Marie Noël, poétesse, laïque mystique en cours de béatification
Marie Noël (1883-1967) a passé presque toute sa vie à l'ombre de la cathédrale d'Auxerre, vie qui de l'extérieur semble être celle « un peu falote d'une paroissienne provinciale assidue à la messe quotidienne et aux tâches domestiques ordinaires. Et pourtant peu de voix chrétiennes dans notre temps auront comme elle pulvérisé le conformisme de la piété, ébranlé les discours convenus de la foi habituée, mis le Dieu qu'elle confesse au pied du mur des questions et des mises en question. » (Anne-Marie Pelletier).
En 1962 elle a reçu le Grand Prix de poésie de l’Académie française, et le 8 octobre 2022 a eu lieu à Santenay la 59e édition du prix Marie-Noël, concours voulu par Marie Noël.
Une statue d'elle figure sur la place de l'hôtel de ville d'Auxerre. « Elle est bien trompeuse, la statue sous la tour de l'Horloge, avec sa canne et son panache blanc. On nous susurre que Marie Rouget ne l'aimait pas. N'en déplaise à son ami sculpteur François Brochet ! Elle ne se voyait pas comme cette petite dame saisie par le vent au creux de l'hiver. À raison sans doute. » (Adrien Bail, La Croix, 21 février 2015).
Le 23 décembre 2017, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, s'est ouvert son procès en béatification en tant que servante de Dieu. Si Marie Noël était béatifiée, elle serait la première laïque et poète à l'être. L'enquête de béatification peut durer dix ou douze ans.
Ce message paraît sur le blog du centre Assise dont l'un des piliers est la mystique chrétienne. D'autres messages ont déjà présenté Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, Thérèse de Lisieux (tag Mystiques chrétiens).
PLAN du message :
- Deux débuts d'articles de François Marxer parus dans Christus : ils introduisent à la vie de Marie Noël et font allusion à ses œuvres (en particulier ses poèmes et ses Notes intimes) et au livre Correspondance avec l'abbé Mugnier paru en 2017 ;
- Dans son livre L'Eglise, des femmes avec des hommes, Anne-Marie Pelletier parle des mystiques femmes et présente Marie Noël (et aussi Thérèse de Lisieux, voir message sur elle[1]).
- Une biographie donne des dates importantes, elle est suivie d'indications sur sa vie et sa parole
- Deux poèmes.
Marie Noël
1) Extraits de deux articles de François Marxer parus dans Christus
François MARXER est prêtre du diocèse de Nanterre, professeur de théologie spirituelle et d’histoire de la spiritualité au Centre Sèvres (Paris)
a) La joie précaire de Marie Noël, Christus n° 201, janvier 2004[2].
Malicieuse, délicieuse Marie Noël, qui, avec ses allures de « petite fille sage » et cette « espièglerie angélique » qui ravissait tant l'abbé Bremond, trompe si bien son monde. Tenez, feuilletez Les Chansons et les Heures, égrenez Le Rosaire des joies, régalez-vous du bonheur de Petit-Jour ou de quelque Conte de Noël : la joie fleurit sous sa plume comme évidence printanière, ce qui s'accorde avec sa « nature joyeuse » et ce tempérament de ses compatriotes bourguignons qui « ont de bons pieds solides, bien en terre, mais [qui] suivent la joie de leur tête ». La cause est donc entendue : Marie Noël, « poète de la joie », ou mieux, des joies simples, enfantines et quotidiennes, mais aussi des joies de l'âme, de la création littéraire, sans parler de celle de la foi.
Pourquoi pas ? Cependant, on entend aussi dans les Chants et Psaumes d'automne, le thrène lugubre de l'Office pour l'enfant mort ; des Chants de la Merci, l'inexorable détresse ; enfin, le ressassement de la douleur qui monte des Chants d'arrière-saison. Poète de la joie, oui, mais de quelle joie ? De cette gaîté mièvre dont on aura affublé cette âme lucide et implacable, ainsi défigurée en paroissienne bien-pensante et poète de patronage ? Certes non ! La joie noëlienne, fragile et déchirée, je la vois si proche, presque cousine, de la joie franciscaine. S'en étonnera-t-on quand on sait les affinités de Marie Noël avec le « petit pauvre d'Assise, si joyeux, si franc, si libre », puisque l'un et l'autre ont traversé « la grande nuit où personne ne guide personne » ?
b) J'ai bien souvent de la peine avec Dieu, Christus n° 260 d'octobre 2018[3]
[Présentation du livre : Correspondance avec l'abbé Mugnier, Marie Noël - Texte établi et présenté par Xavier Galmiche, suivie d'un inédit de Marie Noël, « Ténèbres », Cerf, 2017, 416 p., 25 €.]
Il est donc question de béatifier Marie Noël : bien plus qu'un honneur dû à une femme de lettres, connue pour sa conviction chrétienne autant que pour son génie de poétesse, ce serait la reconnaissance d'un itinéraire spirituel solitaire et tourmenté, celui d'une paroissienne ordinaire et provinciale, pétrie d'inquiétude et d'angoisse devant la mort toute-puissante qui ravage le monde des vivants, mais qui, toujours menacée d'effondrement intérieur, maintient sa fidélité au Christ, « Dieu des soumis et des humbles ».
Ses Notes intimes, publiées en 1963 chez Stock (hélas, pas de manière exhaustive), nous donnaient de suivre cet itinéraire, jalonné de crises de révolte et de tentative de compréhension du malheur qui afflige les humains : une philosophie implacable de rigueur et une théologie aventurière y apportaient leur concours.
Si les Notes intimes, ce bréviaire des âmes en peine, ne nous laissent recueillir que des fragments par grandes étapes, la correspondance de Marie Noël avec l'abbé Arthur Mugnier, figure connue des milieux littéraires et qui sera à la fois son mentor, son confident et son père spirituel, nous restitue la continuité de cet itinéraire et, de plus, à l'intime de son âme ballottée par les tracas d'une santé précaire et d'une vie quotidienne harassante pour cette célibataire, évidemment taillable et corvéable à merci.
2) L'Eglise, des femmes avec des hommes, A.-M. Pelletier, p. 220-223
Les femmes qu'on dit "mystiques".
Mystique : le mot est alourdi de solennité empesée. Pourtant on ne peut résister à l'idée que tant de chrétiennes – dans la notoriété ou dans l'anonymat – soient de cette graine qui peut se dire mystique, qu'elles doivent être rangées dans la grande cohorte de ces femmes qu'« on dit mystiques ». L'expression est de François Marxer, l'auteur d'une magistrale plongée dans l'expérience de Dieu, telle qu'elle s'atteste dans la vie de huit femmes de notre modernité, de Thérèse de Lisieux jusqu'à mère Teresa[4].
Entendons "mystique" avant tout, comme cette libre adhésion à ce que Dieu soit le "loin-près", ainsi que le nommait Marguerite Porete. Que Dieu se vive dans une fidélité « au péril de la nuit », qui n'esquive pas cela même que tend à cacher « tout ce qui est bien rangé », tout ce qui est soigneusement ordonné par les théologiens experts en sciences de Dieu et que l'ombre insupporte. Entendons "mystique" de cette singulière relation des femmes à Dieu, dans laquelle se côtoie un consentement radical à sa distance et la poursuite obstinée d'une intimité pleine de ce que la tradition appelle parrêsia/assurance. L'audace des femmes se révèle ici être celle de l'agapê « qui ne résiste pas, ne contourne pas, n'échappe pas à la violence de la nuit, mais vaillamment, y prend place et s'y loge. »
La poétesse Marie Noël
Dans la galerie des portraits que trace l'auteur prend place la poétesse Marie Noël. De l'extérieur, une vie à l'ombre de la cathédrale d'Auxerre, celle un peu falote d'une paroissienne provinciale assidue à la messe quotidienne et aux tâches domestiques ordinaires. Et pourtant peu de voix chrétiennes dans notre temps auront comme elle pulvérisé le conformisme de la piété, ébranlé les discours convenus de la foi habituée, mis le Dieu qu'elle confesse au pied du mur des questions et des mises en question. Il sera donc bien sot de se laisser abuser par des dehors de simplicité que les distraits ou les esprits forts regarderaient de haut. Henri de Montherlant, fort étranger aux exercices de piété, avait bien perçu que la vérité de cette poésie parfois en tenue de comptine, avait l'audace d'une « neige qui brûle » comme le dit le titre de la première biographie qui fut consacrée à Marie Noël[5].
Sa vie, si apparemment lisse et rangée, aura connu les effondrements du désespoir, les grands vertiges de la révolte. Peu importe l'anecdote biographique avec ses drames, qui couve sous les mots de cette poésie. Disons seulement que Marie Noël sait de quoi elle parle, quand elle compose son “Office de l'enfant mort” ou son poème “Hurlement”. « La mort m'a toujours trouvée hurlante à la face du ciel » écrit-elle dans ses Notes intimes. Et encore :
- « Personne n'a jamais su, ne sait, ne saura jamais ce que mort est.
Même Dieu qui ne meurt point.
Ni les vivants qui ne sont pas encore morts.
Ni les morts qui sont morts mais, parce qu'ils sont morts, ont perdu connaissance.
Seul, Jésus Christ ressuscité… mais il s'est tu. »
Cette poésie est d'un bout à l'autre travaillée par le combat spirituel. Son propos n'est pas de parler de Dieu mais à Dieu, à la hauteur des déchirements d'un cœur croyant, donc aussi doutant. Une femme ose ici associer sa foi à cet aveu qu'elle écrit à son ami et confesseur, l'abbé Mugnier : « J'ai bien souvent de la peine avec Dieu. » (NI, p. 41).
La même a l'intrépidité de faire de la lassitude des jours, du goût perdu de Dieu jusqu'à l'épreuve du dégoût, l'offrande de sa prière. Comme dans ce poème qui a pour titre “Communion pauvre” :
- « Mon Dieu je ne vous aime pas, je ne le désire même pas, je m'ennuie avec vous. Peut-être même que je ne crois pas en vous. Mais regardez-moi en passant.
Abritez-vous un moment dans mon âme, mettez-la en ordre d'un souffle, sans en avoir l'air, sans rien me dire.
Si vous avez envie que je crois en vous, apportez-moi la foi. Si vous avez envie que je vous aime, apportez-moi l'amour. Moi je n'en ai pas et je n'y peux rien. Je vous donne ce que j'ai : ma faiblesse, ma douleur. Et cette tendresse qui me tourmente et que vous voyez bien… Et ce désespoir… Et cette honte affolée…
Mon mal, rien que mon mal…
C'est tout ! Et mon espérance ! »
Et voilà que le nom de Marie Noëlle circule aujourd'hui associer à une possible béatification. Doit-on s'en réjouir ? Il y a une bonne dose d'incongruité dans cette perspective.
Dans le poème Visage, la poétesse d'Auxerre priait en demandant :
- « Quand je m'arrêterai, Seigneur, à votre porte […]
Ne me donnez pas l'air, Seigneur, d'être une sainte.
Avec sa bouche grave et ses yeux de lumière
Qui domine en paix sur les choses éteintes,
Ni l'air d'ange que j'eus quelquefois en prière… »
Pourtant on saurait gré à Marie-Noëlle de se faire violence en acceptant l'hommage de l'Église. Car il signifierait une reconnaissance courageuse et libérante de la vérité de la foi. Quand celle-ci ne s'adosse plus simplement aux moelleuses sécurités de discours de théologiens qui « tous les matins aident Dieu à s'habiller de dogmes ». Quand craque l'enfermement du Dogme : « l'Esprit saint en cage », que l'Église garde à jamais sous la main « comme elle garde toujours à portée de l'homme, le Fils dans un tabernacle ». Quand la foi est le risque d'une Présence avec les aléas que comporte toute relation cœur à cœur. De nouveau, il semble que l'on ait besoin des femmes pour convier le peuple chrétien à pareille aventure.
3) Biographie et autres
Marie Rouget est née à Auxerre le 16 février 1883. Elle naît d'une famille catholique pratiquante et dans une ville bouleversée par l'anticléricalisme et le jansénisme. Elle ne s'éloignera que très peu de sa ville natale et de la maison de ses parents, si ce n'est pendant la Seconde Guerre mondiale.
En 1892, un jour de Toussaint, dans la cathédrale d'Auxerre, elle entend les plaintes de Job et « l'inconsolable cri de l'homme » entre en elle : « A 9 ans, j'ai entendu l'inconsolable cri de l'homme. Il est entré en moi, alors, il n'en est pas ressorti. » écrira-t-elle plus tard
En 1898, alors qu’elle n’a que quinze ans, elle demande à Dieu, dans la cathédrale d’Auxerre “trois choses folles : beaucoup souffrir, être poète, être sainte”.
En 1904, elle vit deux événements. D'abord, la nuit de Noël, il y a le départ d'un jeune homme qui ne sut pas lire l'attente dans ses yeux[6]. Deux jours plus tard, elle trouve son petit frère de 12 ans, Eugène, mort dans son lit au petit matin. Elle choisira son pseudonyme en souvenir de cette tragédie. En 1951 elle écrira : « Cela s’est passé le 27 décembre 1904… Ma mère a hurlé tout haut pendant des semaines… Moi, je fus en danger… de tout… Mais il est aussi exceptionnel pour le Fils de l’Homme de naître dans une étable et de mourir sur une croix. »
Une grosse fièvre fit blanchir ses cheveux d'un coup quand elle avait 26 ans.
1910. Le nom de Marie Noël apparaît pour la première fois dans La revue des Deux Mondes où paraissent cinq poèmes publiés grâce à son parrain, Raphaël Périé, agrégé de Lettres et inspecteur d’Académie.
En 1913, vers 30 ans, elle traverse une crise spirituelle et morale : "Dieu s'écroule en moi comme un édifice de nuages " : après trois jours et trois nuits, un baiser sur la Croix l'a, en quelque sorte, ressuscité dans le cœur qui n'osait plus espérer[7].
1918-1944. Comme le dit Jean-Louis Jeannelle dans le Monde du 21 décembre 2017 : « En février 1918, Marie Rouget n'avait pas encore publié les recueils de poésie qui la feraient connaître sous le nom de Marie Noël (tel Les Chansons et les Heures, 1922). La jeune femme s'adressa à l'abbé Mugnier (1853-1944), au mieux avec le Tout-Paris littéraire, afin de lui exposer un cas de conscience : pouvait-elle lire les ouvrages mis à l'Index ? « Lisez donc, sans scrupule », lui répondit l'Abbé : « Soyez vous-même, ne distinguez pas entre être artiste et être chrétien. » S'ensuivit, jusqu'à la mort de celui-ci, une passionnante correspondance, où se mêlent direction de conscience, réflexions sur la littérature et anecdotes mondaines. L'auto-examen auquel se soumettait Marie Noël révèle que ses doutes ont fait naître une acuité et un souci de la langue qui donnent toute sa valeur à cet échange épistolaire. » Cette correspondance qui durera jusqu'en 1944 a été publiée sous le titre J'ai bien souvent de la peine avec Dieu. Correspondance de Marie Noël et de l'abbé Mugnier, édité par Xavier Galmiche, Cerf 2017.
De 1928 à 1956, Marie Noël passe à Diges ses vacances d'été ainsi que de courts séjours jusqu'aux derniers mois de sa vie, en 1967. « Souvent accompagnée d'une bande d'enfants, ou de son chien, on la rencontrait sur les chemins, avec sa cape et son béret, sa canne et son petit sac débordant de fleurs des champs, écrit, en 1978, un Digeois. En fin d'après-midi, elle s'installait en solitude dans les prés bordés de haies et, c'est bien ainsi, du cœur de Diges, que sont nées quelques-unes de ses plus belles chansons : M'en allant par la bruyère, Chèvrefeuille, Chant d'une nuit d'été, et bien d'autres. » (L'Yonne républicaine Sud, 25 mars 2021). En 1962 elle inaugure l'horloge du fronton de la mairie de Diges qu'elle a elle-même payée.
1947 Chants et Psaumes d'automne.
1951. Petit Jour contient des souvenirs de jeunesse, il est en prose. Voici la présentation du livre : " Mais, aujourd'hui, je vais seule, je pars sans indication. Je veux retrouver mes commencements dans la contrée crépusculaire où il y a encore des monstres et pas encore de chemins. Je veux retrouver, éparses, les primes clairières où, toute faible et perdue aux sources de l'âge, j'ai vu çà et là sourdre de l'ombre la première lueur, la première fleur, la première sente, le premier monde, toute la nouveauté frémissante de la première vie dans la pâleur indécise et la brume frêle du Petit-Jour. " M.N. Les souvenirs de la petite enfance de Marie Noël à Auxerre : la maison, les Grandes-Personnes, les paroles et les chansons, les animaux, la lente montée vers l'âge de raison. Et l'éducation religieuse, la première communion dans l'éclat d'une blancheur fugitive... Peu à peu, le lecteur est introduit dans la lente initiation des premières années du grand poète, lorsque s'entrouvrent " les petites portes claires par lesquelles entre le monde pour réveiller l'âme qui dort ".
1959 Parution des Notes intimes huit ans avant sa mort. Comme le dit Laurence Cossé, La Croix du 24 mai 2017 : « Ces pages semées au fil du temps font une sorte de journal, essentiellement spirituel, mais écrit avec la rigueur et la force qui caractérisent Marie Noël. Il y est si souvent question du Mal, et la souffrance y est si vive, le doute y est tellement mêlé à la foi que Marie Noël a longtemps refusé qu'elles soient publiées. Elle craignait que ces confidences, tissées de « l'expérience de (sa) misère » et de ses grands cris d'incompréhension en direction du Créateur ne fissent plus de mal que de bien. « Ici, dans ces notes, je jette tout ce que j'ai de mauvais comme dans un coin secret de derrière la maison,/ Ce que j'ai de dur, de sec, de trop lucide, les cailloux aigus de ma pensée qu'il me faut casser un à un pour me délivrer de leur pointe... » Son admirateur et ami l'abbé Mugnier la persuada que ces notes seraient au contraire précieuses à tous les croyants qui, comme elle, sont déchirés par le problème du Mal dans la perspective chrétienne. Il lui souffla les lignes qui figurent en tête du recueil : “Aux âmes troublées. Leur sœur.” »
1960 Elle reçoit la Légion d’honneur (par le général de Gaulle)
1962 Grand Prix de poésie de l’Académie française.
1964 Commandeur des Arts et des Lettres.
Elle meurt presque aveugle le 23 décembre 1967 à 84 ans, soit un jour avant la nuit de Noël.
Rentière, elle s'est occupée de différentes œuvres sociales et religieuses, tout en prenant soin de ses propres parents jusqu'à leur décès.
Comme le dit Henri Gouhier[8], son père, professeur agrégé au Collège d'Auxerre, « excellent helléniste, mit Platon entre les mains de sa fille quand elle eut "attrapé vingt-deux, vingt-trois ans". Tout permet de croire qu'il a parlé avec elle des autres penseurs de l'Antiquité, qu'il a exprimé pour elle la métaphysique de la tragédie eschylienne ou même celle des vieux mythes. »
Raphaël Périé, son parrain était poète : « Il vous submergeait, vous noyait sous les flots d’un verbe intarissable de fantaisie. Variations sur variations… Mon parrain est un poète… Poète !… Un homme à part, en dehors, au-dessus de tous les autres, un homme qui avait des pouvoirs, des savoirs, des dires quasi-magiques. Je le mis tout de suite au rang de mes plus prestigieux héros, de ceux qui ont leur nom et leur portrait dans la gloire des livres de classe et des dictionnaires. »
La Croix du 17 juin 2017 parle d'elle : « elle est née d'un père philosophe et agnostique, et d'une mère pieuse, elle a baigné dans un milieu intellectuellement brillant et dans une foi austère, anxieuse, empreinte de jansénisme. De cette éducation, elle a gardé une indépendance d'esprit : fidèle à la messe quotidienne, elle trouvait tout de même l'Église étouffante comme une “belle-mère” et se méfiait des “hommes d'Église”.
Trois épisodes marquent sa vie :
- Le surlendemain de Noël 1904, au matin, elle découvre son petit frère, Eugène, 12 ans, mort dans son lit. Scandale qui lui fait pousser le cri de Job, cride colère envers Dieu.
- Le second épisode, en 1913, dure trois jours : « Dieu s'écroula en moi comme un édifice de nuage. Dieu écroulé. Toute lumière renversée. Mort de tout », écrit-elle.
- Le troisième dure deux ans, de 1920 à 1922 : éprouvée par la Première Guerre mondiale et les soins qu'elle apporte aux blessés, elle affronte le problème du mal.
Comme le dit Henri Gouhier (http://www.marie-noel.asso.fr/cahier2.htm) : la troisième épreuve semble avoir été très différente de la précédente. Sept ans plus tôt, "Dieu s'écroule en moi comme un édifice de nuages" : après trois jours et trois nuits, un baiser sur la Croix l'a, en quelque sorte, ressuscité dans le cœur qui n'osait plus espérer. Maintenant, ce n'est plus Dieu qui s'écroule mais sa créature qui se sent comme vidée d'être ; d'autre part, il ne s'agit plus d'une absence de Dieu qui met en cause son existence mais le Dieu qui est présent se découvre tel que la foi ne l'avait jamais vu. “Mois d'enfer, mois de destruction, mois de toutes morts. Destruction du corps, destruction de l'âme… Maintenant, revenue au monde, tout est consommé. Ci-gît… Celle que j'étais est morte… Refroidie…” Voilà pour la néantisation, comme on dirait aujourd'hui, de l'être soumis à l'épreuve du feu qui le consume
« Elle a séjourné en enfer, mais elle a lutté, comme Jacob avec l'Ange, pour trouver l'aurore, et elle peut aider tous ceux qui tâtonnent dans les ténèbres. » dit Bruno Chenu dans La Croix du 20 novembre 1999.
Elle s'est posé la question d'entrer chez les carmélites : « Si je m’étais faite carmélite, comme je le voulais à quinze ans, tout aurait été simple. Là, celles qui aiment n’ont rien à faire pour aimer et plaire, que souffrir. J’aurais pu monter très haut, dans cette voie […]. Au bout, cela m’eut fait beaucoup de sainteté. […] Mais j’étais trop humaine pour choisir cette route de sainte… »
Elle a entretenu des correspondances avec plusieurs intellectuels de son époque (Henry de Montherlant, François Mauriac, Jean Cocteau, Colette, la princesse Bibesco…), et a reçu de son vivant de nombreuses distinctions.
Voici un extrait de ce que dit Robin Touillon sur le site Philitt[9], le 3e paragraphe étant en note :
- Son existence, en apparence, fut des plus calmes : elle s’occupait de ses parents, de ses frères et de leurs enfants, gérait les propriétés familiales, aidait à la paroisse et rendait visite aux pauvres. On la voit encore, avec son petit chapeau, ou son béret, sa canne, son sac à main et son foulard bleu, communiant à l’église quotidiennement, allant cueillir des fleurs dans les prés au printemps, ou au coin du poêle dans sa chambre en hiver – la caricature d’une vieille fille bigote de province. Mais les apparences sont trompeuses. Il faut se méfier de l’eau qui dort. Dans cette sorte de journal spirituel que constituent ses magnifiques Notes intimes, elle confie avoir dû « longuement, péniblement lécher, mater, briser sa bête originelle afin d’en faire ce qu’il fallait qu’elle fût pour la tranquillité d’autrui : un humble et patient animal domestique ».
- Si elle aimait se comparer aux oiseaux – ce qui lui valut son surnom de « fauvette d’Auxerre » –, ce n’est pas uniquement de ce qu’elle partageait leur goût pour le chant, c’est qu’elle se sentait comme eux « vagabonde entre terre et ciel », « comme une chandelle vacillante entre deux mondes », tendant au Royaume qui n’est pas d’ici sans toutefois pouvoir s’arracher aux joies et aux peines de cette humble vie.
- Marie Noël avait reçu une sérieuse éducation musicale, qu’elle a mise en pratique tout sa vie. La musique est centrale dans son œuvre poétique, de par son attention aux rythmes et aux sonorités, son utilisation de refrains ou de répétitions, son alternance fréquente entre vers courts et vers longs, etc. Elle a composé elle-même l’accompagnement de certains de ses poèmes, et ce n’est pas pour rien que la plupart de ses livres sont présentés comme des recueils de « chants ». Elle puisait son inspiration dans les chansons populaires apprises de sa grand-mère, ou chez les troubadours du Moyen-Âge, bien plus que dans la poésie contemporaine. Elle est indéniablement, selon l’expression de l’abbé Mugnier, son conseiller spirituel, une « fille de Villon ».
Ses textes ont été publiés chez Stock, Gallimard et Christian Bartillat. Deux associations continuent d'accompagner son œuvre (www.marie-noel.asso.fr). La Société des sciences historiques et naturelles de l'Yonne, que fréquentait Marie Noël, a légalement un droit de regard sur la gestion de toute l'œuvre (www. marienoelsiteofficiel.fr).
Le 23 décembre 2017, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, est ouvert son procès en béatification en tant que servante de Dieu. Si Marie Noël était béatifiée, elle serait la première laïque et poète à l'être. L'enquête de béatification peut durer dix ou douze ans.
4) Deux poèmes.
a) Dans « Les chansons et les heures », 1922
Connais-moi ...
Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.
Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...
Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant !
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.
Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...
- Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant !
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le cœur chaud et battant. -
Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout ;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...
Faible comme un enfant parti pour l'inconnu
Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...
Ardente comme un vol d'alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre !...
Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver
Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...
Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...
Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre cœur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...
Connais-moi ! Connais-moi ! Ce que j'ai dit, le suis-je ?
Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai ! -
L'air que j'ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...
Quand ma mère vanterait
A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt ;
Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse...
Tu ne me connaîtras pas.
Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais,
Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas.
Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand-flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même
Ce qu'en ce monde je fus...
Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes !
b) Dans Chants de la Merci, 1930
Prière : Donne !
Que me veux-tu, mon Dieu ? Je n'ai rien à te donner...
Rien... pas une bonne action. J'étais trop lasse!
Rien... pas une bonne parole. J'étais trop triste!
Rien, que le dégoût de vivre, l'ennui, la stérilité!
- Donne !
La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien,
le désir de repos, loin du devoir et des œuvres, le détachement du bien à faire.
le dégoût de toi, ô mon Dieu !
- Donne !
La torpeur de l'âme, le remords ma mollesse
et la mollesse plus forte que le remords.
- Donne !
Le besoin d'être heureuse
La tendresse qui brise la douleur d'être moi sans recours...
- Donne !
Des troubles, des épouvantes, des doutes...
- Donne ! Donne ! Donne !
Seigneur ! Voilà que, comme un chiffonnier,
tu vas ramassant, mes déchets, mes immondices.
Qu'en veux-tu faire Seigneur ?
- Le Royaume des Cieux !
[1] Déjà paru sur le blog : Thérèse de Lisieux dans le tag Mystiques chrétiens
[4] Huit femmes mystiques du xxe siècle : Thérèse de Lisieux, Marie Noël, Simone Weil, Édith Stein, Adrienne von Speyr, Etty Hillesum, Mère Teresa et Marie de la Trinité.
[5] Ces mots servent de titre à la correspondance de Marie Noël et de l'abbé Mugnier, publiée aux Éditions du Cerf en 2017.
[6] « Toutefois, comme le souligne justement le fin connaisseur Henri Gouhier, l’attente continuellement exprimée dans son œuvre n’est probablement pas celle du bien-aimé disparu, mais celle du bien-aimé inconnu, dont le premier n’est qu’un symbole. Non pas le chagrin inconsolable du départ d’un être singulier, mais l’espoir perpétuellement brisé de trouver un cœur où épancher le sien, selon cette belle et paradoxale définition de l’amour comme d’une « source qui a soif », à la fois excès et manque, besoin de se donner et de s’abandonner. » (Robin Touillon, https://philitt.fr/2019/09/09/le-dieu-noir-de-marie-noel/))