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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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20 août 2022

Le transfert dans la relation médecin-malade et le "maître intérieur" par Jean Marchal, médecin

Maître spirituel, maître intérieur, Ed de l'OuvertJean Marchal propose une psychothérapie qui doit tendre « à rendre au malade la possibilité d'écouter son "maître intérieur" et de lui ouvrir la porte, ce qui ne peut se faire que par l'apprentissage d'une attitude de "lâcher-prise" vis-à-vis de la conscience objectivante tendue vers un but et animant le fonctionnement hyper-rationnel de l'ego. Permettre au monde de laisser s'exprimer et agir le "maître de la guérison" est pour le psychothérapeute une lourde tâche, qui suppose avant tout qu'il soit lui-même à l'écoute de son "maître intérieur" et, ensuite, qu'il soit capable d'amener progressivement le malade à entrer dans cette "conscience coupe", conscience féminine d'accueil dont l'accès lui a été jusqu'ici interdit par le fonctionnement exclusif de la "conscience flèche". »

Seul le maître intérieur est porteur des clés de la guérison, comme l'affirme le Christ-Verbe au chapitre 3 de l'Apocalypse : « J'ai les clés de David, celles qui ouvrent et personne ne ferme, celles qui ferment et personne n'ouvre ! »

Jean Marchal est un médecin, il s'est formé chez Graf Dürckheim et a été élève d'Arnaud Desjardins. Il était ami de Jacques Breton et est venu au Centre Assise (cf. Jean Marchal)

Le texte mis ici est la transcription d'une communication qu'il a faite lors d'un Colloque à la Sainte-Baume (83640 Le Plan d'Aups) organisé par l'Institut pour la Rencontre et l'Étude des Civilisations dont les actes ont été publiés dans Maître spirituel, Maître intérieur, éd de l'Ouvert, mars 1986, p. 11-29 (livre épuisé)[1], les autres intervenants étant Jean-Yves Leloup, Robert Faure, Lama Denis Teundroup, Faouzi Skali, Marc De Smedt.

 

Le transfert dans la relation médecin-malade et le "maître intérieur"

 

Jean Marchal

 

 

 « Freud a découvert très tôt que les patients répètent vis-vis de l’analyste un certain nombre de situations et revivent certaines émotions liées à la satisfaction ou à la frustration de pulsions vécues antérieurement et notamment dans l’enfance. Il s’agit essentiellement de tout ce qui tourne autour de ce pivot du fonctionnement du moi qu’est le double mouvement d’attraction et de répulsion : désirs d’appropriation (attraction), pulsions de destruction ou de fuite (répulsion). Ces désirs et pulsions peuvent avoir laissé chez le patient des traces inconscientes perturbant considérablement ses capacités relationnelles et donc toute son existence. C’est en se substituant à des personnes qui ont joué un rôle important dans l’élaboration de ces désirs d’appropriation (faim, pulsion sexuelle) ou de ces pulsions de destruction, et notamment aux images parentales (qui ont tellement contribué à la structuration du « moi ») que l’analyste réactive ces émotions et pulsions archaïques, qui sous–tendent les comportements névrotiques, compulsions de répétition, conduites d’échec, etc. et permet leur prise de conscience et leur évolution vers un comportement plus normal et équilibré.

C’est de ce processus, qu’il a décrit sous le nom de « transfert », que Freud a fait, dès 1912, la base du traitement des névroses. Il écrit à cette époque : « C’est dans la sphère du transfert que tout doit être résolu ».

Freud en vint vite à distinguer dans ce processus une polarité: le transfert positif, par lequel l’analyste va être investi de tout ce qui a représenté pour le patient le "bon objet" et le transfert négatif où il se trouve au contraire investi des supports passés du "mauvais objet". Les deux aspects, positif et négatif, de cette polarité se succédant et s’imbriquant de façon plus ou moins complexe au cours du déroutement de l’analyse.

Quoi qu’il en soit, il se crée ainsi dans la dynamique du transfert une véritable "névrose de transfert", névrose de substitution qui va devenir l’instrument de la guérison de la névrose de départ, celle qui a motivé l’entrée du patient en analyse. En effet, les éléments qui sont à l’origine de cette névrose (situations existentielles éprouvantes, émotions et pulsions éprouvées dans les relations de l’enfance, notamment avec le père et la mère) se trouvent réactivées et transférées dans la relation à l’analyste. Ils sont rendus conscients, discernables et localisables, « sur le vif » en quelque sorte, et donc accessibles à l’analyste.

La liquidation de cette névrose de transfert, qui doit donc entraîner celle de la névrose de départ, se fait essentiellement par la manipulation du transfert, favorisée notamment par le silence de l’analyste, et par l’interprétation, c’est-à-dire le rattachement à leur origine, dans l’enfance du patient, des émotions projetées par celui-ci sur l’analyste. Il est évident que la prise de conscience et le contrôle par l’analyste de ses propres réactions émotionnelles, dites « contre-transférentielles », joue également un rôle important pour favoriser le processus de la guérison. Mais il ne s’agit là que d’un schéma, qui se heurte parfois à des situations complexes et à des résistances très fortement structurées, ce qui entraîne alors le risque d’analyses interminables.

*   *   *

Dépassant cette conception freudienne du transfert comme instrument de la guérison des névroses, Jung élargit le concept de transfert et le champ d’efficacité de l’interaction transfert / contre-transfert. Pour lui, il y a là un champ dynamique animé par l’ "Eros" (au sens jungien du terme : l’énergie psychique en général, et non seulement sexuelle), Eros par l’action duquel les potentialités de développement du psychisme du patient, bloquées ou refoulées, vont se trouver progressivement libérées pour alimenter un processus d’épanouissement et de transformation individuelle, qu’il a nommé « processus d’individuation ».

Par le travail analytique, sous-tendu et animé par la dynamique transférentielle, le patient va progressivement apprendre à reconnaître les différentes composantes qui animent son psychisme, les intégrer à sa vie consciente, et va ainsi peu à peu élargir ses limitations.

Le transfert est pour Jung l’instrument de formation de la fonction symbolique, au sens étymologique du mot qui signifie réunir ce qui est séparé (du grec sun-balleïn). Ce qui est séparé, ce sont les deux pôles que Jung a discernés dans la dynamique du psychisme, à savoir le "moi" et ce qu’il a appelé le "Soi", qui n’est autre que le psychisme arrivé à son plein degré de développement et d’épanouissement, par actualisation et intégration de ses potentialités demeurées, avant l’analyse, à l’état embryonnaire ou virtuel. (Ce "Soi" n’a donc rien à voir avec le "Soi" de la métaphysique hindoue). Ce travail de réunification ne se fait, pour Jung, ni dans la tête du patient ni dans celle de l’analyste, mais dans le champ dynamique créé entre les deux par la relation analytique, et qu’il désignait par un grand cercle unissant patient et analyste.

Ceci introduit la notion de grand troisième[2] (à laquelle se référa souvent Graf Dürckheim) qui est ce champ vivant d’énergies animé par le "maître intérieur" du patient et de l’analyste. C'est ce "grand troisième" qui, en définitive, agit en analyse et dirige le processus de développement intérieur du patient.

Ceci est à rapprocher de la parole du Tao-Te-King : « Un engendre deux, deux engendre trois et trois engendre les dix mille êtres (c'est-à-dire tout l'univers). » Les deux formes d'énergie cosmique ("Yin" et "Yang"), issues de la polarisation du principe unique divin, agissant par le grand troisième créé et animé par leur interaction continuelle.

On retrouve donc ici la signification symbolique du nombre trois : expression des modes d'action de la puissance providentielle du Verbe qui crée, anime et détruit tous les mondes.

*   *   *

C'est aussi ce "grand troisième" qui agit dans la relation médecin-malade et qui anime et dirige le processus de guérison chez un malade venu demander le secours du médecin.

En effet, le transfert et le contre-transfert sont toujours présents dans cette relation médecin-malade et s'expriment de façon évidente par ce qu'on appelle "l'effet placebo" du médicament.

L'effet placebo est cette action (bénéfique ou fâcheuse selon les cas) qui se surajoute aux effets pharmacologiques connus et expérimentés du médicament, relativement constante d'un malade à l'autre. Totalement indépendant de cette action pharmacologique, cet effet placebo peut être très puissant et parfois entraîner à lui seul la guérison. Il dépend entièrement de la nature de l'interaction du transfert du malade et du contre-transfert du médecin, et de la qualité du champ dynamique, du "grand troisième" ainsi créé par cette relation.

Cette action placebo du médicament dépend essentiellement de deux facteurs :

1. Le premier facteur est la façon dont le malade va investir le médicament donné par le médecin à la fin de la consultation, et qui dépend elle-même de la mise en relation qui va se faire inconsciemment chez le malade entre l'image du médecin et les images des personnages-clés de son enfance qu'il porte dans son inconscient. Cette image du médecin qui s'élabore en lui au fil de la consultation, va-t-elle réveiller des émotions négatives liées à des personnes qui lui ont autrefois été néfastes ou, au contraire, des émotions chaleureuses et sécurisantes liées à l'image de la bonne mère que peut-être il a eue ou que, en tout cas, il a désiré avoir ; ou du père juste et efficace dans ses rapports avec le monde extérieur et dans sa famille ? La mise en relation par le malade de cette image du médecin avec ces traces émotionnelles inconscientes s'élabore à partir de la façon dont le médecin aborde le malade : psychologiquement, bien sûr, et c'est ici la qualité de l'écoute et de l'ouverture à la demande et à la plainte du malade qui compte, mais aussi physiquement, car chaque geste de l'examen physique du malade a tout autant (sinon plus) une valeur thérapeutique que diagnostique : prise de la tension artérielle, palpé du ventre ou des aires ganglionnaires, percussion des réflexes, etc. autant de gestes que le médecin peut accomplir de façon totalement différente selon qu'il manipule comme un objet "le corps qu'on a", corps matériel (körper" en allemand, qui a deux mots pour désigner le corps) ou qu'il aborde avec respect "le corps qu'on est" ("leib" en allemand) ou corps perçu comme la manifestation extérieure du "maître intérieur" du malade. Cette distinction, qui est un des points forts de l'enseignement de K. von Dürckheim, nous permet de comprendre l'importance de la façon dont le médecin aborde le corps du malade dans l'examen, et l'efficacité thérapeutique qu'elle va avoir sur la maladie, par l'intermédiaire ou non du médicament (car une consultation se terminant sans ordonnance peut avoir un effet thérapeutique puissant par elle-même, du seul fait de cette relation médecin-malade ainsi établie).

C'est le transfert de ses émotions et sentiments (réveillés par l'image du médecin) sur le support symbolique qu'est le médicament, qui va conférer à celui-ci un pouvoir et une efficacité tout à fait indépendante de ses qualités propres et que l'on appelle "effet placebo".

2. Mais un second facteur joue dans l'effet placebo, c'est la façon dont le médecin lui-même investit le médicament qu'il prescrit. S'il investit, plus ou moins inconsciemment, le médicament comme support de son profond désir d'aider à guérir la personne avec qui il vient de nouer ou d'approfondir cette relation : si, autrement dit, c'est lui-même, par son "maître intérieur", qui se donne symboliquement à manger dans le support symbolique du remède, "l'effet placebo" aura toutes les chances de jouer son rôle de façon bénéfique pour le malade. Ceci suppose que, d'une certaine façon, comme le Christ dit : « Ceci est mon corps », le médecin vive le médicament qu'il prescrit comme « ceci est l'expression de mon maître intérieur, que je te donne pour te permettre de rencontrer ton propre maître intérieur, qui seul a le pouvoir de te guérir » (ce que faisait Ambroise Paré lorsqu'il disait : « Je l'ai soigné, Dieu l'a guéri. »).

Si, au contraire, le médicament est pour le médecin l'occasion de se débarrasser de la plainte du malade et de l'angoisse qu'elle soulève en lui, l'effet placebo va se manifester de façon négative par toutes sortes "d'effets secondaires" désagréables ou dangereux, qui amène souvent le malade à interrompre de lui-même son traitement.

*   *   *

Ceci dit, il nous faut aller plus loin et dire que cet "effet placebo", ou action du "grand troisième", peut s'exprimer sans le support intermédiaire d'aucun médicament, par l'action directe du champ dynamique créé entre le malade et le médecin.

Essayons ici d'avancer dans l'élucidation de ce qui, au fond, est le facteur déterminant dans la création de ce champ : ce facteur, c'est avant tout la capacité du médecin d'être "un avec" le malade et sa souffrance psychique et physique, un avec le malade et sa plainte. C'est sa capacité d'accepter la souffrance du malade comme sa propre souffrance, son existence comme sa propre existence, et d'annuler ainsi (relativement, bien sûr) ou diminuer la dualité entre le malade et lui, dans l'unité du "grand troisième". Ce qui suppose deux conditions :

1/ La première est la capacité du médecin à s'installer dans la "conscience témoin", état de conscience totalement neutre, débarrassé de toute émotion mais ouvert au sentiment qui permet de "recevoir" intégralement l'être du malade tel qu'il s'exprime à travers sa plainte et à travers les symptômes de sa maladie.

Cette "conscience témoin" est comparable, nous dit Arnaud Desjardins[3] (dans À la recherche du soi, Éd. De la Table Ronde) à un miroir qui reçoit et restitue fidèlement l'image de l'objet qu'il a devant lui, quel qu'il soit, rose ou crapaud, sans aucune déformation (déformation que créeront fatalement la moindre émotion, ce qui justement permet de différencier émotion et sentiment).

Cette première condition met en jeu la capacité féminine d'ouverture, la réceptivité du médecin.

2/ La deuxième condition, qui dépend étroitement de la première, est la capacité du médecin à laisser agir à travers lui son propre "maître intérieur" qui, identifié au Soi universel (au sens hindou du terme), est l'activité suprême qui peut faire des miracles et est, en tout cas, le maître de la guérison (c'est-à-dire du rétablissement de l'ordre biologique naturel chez le malade).

Ainsi, à travers son propre "maître intérieur", le médecin s'unit au "maître intérieur" du malade (qui est le même, fondamentalement, le Soi étant identique en tout être), et il peut alors être "un avec" le malade et sa souffrance. Il y a alors suppression ou diminution de la dualité qui les sépare à l'état ordinaire, dualité qui est la cause profonde de toute souffrance.

Le malade se sent com-pris, c'est-à-dire pris avec, unifié. C'est donc cette capacité du médecin à s'unir, par son "maître intérieur", à celui du malade qui abolit un moment (et relativement) la dualité et fait taire la souffrance physique, expression somatisée de la souffrance intérieure engendrée par la dualité.

*   *   *

Je voudrais apporter ici deux exemples concrets de cet effet placebo ainsi explicité.

Le premier concerne une femme de 70 ans, atteinte d'arthrose de l'articulation temporo-maxillaire et qui, de ce fait, souffrait depuis quatre ans de douleurs aux mouvements de la mâchoire, c'est-à-dire déclenchées dès qu'elle tentait de parler ou de manger. Ses douleurs étaient devenues tellement insupportables, lancinantes et résistantes aux différents calmants administrés à longueur de journée qu'il avait fallu l'opérer. La radiographie de l'articulation temporo-maxillaire atteint révélant une discrète protrusion du maxillaire inférieur à l'ouverture de la bouche, avec tendance à la luxation en avant du condyle, l'opération visait à corriger cette anomalie (supposée être à l'origine des douleurs) par la constitution d'une butée osseuse devant le condyle.

Or, après une accalmie d'à peine un mois qui avait suivi cette opération, les douleurs étaient réapparues, aussi lancinantes. De multiples tentatives thérapeutiques, conseillées par les multiples médecins spécialistes consultés les uns après les autres (infiltration locale d'anesthésiques ou anti-inflammatoires, rééquilibration dentaire, vitamines et autres poudres de perlimpinpin) restèrent sans effet.

C'est alors que je la vis, désespérée et tentée par le suicide, très amaigrie du fait de l'impossibilité d'ouvrir la bouche pour manger sans provoquer ces couleurs aigües accompagnées de l'obsédante impression d'une lime métallique râpant l'articulation et se répercutant dans la tête.

L'essentiel de la consultation consista pour elle à raconter, autant que la douleur le permettait, son histoire et pour moi à l'écouter, "un avec" elle. Ainsi put-elle exprimer son désespoir, liée en partie à son impression (certainement justifiée) qu'aucun des médecins consultés jusqu'à présent, n'avait pris son mal au sérieux : l'opération effectuée, qui était apparemment la solution rationnelle au problème qu'elle posait, ayant échouée, il ne pouvait plus s'agir désormais que de troubles d'origine psychique qui faisaient d'elle une "emmerdeuse" dont chaque médecin se débarrassait en l'expédiant chez un confrère.

Cette longue consultation terminée, cette femme partit munie d'une ordonnance comportant phytothérapie et oligo-éléments, que tout médecin aurait à juste titre considéré comme cautère sur jambe de bois, bien impuissante à apporter quelque soulagement aux douleurs de cette malade. Or, dès le sixième jour qui suivit cette consultation, une amélioration se manifesta dans ses douleurs, puis se poursuivit de telle sorte que, lorsque je la revis six semaines plus tard, les douleurs avaient complètement disparu, ce qui avait permis la reprise de l'alimentation de façon normale, la reprise d'une grande partie du poids perdu et la transformation de l'état général. Mais surtout, cette femme avait retrouvé joie de vivre et confiance en l'existence. Depuis deux ans, je la revois de temps en temps pour des symptômes sans gravité, et elle continue à bien se porter.

Il est tout à fait évident que les quelques médicaments donnés lors de la première consultation avaient joué le rôle de support de mon empathie avec sa souffrance, c'est-à-dire du fait que j'avais pu être "un avec" ce que cette souffrance exprimait d'elle. L'effet "placebo" ainsi provoqué n'était que la révélation de l'action thérapeutique du "grand troisième" qui seul pouvait la guérir après tant d'échecs thérapeutiques.

Cette action ne peut se manifester que si le médecin est capable de renoncer un certain temps à l'exercice de ce que Graf Dückheim appelle la "conscience flèche"[4], conscience masculine objectivante tendue vers un but (ici, le diagnostic rationnel) et une performance (la guérison par un moyen physique). Ce renoncement est la condition nécessaire pour l'entrée dans un autre état de conscience que Graf Dürckheim nomme "conscience coupe", conscience féminine d'ouverture et d'accueil, d'écoute et d'empathie, unifiante et fécondante, grâce à laquelle le "grand troisième" peut se manifester chez le malade et l'entraîner vers la guérison grâce à ses dynamismes propres.

C'est ce que nous rappelle cette phrase du Christ-Verbe au chapitre 3 de l'Apocalypse de saint Jean : « Je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, je rentrerai chez lui et je dînerai à table avec lui, et lui avec moi. » Autrement dit, l'action souveraine du Verbe tout-puissant, en chaque créature, n'est possible que si celle-ci s'y ouvre dans la "conscience coupe", lâchant toutes les tensions et angoisses engendrées par la "conscience flèche". Or, le malade n'aura accès à cette "conscience coupe" que dans la mesure où le médecin, lui-même établi dedans, saura, par sa propre attitude d'ouverture et écoute, l'y amener.

2/ Inversement, la fermeture de cette conscience coupe chez le malade peut entraîner dans certaines circonstances des conséquences dramatiques, ce qu'illustre ce deuxième exemple.

Il s'agit d'une femme de 33 ans, mariée fin 1977, et qui n'avait pu, malgré son désir, concevoir d'enfant pendant les six premières années de mariage. Enceinte en octobre 1983, elle avait établi avec le gynécologue accoucheur auquel je l'avais adressée une excellente relation, faite de confiance et de sympathie, et probablement animée par une forte projection sur lui du "bon père" qu'elle n'avait pas eu (pas plus que de "bonne mère" d'ailleurs) et dont le besoin inconscient pouvait se satisfaire dans cette relation privilégiée.

En mai 1984, soit six semaines avant la date normale prévue pour l'accouchement, cet accoucheur dû interrompre brusquement et définitivement ses activités à la suite d'un accident de santé et l'envoyer à un confrère, lequel, saturé par une clientèle déjà trop nombreuse, l'envoya lui-même à un autre. Cette situation, survenant à un moment où elle aurait particulièrement eu besoin de pouvoir s'appuyer sur l'image sécurisante de son premier accoucheur, réveilla massivement en elle une angoisse latente d'abandon et de rejet, qui s'enracinait dans l'histoire de sa petite enfance de relations parentales frustrantes et conflictuelles.

Un mois plus tard, au mois de juin, donc peu avant sa date prévue pour l'accouchement, lors de la consultation de routine précédant celui-ci, le nouveau gynécologue diagnostiquait la mort "in utero" de l'enfant. L'autopsie révélait qu'elle était due à un infarctus du placenta : l'organe support de la relation physiologique de la mère avec l'enfant avait subi directement l'effet de cette perte de la "conscience coupe" provoquée par l'émotion aigüe d'abandon et par la rupture du champ thérapeutique que constituait la relation au médecin

*   *   *

Il est un domaine de la pathologie où cette action du "grand troisième" est particulièrement importante, c’est celui des maladies organiques graves, qui sont pratiquement toutes des maladies de l’immunité, c’est-à-dire du système de reconnaissance du "moi", qui permet à l’organisme de se défendre contre toute agression menaçant son intégrité, que cette agression soit extérieure (microbe, virus, substance étrangère ou greffe d’organe) ou intérieure (développement d’un cancer). En quelque sorte, ce système immunitaire est comparable à une épée dont l’organisme dispose à tout moment pour se défendre contre toute attaque, Or, on peut distinguer deux catégories de maladies de l’immunité :

1) Celles qui sont dues à une défaillance du système immunitaire, où tout se passe comme si l’individu renonçait à se servir de son épée pour se défendre. Il s’agit des maladies infectieuses graves, chroniques (tuberculose) ou aigües (septicémies, etc), et plus particulièrement des nouvelles maladies virales, en plein essor actuellement, dont l’exemple-type est le Sida : ici, l’agresseur est extérieur. Mais il s’agit aussi des cancers, où c’est contre l’agression intérieure (que réalise le développement d’une tumeur) que l’organisme a renoncé à se défendre.

2) La deuxième catégorie est constituée des maladies de l’immunité qui sont dues à une véritable perversion du système immunitaire, par laquelle ce dernier agresse et détruit un organe ou un tissu de l’organisme qu’il est chargé de défendre : ce sont les maladies auto-immunes, où l’individu retourne l’épée contre lui-même. Il s’agit d’un véritable suicide inconscient, où la cible visée par le système immunitaire peut être n’importe quel organe ou tissu de l’organisme : foie (hépatite auto-immune), système nerveux central (sclérose en plaques), glandes surrénales (maladie d’Addison), articulations (polyarthrite rhumatoïde), colon (recto-colite hémorragique), etc. Toutes ces maladies graves et parfois mortelles peuvent être comprises dans leur cause profonde si on les considère comme des somatisations de véritables "pulsions de mort".

C’est Freud qui, le premier, a affirmé l’existence dans le psychisme d’un instinct de mort (« Thanatos ») qu’il opposait à l’instinct de vie (« Eros ») dans une vision dualiste où Eros et Thanatos s’affrontent perpétuellement tout au long de l’existence.

En fait, il semble plus juste de considérer comme fondement du dynamisme psychique le couple de complémentaires que sont pulsions et aspirations :

  • pulsions (surtout orales, puis sexuelles) par lesquelles, dès sa naissance, l'individu s'enracine dans l'existence, affirme et construit progressivement son "ego", et par lesquelles cet ego établit son pouvoir ;
  • et aspirations de l'être profond à dépasser les limites de l'ego et la tyrannie des pulsions pour entrer dans une conscience affranchie des identifications de l'ego, et qui est en dernière analyse notre "maître intérieur".

Le refoulement des pulsions et des aspirations, s’opposant à leur jeu normal, entraîne inéluctablement le développement d’une pathologie psychique ou somatique. Et il semble bien que les maladies organiques graves, destructrices, que réalisent les désordres immunitaires, ne soient que l’expression somatisée d’un "instinct de mort" résultant directement du refoulement des aspirations au dépassement de l’ego, que tout homme porte au plus profond de lui-même, et de l’oubli du maître intérieur.

L’anéantissement dans la civilisation moderne de tous les moyens que les différentes traditions religieuses proposaient à l’être humain pour lui permettre l’expression et l’épanouissement de ses aspirations (rituels religieux, mise en œuvre des symboles dans le dogme et la liturgie, symbolisation dans les mythes et dans l’art du sens ultime de l’existence individuelle et, pour un petit nombre, initiation directe de maître à disciple aux vérités universelles qui fondent la manifestation cosmique) a rendu impossible à l’immense majorité des hommes de notre temps la prise de conscience de ces aspirations, et interdit leur développement : le "maître intérieur" est muselé. Dès lors, le seul moyen qui s’offre à l’homme moderne pour répondre à ce besoin profond de dépasser les limites de l’ego est l’auto-destruction de la prison matérielle qui verrouille la conscience du Soi ou pure et béatifique conscience d'être : autodestruction individuelle du corps physique, passant par la destruction ou la perversion de son système de défense immunitaire, et autodestruction de structures sociales, collectives, qui permettent son maintien et son entretien (avec l'élaboration démente de moyens de destruction partielle : terrorisme, révoltes destructives, guerres acharnées, ou de destruction totale : accumulation d'armes atomiques).

Cette notion d'autodestruction collective, à l'œuvre à notre époque parallèlement aux autodestructions individuelles par les maladies immunitaires, nous permet de considérer chaque civilisation traditionnelle à base religieuse (civilisation chrétienne médiévale, Islam, judaïsme, hindouisme, bouddhisme, etc.) comme un système immunitaire collectif remplissant la double fonction du système immunitaire individuel tel que nous l'avons défini plus haut :

– D'une part, permettre à l'ensemble indéfiniment varié des composantes de l'organisme social de se reconnaître comme membre d'une même entité (le "moi" collectif d'une nation ou d'une religion) malgré des différences individuelles, et de fonctionner dans l'harmonie et la cohérence.

– D'autre part, offrir à cet organisme socio-religieux les moyens de se défendre contre les agressions tant extérieures (invasion par des armées, mais aussi par des doctrines étrangères) qu'intérieures (hétérodoxies et idéologies diverses), toutes menaçant mortellement l'identité et la cohésion de chaque tradition.

Cette notion d'une autodestruction devenue le seul moyen accessible à l'individu comme aux sociétés pour faire disparaître les contraintes physiques qui s'opposent aux aspirations à dépasser l'ego est parfaitement exprimée par Jean Dutourd dans un article de "France-Soir-Magazine" du 24-11-1984. L'auteur y médite sur les causes spirituelles du cancer, et on peut y lire notamment :

  • « Je crois très profondément que le cancer est une maladie de l'âme. Les âmes d'Occident sont malades depuis 1940, sinon depuis 1914, et leur maladie dévore les corps (…). Rien ne me fera démordre de cette idée, même si neuf cancéreux sur dix jouissent apparemment d'une parfaite santé morale. On ne sait rien, malgré la psychanalyse, des maladies spirituelles. Elles sont enfouies au plus profond de l'être, elles cheminent secrètement, et le plus atteint ne les soupçonne qu'à leur dernière période. Le terrain cancéreux de maintenant, c'est l'Europe entière, c'est l'Occident, c'est peut-être la planète. Il y règne trop de mensonges contraires à la vie humaine, trop d'imposture, de bureaucratie, d'idéologies, trop de désespoir (ou plus exactement, d'absence d'espoir). Les âmes ne peuvent pas s'épanouir au milieu de ces contraintes. Et comme elles ne peuvent pas s'épanouir, elles contaminent les corps qui meurent en trois ans ou en six mois pour les libérer. »

En d'autres termes : la destruction du corps physique apparaît comme le seul recours restant au "maître intérieur" pour amener le sujet au dépassement de l'ego, réalisé en sortant par la mort physique de la prison du "moi".

*   *   *

Les considérations qui précèdent peuvent nous permettre de comprendre la vanité des efforts de la science moderne tendue vers la victoire sur le cancer et les autres maladies immunitaires, et espérant réaliser cette victoire exclusivement par le progrès des moyens matériels de soins (chimiothérapie, rayons, chirurgie, etc.) : attitude typiquement et grossièrement matérialiste.

Le traitement psychologique, totalement ignoré de la médecine actuelle, apparaît comme essentiel dans le traitement des maladies organiques graves liées aux atteintes de l'immunité.

Cette psychothérapie doit tendre à rendre au malade la possibilité d'écouter son "maître intérieur" et de lui ouvrir la porte : ce qui ne peut se faire que par l'apprentissage d'une attitude de "lâcher-prise" vis-à-vis de la conscience objectivante tendue vers un but et animant le fonctionnement hyper-rationnel de l'ego.

Seul le maître intérieur est porteur des clés de la guérison, comme l'affirme le Christ-Verbe au chapitre 3 de l'Apocalypse : « J'ai les clés de David, celles qui ouvrent et personne ne ferme, celles qui ferment et personne n'ouvre ! »

Permettre au monde de laisser s'exprimer et agir le "maître de la guérison" est pour le psychothérapeute une lourde tâche, qui suppose avant tout qu'il soit lui-même à l'écoute de son "maître intérieur" et, ensuite, qu'il soit capable d'amener progressivement le malade à entrer dans cette "conscience coupe", conscience féminine d'accueil dont l'accès lui a été jusqu'ici interdit par le fonctionnement exclusif de la "conscience flèche".

Certaines techniques psychothérapeutiques semblent, à l'expérience, plus aptes que d'autres à faciliter cette conversion, et notamment celles qui font appel au surgissement des images du sujet : soit dans ses rêves nocturnes, soit dans ses séances "d'imagerie mentale" où, à l'état conscient, mais ayant lâché ses vigilances, celui-ci peut laisser monter à sa conscience, sous forme d'images, toutes sortes d'émotions refoulées d'une part, et de dynamismes venus de ses profondeurs d'autre part.

L'attitude intérieure de lâcher prise qu'induit une séance d'imagerie mentale permet en effet l'expression d'émotions refoulées qui coincent le sujet dans son ego objectivant, dans une attitude défensive de refus de ses profondeurs. Ainsi, certaines séquences d'images fortement chargées d'angoisses archaïques s'accompagnent de l'irruption "d'abréactions" dans lesquelles ces angoisses archaïques peuvent se décharger sous une forme explosivement émotionnelle dont l'effet thérapeutique s'exprime souvent avant même l'interprétation qui en sera faite ultérieurement.

Mais lorsque le lâcher prise est total, l'expression de la présence du "maître intérieur" peut se faire rapidement et ceci par le surgissement d'images archétypiques, images numineuses dénuées de toute angoisse et chargées d'un haut potentiel symbolique (au sens étymologique : qui réunit ce qui est séparé, c'est-à-dire ici le moi conscient et le maître intérieur) qui est la clé de la guérison de par "l'efficacité symbolique" de telles images.

Ces images s'intègrent parfois dans ce que Jung a nommé des "phénomènes de synchronicité" associant une image intérieure (survenue dans un rêve nocturne ou une imagerie mentale) et un élément extérieur de même nature, sans aucune relation de cause à effet entre les deux.

Par exemple, une femme de 34 ans atteinte de cancer du sein métastasique voit dans une séance d'imagerie mentale un cheval noir avec une tache blanche sur le front et, réussissant à le monter, éprouve un sentiment d'intense bonheur et de plénitude. Le lendemain, des amis venus lui rendre visite lui apportent pour égayer sa chambre de clinique un poster qui est la photographie d'un magnifique cheval noir à tâche blanche sur le front.

La même patiente, quelques mois plus tard, et alors qu'elle était au seuil de la mort, voit au cours d'une ultime séance d'imagerie mentale un gros livre imposant au centre d'une grotte obscure (à laquelle elle n'avait eu accès qu'après avoir amadoué un loup qui en gardait l'entrée). S'approchant, elle découvre avec beaucoup d'émotion que ce livre est une Bible, ce qui la renvoyait à toute la vie religieuse de son enfance abandonnée à l'adolescence. Deux ou trois jours après cette séance, elle reçoit de sa sœur, vivant à l'étranger, une Bible illustrée qui venait de paraître. Quinze jours plus tard, elle allait beaucoup mieux et deux mois plus tard partait apparemment guérie, aux sports d'hiver avec son mari.

Ces événements de synchronicité ont toujours un impact très puissant, dans le cadre d'un tel travail psychothérapeutique, et ouvrent la porte au "maître intérieur" et au dynamisme de guérison dont il est porteur.

Il y a, d'une part, un élargissement de la vision rationnelle bornée de l'ego par la mise en évidence des interrelations subtiles de tous les éléments du cosmos dans un tissu de relations régis par le maître ultime. Et d'autre part, de telles coïncidences signifiantes ouvrent un bref instant, chez le sujet, le "troisième œil", c'est-à-dire le rendent alors “transparent à la transcendance” (selon l'expression de Graf Dückheim), telle qu'elle se manifeste à tout moment dans le monde pour qui sait voir avec ce troisième œil. Enfin, l'imagerie mentale, avec les dynamismes qu'elle met en œuvre tant chez le patient que chez le thérapeute, permet l'établissement entre eux d'un champ unique où se rejoignent le "maître intérieur" de chacun d'eux sous la forme du "grand troisième", clé de la guérison. Ceci se produit souvent, très concrètement, par des phénomènes de communications infra-verbales, au cours des séances d'imagerie, manifestant le "faire un avec" dans lequel sont plongés chacun des deux protagonistes.

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Nous avons donc vu, au cours de cet exposé sur le transfert dans la relation médecin-malade, que l'ouverture au "grand troisième" qu'est le "maître intérieur" confère à la notion de transfert une profondeur insoupçonnée et au champ relationnel ainsi créé une puissance de guérison qu'aucune thérapeutique ne pourra jamais égaler. C'est cette puissance qui explique les cas de guérison "spontanée" de cancers, dont les annales médicales recensent quelques centaines de cas, le plus connu étant celui de l'écrivain Soljenitsyne.

En usant du symbolisme des nombres, on peut dire que le 3 (le grand troisième) ou dynamisme du Verbe-Créateur tout-puissant, agit sur le 4, nature propre du malade bloqué, restée à l'état des potentialités de développement endormies, qu'il éveille comme le prince Charmant la Belle au Bois Dormant. Il en naît le 12 (3 x 4) : épanouissement de ces virtualités endormies du malade ainsi actualisées au terme du processus de développement psychothérapeutique dont le déroulement dans la durée est symbolisée par le 7 (3 + 4).

Ainsi, le processus thérapeutique reproduit-il sur le microcosme du malade l'action du "Purusha" sur "Prakriti" décrite dans les écritures hindoues ou de l'agneau de l'Apocalypse sur Babylone qui, ayant subi les séries des 7 fléaux, peut disparaître pour laisser place à la Jérusalem céleste entièrement structurée par le 12.

 



[1] Le présent article a été republié dans la Revue Française de yoga n° 1, « De maître à disciple », janvier 1990, pp. 145-154.

[3] Voir le message précédent.

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