Une présence-absence qui ouvre l'avenir, article de Mgr François Bousquet, 1993
Nous ne devons pas parler trop vite de la présence et de l'absence de Dieu, commence par dire F. Bousquet…
Prêtre du diocèse de Pontoise, il a écrit cet article en 1993 lorsqu'il était professeur à l'Institut Catholique de Paris. Ensuite il a été directeur à l'Institut de Science et Théologie des Religions de l'ICP, puis vice-recteur de la recherche ; de 2011 à 2020 il est allé à Rome comme recteur de Saint-Louis des Français, membre du conseil pontifical pour la culture, et enfin prélat d'honneur du pape. Depuis le 4 octobre 2020, il est curé de Magny en Vexin et des paroisses desservies (dont Saint-Gervais), doyen du secteur pastoral du Vexin-Ouest et est en rapport régulier avec le centre Assise ont la plupart des activités ont lieu à Saint-Gervais. F. Bousquet a écrit des livres et des articles, dont certains consacrés au dialogue interreligieux.
Lors de la session Vivre la Pâque qui a lieu du mercredi 5 avril (16h) au dimanche 9 avril (17h) 2023 à Saint Gervais, les célébrations qui auront lieu dans la chapelle du centre Assise et dans l'église de Magny seront faites avec lui.
Certains passages de l'article ne figurent pas ici.
Une présence-absence qui ouvre l'avenir
François Bousquet
Christus n° 160, octobre 1993.
Nous ne devons pas parler trop vite de la présence et de l'absence de Dieu. Le témoignage rendu à Dieu, qui n'est pas seulement en gestes de vie, mais aussi en paroles, doit être sobre et vrai. Or, quand il s'agit de Dieu, ni sa présence ni son absence ne peuvent être énoncées sans correctif. Car la présence du Dieu vivant est tout le contraire de celle de l'idole. Et le risque serait grand aussi de nous installer dans le deuil de son absence supposée, hâtivement canonisée comme liberté rendue à l'"adulte" ou à "l'homme majeur". Deux illusions se répondent alors : celle d'une omniprésence qui ne tiendrait pas compte de l'invisibilité, et celle d'une solitude qui ne serait plus habitée d'un échange mystérieux. L'expérience chrétienne est autre, biblique et christique, qui donne une forme reconnaissable à la vie spirituelle. La tradition croyante ne manque pas de repères, singulièrement dans le rapport à l'Écriture et la pratique sacramentelle, pour rendre compte avec justesse, mais dans une dynamique inépuisable, de la présence et de l'absence du Dieu Vivant.
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La double tentation
Tout se passe en effet comme si pour nos contemporains une double tentation symétrique se faisait récurrente : celle de chercher Dieu dans le merveilleux, celle de l'oublier dans l'indifférence. Une même crise spirituelle produit ce double effet contrasté. Elle consiste à ne plus bien savoir reconnaître la différence de Dieu le Père de Jésus-Christ, dont l'Esprit, qui fait toute la différence, nous est pourtant donné pour cette reconnaissance.
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– Dieu n'est pas présent dans le merveilleux. Il n'est pas besoin d'épiloguer longtemps sur le retour d'un religieux diffus et foisonnant auquel nous assistons. […]
Dans un contexte où le soupçon en est venu à porter sur le soupçon lui-même, mais aussi où l'institution ecclésiale n'opère plus comme un régulateur social, le religieux archaïque et permanent a cessé d'être occulté ou "baptisé", et réapparaît en force, avec ses ambiguïtés. […]
Les chrétiens eux-mêmes en sont avertis : il n'est pas sain d'appeler présence de Dieu tout ce qui arrive au risque de confondre providence et hasard ou fatalité, et de faire de Dieu l'auteur du mal ou du négatif. Il n'est pas chrétien de resacraliser toutes choses indistinctement, et de multiplier les signes insignifiants, contrairement aux apprentissages bibliques ou à la révélation christique, qui dédivinisent tout ce qui n'est pas Dieu et font de l'homme à l'image de Dieu le seul sacré qui vaille. Il n'est pas respectueux enfin, ni de l'homme, ni de Dieu qui fait corps avec lui au prix de sa vie, de déréaliser l'histoire de la liberté humaine appelée à la sanctification, au profit d'arrière-mondes magiques ou fantasmatiques.
– Pas plus que Dieu n'est présent n'importe comment, il n'est pour le croyant absent dans l'insignifiance. Quand "Dieu" sombre dans l'oubli de l'indifférence, ce n'est pas Lui qui s'efface, assurément, mais sa différence qui n'est plus reconnue et signifiée, en pratique et en effet. […]
Car Dieu n'est pas présent comme l'une des choses du monde, encore bien moins comme une métaphore ou un superlatif de l'humain, qui n'en feraient qu'une projection de nous-mêmes. Il est présent autrement, dans ce qui est au-delà de l'absence et de la présence, une relation vive, où il demeure lui-même, où nous demeurons nous-mêmes, tandis qu'il nous partage son existence, qui est d'aimer. C'est ainsi que s'atteste l'Absolu, l'Unique, qui est en lui-même vie de relation, vie trinitaire : dans sa capacité à tenir au relatif, à faire corps avec lui par l'incarnation du Verbe, dans une manière d'être, au cœur du mystère, qui tout en redoublant sa transcendance nous rend à nous-mêmes.
La présence de Dieu à ce qui est vraiment autre que lui et qui a sa consistance propre ne peut dès lors être que différente. Il n'est pas "absent" non plus, puisqu'il désire la relation. Dieu est Dieu, à la fois au-delà de tout et au cœur de la liberté du seul être dont il est dit qu'il soit à son image. Si sa différence est d'être Saint, amour total, sans repentance, en même temps quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Dieu n'est pas autre comme s'il était imaginable ou localisable en quelque doublet de ce monde-ci, mais autre comme amour qui est Père, qui est Fils, et qui est Esprit : ce qui appelle et correspond en nous à une manière d'être selon la filiation divine et la fraternité humaine, dont l'aspect concret est radical, et critique de tout imaginaire débrayé du réel.
Quant à l'absence de Dieu, il faut ici encore distinguer. Il y a une absence, où sa colère est la nôtre, qui crie contre ce néant que précisément Dieu n'est pas, et où toute reconnaissance est impossible : Dieu n'est pas, et il faut l'attester, dans la violence qui défigure l'homme, dans la justice et la haine, ou bien encore dans l'absurde de la mort innocente. Par contre il habite mystérieusement cette absence, ce creux dans la déréliction d'où jaillit l'invocation, ce vide du face-à-face avec la haine ou la mort et, plus paradoxal encore, il habite même, jusqu'à se faire reconnaître dans le pardon et la paix, le cœur inquiet du pécheur. L'abîme le plus saisissant de cette présence-là dans l'absence est sans doute, comme dans l'Exil pour le peuple juif et, comme centralement pour le Christ en agonie, comme un jour ou l'autre possiblement pour chacun, dans l'espérance maintenue contre toute espérance : l'abîme de l'amour de Dieu surgissant comme plus profond encore que l'abîme du néant, et reconnu dans ce qui est la foi la plus nue.
La grâce d'une liberté neuve.
Cependant la question demeure : « Où est-il, ton Dieu ? » Quand il s'agit du scandale du mal, seule la Croix et la Résurrection permettent de trouver l'attitude juste et solidaire. Mais il y a l'ordinaire.
Un piège ici doit être déjoué. Impressionnés, certains chrétiens se sont accoutumés à faire de l'absence de Dieu un thème spirituel, en faisant peut-être hâtivement leur deuil d'un Dieu qui semblait ne plus parler aux contemporains. Or l'on ne doit pas entendre de mauvaise manière qu'il s'agit de vivre en chrétiens "adultes" et en "hommes majeurs", etsi Deus non daretur, « comme si Dieu n'était pas donné ». Si cela veut dire que Dieu nous demande d'assumer nos responsabilités et de cesser toute incantation magique, cela peut avoir un sens : le don de Dieu suscite notre liberté comme la grâce ne supprime pas la nature. Mais tomber dans une problématique d'exclusive : ou Dieu agit, ou bien c'est moi ; ou bien la grâce, ou bien la liberté, serait redoutable. Le Créateur veut être honoré dans le don le plus précieux qui nous est fait, et qui est en nous à sa ressemblance : la liberté responsable. Plus Dieu est créateur, plus nous advenons à nous-mêmes. Sa présence ne fait pas nombre avec nous. Son Souffle n'agit pas à notre place, mais par nous.
Dieu pleinement Dieu, radicalement autre que moi, et plus présent à moi-même que je ne le suis : les deux propositions doivent être tenues simultanément et non pas successivement. À la plus grande intériorité répond la plus haute transcendance. Dieu qui me crée et me recrée sans cesse n'agit pas à ma place, mais relève ma liberté en me rendant à moi-même en vérité, délié, si je l'accepte, de ce qui m'empêche de coïncider avec son vouloir. Ainsi c'est au cœur de nos libertés que Dieu travaille sans cesse, et se laisse trouver dans l'adhésion à son vouloir.
Le lieu de l'accès à la foi est toujours le lieu où les libertés s'engagent. Nous voilà, ce qui demande reconnaissance, à tous les sens du mot, habités et non pas aliénés. Nous voilà, à cause d'une présence singulière qui maintient son incognito, et dont la puissance s'exprime précisément en ne s'imposant pas, libérés d'une solitude où nous ne nous connaissions ni comme uniques, ni comme solidaires. Nous voilà, aussi, non pas sans frémissements ni risques, non pas sans angoisse ni épreuves, non pas sans souffrir de la vie comme elle va, et du mal subi ou commis – mais sans peur et sans désespérance. À cause de la passion et de la résurrection du Christ, dont nous sommes contemporains, – ce qui nous fait réaliser à quel point Dieu lui-même en la personne de son Fils fait corps avec nos vies. Voilà que l'Esprit de Jésus et de son Père raniment notre liberté en nous donnant du Souffle, premièrement en appropriant à nos capacités et à nos limites la vie même de Dieu, secondement en transfigurant et dilatant ces capacités.
Si l'on a compris cela, non pas seulement l'action mais la prière elle-même en est modifiée. La prière de demande n'est plus une incantation, et pas davantage, à l'inverse, un entraînement à la résignation. Elle transforme notre désir jusqu'à ce qu'il corresponde au désir de Dieu. Elle ne change pas Dieu, qui est le même, à vouloir sans cesse notre bien, mais, en nous expliquant avec lui, elle change notre regard.
En même temps, la liberté renouvelée que Dieu donne est grâce. Ce qui signifie d'abord qu'il n'y a pas à s'enfermer dans un quelconque volontarisme, dont l'échec est rapidement cause de désolation. La volonté se tend et se fatigue, la grâce coule de source et ne s'épuise pas. Ce qui signifie aussi une liberté "gracieuse". De même que Dieu est présent en sa puissance discrète dans le silence, en donnant de l'espace et du jeu dans sa manière de ne pas imposer, dans l'inspiration paisible où advient du neuf qui est prometteur, de même la liberté "gracieuse" garde de l'humour par rapport à elle-même : il y a tant de ressources, d'imprévus et d'inconnu à découvrir en Dieu et en chacun, dans la relation mutuelle au jour le jour, que les lenteurs, les retombées, les crises mêmes peuvent être assumées avec une distance, voire avec une ironie envers soi-même, qui permet d'absorber les chocs et les découragements.
Tous les paradoxes, liés au mode particulier qu'a Dieu d'être "présent-absent" se retrouvent là : la patience de Dieu nourrit la passion de l'homme, l'humilité lutte contre l'humiliation, la gloire de Dieu fait la vie de l'homme, la liberté s'appuie sur la nécessité pour réaliser des possibles neufs – et par-dessus le tout, l'incognito du Dieu toujours plus grand ouvre sans cesse l'avenir de tous et de chacun.
Une "présence-absence" qui ouvre l'avenir
La bonne position du langage à se tenir à soi-même sur ce point – « comment Dieu m'est-il présent, lui dont je ressens, non sans peine, l'absence ? » – consiste à considérer l'avenir. Autrui et l'avenir sont les deux modalités d'une altérité immaîtrisable – c'est-à-dire que nous ne pouvons envisager de dominer que dans la violence ou l'illusion – qui sont assurément les plus révélateurs de notre rapport à cet Autre qu'est Dieu pour nous. Le test le plus rapide pour évaluer comment nous nous laissons travailler par la question que Dieu nous pose est d'examiner d'abord en vérité la qualité de notre rapport à autrui et à l'avenir.
En christianisme, l'histoire, l'aventure singulière de nos libertés et collective de l'espèce dont nous sommes solidaires, l'histoire est décisive. Elle est le lieu de l'Alliance et de la Promesse, le lieu de l'Incarnation qui est la condition et la source de l'accomplissement en Dieu de nos vies. Pour reprendre le mot d'un enfant de douze ans : « Il est venu chez nous pour que nous allions chez lui. » La fin de l'histoire, que reconnaît et espère la foi, est l'accomplissement du désir de Dieu de nous voir partager son existence, ce pour quoi il est d'abord venu partager la nôtre.
La disproportion, la différence qualitative infinie de Dieu à l'homme, implique la dialectique du révélé-caché ou de l'incognito. Parce qu'il y a dans l'histoire plus que l'histoire, l'Éternel qui y est entré en la personne de son Fils lui a donné le souffle de son Esprit. Parce qu'à partir du Dieu fait homme, ce n'est pas l'homme qui se fait Dieu, contre toute idolâtrie, mais l'homme qui passe l'homme et se dirige activement vers un avenir riche de possibles neufs. Au Dieu toujours plus grand correspond un homme qui n'a pas fini d'advenir. […]
Ainsi les Pères soulignaient-ils la correspondance entre Noël et l'Ascension. À la Nativité la contemplation porte sur la divinité cachée dans la fragilité humaine : quel avenir alors pour nous, si Dieu lui-même en son Fils se fait l'un de nous, et vit de l'intérieur ce qui fait la précarité et la consistance, la souffrance et la beauté de notre existence, s'il vient aimer et parler vrai en tant qu'homme et affronter aussi la mort… Mais le mystère de l'Ascension, à l'autre bout de la courbe, n'est pas moins important : Jésus le Christ glorifié et assis à la droite du Père, c'est, en sa personne, l'humanité définitivement assumée et transfigurée en Dieu. Quel avenir alors pour nous, et cette fois fondé. Le dessein de Dieu de faire partager son existence à l'humanité commence d'advenir en ce point. C'est pourquoi d'ailleurs le mystère pascal du Christ peut être envisagé comme la fin (la finalité) de l'histoire advenant par anticipation de la fin (chronologique) de cette histoire. Le temps de l'Église, de la Résurrection-Ascension-Pentecôte jusqu'à la Parousie, est le temps donné par grâce comme tâche à la liberté ainsi relevée.
Tout don de Dieu est tâche, comme toute vocation ou amour d'élection est mission. Ce qui advient respecte Dieu et respecte l'homme. Il y a l'Éternel et il y a le devenir. L'Éternel est pour notre temps avenir, notre avenir a pour terme l'Éternel. Et c'est maintenant. À l'Ascension, la contemplation porte cette fois sur l'humanité cachée en Dieu. Ce que nous serons n'est pas encore paru, comme dit saint Paul. Cependant l'inimaginable est effectif : nous ne pouvons plus envisager la joie, la vie du Dieu éternel et trine, sans envisager en elle, cachée et pleine d'avenir, notre humanité qui a été assumée par le Fils. Impossible de penser à Dieu sans saisir aussitôt qu'il s'est lié à jamais à ce que nous devenons, à ce que nous sommes en train de devenir, qui le soucie et lui tient aux entrailles, pour sa gloire et notre salut. Pour la transfiguration acheminant à un monde neuf, dans l'assomption du positif et la lutte contre le mal et son néant.
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Nous ne manquons pas de repères dans le temps présent, et qui est le temps de l'Église, pour signifier, en actes et en effet, le salut du monde qui advient comme don et tâche. Ces repères sont la parole de Dieu et le sacrement. La structure de mémorial du sacrement et la structure quasi-sacramentelle de la Parole de Dieu nous permettent d'expérimenter, même si le langage peine à en rendre compte, l'aspect caché du mystère qui se révèle dans le présent comme une autre mémoire de l'avenir. Croyants, nous avons, à partir du Christ – et c'est maintenant, au présent – de quoi envisager autrement l'avenir, dans la grâce d'une liberté qui nous est donnée comme tâche, dans un souffle qui dépasse ce qui ne serait qu'à la mesure de nos forces.
Dans la manducation de la Parole en Église nous est donnée la présence cachée de Celui dont nous ne pouvons parler comme appartenant à un passé aboli, ni comme ayant arrêté le temps de l'homme. Dans le baptême et la confirmation, dans l'Eucharistie, nous est donnée mystérieusement et effectivement, en signe, la présence dont la mémoire est pour nous présent et avenir, jusqu'à la fin. C'est dans la configuration à ce que nous proclamons et célébrons, à la double table de la Parole et du Pain, en étant responsables du signe partagé, pour donner corps et visibilité au Royaume qui vient dans le monde de ce temps, que nous pouvons parler comme il faut de la présence-absence de ce Seigneur qui nous ouvre un avenir, qui est à la fois déjà et pas encore, don et tâche, grâce et liberté.