Sainte Thérèse de Lisieux (1873-1897) docteur de l'Église et figure de paix qui ouvre une voie toute nouvelle
"Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face" - plus couramment appelée Thérèse de Lisieux - est née le 2 janvier 1873. En 2023, cent cinquante ans après sa naissance une année jubilaire s'est ouverte, elle dure jusqu'au dimanche 7 janvier 2024 où sera fêté le centième anniversaire de sa béatification (1923). En 2022-2023 Thérèse est célébrée par l'Unesco comme "figure de paix",
Morte de la tuberculose le 30 septembre 1897, elle suscite toujours une dévotion fervente aux quatre coins du monde, et en France Lisieux est le deuxième lieu de pèlerinage après Lourdes. Et comme le dit le journal La Croix du 4 janvier : « son best-seller Histoire d'une âme se classe dans le top 10 des ouvrages les plus vendus au monde (500 millions d'exemplaires publiés), voyageuse invétérée à travers ses reliques, attendues aux Philippines cette année, Thérèse de Lisieux, petite religieuse cloîtrée morte à 24 ans dans sa Normandie natale, garde une popularité hors norme. »
Le Centre Assise à qui ce blog est dédié repose entre autres sur la mystique chrétienne, il était important de la faire connaître.
Ce message comporte trois parties : 1/ Trois extraits de ses Manuscrits autobiographiques ; 2/ Extrait du livre d'Anne-Marie Pelletier, L'Eglise, des femmes avec des hommes, Cerf 2019, p. 223-226 où A.-M. se réfère au livre de Maurice Bellet; 3/ Extraits du livre de Maurice Bellet, Thérèse et l'illusion, Desclée de Brouwer, 1998. En annexe figure une biographie large (sa vie et son après-mort)
Dossier réalisé par Christiane Marmèche
Sainte Thérèse de Lisieux
Le style de Thérèse de Lisieux peut être un obstacle comme le remarque Maurice Bellet : « L'œuvre de Thérèse est comme un tableau impressionniste : si on a le nez dessus, on risque de ne voir que le sentimentalisme et de passer à côté de l'essentiel. » (Thérèse et l'illusion, p.23)
« “Je ne veux pas écrire plus long, je craindrais de blasphémer”, écrit Thérèse de Lisieux. Son mutisme contraste avec l'abondance de la littérature mystique traitant de la nuit spirituelle. Les personnes qui sont dans la profondeur radicale de l'épreuve sont dans l'impossibilité d'exprimer ce qu'elles vivent. La grande épreuve de la foi ne s'inscrit pas dans le paysage. Aujourd'hui, elle met en question une image de la foi assez répandue, une foi un peu trop sûre d'elle-même, voire euphorique, toute dans l'immédiateté, qui met à la porte les questionnements et la confrontation au monde. Ce que vivent les personnes qui sont dans la nuit opaque, et qu'elles ne peuvent pas dire, serait insupportable et inaudible pour ceux qui se reconnaissent dans cette certitude tranquille. » (Maurice Bellet, Entretien avec Martine de SAUTO, La Croix, 29 septembre 2007)
Et comme le dit Hans Urs von Balthasar : « Thérèse de l'Enfant-Jésus ressemble à un homme qui, de toutes ses forces, lutte contre quelque chose : c'est le mensonge. Le mensonge sous toutes les formes qu'il peut revêtir dans le christianisme, celle de l'inauthenticité dissimulée, celle de la demi-authenticité, de la transition où la sainteté et la bigoterie, l'art et le mauvais goût, la véritable impuissance et la faiblesse méprisable forment un nœud inextricable. » (Thérèse de Lisieux, Histoire d'une mission, Mediaspaul,1997).
I – Trois extraits de ses Manuscrits autobiographiques
- Le Manuscrit A est l'histoire de son âme, et non pas l'histoire de sa vie ; elle le nomme Histoire printanière d'une petite fleur blanche
- Le Manuscrit B est un ensemble de lettres adressées sa sœur Marie qui est sa marraine.
- Le Manuscrit C est la suite de l'histoire de son âme. Elle y décrit les grâces qu'elle a reçues au cours de sa vie, les découvertes spirituelles qu'elle a faites, notamment la "petite voie".
Tous ces textes sont disponibles sur un site du Carmel (cf. https://www.carmel.asso.fr/-Manuscrit-C-.html)
Les pages indiquées ci-dessous sont celles de Histoire d'une âme, Cerf/DDB, 1990.
1) Manuscrit B, folio 3r, p. 220-222
« Ah ! malgré ma petitesse, je voudrais éclairer les âmes comme les Prophètes, les Docteurs, j’ai la vocation d’être Apôtre… je voudrais parcourir la terre, prêcher ton nom et planter sur le sol infidèle ta Croix glorieuse, mais, ô mon Bien-Aimé, une seule mission ne me suffirait pas, je voudrais en même temps annoncer l’Évangile dans les cinq parties du monde et jusque dans les îles les plus reculées… Je voudrais être missionnaire non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l’avoir été depuis la création du monde et l’être jusqu’à la consommation des siècles… Mais je voudrais par-dessus tout, ô mon Bien-Aimé Sauveur, je voudrais verser mon sang pour toi jusqu’à la dernière goutte… […]
A l’oraison mes désirs me faisant souffrir un véritable martyre, j’ouvris les épîtres de Saint Paul afin de chercher quelque réponse. Les chapitres XII et XIII de la première épître aux Corinthiens me tombèrent sous les yeux… J’y lus, dans le premier, que tous ne peuvent être apôtres, prophètes, docteurs, etc… que l’Église est composée de différents membres et que l’œil ne saurait être en même temps la main… […] je continuai ma lecture et cette phrase me soulagea : « Recherchez avec ardeur les DONS les PLUS PARFAITS, mais je vais encore vous montrer une voie plus excellente. » Et l’Apôtre explique comment tous les dons les plus PARFAITS ne sont rien sans l’AMOUR… Que la Charité est la VOIE EXCELLENTE qui conduit sûrement à Dieu. Enfin j’avais trouvé le repos… Considérant le corps mystique de l’Église, je ne m’étais reconnue dans aucun des membres décrits par Saint Paul, ou plutôt je voulais me reconnaître en tous… La Charité me donna la clef de ma vocation. Je compris que si l’Église avait un corps, composé de différents membres, […] que l’Église avait un Cœur, et que ce Cœur était BRULANT d’AMOUR. […] Je compris que l’AMOUR RENFERMAIT TOUTES LES VOCATIONS, QUE L’AMOUR ETAIT TOUT, QU’IL EMBRASSAIT TOUS LES TEMPS ET TOUS LES LIEUX … EN UN MOT, QU’IL EST ETERNEL !…
Alors, dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée : O Jésus, mon Amour… ma vocation, enfin je l’ai trouvée, MA VOCATION, C’EST L’AMOUR !…Oui j’ai trouvé ma place dans l’Église et cette place, ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée… dans le Cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’AMOUR… ainsi je serai tout… ainsi mon rêve sera réalisé !… »
2) Manuscrit C, folio 3r, p.236-237
« Vous le savez, ma Mère, j’ai toujours désiré d’être une sainte, mais, hélas ! j’ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu’il y a entre eux et moi la même différence qu’il existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants ; au lieu de me décourager, je me suis dit : Le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables je puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ; me grandir, c’est impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes mes imperfections ; mais je veux chercher le moyen d’aller au Ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d’inventions, maintenant ce n’est plus la peine de gravir les marches d’un escalier, chez les riches un ascenseur le remplace avantageusement. Moi je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le rude escalier de la perfection. Alors j’ai recherché dans les livres saints l’indication de l’ascenseur, objet de mon désir et j’ai lu ces mots sortis de la bouche de la Sagesse Éternelle : « Si quelqu’un est tout petit qu’il vienne à moi ». Alors je suis venue, devinant que j’avais trouvé ce que je cherchais et voulant savoir, ô mon Dieu ! ce que vous feriez au tout petit qui répondrait à votre appel, j’ai continué mes recherches et voici ce que j’ai trouvé : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous bercerai sur mes genoux ! » (Isaïe 66,13). Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses, ne sont venues réjouir mon âme, l’ascenseur qui doit m’élever jusqu’au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n’ai pas besoin de grandir, au contraire il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente et moi je veux « chanter vos miséricordes. » (Ps 89,2). »
3) Manuscrit C, folio 5r-7r, p. 241-243. Référence aux jours de Pâques 1986.
« Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi, qui par l’abus des grâces perdent ce précieux trésor, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fut envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment… Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques semaines, elle devait ne s’éteindre qu’à l’heure marquée par le Bon Dieu et… cette heure n’est pas encore venue… Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens, mais hélas ! je crois que c’est impossible. Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l’obscurité. Je vais cependant essayer de l’expliquer par une comparaison.
Je suppose que je suis née dans un pays environné d’un épais brouillard, jamais je n’ai contemplé le riant aspect de la nature, inondée, transfigurée par le brillant soleil ; dès mon enfance il est vrai, j’entends parler de ces merveilles, je sais que le pays où je suis n’est pas ma patrie, qu’il en est un autre vers lequel je dois sans cesse aspirer. […]
De même que le génie de Christophe Colomb lui fit pressentir qu’il existait un nouveau monde, alors que personne n’y avait songé, ainsi je sentais qu’une autre terre me servirait un jour de demeure stable. He 13,14 Mais tout à coup les brouillards qui m’environnent deviennent plus épais, ils pénètrent dans mon âme et l’enveloppent de telle sorte qu’il ne m’est plus possible de retrouver en elle l’image si douce de ma Patrie, tout a disparu ! Lorsque je veux reposer mon cœur fatigué des ténèbres qui l’entourent, par le souvenir du pays lumineux vers lequel j’aspire, mon tourment redouble ; il me semble que les ténèbres, empruntant la voix des pécheurs, me disent en se moquant de moi : « Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent ! Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant. »
Mère bien-aimée, l’image que j’ai voulu vous donner des ténèbres qui obscurcissent mon âme est aussi imparfaite qu’une ébauche comparée au modèle ; cependant je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer… j’ai peur même d’en avoir trop dit… »
II – Extrait de L'Eglise, des femmes avec des hommes, A.-M. Pelletier, p. 223-226
En 1997, Thérèse de Lisieux – autrement dit Thérèse de Jésus et de la Sainte face – était proclamée Docteur de l'Église par le pape Jean-Paul II. Il y eut des voix pour s'en réjouir haut et fort. Il y eut aussi des murmures réprobateurs mezza voce. Pareille promotion de Thérèse avait nécessairement désir de provocation, en tout cas dans les milieux les plus concernés par la science des Docteurs de l'Église qui, en l'occurrence, se trouvent être depuis toujours des hommes. Avec Thérèse d'Avila et Catherine de Sienne, audacieusement élevées à cette dignité par Paul VI et Jean-Paul II, on s'était tout juste acclimaté à l'idée qu'une femme puisse être honorée à cette hauteur, comme maîtresse d'intelligence et pédagogue de vérité, aux côtés d'un saint Athanase ou d'un saint Bernard. En revanche, pouvait-on imaginer qu'il puisse y avoir de quoi apprendre à penser auprès de la jeune carmélite morte à 23 ans dans un obscur carmel normand, aux dernières décennies d'un siècle qui, en matière théologique, n'avait pas brillé par des fulgurances d'intelligence ? Car, cette fois, au-delà des fruits de piété portés par la mémoire de Thérèse, attestés par sa vénération, reconnus par sa canonisation, il s'agissait bien de penser, de recevoir de ce nouveau Docteur un surcroît de savoir, d'intelligence du mystère de Dieu et de la foi. Reconnaissons que beaucoup eurent du mal à imaginer qu'il y eut matière à édifier la pensée théologique dans ces pages remplies d'expressions de piété mièvre et de pluies de roses. Cette somme un peu hétéroclite de manuscrits autobiographiques, de lettres, de poèmes spirituels, de récréations pieuses ne faisait-elle pas définitivement la démonstration des limites d'une parole féminine au regard des exigences de la rigueur spéculative de la théologie ?
Le petit livre remarquable qu'un homme, prêtre et psychanalyste[1], Maurice Bellet consacrait à Thérèse l'année même de son Doctorat, aide à traiter l'objection. Le titre de l'ouvrage – Thérèse et l'illusion – désigne d'entrée de jeu le chemin qu'emprunte l'auteur. À distance de l'admiration inconditionnelle des uns, de la critique condescendance des autres, il choisit d'affronter la charge d'illusion qui aura pesé sur la vie de Thérèse depuis son enfance et au long de sa courte vie. Non pas qu'il cherche à disqualifier son parcours spirituel ou, inversement, à argumenter la capacité qu'elle aurait eue à surmonter le handicap d'une histoire et d'un milieu pathogènes. Bien plutôt, M. Bellet a souci d'identifier la manière dont cette illusion assumée et traversée aura précisément été le chemin de la vérité dans la vie de Thérèse. Car, explique-t-il, l'illusion n'est pas le contraire de la vérité, ni non plus son ennemi. Elle est ici plutôt la mère de la vérité, parce qu'elle est chez Thérèse la voie qu'emprunte le désir. Jusqu'à la vérité, qui est vérité de l'amour, qui seul a la capacité de se mesurer victorieusement avec la mort, dont l'épreuve s'inscrit explicitement dans la vie de Thérèse sous la forme d'une expérience extrême de l'athéisme, quand vient l'heure où la vérité du néant cherchera à s'imposer à elle comme l'ultime vérité. C'est à travers ce chemin escarpé, nocturne et déchirant, que la "petite" carmélite apprend alors pour elle – et pour les autres – la vérité de la foi et de la vie. Elle apprend, si l'on ose dire, la vérité de la vérité qui est d'être « une désillusion toujours à reprendre ». Autrement dit, « la vérité n'est vraie qu'à se chercher ». Et l'illusion véritablement mortifère est de se croire « dans la clarté qui n'a plus rien à craindre, qui ne sera pas saisie par l'obscur, ou traversée brusquement de la rencontre bouleversante » (p. 34). Ce savoir-là – qui est celui de l'amour – échappe tout à fait à l'expertise des savants, eux qui sont inaccessibles aux mots de l'hymne à la charité de la première lettre de Paul aux Corinthiens, puisque leur science les prémunit des inquiétudes du désir. Ce savoir reste également étranger à l'expérience mystique « à l'endroit », celle qui fait de la nuit son chemin, mais tout en continuant à savoir qu'il y a un chemin, et un terme du chemin. La voie de Thérèse est bien autre : elle est celle d'une « mystique à l'envers » qui l'aura fait passer par la « nuit du néant ». N'est-ce pas cette radicalité de la vie dans l'amour qui est enseignée à l'Église avec ce nouveau Docteur ? C'est depuis là que Thérèse enseigne à penser la foi et la vie chrétienne. Le trésor de nouveauté que livre à l'Église son doctorat peut se désigner comme « pensée sans appareil », mais mieux encore comme « pensée en expérience ». Ce qui est évidemment autre chose que l'idée plate d'une « pensée de l'expérience », qui maintiendrait dans l'opposition ressassée de la vie et de la pensée. Autre chose et beaucoup plus, puisque l'expérience, dans sa plus extrême radicalité devient la matrice de la pensée de Dieu, de la théologie.
Entendons une dernière fois M. Bellet quand il laisse culminer le tout de la vie de Thérèse dans « l'esprit d'enfance », dont l'Évangile enseigne qu'il est la clé du royaume. Il précise très utilement : « l'esprit d'enfance, ce n'est pas la niaiserie. Ce n'est même pas le goût du petit, de l'humble, du désuet c'est la jonction, l'intime connexion d'une radicale absence de prétention et d'un désir sans limite. »
C'est un homme qui parle ici de ce qu'il a appris auprès d'une femme. Cette vérité, tellement essentielle à entendre, vaut bien un doctorat.
III – Extraits de Thérèse et l'illusion, Maurice Bellet, DDB, 1998 (réédité en 2007)
Chapitre 2. p. 14-20
"L'Eglise catholique […] vient de nommer Thérèse parmi ses Docteurs. […] Qu'est-ce qu'une petite carmélite, ignorante de tout, cloîtrée (c'est le cas de le dire) dans un milieu excessivement étroit et mesquin, dont toute l'œuvre tient en poésies pieuses et en souvenirs qui, pour le lecteur même bienveillant, paraissent du pire sentimentalisme du XIXe siècle, mais qu'est-ce qu'elle peut bien faire à côté d'Augustin et Thomas d'Aquin, ou même de ses grands prédécesseurs du Carmel, Jean de la Croix et Thérèse d'Avila ? […] Faudrait-il que Thérèse de Lisieux, ce soit une pensée ?
Et ce ne pourrait être, alors, une pensée prodigieusement neuve et subversive, dissimulée en quelque sorte sous ce qui lui paraît le plus opposé, le conformisme naïf et pieux d'une brave petite religieuse d'avant 1900.
[…] on ne sera pas surpris que cette pensée s'éveille, en quelque sorte, au contact de la mort. […] La coupure décisive sera cette semaine sainte de 1896, ce jour de Pâques où Thérèse entre dans sa nuit, dans la grande épreuve de sa foi. Avant, elle est comme endormie dans l'illusion. Ce jour-là, ce terrible jour où l'on fête la résurrection du Seigneur, commence pour elle son vrai chemin ; et c'est là qu'elle va délivrer son message.
Bien entendu, pour les tenants du soupçon, cette grande épreuve est au contraire l'enfoncement ultime dans l'illusion. […]
Moi je vais prendre un autre chemin. Il commence, il a commencé là, à propos de l'illusion.
En deux mots : l'illusion de Thérèse, c'est l'amour ; et l'amour est la vérité.
Il ne faut pas opposer la vérité à l'illusion comme on oppose la vérité à l'erreur. Car l'illusion peut être la forme illusoire de la vérité. Et spécialement quand cette vérité a rapport à notre désir. L'illusion se bâtit sur le désir ; anéantir l'illusion, c'est anéantir le désir. La voie du désir est la traversée de l'illusion, pour que l'illusion accouche de la vérité.
Ainsi, même ce qui chez Thérèse peut paraître le plus marqué par la névrose, même cela peut être entendu comme une parole d'amour en quête de sa vérité. […] Il est possible que jusqu'au bout quelque chose ait été faussé, irréparablement, et que ce soit dans cette errance que se soit affirmée la chose unique, absolue, infiniment simple, celle peut-être qu'aucun être humain ne peut dire en toute vérité et d'où vient pourtant avant tout discours, toute raison, toute sagesse, ce qui nous sépare de l'abîme. […] Et à qui demande : quel abîme, je répondrai : l'abîme de la destruction, la destruction au principe, la mort comme origine, qui corrompt tout.
Le seul combat est celui de l'amour contre la mort. Et même si quelqu'un se trompe sur l'amour, et si à cause de cette erreur il erre en effet jusque sur les extrêmes bords de la déréliction, alors il témoigne encore, par sa détresse et son errement eux-mêmes, de cette vérité de l'amour.
Chapitre 5. Une voie toute nouvelle (p. 39)
Thérèse déclare qu'elle a trouvé une petite voie toute nouvelle. […] Propos, dès qu'on y songe, ahurissant. "La Voie", c'est ainsi que les premiers chrétiens dans le Nouveau Testament, désignent la foi ou l'Évangile. Les voies, dans l'histoire chrétienne, ce sont les très grandes et majeures initiatives, qui se réfère prudemment, en général, à des voies antérieures. Que signifie ce "tout nouveau" ? […] C'est à peu près comme si l'on disait qu'on peut réinventer aujourd'hui ce qui s'appelle christianisme ; comme si Thérèse autorisait, du haut de sa petitesse, l'invention de la vie.
Chapitre 7 (p. 49-52)
[…] Thérèse… y va à fond. Elle veut l'œuvre, la grande. Elle veut, clairement et librement, la puissance, l'exercice de la puissance, l'action dans le monde et parmi les hommes. Elle veut se réaliser, réaliser ce pourquoi elle est faite, et qui est grand, très grand. Elle se sait supérieure, du grand format. Destinée à gouverner, créer, ouvrir des chemins neufs à l'humanité, tout à fait propre à ce pouvoir du second degré, qui n'est pas de seulement de gérer et diriger, mais d'atteindre le cœur des hommes, jusqu'à les changer, changer leur vie. Et pas seulement quelques-uns, mais par masses. […]
Et la chose inouïe, vraiment inouïe, c'est que ce pouvoir-là, Thérèse y est parvenue. Après sa mort. Mais la vie d'un être humain ne s'arrête pas bêtement à sa mort animale. Thérèse vit en tout ce qui est né d'elle. […] Il y a ceux et celles pour qui elle fut ou elle est celle qui, à sa façon, leur a donné la vie. Et peut-être surtout en ceci : qu'elle les a délivrés du mépris. Précisément parce qu'elle est petite et faible et par tous les côtés misérables de son existence, elle signifie à ceux d'en bas qu'ils sont dignes d'exister et que même la grandeur est pour eux ! […] « Elle est des nôtres. » C'est une pauvre fille qui a souffert, qui n'a pas fait d'études, qui a eu du malheur, à qui on en a "fait baver", qui est morte jeune, qui n'a rien réussi, et pourtant c'est une sainte, et une grande. […]
C'est descendre jusqu'en bas, jusqu'à la très grande misère humaine, qui est la perte de cela même qui assure l'être humain contre sa radicale et intime destruction.
C'est le mouvement même du Christ : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Ce cri perce éternellement la voûte du ciel ; et il ouvre les enfers.
L'esprit d'enfance ce n'est pas la niaiserie. Ce n'est même pas le goût du petit, de l'humble, du désuet. C'est la jonction, l'intime connexion d'une radicale absence de prétention et d'un désir sans limite.
Chapitre 7. I Cor 13. L'amour (p. 53-56).
Thérèse cherche sa voie. […] Elle en vient au très célèbre chapitre 13 où Paul évoque le don supérieur, tel que sans lui tous les autres sont vains. […] Ce don c'est l'amour. Thérèse : « Je compris que l'amour renfermait toutes les vocations, que l'amour était tout, qu'il embrassait tous les temps et tous les lieux… en un mot qu'il est éternel ! »
[…] On peut dire que Thérèse de Lisieux pose la question de l'amour avec une violence absolue. Non pas de façon spéculative, comme un objet à propos duquel le questionneur exerce son aptitude à questionner ; mais comme une plus-que-question qui la traverse de part en part, en sorte qu'elle devient cette question.
Chapitre 9. La douleur (p. 67-72).
Dans la première édition des textes de Thérèse […] certains passages de ses écrits n'avaient pas été repris : ceux qui évoquent cette ténèbre qu'a connue Thérèse, tout à la fin de sa vie, le sombre nuage ou le mur qui la sépare du Ciel, le sentiment intense qu'elle va au néant, quelque chose comme une perte de la foi si violente que Thérèse laisse en suspens cette confidence terrible, de peur, dit-elle, de blasphémer. […]
Tâchons d'entendre ce qu'il en est de la grande épreuve.
Ce n'est pas du tout (à mon sens) celle dont parle la grande tradition mystique chrétienne […] Bien sûr, il y a des traits de ressemblance : c'est une épreuve, c'est de nuit, c'est un passage vécu très douloureusement, où l'âme perd ses appuis, où Dieu s'absente, où l'on est confronté à ce "rien" où tout se défait.
Mais, dans la tradition mystique, cette expérience-là s'inscrit dans le chemin spirituel. Le signe le plus simple est qu'on peut l'exprimer dans le langage religieux. […]
Chez Thérèse de Lisieux, il en va tout autrement. Son expérience ne s'inscrit pas. Le langage qu'elle trouve pour en parler (si brièvement), c'est celui des athées. Ce n'est pas un moment d'abaissement sur le grand chemin, c'est l'effondrement du chemin lui-même. Ce n'est pas la foi éprouvée, c'est, pour la conscience qu'elle en a, la perte de la foi. […]
C'est l'athéisme qui pénètre chez Thérèse. Elle n'est plus protégée, si j'ose dire, par ce grand Ordre chrétien du monde, qui était encore l'habitat de ses plus illustres prédécesseurs. Elle est nue, exposée au vent du désert. Et l'expérience qu'elle rejoint d'abord, c'est celle de tant de chrétiens qui éprouvent la perte de leur foi. […]
La petite Thérèse creuse un écart irréparable entre la nuit qui se connaît comme nuit par rapport à l'ineffable lumière qui l'habite mystérieusement, et cette nuit qui est l'opacité pure, la nuit du néant. […]
Quelqu'un, une femme encore, m'a parlé un jour de la mystique à l'envers. Dans la mystique à l'endroit, on est comme au fond de la mer et dans l'obscur, mais quand on lève les yeux, on aperçoit tout en haut la clarté solaire, qui illumine la surface de l'eau. Et l'on peut monter vers cette lumière. Quels que soient les obstacles et même les rechutes, c'est ascension. Dans la mystique à l'envers, on est au fond de la mer, dans la ténèbre absolue. On ne voit rien, on ne peut rien, sauf espérer que Dieu lui-même veuille bien descendre au fond de la ténèbre.
Chapitre 12. (p. 93-94).
Ce n'est pas ceci ou cela qui ébranle sa foi. C'est sa foi elle-même qui semble imploser, se défaire de l'intérieur, sans cause pour elle identifiable. […] La foi cesse d'être lumière sur elle-même, elle paraît impuissante à assumer ce qui l'ébranle. La lampe s'éteint.
Il ne reste que ce "vouloir croire" dont j'ai tenté de dire qu'il n'avait rien à voir avec la volonté ordinaire.
Et l'on n'a pas maîtrise non plus sur la fin de l'épreuve. Jusqu'à sa mort, Thérèse est restée dans sa ténèbre, sous le sombre nuage, au pied du mur. […] La grande tentation, la seule, c'est de désespérer. Plus précisément : désespérer de cette lumière qu'on avait cru voir et qui s'est obscurcie, éloignée, défaite.
[…] on peut espérer la résurgence, le réveil de l'Évangile. Quoi donc ? Aurait-il disparu ? Certes pas dans la foi et la fidélité de beaucoup. Mais l'Évangile comme Évangile est la surrection, d'abord quasi invisible et pourtant fulgurante, de cet Amour qui transcende le monde, qui n'est pas du monde et qui pourtant sauve le monde. Et ce surgissement s'inscrit dans la chair du monde. Il n'est pas la persistance de la croyance chrétienne, il est l'ébranlement de tout.
ANNEXE. Biographie large
2 janvier 1873. Naissance de Thérèse Martin, à Alençon (Orne). Ses parents ont eu 9 enfants dont 4 meurent en bas âge.
28 août 1877 sa mère décède d’un cancer du sein : elle est élevée par ses sœurs aînées (Marie, Pauline, Léonie, Céline) qui toutes seront religieuses. En novembre, leur père s’installe à Lisieux (Calvados).
2 octobre 1982 sa sœur Pauline (sa seconde maman) rentre au Carmel de Lisieux. En décembre 1882 elle vit une époque de mutisme et de crises de larmes. Elle sort de cet état à la Pentecôte 1983, la Vierge lui sourit.
En mars 1986 sa sœur Marie entre au carmel (sa sœur Léonie entrera successivement dans plusieurs couvents, elle entrera définitivement à la Visitation de Caen en 1999).
Pendant la nuit de Noël 1886 elle vit une conversion intérieure bouleversante.
En mai 1987 son père a une attaque de paralysie.
1888. Âgée de 15 ans, elle entre au carmel à Lisieux.
Juillet 1894 mort de son père. En septembre 1984 sa sœur Céline entre au carmel.
1895. Rédaction du Manuscrit A.
Début avril 1896, atteinte de tuberculose le jeudi saint, elle a une hémoptisie, et le lendemain une deuxième. Aux jours de Pâques, elle entre dans la nuit de la foi qui dure jusqu'à sa mort.
Septembre 1896. Rédaction du Manuscrit B.
Juin 1897. Rédaction du Manuscrit C.
30 septembre 1897. Elle décède.
En 1898 une version tronquée de ses récits autobiographiques paraît sous le titre Histoire d’une âme.
En 1909, il est fait mention de la première guérison obtenue à Londres en priant Thérèse… « Au début du XXe siècle, le carmel de Lisieux reçoit une cinquantaine de lettres par jour pour témoigner de guérisons qui lui sont attribués, c'est même 500 pendant la Première Guerre mondiale (de nombreux poilus demandent son intercession). Edith Piaf elle-même en a bénéficié[2].
1923 et 1925. Elle est béatifiée et canonisée par le pape Pie XI.
En décembre 1927 elle est proclamée sainte patronne des Missions à l'égal de Saint François-Xavier, elle qui n'a quasiment pas quitté sa Normandie.
En 1929, le pape Pie XI demande de réaliser à Lisieux un édifice « très grand et très beau et le plus vite possible ». La basilique Sainte-Thérèse-de-Lisieux est bénie huit ans plus tard. Elle peut accueillir 3 500 personnes dans la basilique supérieure et 1 500 dans la crypte. Elle a 37 m de hauteur sous voûte, une coupole de 50 m et un dôme à 95 m de hauteur. Lisieux est aujourd'hui le deuxième lieu de pèlerinage de France après Lourdes.
1944. Le pape Pie XII la proclame sainte patronne secondaire de la France, au même titre que sainte Jeanne d'Arc.
1947. 50e anniversaire de sa mort. Sa châsse est transportée dans presque tous les diocèses de France.
1956. Parution des Manuscrits autobiographiques selon les originaux (restitution de l'Histoire d'une âme).
1971. Parution des derniers Entretiens.
1972. Parution de la Correspondance générale
1997. Le pape Jean-Paul II proclame sainte Thérèse 33e docteur de l'Église. C'est la troisième femme élevée à ce rang, après sainte Thérèse d'Avila et sainte Catherine de Sienne. Décédée à 24 ans, elle est la plus jeune des 33 docteurs de l'Église.
Histoire d’une âme a été traduit dans plus de 80 langues et publié à 500 millions d’exemplaires de par le monde.
Dans les années 1980, le culte de ses reliques se développe. Elles voyagent dans plus de 80 pays, notamment au travers de châsses portatives, dont les plus célèbres sont celles "du Brésil" et "du Centenaire" (depuis 1997). Cela réalise son vœu d'« annoncer l'Évangile dans les cinq parties du monde et jusque dans les îles les plus reculées ». Après un passage de quatre mois au Brésil, le reliquaire est exposé aux Philippines du 2 janvier au 30 avril 2023 ; il sera entre autres en Pologne, dans le diocèse de Cracovie, du 10 août au 31 août 2023.
En 2022 et 2023, à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, l’Unesco a décidé d’honorer la mémoire de Thérèse de Lisieux, au titre de femme de Culture et de Paix. Dans la présentation faite en mars 2021 au comité exécutif de l'Unesco, il est dit que « cette célébration contribuera à apporter une plus grande visibilité et justice aux femmes qui ont promu, par leurs actions, les valeurs de la paix ». C'est une manière de mettre en valeur « le rôle des femmes au sein des religions dans la lutte contre la pauvreté et la promotion de l'inclusion ».
[1] Sans être au sens strict psychanalyste, Maurice Bellet a su recevoir et écouter de nombreuses personnes.
[2] En particulier Édith Piaf était atteinte de cécité à l’âge de 5 ans et c’est en venant sur la tombe de Thérèse qu’elle retrouva la vue. Elle vouera toute sa vie une dévotion infinie à la petite sainte de Lisieux. Elle chantera La Vie en rose, cette fleur que Thérèse affectionnait et dont elle avait dit : « Après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses. »