Guerre et paix intérieure, conférence de Bernard Durel. La paix est un des noms de Dieu et une mission confiée à chacun
En ce temps où la guerre est très présente, il a paru intéressant de proposer un éclairage sur le travail à mener pour reconnaître que la paix est un des noms de Dieu et que c'est une mission confiée à chacun.
En 1992 un cycle de quatre conférences a eu lieu au couvent des dominicains de Lille sur le thème "Guerre et paix". Ce cycle a fait l'objet d'un petit fascicule édité par le couvent de Lille. L'une des conférences était celle de Bernard Durel[1] "Guerre et paix intérieure"[2]. Des notes ont été ajoutées pour le présent message, donnant en général des liens internet ou accès àdes fichiers PDF.
Guerre et paix intérieure
Conférence de Bernard Durel en 1992
Frères et sœurs, c'est dans la crainte et le tremblement qui sont propres à l'approche du sacré et de l'indicible que j'ai préparé ces quelques réflexions qui m'ont été demandées par les frères de cette communauté dominicaine, et que j'avais, peut-être imprudemment, promises. Très vite j'ai repris conscience qu'il ne pouvait s'agit ici d'un thème parmi d'autres mais en réalité d'une question des plus essentielles et qui plus est de la question qui n'a cessé d'accompagner les démarches successives de ma vie d'homme, de chrétien, de dominicain, jusqu'à ce jour comme j'aurai l'occasion de l'évoquer dans un instant.
Mon propos sera donc très personnel, simple invitation, pour ceux d'entre vous qui le veulent, à engager, poursuivre ou approfondir votre propre méditation sur une question qui ne saurait nous lâcher, même si souvent nous la lâchons : qu'est-ce que la paix ?
Pour ma part, la paix – le Shalom biblique – m'apparaît de plus en plus comme une réalité ultime au sujet de laquelle on est contraint de dire ce qu'on dit du Tao : « Celui qui parle de la paix montre qu'il ne la connaît pas et celui qui connaît la paix ne parle pas. »
Récemment la cinquième rencontre inter-religieuse de prière pour la paix s'est tenue à Malte (cinq ans après celle d'Assise autour du Pape). Et des responsables religieux chrétiens, juifs et musulmans ont adopté un appel pour la paix en Terre Sainte dans lequel on lit ces phrases :
- « Les textes fondateurs de nos religions, la Torah, l'Évangile et le Coran, nous invitent constamment à construire la paix en nous et autour de nous. La paix est un des noms de Dieu, mais aussi d'une mission confiée à chaque croyant. » (ARM 15.11.1991).
« La paix est un des noms de Dieu » : vous ne serez donc pas étonnés que je m'en approche avec crainte et tremblement et comme quelqu'un qui ôte ses souliers, après une très longue marche. Je terminerai ces quelques mots d'introduction en faisant remarquer que je ne pourrais pas, ici ou là, ne pas déjà toucher quelques aspects du thème de la dernière conférence (guerre et paix des religions). Je me réjouis par contre de ne pas avoir à traiter ici directement des aspects politiques, économiques et conjugaux qui sont bien abordés par d'autres intervenants.[3]
Après ces quelques préliminaires je vous invite maintenant à me suivre. Si certains peuvent aller, au bout d'un long chemin, jusqu'à reconnaître que la paix est un des noms de Dieu, il me semble que notre réflexion d'homme – et déjà d'enfant – s'amorce habituellement à des niveaux beaucoup plus empiriques, plus extérieurs. La question est alors souvent : Pourquoi la guerre ? C'est ainsi que les choses ont commencé pour moi.
Permettez-moi – les lieux mêmes m'y invitant – de partir ici d'un souvenir personnel. C'est durant l'hiver 1961 que je suis entré dans ce couvent, dans cette église, pour la première fois. Cette visite de quelques jours devait me conduire à entrer au noviciat deux ans plus tard. Pourquoi cette visite ? Qui était le jeune homme qui venait ainsi frapper à la porte du Père Maître – le Père Besnard[4] que certains sans doute ont connu – au soir d'une journée d'hiver brumeuse et triste ?
Issu d'une famille de chrétiens pratiquants, ma foi devait beaucoup à l'expérience du scoutisme (vie fraternelle, souci des autres, respect de la nature). J'achevais mes études d'ingénieur qui m'intéressaient beaucoup. Par la communauté chrétienne étudiante, je m'ouvrais à la vie de l'Église dans le monde en ces années Jean XXIII. Des responsabilités dans le syndicalisme étudiant m'ont mis très tôt en contact avec les enjeux, les lumières et les ombres de la vie politique. Je me préparais à une vie de compétence, de responsabilité et de service.
Nous étions en 1961, au cœur des événements qui commencent seulement à émerger à notre mémoire de français. On appelait cela les événements d'Algérie, avec leur cortège de violences, exactions et tortures. Pour ma part, je n'irai en Algérie que plus tard, après l'indépendance. Mais de nombreux cousins et camarades d'études y sont allés et j'ai su, très tôt, ce qui s'y passait, ce que mon pays y faisait. À cette époque-là, j'avais déjà été sensibilisé, par la lecture et les films, d'une part au drame de ce que l'on commençait à appeler le Tiers-Monde et, d'autre part à l'expérience des camps de concentration et de la torture en Allemagne nazie et dans le Goulag soviétique. Et, selon les mots d'un journaliste de l'époque, Hitler avait gagné la guerre et il n'était pas mort. Il vivait même parmi nous. Était-ce au moment du massacre des Algériens dans les rues de Paris en octobre 1961, j'eu en tout cas comme une double intuition qui ne s'est jamais démentie. Derrière les façades avenantes des institutions en place – industrie, économie, éducation, Églises, etc. – se cachait une énorme machine à préparer la guerre. La vie habituelle ne se déroulait jamais qu'entre deux armistices. Un grand doute couvrit toutes mes activités antérieures. Et, de plus, même s'il me faudra beaucoup de temps pour le percevoir plus clairement, les lectures et les confidences de ceux qui revenaient d'Algérie eurent vite fait de me convaincre que je n'étais pas meilleur que les autres : il y avait en moi un bourreau potentiel, prêt à se manifester dès que les circonstances s'y prêteraient. De longues années de travail dans le cadre d'Amnesty International ont confirmé cela.
Plus tard, je lirai ces lignes aujourd'hui célèbres de la conclusion de l'Archipel du Goulag de Soljenitsyne :
- « Enivré par les succès de jeunesse, me sentant infaillible, je fus souvent cruel. Abusant du pouvoir, j'ai tué et violé. Dans les pires actions, armé des meilleurs arguments, j'étais persuadé de bien agir. Sur la paille pourrie de la prison, j'ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi. Peu à peu j'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États, ni les classes, ni les partis, mais qu'elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l'humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en vous avec les années. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des cœurs – un coin d'où le mal n'a pas été déraciné.
Dès lors, j'ai compris la vérité de toutes les religions du monde : elles luttent avec le mal en l'homme (en chaque homme). Il est impossible de chasser tout à fait le mal hors du monde, mais en chaque homme on peut le réduire.
“Connais-toi toi-même !” Rien ne favorise autant l'éveil de l'esprit de compréhension que les réflexions lancinantes sur nos propres crimes, nos fautes, nos erreurs. J'ai passé de nombreuses années à dévider ces réflexions douloureuses, et quand on me parle de l'insensibilité de nos hauts fonctionnaires ou de la cruauté des bourreaux, je me revois avec mes galons de capitaine conduisant ma batterie à travers la Prusse ravagée par les incendies, et je dis : “Nous autres, avons-nous été meilleurs ?” »
Bien évidemment, en 1961, je n'avais pas cette sagesse, et il serait prétentieux d'affirmer que je l'ai aujourd'hui. Intuitivement je sentais tout cela et je me mis en route. Rompant avec mes engagements antérieurs, je frappais à la porte du noviciat.
Les longues années consacrées à la prière, la méditation de la parole de Dieu, et les études de philosophie et de théologie me permirent de vérifier et structurer mon intuition. Avec le recul – celui du temps et surtout celui de la percée qui se fera plus tard – je crois pouvoir aujourd'hui dire que je m'enfonçais plus avant dans la nuit de la guerre.
La vie intellectuelle s'avérait être elle aussi un grand champ de bataille. Mon Église aussi – en ces temps d'après Concile et de fin des années 60 – était traversée par d'innombrables conflits et une terrible perte de crédibilité évangélique. C'est le moment où beaucoup d'entre nous quittèrent le champ apostolique et la vie religieuse. Pour ma part, dix ans après le départ dont j'ai parlé, j'étais croyant mais humainement toujours aussi désemparé. Une occasion se présenta d'aller travailler et vivre à l'étranger, dans le cadre de nos maisons de Scandinavie. Depuis plusieurs années, je travaillais les langues étrangères, en pensant que c'était une des meilleures façons d'agir pour la paix. Comme le dit Naïm Boutanos : « L'homme est l'ennemi de ce qu'il ignore : enseigne une langue, tu éviteras l'absurdité d'une guerre. »
J'ai donc vécu en Suède de 1971 à 1983. J'y retourne encore très souvent, ainsi qu'en Norvège.
Là-bas, plusieurs expériences décisives m'ont conduit au seuil du mystère de la paix. Vivant comme étranger, fréquentant beaucoup d'étrangers, notamment de réfugiés – des pays européens alors communistes, des dictatures latino-américaines – j'ai pris une conscience plus claire du fait que les guerres et les conflits ont non seulement des causes économiques et politiques (un monde qui connaît un tel abîme entre riches et pauvres ne peut pas être en paix) mais aussi et plus encore des causes culturelles et historiques. Je l'ai vu en particulier dans les couples mixtes : s'ouvrir à l'autre, à l'autre langue, me dire dans une autre langue que la langue maternelle, sans me dissoudre, sans me perdre, est une opération des plus difficiles, un lieu de souffrance majeure. Comme elle est vraie la parole du philosophe : « La racine de l'éthique, c'est l'accueil de l'autre ». Je commençais en quelque sorte à moins m'étonner que la guerre soit partout, qu'elle ne soit pas un accident exceptionnel, et que la paix soit rare, difficile. Je rencontrais partout ces haines tenaces, fruits des guerres plus ou moins anciennes et de leurs armistices toujours provisoires. Ces haines qui explosent partout en Europe aujourd'hui, je les ai vues chaque jour attablées chez les réfugiés de ces pays (pas chez tous, certes !). C'est sans doute alors que s'est amorcée en moi cette méditation jamais achevée de l'entretien de Jésus avec Nicodème, au chapitre 3 de l'évangile de Jean. Pour comprendre l'autre il faudrait mourir à ma langue, à mon savoir, et naître à la sienne. Est-ce possible ? – demande Nicodème.
Toutes ces rencontres et plus généralement mes premières années de l'expérience de l'écoute, au service de nombreuses personnes ou de couples en crise – alors que moi-même, j'étais encore dans une espèce de crise rampante – me faisaient faire un pas nouveau. On pourrait dire, et ce serait vrai, que la ténèbre s'épaississait plus encore. Non seulement la guerre est partout dans le monde mais dans les petits groupes, dans les couples et finalement en chacun d'entre nous, c'était la guerre. En passant, je dois dire que j'ai été un peu amusé quand j'ai vu les titres de la conférence sur le programme de votre série. Il y aurait d'un côté la guerre (sous-entendu "extérieure") et de l'autre la paix "intérieure".
C'est à ce moment-là que j'ai eu la grande chance d'être mis en contact avec l'Orient. Des maîtres occidentaux, chrétiens pour la plupart, mais aussi bouddhistes ou hindous, m'initièrent à la méditation dans l'esprit du zen, à la diffusion de laquelle je consacre une partie importante de mon temps aujourd'hui. J'ai retrouvé alors le Père Besnard qui m'a permis de suivre le "sesshin" du Père Lassalle. Même si d'autres que lui m'ont accompagné sur ces chemins du silence, du lâcher prise et de la méditation sans objet, c'est à son enseignement que je dois m'arrêter ici dans le cadre de cet exposé sur la paix.
Le Père Lassale, jésuite allemand, nous a quitté il y a deux ans après une longue vie dont la plus grande partie s'est déroulée au Japon. Avec le Père Arrupe, il se trouvait à Hiroshima le jour de l'explosion de la bombe, juste à l'extérieur du périmètre fatal. Il est citoyen d'honneur de la ville d'Hiroshima où il repose désormais. Après plusieurs décennies consacrées à la rencontre des bouddhistes zen et à pratiquer avec eux dans leur monastère – ce que j'ai pu faire pendant quelques semaines en dernier au Japon – voici ce qu'il disait vers la fin de sa vie :
- « Je crois à la paix. Je crois que la paix est possible malgré Hiroshima, malgré l'armement. Avant tout je dirai que la PAIX est davantage que l'absence de guerre. Si de nos jours, l'on désire la paix c'est qu'on voudrait que la guerre s'arrête définitivement. Il est une toute autre question : comment y arriver ? … vivre dans la paix signifie : porter la paix dans son cœur, la défendre, la conserver, même si l'autre n'en veut pas et veut me tuer … Le christianisme déclare que la paix est un don de Dieu – donc une grâce… De toute façon, on ne saura jamais distinguer ce qui vient de l'effort propre de ce qui est don gratuit… L'homme collabore toujours avec la grâce… L'homme doit se mettre en peine, alors il peut recevoir comme don ce qu'il n'arrive pas à obtenir par lui-même…
Il est écrit : tue ne tuera pas. À cela il y a différentes interprétations. L'un dit : admettons que je me trouve avec ma famille dans ma maison et que quelqu'un entre et tue mes enfants, je ne devrais pas m'y opposer. Un autre dit : tu as le droit de te défendre pour protéger tes enfants. Et le troisième, le plus avancé, voit les choses encore différemment : il essaie de surmonter ce dualisme extrême entre l'ennemi et l'ami, entre la vie et la mort, par la force unificatrice de l'esprit illuminé. Avec tous les moyens dont il dispose il essaiera de détourner l'agresseur de son intention de tuer. Cet essai de surmonter les dualismes est le chemin le plus important vers la paix… L'homme doit reconnaître qu'il a sa part de responsabilité dans tous les malheurs du monde, ainsi que dans les injustices et la guerre. C'est seulement lorsqu'il a compris : c'est de ma faute, qu'il peut réaliser le changement de sa conscience. Cela veut également dire que je suis responsable et que je dois entreprendre quelque chose de concret pour la paix. Il en résulte une toute autre attitude face au cosmos et face aux choses de la vie quotidienne. On ne peut pas prouver logiquement la reconnaissance de la faute, logiquement on pourrait plutôt dire : “Moi je n'ai rien à faire avec la guerre, avec la bombe atomique.” Seule la notion de l'unité de l'ensemble de l'humanité conduit vers une paix véritable. Tout ce que je fais est en rapport avec l'humanité tout entière, si quelqu'un fait le mal ce n'est pas uniquement son affaire. Non, toute l'humanité en subit les conséquences… Il est important de faire faire aux enfants l'expérience de la paix, surtout leur apprendre comment supprimer, petit à petit, les agressions par la voie de la méditation…
Le plus important à côté de toutes les négociations pour éviter une guerre et les armes atomiques est de comprendre que l'humanité est un tout, de se le rappeler sans cesse pour pouvoir ainsi maîtriser l'extrême dualisme, c'est-à-dire la racine de l'inimitié et de la guerre. Par cette attitude, l'homme ne se transforme pas seulement lui-même mais il agit aussi par sa simple présence sur ceux qui l'entourent. La connaissance du tout dépend sans aucun doute très étroitement de la transparence. Ni un effort de notre volonté ni notre imagination ne nous rendront capables d'acquérir ce don. Pour l'obtenir, il faut savoir renoncer à toutes ses idées préconçues, à tous ses désirs rêvés, à toutes ses exigences aveugles. C'est seulement quand l'égoïsme est vaincu, que l'équilibre de toutes nos composants et de toutes nos structures de connaissance est atteint que nous pourrons arriver à la transparence et à la paix. C'est ici que la méditation devient importante, surtout la méditation sans objet tel qu'elle est pratiquée dans le Zen. Elle nous rend capable de canaliser le dualisme latent et l'hostilité qui en résulte, tout comme la possibilité et la guerre en nous-même et dans notre entourage pourront être surmontée. »
Je me suis permis de citer longuement ce témoignage parce qu'à mes yeux il fait vraiment autorité et contient de façon concise la réponse aux questions développées dans la première partie de mon exposé. Je suis par ailleurs convaincu, à cause des difficultés considérables que j'ai personnellement rencontrées, que la simple écoute de ce texte ne peut suffire à entraîner l'adhésion. Il faut la pratique prolongée de la méditation et plus généralement du "travail sur soi". Quel choc ce fut pour moi de lire un jour sous la plume du même Père Lassalle ces mots : « L'étude de la théologie sans la pratique de la méditation conduit à l'athéisme » – un choc révélateur et libérateur.
La pratique régulière de la méditation sans objet et les guides trouvés, d'abord chez les psychologues des profondeurs[5], puis chez les mystiques d'Orient et d'Occident[6], m'ont enfin permis de reconnaître ce qui se trouve à chaque page de l'Évangile – dans l'enseignement et la pratique de Jésus. En amont des causes politiques, économiques, culturelles, éthiques et religieuses des guerres, agit cette tendance, cette tentation présente en tout homme, ce besoin de démoniser, de diaboliser l'autre. Refusant ou ne pouvant pas reconnaître que la frontière entre bien et mal, entre lumière et ténèbre passe en lui-même, l'homme la rejette, la projette hors de lui-même, et la fait passer entre mien et tien, entre eux et nous.
Une histoire suffira à illustrer ce mécanisme. Je vous invite à la laisser rejoindre votre propre expérience sur tel ou tel point précis.
- Qu'attendons-nous, rassemblés ainsi sur la place ?
- Les Barbares vont arriver aujourd'hui.
- Pourquoi un tel marasme au Sénat ? Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer ?
- C'est que les Barbares arrivent aujourd'hui. Quelles lois voteraient les sénateurs ? Quand ils viendront, les Barbares feront la loi.
- Pourquoi notre empereur, levé dès l'aurore, siège-t-il sous un dais aux portes de la ville, solennel, et la couronne en tête ?
- C'est que les Barbares arrivent aujourd'hui. L'empereur s'apprête à recevoir leur chef : il a même fait préparer un parchemin qui lui octroie des appellations honorifiques et des titres.
- Pourquoi nos deux consuls et nos rhéteurs arborent-ils leur rouge toge brodée ? Pourquoi se parent-ils de bracelets d'améthyste et de bagues étincelantes d'émeraude ? Pourquoi portent-ils leurs cannes précieuses et finement ciselées ?
- C'est que les Barbares arrivent aujourd'hui, et des coûteux objets éblouissent les Barbares.
- Pourquoi nos habiles rhéteurs ne pérorent-ils pas avec leur coutumière éloquence ?
- C'est que les Barbares arrivent aujourd'hui. Eux, ils n'apprécient ni les belles phrases, ni les longs discours.
- Et pourquoi, subitement, cette inquiétude et ce trouble ? Comme les visages sont devenus graves ! Pourquoi les rues et les places se désemplissent-elles si vite, et pourquoi rentrent-ils chez eux d'un air sombre ?
- C'est que la nuit est tombée, et que les Barbares n'arrivent pas. Et des gens sont venus des frontières et ils disent qu'il n'y a point de Barbares.
- Et maintenant que deviendrons-nous sans Barbares ? CES GENS-LÀ C'ÉTAIT QUAND MÊME UNE SOLUTION.
- (Constantin Cavafy, trad. M. Yourcenar et C. Dimaras, Gallimard)
Les cabinets de psychothérapeutes sont remplis de gens qui s'efforcent, de façon onéreuse, de reconnaître de telles histoires dans leurs existences conflictuelles. L'effondrement du communisme en Europe de l'Est et plus encore la formidable explosion de bellicisme, dans notre pays et quelques autres pays dits "avancés" ont été le théâtre lors de la guerre du Golfe, suffit à montrer qu'également au plan collectif cette histoire n'est pas qu'une fiction gratuite. À cette occasion, le pape Jean-Paul II a élevé courageusement la voix au nom de l'Évangile, en disant clairement qu'à cette guerre il n'y aurait que des perdants. Et il n'y a eu que des perdants. Les responsables spirituels des Églises d'Occident ont témoigné d'une mollesse, trop habituelle, et pourtant…
J'ai jusqu'ici peu parlé de l'Évangile. Mais le moment est venu de le faire et de dire aussi pourquoi j'ai ainsi attendu (trop attendu au goût de certains, peut-être).
En effet, le refus des pseudo-paix et le regard lucide porté sur le fonctionnement habituel de l'homme sont au cœur de l'Évangile, sont l'Évangile, dans la droite ligne de toute la proclamation du Shalom dans la première alliance et du combat toujours repris des prophètes (Cela, je ne le développerai pas, mais quand nous déciderons-nous à les lire et à les écouter ?).
Restons-en à Jésus et au Nouveau Testament. On aura l'embarras du choix.
- « Homme au jugement perverti, ôte d'abord la poutre de ton œil et alors tu verras clair pour ôter la paille de l'œil de ton frère » (Mt 7, 5).
- « Ne savez-vous pas que rien de ce qui pénètre de l'extérieur dans l'homme ne peut le rendre impur ? Ce qui sort de l'homme, c'est cela qui rend l'homme impur. En effet, c'est de l'intérieur, du cœur des hommes que sortent les intentions mauvaises, inconduites, vols, meurtres, etc. » (Mc 7, 18).
- « D'où viennent les conflits, d'où viennent les combats parmi vous ? N'est-ce pas de vos plaisirs qui guerroient dans vos membres ? Vous convoitez et ne possédez pas : vous êtes meurtriers et jaloux, et ne pouvez réussir ; vous combattez et bataillez » (Jc 4, 1).
- Et dans la parabole de l'ivraie : « Non, dit-il, de peur qu'en ramassant l'ivraie vous ne ramassiez le blé avec elle. Laissez l'un et l'autre croître ensemble jusqu'à la moisson » (Mt 13, 29).
- Ou encore : « À ce moment survinrent des gens qui rapportèrent à Jésus l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices. Il ne répondit : “Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que vous tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même » (Lc 13, 1).
Toujours le même modèle, toujours la même "con-version" : le projecteur tourné vers l'extériorité, vers la frontière, tant bien que mal maintenue et entretenue – la ligne de démarcation entre eux et nous, entre justes et injustes, pécheurs et élus, juifs et grecs, libres et esclaves, hommes et femmes. Ce projecteur, Jésus le tourne vers l'intérieur – comme en d'autres temps et en d'autres lieux Bouddha et les autres. Et toi, qui es-tu ? Peux-tu enfin t'éveiller, ouvrir les yeux comme l'aveugle-né et voir qu'au jeu que tu mènes il n'y a que des perdants.
À ce jeu désastreux de la guerre, Jésus ne se contente pas de substituer un "jeu de mots". Il sait qu'il y a des frontières partout entre les hommes, parce que tous nous sommes profondément blessés et que nous nous arc-boutons pour tenir les autres au loin puisqu'ils nous ont fait mal. Jésus le sait et s'avance vers les frontières les mains nues. Un ami psychiatre me disait récemment qu'en présence d'un psychotique violent, il faudrait pouvoir avancer très rapidement jusqu'à lui et le serrer, l'embrasser très fort. Alors il fond en larmes. Voici ce que fait Jésus avec l'humanité. Voilà le chemin qu'il propose. On a dit qu'en Christ, Dieu déclare unilatéralement la paix à l'humanité.
- Rien d'étonnant par conséquent à ce que Jésus le soir de Pâques s'avance vers ses disciples – les portes de la maison étant verrouillées par crainte des juifs (notons-le) – et leur dit : “La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie.” Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : “Recevez l'Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis.” J'ai oublié de mentionner que celui qui franchit ainsi les portes fermées de ce qui était en quelque sorte un tombeau, commence par leur montrer ses mains et son côté.
- S'adressant aux Éphésiens, Paul donnera ainsi la clé de toute authentique "pacification" : « Maintenant, en Jésus-Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. C'est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. » (Eph 2, 13).
Pour le dire brièvement : la paix est, nous le voyons, inséparable du sang, du chemin de la croix, du pardon et du don de l'Esprit, dont on ne sait ni d'où il vient ni il va ; c'est-à-dire qu'il ne connaît aucune frontière. On l'a appelé en anglais le go-between God". Alors que commençait à s'éclairer cette parole majeure de Jésus : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n'est pas à la manière du monde que je vous la donne » (Jn 14, 27).
Dans sa lettre aux Philippiens, Paul en explicite le contenu ou plutôt la posture essentielle : « Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute occasion, par la prière et la supplication accompagnée d'action de grâces, faites connaître vos demandes à Dieu. Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées en Jésus-Christ. » (Ph 4, 6).
Ayant rappelé ces paroles fortes (il y en a bien d'autres) que sans doute vous connaissez bien, je reviens à mon interrogation. En 1954, alors que déjà s'était amorcé le cycle effroyable des atrocités sur la terre algérienne, François Mauriac méditait à haute voix : « Quelles que soient nos raisons et nos excuses, je dis qu'après dix-neuf siècles de christianisme, le Christ n'apparaît jamais dans le supplicié aux yeux des bourreaux d'aujourd'hui, la Sainte Face ne se révèle jamais dans la figure de cet Arabe sur lequel le commissaire abat son poing. Que c'est étrange après tout, ne trouvez-vous pas, qu'ils ne pensent jamais, surtout quand il s'agit d'un de ces visages aux traits sémitiques, à leur Dieu attaché à la colonne et livré à la colonne, qu'ils n'entendent pas à travers les cris et les gémissements de leur victime sa voix adorée : “C'est à moi que vous le faites !” Comment cette grâce n'est jamais donnée à aucun bourreau baptisé ?
À quel moment de l'histoire, je vous le demande, les nations chrétiennes ont-elles témoigné qu'elles se souvenaient que le Christ a été un homme torturé dans son corps ? Et elle demeure sans excuse puisqu'il y a toujours eu, dans chaque génération, des François d'Assise et des Vincent de Paul pour le leur rappeler, non par leurs paroles mais par leur vie sacrifiée. Mais le cours de l'histoire n'a pas été infléchie par les saints. Ils ont agi sur les cœurs et les esprits mais l'histoire est restée criminelle. »
Constatation troublante, paralysante même, du moins jusqu'au jour où – comme je l'ai rapporté plus haut – j'ai pu concevoir que nous avions dans le Christ des Évangiles et dans les François d'Assise, les Vincent de Paul, les Dominique et tous les autres "hommes solaires" qui lui ont emboîté le pas, justement les "guides pour nos pas aux chemins de la paix". J'avais alors compris la vérité de cette remarque de l'écrivain catholique anglais Chesterton : « on dit que le christianisme a échoué, on ne l'a jamais essayé », ou si peu… On s'est largement mépris sur le sens de l'Évangile, on le compromettant avec toutes les structures de ce monde, oubliant le radicalisme et la percée du Sermon sur la montagne : « On vous a dit, moi je vous dis ».
L'Évangile n'est ni une loi, ni un programme, ni une utopie. Il est la manifestation du fond ultime des choses pour le regard illuminé de celui qui est mort en moi. Pour Dieu et pour ceux qui lui appartiennent en vérité, à chaque instant il n'y a plus de frontière mais un seul espace où, dans le rythme jamais interrompu du Souffle, tout intérieur ne cesse de se métamorphoser en un extérieur et vice versa.
Ces êtres de paix, je les ai appelés "hommes solaires" à cause même du texte évangélique vers lequel a convergé tout mon exposé :
- « Vous avez appris qu'il a été dit : "tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi". Et moi, je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes… Vous donc, vous serez parfaits comme votre père céleste est parfait » (Mt 5, 43).
Le mot "ennemi" suffit à nous rappeler qu'il s'agit ici d'une parole vraie, adressée à des hommes réels. Jeanne d'Arc, une femme solaire vivant la paix au cœur de la guerre, disait non sans humour : « Dieu aime les Anglais, mais il n'aime pas les Anglais en France ».
Chers amis, je vous ai parlé ce soir de cœur à cœur. Ce fut une parole malhabile et entachée de faiblesse. Une parole dure à entendre ? Certes, mais y aurait-il une paix durable et authentique en deçà de ce que je vous ai dit ? Nous ne sommes pas dans l'ordre du facile ou du vraisemblable mais dans celui de la vérité et de la mystique.
Ainsi que Jean Paul II le disait lors de la rencontre interreligieuse d'Assise, chaque homme, chaque femme est prise au sérieux, est respectée en tant qu'acteur : « Aujourd'hui, la guerre peut être décidée par quelques personnes : la paix exige un engagement solidaire de tous. » Chacun est requis, quelle que soit sa religion ou sa non-religion. Homme de paix : Jean-Paul II, quand récemment au large de Dakar il a demandé pardon à l'Afrique au nom des chrétiens blancs pour la traite des noirs (en fera-t-il autant en Amérique latine ?). Homme de paix : Willy Brandt s'agenouillant au nom du peuple allemand devant le ghetto de Varsovie ou, Vaclav Havel demandant pardon aux Allemands pour l'expulsion des Sudètes. En matière de paix chacun est sur le front, de chaque côté de la frontière.
Rejoignant Soljenitsyne, une juive hollandaise Etty Hillesum qui sera exterminé à Auschwitz en 1942 écrit peu de temps avant dans son journal cette réflexion qui consonne étrangement avec ce que je vous ai partagé :
- « Et je répétai une fois encore, avec ma passion de toujours (même si je commençais à me trouver ennuyeuses, à force d'aboutir toujours aux mêmes conclusions) : “C'est la seule solution, vraiment la seule, je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyez bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà.” Et Klaas (un ami), le vieux partisan, le vétéran de la lutte des classes, dit, entre l'étonnement et la consternation : “Mais… ce serait un retour au christianisme !” Et moi, amusée de tant d'embrarras, je repris sans m'émouvoir : “Mais oui, le christianisme : pourquoi pas ?” » (Une vie bouleversée, p. 204).
Au cœur de la guerre du Vietnam, le trappiste américain Thomas Merton redonnera ce conseil tout simple : « Sois en paix : il y aura au moins un lieu de paix dans le monde. » Un écho peut-être affaibli de ces paroles de feu tombées des lèvres de saint Séraphin de Sarov qui vécut en Russie au siècle dernier et connu des épreuves terribles : « Acquiers la paix intérieure et des milliers autour de toi trouveront le salut. »
La paix, qui la dira ?
N'est-ce pas cette illumination dont nous parle le maître du Zen ?
- « Les élèves cherchaient l'illumination, mais ils ne savaient pas ce que c'était, comment ils pourraient l'obtenir.
Le maître dit : “On ne peut l'atteindre, vous ne pouvez pas l'obtenir.”
Comme il voyait combien les disciples étaient abattus, il dit : “Ne soyez pas troublés. Vous ne pouvez pas non plus la perdre.”
Et depuis ce jour, les disciples sont à la recherche de quelque chose qu'on ne peut ni perdre ni gagner. »
[1] Bernard Durel est un dominicain qui habite actuellement au couvent de Strasbourg après aveoir beaucoup voyagé, il raconte son itinéraire au début de la conférence. D'autres messages de lui figurent sur le blog (tag Bernard Durel). On trouve sur internet des vidéos de lui, des homélies et même dernièrement un fichier PDF "Expérience chrétienne, expérience zen" (http://www.wccm.fr/wp-content/uploads/2022/06/BDurel_202202.pdf). Il intervient à divers endroits (Bernard_DUREL_calendrier_2022_2023).
[2] Les trois autres conférences : "Guerre et paix dans le couple et la famille" par Rosane DUJARDIN, théologienne à Lille ; "Guerre et paix dans l'économie" par Hugues PUEL, dominicain ; "Guerre et paix des religions" par Christophe BOUREUX, dominicain.
[3] Voir note 1.
[4] Voir le tag A-M Besnard.
[5] En particulier Graf Dürckheim, voir Itinéraire de K-G Dürckheim écrit par B. Durel, dominicain qui pratique le zen.
[6] Bernard Durel lit en particulier maître Eckhart, Jean Tauler… voir par exemple Jean Tauler et la naissance de Dieu en toi, Sermon pour la fête de Noël commenté par Bernard Durel, dominicain. Il est l'auteur d'un livre, voir Bernard Durel initie au chemin du Nuage de l'Inconnaissance, un écrit mystique pour notre temps.