, auquel nous pouvons adhérer consciemment : Si je suis très conscient de ce qui m’entoure, je deviens par là même conscient de moi. Et la conscience de soi est le chemin de la conscience du Soi.
Première vérité d’expérience : si je suis présent à moi-même, conscient de moi-même, le monde extérieur devient lui aussi présent et réel. Deuxième vérité, la réciproque de celle-ci : si le monde extérieur est vu, vraiment vu, je deviens présent à moi-même en moi-même. Vous pouvez toute la journée vous surprendre en train de « décrocher » de ce qui est, de surimposer, de « créer un second » et, toute la journée, revenir à l’adhésion.
[…]
Je le répète, la conscience de moi ne m’est pas naturelle, elle va me demander quelques secondes à établir ; et l’adversaire, comme dans les arts martiaux, a déjà remporté la victoire. Au contraire, si je prends appui sur ce qui m’entoure et si j’en suis intensément conscient – ce qui est possible, puisque tout ce qui m’entoure est là tout le temps – cette conscience de ce m’entoure me ramène à la conscience de moi. Et la décision d’être conscient de ce qui m’entoure me conduira, au bout de quelque temps, à vivre en permanence dans la conscience de moi. Tout le temps et de façon aisée. Mais cela demande une réelle conscience de ce qui m’entoure, impliquant une adhésion à ce qui m’entoure, donc l’effacement de toutes les émotions, l’effacement du mental.
Adhésion ne signifie pas identification. Dans l’adhésion à ce qui m’entoure, c’est-à-dire au monde tel qu’il est et non pas tel qu’il devrait être ou tel que je voudrais qu’il fût, je ne disparais pas, je ne suis pas emporté. Cela demande une vigilance aiguë, en ce sens que, dès que je décroche du monde tel qu’il est, je repars dans le mental et les émotions. Je ne suis plus attentif au monde et je n’ai plus aucune chance de devenir présent à moi-même.
Il faut que je sois décidé à accepter d’instant en instant le monde tel qu’il est, non seulement à dire, mais à vivre le « C’est, c’est, ce n’est pas, ce n’est pas », enseigné par le Christ, à dire le Amen, « Ainsi soit-il », le Aum, acquiescement. L’adhésion à ce qui est ne préjuge pas de ce qui sera dans deux ou trois minutes ; je peux faire quelque chose pour changer l’avenir, du moins comme je vois la réalité aujourd’hui. Je parle de l’adhésion à ce qui est, juste dans l’instant, simplement parce que cela est. Je suis d’accord pour que Catherine ait la main gauche crispée ou que Christian mâchonne son crayon, d’accord pour qu’Albert me regarde en fronçant les sourcils. Je n’ai pas la moindre intervention du mental pour penser, souhaiter, imaginer que cela puisse être autrement. Mon accord et mon adhésion sont totaux, parfaits – je ne dis pas à 99 % mais à 100 % – avec ce qui est. Oui, oui, oui. Or, observez bien – Je ne suis pas d’accord pour que quelqu’un me regarde fixement, pas d’accord pour qu’un autre me regarde de travers, je ne suis jamais d’accord... Je ne suis pas d’accord pour que cette femme soit coiffée avec la raie au milieu, pas d’accord pour que celle-ci ait les cheveux courts, pas d’accord pour que Jean-Marie ait une barbe, pas d’accord pour que ce prêtre ait un pantalon de velours ni pour que mon beau-frère ait un pull-over rouge vif. Je ne suis pas d’accord pour qu’une personne transpire, pour qu’une autre se gratte, pour qu’une autre tousse ou éternue et ainsi à l’infini. Je ne suis pas d’accord pour qu’il y ait un tissu qui ne me plaît pas sur les banquettes du café dans lequel je suis entré. Je ne suis jamais dans le monde tel qu’il est. Généralement on ne s’aperçoit guère de ce que j’affirme là, mais une observation loyale de vous-même peut vite vous en convaincre.
[…]
Et, un beau jour, on se rend compte que cet état de conscience de soi devrait en effet nous être normal et naturel, qu’il n’y a aucune raison pour qu’on soit tout le temps emporté, identifié, absorbé. Je prends appui sur ce qui est, et je suis là, attentivement conscient de ce qui m’entoure. Ce qui nourrit cette conscience, c’est ce désir d’adhésion et la constatation de toutes les émotions, même légères, qui se lèvent et qui m’arrachent à cette adhésion. Je me surprends en flagrant délit de non-acceptation que ce qui est soit, de non-acceptation du sourire d’une personne, du regard d’une autre, du geste d’une autre, de la coiffure d’une autre, du vêtement d’une autre, de la réflexion d’une autre. Or chaque fois que je ne suis pas d’accord, je décroche de la réalité.
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Par conséquent, au point de départ du Chemin, il n’y a même pas la dualité, il y a une fausse unité, celle de l’identification et de la confusion. Ensuite, il y a un certain effort qui est la claire conscience de la dualité : il y a tout ce qui est autre que moi et la preuve de cette altérité est que rien n’est exactement comme je le voudrais. Sans cesse, je reconnais cette dualité, je lui donne le droit à être. Je vis enfin dans la vraie dualité : il y a moi, il y a cette pièce qui, normalement, d’après moi, devrait être en ordre et que je trouve dans un désordre indicible ; j’ai une demi-seconde de non-adhésion, quelque chose se soulève qui dit non ; je le constate, je vois la dualité, la pièce, moi et je reviens à l’adhésion, c’est-à-dire à la non-dualité.
Un jour, cette non-dualité s’est établie : comme le miroir, je suis toujours un avec tout sans être absorbé ou confondu avec quoi que ce soit. Il y a bien la discrimination du spectateur et du spectacle, mais le spectateur n’est pas un « autre ». Le spectateur est tellement d’accord que, tout en étant parfaitement conscient, il n’est pas « un autre ». Ce n’est pas facile à comprendre, mais, peu à peu, par l’expérience, cela vous deviendra clair. Le miroir n’est pas « un autre ». Si vous regardez dans le miroir, vous voyez exactement l’image qui est en face. Si je mets face à face la lampe et les fleurs, il y a deux. Mais si je mets face à face le miroir et la lampe il n’y a qu’un : dans le miroir, il y a la lampe, et quand je mets le miroir en face des fleurs, il y a les fleurs dans le miroir. Le miroir n’est pas un autre que la lampe quand il est en face de la lampe ni un autre que les fleurs quand il est en face des fleurs. Comparaison bien souvent employée et très utilisable. Et pourtant, en même temps, le miroir reste toujours lui-même, il n’est pas affecté. La preuve en est que, dès qu’il a fini de regarder la lampe, il est disponible pour les fleurs. Cette non-dualité, c’est la pleine et parfaite conscience de tout ce qui est, d’instant en instant, avec un fil directeur continu, qui échappe au temps parce qu’il échappe au changement, et qui est la Conscience, l’élément essentiel parce que non changeant, parfaitement d’accord pour voir et reconnaître ce monde phénoménal tel qu’il est, du moins en apparence. Cette conscience est la Conscience, qu’on a comparée à l’écran de cinéma jamais affecté par le film projeté, ou la lumière incolore du projecteur jamais affectée non plus par le film, bien qu’en prenant les formes successives.
À partir du moment où il y a cette vision absolument nouvelle du monde phénoménal, premièrement, dans un accord absolu avec ce qui est d’instant en instant, deuxièmement dans la permanence de cette Conscience identique à elle-même, et toujours présente – Conscience consciente d’elle-même, sans forme particulière, infinie, miroir de tous les phénomènes – ce monde phénoménal se révèle sous un jour tout à fait nouveau et tout à fait différent de l’expérience habituelle. Ce monde phénoménal révèle ou manifeste la Grande Réalité. Le jour où la surface est réellement perçue, la profondeur commence à se révéler. Le jour où l’apparence est réellement perçue, l’essence commence à se révéler. Toutes les promesses faites dans les enseignements ésotériques nous disent que le monde n’est pas ce que nous croyons qu’il est, qu’il est irréel, qu’il n’est que la manifestation de la Grande Réalité, qu’il est la danse de Shiva. « Le samsara, c’est le nirvana. » Il existe de nombreux textes, traduits en anglais et en français, qui enseignent que le monde phénoménal n’est pas la réalité et qu’il est possible de voir au-delà du voile des apparences. Entre parenthèses, et comme ça l’a été souvent signalé, c’est exactement ce que nous dit la physique moderne qui réduit à rien le monde des apparences et pour laquelle n’existent que des particules naissant du vide et retournant au vide, un mouvement permanent de tout ce que nos cinq sens ne nous font voir que sous une certaine coupe. Nous n’entendons pas les ultra-sons, nous ne percevons pas l’infra-rouge et l’ultra-violet, il y a des bandes d’ondes que nous ne sommes pas aptes à percevoir, pas plus que nous ne percevons avec nos oreilles Radio-Luxembourg ou Europe 1 et avec nos yeux la deuxième ou la troisième chaîne de télévision, qui pourtant traversent cette pièce. Sans poste, nous ne les captons pas. Nos cinq sens ne captent qu’une toute petite partie de la réalité totale.
Il est exact que, quand cette première étape a été accomplie, que nous sommes adhésion et conscience parfaite de ce monde changeant, celui-ci apparaît sous un jour nouveau. Il apparaît réellement comme l’expression changeante d’une réalité non changeante, comme l’expression multiple d’une réalité non multiple. Nous sommes dans la situation du spectateur d’un film qui, tout en voyant le film, serait en même temps conscient de l’écran immuable et inaffecté, grâce auquel le film prend forme.
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Le Chemin n’est possible que d’instant en instant, ici et maintenant, comme vous l’avez lu partout ; juste ici et juste maintenant. Je ne peux pas avoir d’autres points d’appui. Pour reprendre la comparaison du voyage en Inde par la route, que je prends souvent en connaissance de cause, tout le Chemin se fait de cinq centimètres en cinq centimètres, c’est-à-dire les cinq centimètres par lesquels le pneu appuie sur la route.
[…]
À partir de maintenant, tout est le Chemin, et chaque fois que je décroche de ce qui est, c’est comme si la voiture dérapait ou patinait, que les roues n’adhéraient plus à la route. La voiture ne continue pas à progresser. C’est dans cette adhésion à la réalité que je fais le Chemin comme la voiture adhère à la route. Nous voulons des pneus qui adhèrent à la route pour pouvoir avancer, et nous, nous devons adhérer à la réalité pour pouvoir avancer aussi. Quand nous patinons, nous continuons d’exister, c’est-à-dire que nous nous marions, nous divorçons, nous allons au restaurant, nous concluons des affaires, mais nous ne progressons plus sur le Chemin qui va du sommeil à l’éveil, de l’ignorance à la connaissance, de la multiplicité à l’unité, de l’inquiétude et du conflit à la paix et à la sérénité.
De seconde en seconde. La seconde est faite de ce qui est là. Si je décroche, c’est exactement comme si, en voiture, je dérapais sur du verglas. Fini le voyage, je n’adhère plus. Adhérez à la réalité du monde phénoménal, comme vous voulez que vos voitures adhèrent à la route avec de beaux dessins de pneus tout neufs. Et voyez, comment, sans arrêt, vous cessez d’adhérer. Supposez que quelqu’un vous regarde de travers. Vous n’adhérez plus. Pourquoi est-ce qu’il me regarde comme ça ? Un autre vous regarde. Qu’est-ce qu’il a à rire, celui-là ? Et chaque fois, je cesse d’adhérer. J’entre dans la chambre. J’ai laissé le radiateur allumé, alors que je voulais l’éteindre. Quelle chaleur !... Je n’adhère plus. Ou, au contraire, j’ai oublié d’allumer le radiateur. Quel froid !... Je n’adhère plus. Le Chemin s’arrête. Je cesse de progresser. Cette comparaison de la route est très connue. Mâ Anandamayi parle des « Pèlerins sur le Chemin de l’immortalité ». C’est parce que j’ai eu l’occasion de faire tant de voyages que le symbole du Chemin a été très éloquent pour moi, et que j’ai appelé certains livres Les Chemins de la sagesse. Le mot très concret qui signifie « rue » en Inde, marg, signifiait déjà « chemin spirituel », il y a deux mille ans. Au lieu de dire bhakti yoga, on dit bhagti marg, le chemin de la bhakti. La Voie, c’est bien le même mot aussi, c’est le Chemin, et un Chemin ne peut se parcourir qu’en y adhérant. Quand il n’y avait pas de voiture et qu’on marchait à pied, on mettait des clous aux chaussures pour ne pas glisser sur le verglas. C’est la même chose. Les pieds adhèrent au sol et poussent le sol en arrière pour propulser le marcheur vers l’avant.
Adhérez à ce qui est, au lieu de chercher sans arrêt un état de calme, de sérénité, qui vous échappe tout le temps, parce que le courant de la vie continue à vous emporter sans arrêt et que vous n’adhérez plus. Chercher la paix en soi en restant dans le conflit à l’extérieur de soi, c’est impossible. Il faut une fois pour toutes vivre réconcilié avec ce monde. Cela n’exclut pas l’action. Je rentre dans ma chambre : elle est glacée. Tout de suite, j’adhère. Je suis absolument d’accord pour qu’elle soit glacée. Comme les pneus adhèrent à la route, moi j’adhère au fait que la chambre soit glacée. Alors, je peux ouvrir le radiateur, mettre un chandail de plus, rajouter une couverture à mon lit ; toutes sortes d’actions me sont possibles. Mais sur la base de l’accord et non pas du conflit. C’est très simple, ainsi exprimé. Mais pourquoi ne le met-on jamais en pratique ?
Adhérez même complètement au fait que les autres aient toute la journée l’attitude contraire et critiquent tout. Si vous pensez que les autres ne devraient pas faire le contraire toute la journée, vous retournez dans votre monde, vous n’êtes plus dans le monde, vous n’adhérez plus. L’acceptation des incidents matériels est plus facile que l’acceptation du comportement des êtres humains. Je presse l’interrupteur, la lampe ne s’allume pas ; est-ce le fusible ? L’ampoule ?... Toujours est-il que je manœuvre l’interrupteur et que la lumière ne s’allume pas. Au lieu de refuser, j’adhère, je dis oui, la lumière ne s’allume pas. D’accord. Et maintenant, je prends ma lampe de poche, je vais changer le fusible, vérifier l’ampoule. Mais il reste que le plus difficile, c’est d’accepter le comportement des autres.
Si vous ne voulez vraiment plus faire comme les autres, acceptez-les tels qu’ils sont. Parce que personne n’accepte personne, sauf quand cela nous convient. Croyez-vous qu’il est facile pour une femme d’accepter son mari vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour un mari d’accepter sa femme vingt-quatre heures sur vingt-quatre aussi ? Pour une mère, d’accepter ses enfants et pour des collègues de bureau, d’accepter leurs collègues de bureau, leurs inférieurs qui donnent l’impression de ne jamais bien faire le travail, leurs supérieurs qui donnent l’impression d’être toujours exigeants ou injustes, etc. Le plus difficile n’est pas d’accepter les faits matériels : j’accepte plus facilement la foudre qui met le feu à ma grange, que je ne peux accepter une dispute grave avec mon frère ou une réflexion injuste de mon épouse.
Il n’y a pas d’exception à ce qui doit être vu, reconnu et accepté. La suprême habileté du mental, c’est de dire : l’enseignement de Swâmiji c’est remarquable mais voici justement une exception. Alors d’exception en exception, le Chemin n’existe plus. Il n’y a aucune exception, jamais ; à la vérité de ce que j’ai dit ce soir et à la nécessité de le mettre en pratique.
[…]
Le garant de votre conscience, c’est l’adhésion. Ne cherchez pas autre chose. Faites des efforts de conscience, une demi-heure par jour, en méditation. Mais dans la vie, le chemin de la conscience c’est l’adhésion et, par l’exercice, l’adhésion devient totale. Il faut être complètement d’accord avec tout, parce que Maya est très forte et complique diaboliquement la situation. Il faut arriver à l’adhésion réelle qui est une adhésion complète, sans marchandage.
Je dis oui à la sonnerie du téléphone au milieu du repas, je dis encore oui au fait qu’en me levant pour répondre au téléphone, je fais tomber mon assiette pleine. Mais quand ma femme ajoute : « Je t’en prie, ne reste pas longtemps à l’appareil ! », alors là, je ne peux plus dire oui, ce n’est pas supportable et j’éclate : « Ah ! non alors ! Au milieu du déjeuner on me téléphone, et de plus je sais qui c’est, c’est encore cet idiot de Grégoire. » Je me lève et, avec ma serviette, je trouve le moyen d’accrocher mon assiette : tout tombe et j’en ai plein mon pantalon. Et ma femme dit : « Je t’en prie, ne reste pas trop longtemps à l’appareil. » « Oh, merde ! » Et il n’y a plus d’adhésion. Il faut que l’adhésion soit totale, absolue, sans réserve, à tout. Absolument tout. Tout à la fois !
Vous dites oui. Dans l’instant. Au début, c’est vrai, cela vous demandera un effort – énorme par moments. Je vais vous citer deux phrases de Mâ Anandamayi : « Sustained effort ends in effortless being. » « L’effort soutenu débouche sur l’état sans effort. » Ou encore « What bas been gained through sustained effort is finally transcended and then spontaneity comes. » « Ce qui a été gagné à travers l’effort soutenu est finalement transcendé, et alors survient ce que les hindous appellent “spontanéité”. » Cette spontanéité- là ne veut pas dire donner un coup de poing à celui qui me bouscule sans le faire exprès ; cela n’est pas la spontanéité mais l’emportement. La vraie spontanéité est le fait que la réponse juste à la situation vienne aisément et immédiatement, comme la riposte dans les arts martiaux.
ANNEXE
Extrait de l'entretien d'Alexandre Jollien, philosophe,
avec Bernard Campan, humoriste et homme de cinéma.
Le métier d'homme, Seuil, Ed. de poche 2013, p. 102-106
B. Campan vient de raconter qu'à la suite d'une expérience, il a cherché un sens.
A J. : Quel a été le déclic pour passer à la pratique ?
B.C. : Ce fut la rencontre avec un livre d'Arnaud Desjardins, À la recherche du soi. Et je pense même plus particulièrement, les premières lignes du chapitre qui s'appelle "L'acceptation". Cela a tout de suite fait écho en moi : l'acceptation de la vie, le oui à la vie… […] Le oui à la vie a été le déclic. C'est l'un des mots-clés de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
A J. : C'est alors que la pratique s'est installée ?
B.C. : Elle est venue quand j'ai pris conscience de tous les refus que j'opposais à la vie telle qu'elle est. Au départ, les refus on les voit peu. Puis progressivement, on se rend compte que le quotidien est tissé de refus, ainsi que des petites émotions, plus ou moins subtiles, qui y sont liées. Ma pratique finalement consistée, au début, à prendre conscience de mon être, du goût d'exister, de vivre, d'être vivant tout simplement. Et de déceler qu'à chaque refus on passe à côté du vivant. Chaque refus est inconscient. Il nous entraîne dans notre propre monde, qui n'est pas le monde réel, dans ce sommeil dont parlent beaucoup les philosophies hindoues : le monde du sommeil, de l'illusion et de l'esclavage, car on devient alors esclave de son propre monde.
A J. : Finalement, tu étais dans le non ?
B.C. : Oui… ! Refuser la vie telle qu'elle est, c'est être dans le non. C'est rediscuter en permanence ce que la vie me propose à chaque instant, et par là-même résister en permanence au réel. […] On est en permanence en discussion avec le réel, en permanence dans : « Ce serait mieux autrement », « Il aurait mieux valu que ce soit comme ça », etc.
A J. : Mais en quoi c'est mal ?
B.C. : C'est mal déjà parce que cela nous fait du mal. Cela crée une tension supplémentaire. Un de nos amis communs appelle cela une "crise d'impossibilité". Car on remet en question ce qui est. Et à rediscuter sans cesse ce qui est, on ne peut qu'être dans une perte d'énergie énorme, d'une usure considérable. Alors que si c'est ce qui est, c'est indiscutable. Voilà, en ce sens déjà, c'est mal.
En outre, on risque de rester enfermé dans ce processus, parce qu'on peut toujours argumenter intellectuellement : « Mais je sais bien que la réalité est comme ça ». Et là, on peut être prisonnier d'une illusion très subtile : « Je comprends bien la réalité, et je l'accepte. » Sauf qu'on est dans une sorte de résistance qui est la résignation et pas l'acceptation.
Alors qu'être dans le oui, c'est s'ouvrir à ce que la vie est, à ce que la vie nous propose, à la fois extérieurement – les faits, les événements, les situations – et intérieurement – les émotions, les humeurs. Le non à la vie, c'est le non à la vie tout entière : à l'extérieur de nous telle qu'on la conçoit et à l'intérieur de nous telle qu'on la reçoit.
J'étais dans un commentaire permanent de la vie qui résistait à ce qu'elle me proposait. Et tout à coup, j'ai senti que je pouvais cesser de résister et aller dans son sens. Changer radicalement de direction. […]
Au départ je pensais que c'était le moi qui devait accepter. Aujourd'hui, je vois que le travail se passe plutôt dans l'effacement du moi. Le refus doit tomber, céder, pour que l'acceptation se révèle. Comment ? Déjà en faisant la différence entre accepter et se résigner. Cela a été énorme pour moi de découvrir cela. […] Accepter n'est pas se résigner devant un fait. Ce n'est pas du fatalisme. […]
Accepter ce que l'on est, accepter nos souffrances. Cela n'a rien de doloriste. Il s'agit simplement d'accepter la personne en nous qui souffre, qui souvent est l'enfant. Et l'accepter, ça veut dire l'aimer. Il n'y a pas d'acceptation sans amour et pas d'amour sans acceptation. Et il n'y a pas de connaissance sans amour non plus. S'aimer et s'accepter, c'est la même chose. C'est à un moment avoir un regard vrai, lucide et indulgent sur ce que l'on est : sur nos souffrances, nos mécanismes, sur tout ce qui nous constitue, le plus souvent d'ailleurs sans que l'on en ait conscience.