Enseignement de J. Breton en 1991 sur le rapport entre vie spirituelle profonde et vie quotidienne
Quand on passe plusieurs jours en session, on peut se demander si cela a des retombées dans la vie quotidienne. On peut aussi se demander si dans le monde d'aujourd'hui il y a place pour une vie spirituelle.
L'enseignement transcrit ici a été donné par Jacques Breton le 2e jour d'une sesshin zen. L'enseignement du premier jour figure déjà sur le blog : Enseignement de J. Breton en 1991 à partir du livre L'absurde et la grâce de J-Y Leloup.
Rapport entre une vie spirituelle et la vie quotidienne
Ce matin, je voudrais répondre à la question : quel est le lien entre ce que nous vivons ici et notre vie quotidienne ?
Si vous vous trouvez bien quand vous venez ici en sesshin et que dans votre vie quotidienne ça ne va pas, finalement ce que nous faisons ici ne sert à rien.
Par ailleurs, on peut se poser la question de savoir s'il est possible, pour quelqu'un qui vit dans le monde où nous sommes, d'y vivre une vie spirituelle, une vie mystique, une vie contemplative ? Autrefois, ceux qui voulaient vivre une vie plus approfondie se retiraient dans un couvent ou un monastère, et aux autres chrétiens, on demandait seulement d'aller à la messe et d'avoir une vie morale à peu près exemplaire.
Il est vrai que le monde actuel est plus difficile à vivre que le monde d'autrefois : il est plus stressant, surtout en ville ; il est plus individualisé, on se connaît beaucoup moins et on vit plus isolé. C'est un monde dur, et il y a une telle concurrence sur tous les plans que les entreprises cherchent, par tous les moyens, à dépasser les autres, c'est la loi du libéralisme… C'est un monde dans lequel le pouvoir s'exerce de plus en plus. C'est un monde assez angoissant et angoissé. Beaucoup de personnes vivent dans cette angoisse, car c'est un monde insécurisant : peur du chômage, du manque de travail, du manque d'argent ; peurs plus viscérales : où va notre monde… ? On n'est pas à l'abri d'un fou qui aurait la bombe atomique. Même inconsciemment, ce monde nous fait peur. Alors qu'autrefois le monde bougeait très peu, le monde actuel change très vite. C'est un monde dans lequel règne de plus en plus l'injustice bien que l'on en prenne davantage conscience. Le fossé se creuse entre les sociétés riches et les sociétés pauvres, et nous ne pouvons pas y être indifférents.
Tout cela contribue à rendre ce monde difficile, dur, douloureux à vivre, ce qui va à l'encontre de ce que nous recherchons. Nous recherchons la paix, la communion, la sérénité, et ce monde va dans le sens inverse. Cela se voit très fort au Japon : ils quittent actuellement le monde spirituel dans lequel ils étaient pour entrer dans la société de consommation.
On peut être tenté d'en prendre son parti et essayer de garder des temps où l'on peut se retrouver ; mais il y a alors un risque de schizophrénie et ça n'arrange pas les choses. Il y a aussi la tentation de fuir ce monde trop dur ; et on peut le fuir de plusieurs manières, la vie spirituelle elle-même étant éventuellement une fuite… ou bien se séparer complètement de ce qui existe, mais finalement c'est une fuite de soi. On peut se mettre dans une attitude de refus et de révolte par rapport à ce qui est, mais elle n'en crée pas moins une très forte dépendance pour nous. Que l'on soit en révolte ou en osmose, c'est un peu pareil, on est encore prisonnier de ce monde.
Il y a des attitudes complètement fausses, même en zen. Par exemple on vous dit d'accepter tout ce qui est parce que le monde est comme ça. Ce serait une espèce de passivité, une espèce de fatalisme qui ne changerait pas le monde… mais je crois que ce serait aller complètement à l'encontre de l'esprit du zen.
Que faire ? Que dire ? Devant cette situation, est-il possible de vivre dans ce monde… ou bien est-ce que nous attendons d'avoir une vocation pour entrer dans un monastère ? Mais dites-vous bien que, dans un monastère, vous retrouverez exactement les mêmes données ; il ne faut pas se leurrer, les difficultés existent aussi, d'autant plus qu'un monastère se trouve en osmose avec ce monde, qu'on le veuille ou non.
On peut aussi se dire : attendons que ça change, attendons les vacances… et l'attentisme est une attitude plus ou moins latente en nous. Mais cette solution n'est pas juste car elle ne change rien.
Par ailleurs, les changements de structures souvent faits inconsidérément, les changements de forme n'arrangent pas forcément les choses.
Je pense à un garçon qui a vécu une situation vraiment difficile pendant une année, et qui, à travers cette situation, a fait une montée spirituelle remarquable. Il vivait une certaine joie, une paix véritable dont j'étais très heureux. Il est parti deux mois en vacances… une catastrophe ! Il a été repris par toutes ses difficultés antérieures.
Ce n'est pas forcément un changement de structure qui va vous aider à changer, ça peut même être le contraire. Croire qu'en changeant de situation on sera plus libre… ? Ce n'est pas forcement cela qui peut être favorable à votre vie spirituelle.
Alors que faire ?
Je voudrais être assez clair, vous dire que la solution n'est pas là du tout. Il faut savoir que, quelles que soit la situation, l'acceptation de ce qui est n'est pas l'acceptation de ce qui est extérieur à vous mais l'acceptation de ce qui est au fond de vous-même. Accepter ce qui est, ce qui est là : c'est le "oui" total à ce qui est au cœur de vous-même, et ce "oui", vous pouvez le dire n'importe où, pas seulement dans les situations faciles. C'est la seule voie possible.
Le zen vous aide à dire un "oui" total, inconditionnel à cette réalité intérieure, la seule qui soit vraie pour vous. C'est là que je puis espérer vivre ma liberté intérieure, vivre ma liberté totale, vivre ma plénitude, vivre ma paix. Ce "oui", tout le monde peut le dire à tout instant ; n'attendez pas les changements de structure, de situation ou de relation. Ce "oui" à ce qui est là, vous pouvez le faire à tout instant. C'est cette réalité intérieure qui, seule, va vous permettre de faire front à la réalité dans laquelle vous êtes. La situation dans laquelle vous vous trouvez n'est pas un hasard, elle est là pour vous obliger à faire fond en vous-même, pour que vous essayiez de le vivre d'une manière juste. Cela est capital, le reste n'est que du baratin. La seule chose qui soit importante et essentielle est ce "oui" total et radical à ce qui est au cœur de vous-même.
Dans toute tradition, tout homme qui est allé assez loin, peut dire à peu près les mêmes choses. Tout homme sensé, tout homme juste, tout homme qui va au fond, en a fait l'expérience. C'est cette expérience que vous avez à faire dans la mesure où vous dites un "oui" total à la réalité intérieure qui vous anime.
Si vous ne le faites pas, c'est qu'en vous il y a une espèce de peur. Cette peur vient du fait que, dans vos relations courantes, il y a des difficultés (possessivité, pouvoir, incompréhension…), et vous croyez que cette relation est du même ordre ; or elle est d'un ordre totalement différent. Même quand il y a l'amour, ma relation à l'autre a ses limites, ce n'est pas parfait. Mais la réalité totale, je peux la vivre en plénitude parce que l'Être qui est en moi, s'il est "autre" mais en étant le "tout autre", il est au cœur de moi-même, et il est d'abord plein de respect.
Cela est illustré dans les deux paraboles des fils qui reviennent vers leur père[1], l'une dans la tradition chrétienne, l'autre dans la tradition bouddhiste, elles reproduisent le même genre de choses. Se sentir comme l'enfant prodigue, démuni, pauvre, incapable, sentir que je suis loin du père (de la réalité)… et quand je m'approche, il y a une espèce de peur : peur d'être repris, d'être mangé, d'être écrasé, etc.
Les expériences des deux fils se recouvrent. D'une part dans l'Évangile, il y a le père de l'enfant prodigue qui est là dans l'attente et qui tend les bras à son fils lorsqu'il revient. D'autre part, dans le grand soutra du Lotus, il y a le père qui aperçoit son fils qui revient, il voit que ce fils a peur devant l'immensité, la beauté, la richesse qu'il a, alors il se déguise en pauvre et en misérable pour approcher son fils, l'aider, être avec lui pour le faire grandir et le faire exister.
Les deux traditions disent la même expérience : celle d'un père plein de respect qui ne désire qu'une chose, être avec vous pour vous aider à développer votre personnalité et à grandir, et partager avec vous tout ce qu'il possède. Ce n'est pas écrasant, c'est l'inverse. Mais nous, nous restons avec nos idées, nos fantasmes, et c'est de cela dont nous devons nous défaire au départ.
Il faut se défaire de tous nos a priori : le Dieu tout puissant, écrasant, qui regarde le monde d'en haut, qui est l'auteur du bien et du mal. Bien au contraire, la toute-puissance de Dieu est la toute-puissance de l'amour, ce n'est pas la toute-puissance en soi. Il ne faut pas avoir peur de se donner totalement à Celui qui est, car on y trouve la paix et la joie véritables.
Au départ, toute la vie spirituelle vous permet d'être vous-même, donc d'exister vous-même. Vous vous heurtez à vos limites, vos ressources naturelles sont trop faibles, mais si vous puisez au cœur, quelque chose peut changer, et même changer très vite. Vous garderez une paix et une sérénité qui changeront même vos relations avec les autres. Au lieu d'être en révolte, en réaction ou au contraire en indifférence, vous garderez cette sérénité intérieure, ce calme, cette paix. Le calme, la paix se transmettent. À ce niveau là quelque chose changera. Un être de paix vivra cette paix… et même, vous trouverez la force de vous dire qu'il faut changer quelque chose.
Que quelque chose change dans une situation, il faut y mettre du sien, on n'a jamais le droit de désespérer, il y a toujours la possibilité que quelque chose change. Et à la limite, si une situation devient tellement en contradiction avec ce que vous êtes et que ça devient désespérant, vous verrez que quelque chose d'autre se présentera à vous, qui fera que vous pourrez changer. Cela ne viendra pas de l'extérieur mais de l'intérieur, car l'Être qui est en vous a toute puissance pour changer le monde ; il peut aussi changer les situations et les transformer radicalement. Vous ne savez pas comment, mais peu importe, vous verrez la lumière, la force nécessaire pour que ça puisse changer.
Le mal de notre époque n'est pas le matérialisme, c'est le fait que l'on n'est plus ancré dans la réalité profonde de l'Être. Tant qu'on essaiera d'aménager l'économie ou la politique, on ne résoudra pas les vrais problèmes qui sont à un niveau ontologique, métaphysique et spirituel. Le problème est souvent que vous attendez tout des autres, alors qu'il faut commencer par vous-même. Déjà, vous serez plus heureux, ce qui sera bien pour vous et pour les autres.
Je peux souffrir, je me laisse encore parfois prendre par mon affectivité et ma sensibilité – je préfère être comme ça plutôt que d'être comme un bout de bois qui reste au chaud dans son centre – mais ma souffrance n'est plus oppressante ni écrasante, je peux l'accueillir et la vivre sans en être prisonnier.
À partir du moment où vous pouvez accueillir une situation psychique ou matérielle, tout change. Il est terrible d'être dedans et de s'y enfermer, de s'y identifier… Au contraire, il faut prendre de la distance, la regarder avec plus d'objectivité et cela change tout. Quand vous descendrez au fond de vous-même, c'est votre regard qui va d'abord changer : au lieu de voir ce qui est négatif pour vous et les autres, vous verrez davantage ce qui est positif.
Tout n'est pas négatif aujourd'hui, il y a de belles choses dans le monde. Il y a 35 ou 40 ans, je n'aurais pas pu vivre ce que je vis actuellement. Par exemple je trouve extraordinaire de pouvoir aller au Japon en 14 heures, il y a 40 ans, ce n'était pas possible. Il y a aujourd'hui tellement de choses qui s'ouvrent, une connaissance de l'homme qui s'améliore sur beaucoup de plans, et qui permet de mieux se connaître. Tout cela est positif.
Il faut voir ce qu'il y a de positif et votre regard changera. Vis-à-vis d'une personne, vous n'aurez plus le même regard si vous pouvez voir ce qui peut changer en elle.
Cette transformation se fait en vous dans la mesure où vous dites un "oui" total, radical, inconditionnel. Ce "oui" est aussi un "non", et cela paraît paradoxal mais le "oui est premier. En effet dire un "oui" inconditionnel, c'est dire "non" à beaucoup de choses extérieures qui empoisonnent votre vie et vous empêchent de pouvoir vous donner totalement. Le oui est premier.
Quand dans l'Évangile on parle de renoncer à soi-même, il faut bien comprendre que cela part du "oui". C'est mon "oui" total qui me fera dire "non". Et ce "non" ne signifie pas forcément quitter quelque chose, ce n'est pas rejeter… c'est être capable de dire : aujourd'hui, maintenant, j'abandonne tout ce qui m'encombre, en particulier les sécurités que je me suis fabriquées. Ça ne veut pas dire que vous allez les quitter ensuite, ce n'est pas ça du tout ; c'est dire : là, maintenant, je fais une telle confiance à l'Être que je suis prêt à quitter toutes ces sécurités pour retrouver en moi la sécurité par excellence qui est la confiance totale. Cela permettra ensuite, de vivre les mêmes situations avec un autre regard. Le "non" est aussi total que le "oui", mais le "oui" est premier ; c'est au nom du "oui" que je dis le "non".
Il faut bien distinguer le "non" qui est au niveau de la pensée et de l'affectif avec le "non" par rapport à ce qui est encore lié à vous et qui est nécessaire pour votre existence spirituelle, pour vous permettre de grandir et de vous développer.
Entrer dans le vide – par exemple le vide bouddhiste – c'est dire "non" pour entrer dans le "oui" total. Faire le vide total pour que le "oui" puisse s'épanouir, que l'Être puisse s'épanouir en vous.
En zen le silence qui m'est demandé est un silence total, ce n'est pas celui où l'on essaie de faire un peu taire ses idées, ses pensées ou son affectif, où l'on essaie un peu de calmer tout ça pour entrer. Le silence qui est demandé est un silence total, c'est être capable, aujourd'hui, maintenant, de dire non à toutes ces pensées qui m'assaillent pour arriver à cette purification totale. Après cela, votre intelligence et votre affectivité seront animés par un autre souffle, le souffle intérieur qui vous permettra de retrouver un autre mode d'existence, plus juste, plus parfait, par rapport à vous-même et aux autres. Le lâcher prise doit être total, le oui inconditionnel, c'est être capable de tout lâcher, de tout abandonner et me remettre entièrement : c'est là que vous trouverez la paix et la joie véritable.
Le "non" est mauvais s'il n'y a pas le "oui", il peut être terriblement destructeur s'il n'y a pas le "oui" ; c'est au nom du "oui" que vous ferez le "non".
Il faut se méfier des personnes qui, en zen, descendent dans leur hara [zone située sous le nombril[2]]. C'est bien de descendre dans son hara, ça donne une stabilité, une force, une confiance, du courage, mais ça peut aussi renforcer votre ego. Il peut y avoir beaucoup d'illusions sur ce plan-là ; des gens qui se disent spirituels peuvent exercer des pouvoirs terribles, car ils sont descendus dans la région du hara et ils en sont restés là. Il ne faut pas s'arrêter en chemin, il faut aller plus loin. Il est vrai que c'est plus gratifiant car on se sent bien… C'est bon de se sentir bien par moments, mais attention ! Il faut dépasser, aller plus profond. Il s'agit aussi d'entrer dans des zones plus obscures, et là on n'est plus aussi sûr ; mais il faut être prudent car il ne s'agit pas de tomber dans l'inconscient.
Quand, pendant la méditation, vous êtes dans votre hara, il faut être capable de descendre votre expiration plus profond, plus en terre, pour que vos racines aillent plus loin et vous permettent d'aller puiser au-delà. Il est vrai qu'une espèce de peur peut éventuellement jouer.
Dans le zen rinzaï, on vous donne des kôan pour vous aider. Ici je ne peux le faire.
Il faut être prudent. Mais vous pouvez dire "oui" car c'est quelque chose qui vous rendra heureux à travers les difficultés et ne vous retirera pas du monde, au contraire, il vous rendra présent au monde d'une manière plus constructive : avec plus de force et de lucidité. Être plus présent à ce qui est, est le signe que vous êtes dans un chemin spirituel.
Dans le zazen, la verticale permet d'être présent à ce que l'on vit et non pas de s'égarer ; c'est dans ce terre-ciel, dans cette dimension intérieure que vous pouvez aller plus profond, et vous ouvrir davantage.
Le silence que vous atteignez peut être un silence d'écoute : il est important de savoir écouter ce qui parle en vous : c'est peut-être quelque chose qui n'est pas précis et à quoi je ne m'attache pas, qui n'est pas au niveau de ma pensée, mais qui va peut-être éclore au-delà du zazen.
Après un expir, l'inspir se fait tout seul, et dans cet inspir, vous pouvez accueillir une lumière, une joie, une paix… Vous vous laissez remplir par ce souffle, par ce qui est là (peut-être une espèce de feu). Après cet inspir, c'est l'expir qui vous permet de répandre en vous et autour de vous ce que vous avez accueilli dans l'inspir.
[1] Cf. Les paraboles chrétienne et bouddhique d'un fils "prodigue" : Luc 15, 11-32 et ch IV du Sûtra du Lotus.
[2] Voir par exemple le livre de Graf Dürckheim intitulé Hara.