Le non-agir dans les Évangiles, par Bernadette Abadie, Carnets du yoga, 1991
« Lisant l'Évangile avec des yeux neufs, Bernadette Abadie fait apparaître, par petites touches, un motif discret mais partout présent. Le non-agir n'y est pas seulement l'objet d'un enseignement ; il est dans les attitudes et les gestes des personnages, dans les paroles et les silences ; il est la condition même pour qu'une parole soit reçue, prenne corps et se communique. » Telle était la présentation de Jacques Scheuer dans la revue des Voies de l'Orient qui reprenait cet article qui venait de paraître dans les Carnets du yoga. B. Abadie allait animer une session de "Yoga et Aquarelle"[1]. Nous la remercions de nous avoir autoriser à publier l'article dans leprésent blog des Voies d'Assise.
Le non-agir dans les Évangiles
Bernadette Abadie
Tout au long de ce travail où notre première approche sera toujours de nous pencher sur le texte des ÉVANGILES pour écouter la BONNE NOUVELLE et la laisser résonner en nous, essayons à la place qui est la nôtre et avant même de chercher à le définir, de vivre le non-agir. Que le but de notre agir soit seulement de nous amener à être, devant l'infini du message divin descendu jusqu'à nous, aussi humbles que la terre devant le Semeur une fois que le patient travail du labourage l'a ouverte et l'a faite attente joyeuse silencieuse de la semence, lieu où se construit le miracle de l'arbre pour la glorification du Semeur et l'accomplissement de la semence.
Que le non-agir soit dans notre lecture, qu'il soit dans notre écriture et qu'il rayonne à partir de nous comme il a rayonné jusqu'à nous, porté par les écrivains sacrés qui ont connu et fait connaître Celui dont l'existence terrestre en a été le divin archétype.
Car il est au cœur du message des Évangiles.
Il est dans sa transmission.
Il est dans les événements qui ont préparé la venue du Christ Jésus sur terre.
Il est dans les actes que le Christ a posés tout au long de sa vie active.
Il est dans son enseignement oral.
LE NON-AGIR DANS LA TRANSMISSION DU MESSAGE
Souvenons-nous d'abord que ce texte sacré des Évangiles, fruit d'une minutieuse activité extérieure de recherche et d'écriture, mais aussi d'un patient travail de déchiffrage intérieur, est venu à nous au travers d'hommes et de femmes qui ont su se laisser inspirer, se faire le canal libre et joyeux du Souffle divin, manifesté en mots, afin que la Parole, depuis le temps et le lieu historique où elle a été reçue par un petit nombre, rayonne jusqu'aux extrémités du monde.
Souvenons-nous aussi que cette parole est VIE. Ces paroles recouvertes de caractères serrés qui sont aujourd'hui devant nos yeux sont nés des pages blanches de l'expérience intérieure, de ce silence riche et prolongé auquel conduit le mot quand, né du ressenti d'une Vérité ineffable, il éveille un indéfinissable espace de Vérité et de Vie chez celui qui le reçoit. Non plus lettre morte, véhicule d'un savoir immobilisé dans l'écriture et asphyxié, mais Verbe créateur, Souffle qui in-forme et renouvelle à chaque seconde.
Prolongeons à notre niveau cette expérience des premiers témoins du Verbe. Laissons en nous les mots nés de l'Être conduire à l'Être. Devenus ignorants, laissons-nous in-former. Que nos bibles intérieures soient riches de pages blanches, et que notre place dans la Tradition soit d'être conducteurs du Vivant. Travaillons en notre lieu et en notre temps, mais que notre agir se mette tout entier au service du Sabbat du mot.
LE NON-AGIR DANS LES TEMPS QUI ONT PRÉCÉDÉ LA VIE ACTIVE DU CHRIST JÉSUS
Le non-agir dans les premières pages des Évangiles, avant que le texte ne se centre sur la vie et les œuvres du Christ, est présent sous la forme de l'écoute et de l'attente. C'est le temps de l'Avent, le temps de l'ad-venir de Dieu et du non inter-venir de l'homme.
Le texte de Luc s'ouvre sur l'appel à l'écoute. Dieu s'annonce dans sa venue parmi nous à travers son fils. Il se penche vers la terre pour lui confier un message et commence à la préparer. L'ange Gabriel qui est porteur de la Parole et qui descend du ciel de façon visible en est le signe. Il vient apporter la nouvelle d'une naissance[2]. Et il n'est pas sans importance que l'une et l'autre des deux femmes concernées par l'annonce de la maternité soient humainement dans l'impossibilité physique de vivre cette maternité, l'une étant vierge et l'autre ayant atteint un âge avancé. Quelque chose qui ne relève ni du pouvoir ni de l'agir humain, mais qui passe par l'humain, demande à être reçu. Ainsi commence le mystère de l'Incarnation.
Devant la Parole de Dieu transmise par son ange, la terre qui se laisse informer sans aucune résistance, qui sait se faire ignorante et rester disponible à l'impossible devient matrice du divin. Celle qui résiste, qui est déjà formée, se tarit à un niveau ou à un autre.
Ainsi de Zacharie. Dans sa démarche d'homme qui agit pour aller vers Dieu, il est, avec son épouse, irréprochable.
- « Tous deux étaient justes devant Dieu et ils suivaient tous les commandements et observances du Seigneur d'une manière irréprochable. Mais ils n'avaient pas d'enfants parce qu'Élisabeth était stérile et ils étaient tous deux avancés en âge. » (Lc 1, 6-7).
Et pourtant le couple est stérile. C'est au cœur de sa démarche de prêtre, dans son action très structurée et sans faille d'offrir, selon les rites prescrits, l'encens qui monte, que Dieu descend le visiter en la forme de son ange.
- « Suivant la coutume du sacerdoce, il fut désigné par le sort pour offrir l'encens à l'intérieur du sanctuaire du Seigneur… Alors lui apparut un ange du Seigneur, debout à droite de l'autel de l'encens. » (Lc 1, 10-11).
Mais celui qui fait tout parfaitement pour aller vers Dieu, sait-il aussi ne plus rien faire pour Le recevoir ? Là, au moment de reconnaître la Parole divine, de se faire ignorant et de se laisser in-former, quelque chose intervient entre Dieu et lui ; il doute devant l'impossible humain du message et demande un signe pour croire, autre que la présence de l'ange. Peut-être est-ce parce qu'il est vieillard, qu'il est trop formé, que son savoir de prêtre est devenu lettre morte et que son zèle codifié ne laisse aucune place à l'imprévu de l'agir divin. Il inter-vient et son doute comble l'espace où, en lui, pouvait s'épanouit le Verbe de Dieu.
À l'instant précis où il doute et refuse de se faire écoute du Verbe qui recrée à chaque seconde et, à chaque seconde, est le NOUVEAU, l'ENFANT, la lettre en lui se tarit et la fonction parole se fige.
- « … tu vas être réduit au silence et tu ne pourras plus parler jusqu'au jour où cela se réalisera, parce que tu n'as pas cru à mes paroles qui s'accompliront en leur temps. » (Lc 1, 20).
N'ayant pas su recevoir, il ne peut plus émettre, car toute l'activité humaine dans son mouvement vers l'extérieur, y compris la parole, est d'abord – et presque simultanément – un mouvement d'accueil. Si la porte d'entrée de l'oreille se ferme, qui peut être écoute intérieure ou extérieure, se ferme aussi la porte de sortie du langage articulé. Quand Zacharie rentrera dans l'Écoute en se faisant l'interprète de la volonté de Dieu, la parole lui reviendra sous la forme magnifique de la prophétie, ce lieu du langage où la parole humaine n'est plus que le souffle divin incarné en mots, où l'homme, dans un non-agir total, se prête à Dieu.
- « Il demanda une tablette et écrivit ces mots : “Son nom est Jean”, et tous furent étonnés. À l'instant sa bouche et sa langue furent libérés et il parlait, bénissant Dieu. » (Lc 1, 63-64).
- « Zacharie, son père, fut rempli de l'Esprit Saint, et il prophétisa… » (Lc 1, 67).
À l'encontre de Zacharie, Élisabeth et Marie se sont remises totalement entre les mains de l'annonce pour se laisser modeler par elle (cf. Mt 1, 20 ; 2,13 et 19). La Parole in-formatrice qu'est le Verbe a fait de leur corps, chacune à son niveau, des vases du Divin. Elles ont ouvert l'Incarnation. Leur écoute parfaite est non-agir, mais aussi leur attente, celle que vit toute future mère devant le fruit qui se construit à l'intérieur de son corps. Miracle de la Vie qui prend forme en elle et se nourrit de sa sève, mais dont elle n'est que le lieu.
À côté d'Élisabeth et de Marie ces deux êtres féminins qui sont peut-être ontologiquement plus disposés à l'écoute, il y a Joseph, l'humble charpentier, vide de tout savoir écrit et en contact direct avec un matériau appelé à accepter le changement de forme sous sa main d'artisan.
Il a pour mission de veiller sur les corps de Jésus et de sa mère, pour que les Écritures deviennent Vie. À trois reprises[3] il reçoit la visite de l'ange porteur d'un ordre précis, et chaque fois, sans aucune question, sans aucun étonnement, il se fait l'interprète sur terre du vouloir divin.
Le texte, dans sa forme, semble couler d'un flot continu du message à son exécution comme si le vouloir de la terre, à travers Joseph, épousait le vouloir du ciel descendu jusqu'à lui. Or, c'est à chaque fois, dans un songe, pendant son sommeil – lieu du non-agir par excellence – que Joseph est visité. La différence avec Zacharie, visité au cœur d'une activité de veille très structurée, est sans doute significative.
Après les personnages, un paysage va nous parler du non-agir : le désert. Nous y voyons Jean-Baptiste y vivre et y fortifier avant de paraître en public.
- « Il grandissait et son esprit se fortifiait et il fut dans les déserts jusqu'au jour de sa manifestation en Israël. » (Lc 1, 80).
Nous y voyons semblablement le Christ Jésus y préparer sa vie publique.
- « Jésus, rempli de l'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était dans le désert[4] conduit par l'Esprit pendant quarante jours. » (Lc 4, 1).
Aucune activité extérieure ne s'y déploie, sauf la marche régulière vers les points d'eau, et il est en cela le lieu du repos où se source toute action, qui retournera elle-même au repos. Il est le premier temps de cette pulsation continuelle qui fait battre le cœur de l'univers et celui de l'homme.
Dans le cycle des saisons le désert de l'hiver prépare l'efflorescence du printemps qui retournera à l'hiver. Dans la respiration, le désert de l'expir est la condition du retour de l'inspir qui retournera à l'expir.
Dans le nychtémère, le désert des ténèbres et du repos rythme le temps de lumière et d'activités extérieures qui retourneront aux ténèbres.
Il n'est donc pas étonnant d'y voir Jean-Baptiste et Jésus y séjourner à l'aube de leur vie publique.
Le désert est aussi le lieu du vide extérieur invitant les sens à jeûner de toute la pétillante diversité des sons, des images, des saveurs, qui risque d'éparpiller le Désir en une multitude désordonnée de désirs et d'activités extérieures, fractionnées au service d'une satisfaction immédiate. L'homme s'y dénude, s'y recentre en lui-même et s'y prépare à redevenir cette immense Oreille à l'écoute de l'essentiel, qui fera de lui une Voix, un Verbe.
- « Je suis la Voix de celui qui crie dans le désert » (Jn 1, 23).
Tel est Jean-Baptiste, l'homme du désert.
C'est la chambre obscure et close de la prière, lieu entre tous d'où l'humain, avec ses créations infatigables, s'est retiré. C'est la porte par où Dieu entre pour que l'homme total, chair in-formée par l'Esprit, se fasse.
Étendue de terre stérile – quand elle veut se suffire à elle-même et qu'elle ne se laisse pas traverser – le désert est aussi, quand l'eau le féconde, le lieu de l'Oasis et du déploiement exubérant de la vie. Il est alors tel le chaos originel acceptant la vibration du Verbe.
C'est enfin à cette page blanche des débuts que Jean-Baptiste invite les Juifs à revenir en leur proposant d'effacer par le pardon ce qu'une action déviée[5] de son but a pu dériver en eux. Revenir au lieu d'avant l'action déviée et mettre fin aux prolongements continuels de celle-ci. Son enseignement est à l'image du lieu où il s'est élaboré. L'agir auquel il invite l'homme est un effacement, un évidement, une préparation à accueillir. Se refaire cette étendue vierge et dorée d'avant la possession, d'avant le savoir, d'avant le délire des sens, cet espace évidé d'où l'humain s'est retiré, ce pur Désir tourné vers l'Essentiel, cette attente qui ne sait ni le temps ni l'heure et qui est chemin, large et libre, pour l'Ad-venir divin, l'Incarnation.
- « Aplanissez le chemin du Seigneur » (Jn 1, 23).
Ainsi, avec le temps de l'Avent, nous voyons déjà se dessiner le double mouvement qui structure toute vie spirituelle. La nativité sera le lieu où les pas du divin et les pas de l'humain vont se rencontrer dans l'enfant, symbole lui aussi du non-agir, et dans son signe, l'Étoile.
LE NON-AGIR DANS LA VIE SUR TERRE DU CHRIST JÉSUS
L'étoile brille pour indiquer le lieu où un enfant, formé dans des entrailles qui, selon les lois de la maternité humaine, ne pouvaient pas le recevoir, à une heure qui n'est pas celle de l'activité humaine, dans un lieu qui n'était pas prévu pour une naissance humaine, est descendu du ciel. Elle se dessine à partir d'une double direction : l'humain va vers Dieu. Par une ascèse quotidienne et exigeante il s'élève du plan de la terre et c'est dans ce lieu qui monte, à l'intérieur du triangle de la terre, que le triangle de la Révélation divine descend pour rencontrer l'humain chez lui dans un immense imprévisible, et créer cet espace commun au centre de l'étoile qui est l'amour et qui est l'Incarnation.
C'est dans une mangeoire[6] destinée aux animaux et non dans un berceau de roi avec les insignes de son autorité, que l'enfant trouve une place, comme s'il se faisait nourriture au service de la croissance et de la transformation, passant par le plus humble de notre aspect-terre, l'animal.
Toute l'action sur terre de Celui que Jean désigne comme "l'agneau de Dieu", action souvent retentissante par les effets visibles et immédiats qu'elle déclenche, et concentrée en un petit nombre d'années, est tissée à partir de l'entrecroisement de deux fils qui mettent en évidence que son point de départ, comme son point d'arrivée, échappent à celui qui pose l'acte extérieur. Ainsi dans les miracles.
De ces deux fils, l'un est signalé par l'expression souvent répétée :
- « pour l'accomplissement des Écritures »
ou bien :
- « ce n'est pas moi qui agis, c'est le Père qui agit. »
Il met en évidence que le choix et le déclenchement de l'acte n'appartiennent pas à celui qui agit.
L'autre est signalé par l'expression :
- « pour la glorification du Père ».
Il met en évidence que ne lui appartiennent pas non plus les fruits de l'acte. À l'intérieur de ce détachement des fruits de l'acte se situe aussi l'appel à la discrétion, que le Christ sollicite presque toujours de celui qui a été guéri.
À Cana, sollicité par une intervention de Marie émue par le manque de vin, il repousse nettement la demande de sa mère comme si le désir de celle-ci venait interférer entre lui et cette force qui agit à travers lui dont il se fait serviteur en tout.
- « Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit : “ils n'ont pas de vin” » mais Jésus leur répondit : “Que me veux-tu, femme ? mon heure n'est pas encore venue.” » (Jn 2, 4-5).
Ce "faire" lui-même, concentré dans le temps d'une parole ou d'un geste, est réduit à presque rien, surtout si l'on met en parallèle l'effet instantané du miracle avec toute l'activité humaine qui s'est déployée sans résultat jusqu'à l'instant de la guérison miraculeuse.
Ainsi dans le miracle de la guérison de la femme souffrant d'hémorragie :
- « Il y avait là une femme qui souffrait d'hémorragie depuis douze ans. Elle avait dépensé tout son avoir en médecins et aucun n'avait pu la guérir. » (Lc 8, 43).
Dans ce miracle, le geste de la main qui accompagne si souvent les guérisons est absent. Il est remplacé par un simple ressenti. Le miraculeux agir du Christ semble se faire complètement à son insu : une sensation seule l'en informera, son attention étant retenue par une autre guérison pour laquelle il est ouvertement sollicité. La femme s'avance par derrière et touche la frange de son manteau. Sa guérison est instantanée. Qui l'a guérie ?
Le Père qui agit par l'intermédiaire du Fils. Celui à qui le Fils permet de continuer l'œuvre de la création en acceptant d'être le lieu infiniment connaissant et consentant de cette action à travers lui.
- « J'ai bien senti qu'une force était sortie de moi. » (Lc 8, 46).
La parole qui, avec le geste, marque dans la plupart des miracles le déclenchement de la guérison en étant canal de l'Énergie divine, ne vient ici qu'après, pour constater ouvertement, et réconcilier la femme avec l'impromptu de son attitude.
- « Ma fille, ta foi t'a sauvée, va en paix. » (Lc 8, 48).
Ce non-agir dont le Christ est le vivant exemple, il le demande à ses apôtres dans la formule dont il use pour les appeler : « Suis-moi ».
Ces simples mots prolongent l'attitude qui a été demandée aux personnages de l'Avent.
« Suis-moi », c'est-à-dire : « Cesse d'intervenir. Mets simplement tes pas dans les miens, mets tes pensées dans les miennes, mets tes choix dans les miens. Laisse-toi inspirer. »
Il n'est pas d'épisode qui nous parle plus du non-agir que la mort du Christ et les circonstances où elle s'est déroulée. Circonstances d'autant plus révélatrices que le Christ savait et que, malgré cela – ou peut-être à cause de cela – il s'est laissé faire, s'en remettant une dernière fois au vouloir divin. Vouloir dont il avait toujours été la parfaite expression.
Il s'est laissé accuser sans se défendre.
Il s'est laissé livrer par Judas.
Il s'est laissé conduire au Golgotha.
Il s'est laissé mettre à mort.
Mais aussi, et en cela,
Il s'est laissé glorifier.
Il a laissé la blessure toucher tous les niveaux de la nature humaine en lui. La chair en lui a été blessée jusqu'à la mort, mais aussi l'être psychique, méconnu par ses compatriotes, trahi, livré ou abandonné par ses plus fidèles amis. Il fallait qu'il entre dans le lâcher prise total de la forme physique qu'est la mort pour que se fasse la Transformation, pour que ce corps, passant sur terre, qui avait été lieu de passage du divin, infiniment conscient et consentant de la présence du ciel en lui, puisse être identifié complètement à ce qui le traversait. Celui dont l'action sur terre avait toujours été conduite pour la gloire du Père, est glorifié. Il devient Gloire. Le vase ne se brise pas pour libérer l'âme prisonnière du corps ; il est transformé par Ce qu'il contenait en cela même qu'il contenait. C'est pourquoi les disciples trouveront le tombeau vide au matin de Pâques.
À l'image de celle du Christ, toute chair est appelée à se vivre comme vase de l'Infini immergé dans l'Infini, berceau de l'Infini bercé par l'Infini et trans-formé en Lui.
Le corps de la mère de Jésus qui a été, sur le plan concret de la maternité et à l'intérieur de l'Énergie trans-formatrice du symbole, le premier vase du divin, a été élevée dans le ciel avec elle. Marie n'a pas connu la mort au sens habituel où nous la vivons, et il n'est pas interdit de penser que nous sommes, nous aussi, appelés à la vivre autrement.
LE NON-AGIR COMME ENSEIGNEMENT ORAL DU CHRIST.
L'existence du Christ sur la terre dans son déroulement dans le temps est aussi l'archétype de toute vie spirituelle, modèle et énergie inhérente à ce modèle pour sa réalisation. Les grands événements qui en marquent les étapes extérieures sont aussi des états de consciences qui peuvent être des vécus quotidiens. La conversion est un geste intérieur, un retournement de soi vers Soi[7] pour voir, entendre, recon-naître et se laisser transformer car le Fils ressuscité dans la gloire est le devenir de chacun d'entre nous. Toute l'action humaine demandée par le maître est dans cette recon-naissance et dans ce qui la prépare, là où les chemins à aplanir sont autant chemins de pensée que chemins de chair.
« Il faut qu'il grandisse » : c'est l'homme relié à Dieu par la conscience de sa filiation. Et cette conscience inclut ce ressenti subtil donné par les sens dans l'espace d'un corps et d'un mental évidés où le désert s'apprête à refleurir, fécondée par l'Eau Vive de la Parole. Dans cette clarté de vision l'homme se laisse agir par l'Énergie de Trans-formation contenue dans la Parole, il se laisse trouver.
« Et que moi je diminue » (Jn 3, 30) : c'est l'homme qui se vit comme un centre séparé et qui cherche à se remplir lui-même. Dans cet obscurcissement il se perd lui-même dans son agir exclusivement humain.
Par le Christ, Verbe incarné, Dieu se révèle[8], se dévoile. Le Ciel descend vers la terre porteur d'une Bonne Nouvelle. Montant de la terre vers le Ciel, la réponse de l'homme se situe simplement au niveau d'un geste intérieur : la recon-naissance. Il reconnaît le divin en lui et en toute créature. Et, dans l'instantané de cet état de conscience, il devient ce qu'il est déjà : Fils à l'image du Père. Son action devient sacrifice. Vision et Parole essentiellement, elle dévoile et rend divin. Alors le vin chante dans les jarres de Cana et réjouit les invités au festin de noces.
Pour changer comme lui, en nous et en toutes choses visibles, l'eau en vin, le Christ nous demande de le suivre. « Suis-moi » demande-t-il simplement à ceux qu'il appelle dans la vibration particulière de leur nom. Et, quand les apôtres interrogent pour savoir où il habite, il leur répond : « Venez et vous verrez » (Jn 1, 39). Acceptant de le suivre, ils entrent dans la vision transformatrice.
- « Ils allèrent donc et ils virent où il demeure et ils demeurèrent auprès de lui. »
Ce qui signifie qu'ils ont accès au Royaume intérieur de la Rencontre.
Dans son spectacle, par un glissement de lettres extrêmement riches, Henri Tisot résumait d'une façon merveilleuse ce contenu du message :
- « Suis-moi, sois-moi. »
Car l'essentiel de l'action qui est demandée à l'homme se situe à : CROIRE.
- « L'œuvre de Dieu, c'est de croire en celui qui m'a envoyé » (Jn 6, 29).
Croire que le message apporté par l'homme Jésus est la Parole de Dieu. C'est une Bonne Nouvelle car à ceux qui accueillent ce message est donné la possibilité d'une rencontre immédiate avec Dieu. Dans cette rencontre est la Royauté intérieure, la Vie éternelle.
- « Mon enseignement ne vient pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé » (Jn 8, 42).
- « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, Toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17, 3).
La FOI contient en elle la trans-formation – comme le montre l'étymologie du mot recon-naissance : naître avec, une nouvelle fois – et dans ce mouvement de trans-formation, elle est l'ESPÉRANCE. Quand elle est regard porté sur le monde extérieur, elle est l'AMOUR qui est recon-naissance, en l'autre, d'une commune participation au divin et don du divin à cet autre par la trans-formation opérée par le regard de FOI. L'AMOUR rayonne depuis le centre de l'Étoile où se rencontrent l'humain et le divin dans le dessin des deux triangles, dans ce lieu qui est aussi le centre de la Croix et qui, dans une autre tradition, est le cœur de lotus matérialisant par des lignes l'ouverture du chakra du même nom.
Les préceptes que nous laisse le Christ sont comme des marches qui nous conduisent à l'entrée de cet état de conscience qu'est la Vie Éternelle. Ils sont là pour nous aider à nous ouvrir à ce qui est déjà en nous, à nous laisser trans-former, dans un immense lâcher-prise, en et par Lui, dans la joie d'une rencontre destinée à être quotidienne.
Il appelle l'homme à se renoncer, à se mourir à lui-même.
« Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même…
Quiconque perd sa vie à cause de moi l'assurera » (Mt 16, 24-25).
Ce n'est ni de la mort du corps, ni de l'étouffement des dons, ni du refus des biens matériels qu'il parle, mais de ce mouvement égocentrique qui pousse l'homme à se prendre pour source de lui-même, qui le coupe du Créateur, du Désir, de la force de nostalgie qui le reconduit à la maison du Père et l'entraîne à éparpiller son Être dans des créations extérieures, à faire des exigences de la matière – dans sa vie corporelle et mentale – un absolu qui va l'enfermer du même coup dans les limitations du monde de la matière.
Son agir devient alors course effrénée loin de lui-même. Tandis que la chair qui se sait habitée par le dessein du divin se prépare à recon-naître ce nom à l'intérieur de chacune de ses cellules, nom qu'elle entend dans un appel secret, est comme la graine habitée par le dessein de l'arbre. C'est en éclatant ses limites de graine, c'est-à-dire en se renonçant à elle-même, qu'elle devient l'arbre qu'elle Est et en lequel elle accepte de se trans-former. Elle a contenu et reconnu l'arbre, l'arbre la contient encore, qui déploie ses branches infinies et réjouit tous les oiseaux du Ciel.
Dans le sermon sur la montagne,
« Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des Cieux est à eux ;
Heureux ceux qui ont faim et soif de justice… » (Mt 5, 3 et 6).
Le Christ invite à l'ignorance, à la faim, à la soif de tout ce que l'homme ne peut se donner seul à lui-même malgré la démultiplication de son agir extérieur, à l'humilité qui est la vertu de la terre dans sa nudité mais aussi dans son extraordinaire richesse. Il demande ces expériences du vide d'où naît le Désir, ces espaces de dépression où s'engouffre le Divin, ces béances de l'ignorance qui appellent la con-naissance, ces attentes ouvertes de la terre où la graine pourra germer. Ces jeûnes de nourritures diverses, il les rattache toujours à la prière qui est reliance au divin, et à la vigilance[9] car l'homme est rapide à se croire capable de se laisser combler lui-même par lui-même, son mental à s'étourdir de ses créations rebondissantes, et sa chair à oublier le message d'infor-mation. Le Christ lui-même, après la multiplication des pains, sachant qu'on allait le faire roi, se retire dans la montagne[10].
Il nous recommande, par-dessus tout, la prière qui est ce lieu où l'agir humain se dépose entre les mains du Maître-Poète[11] pour se suspendre ou bien se laisser inspirer. Celle qui nous a été laissée, le Notre Père, prend pour modèle la confiance de l'enfant, incapable d'assurer seul sa subsistance, qui glisse sa main dans celle de celui qui lui a donné – et continue de lui donner – la Vie.
– Elle affirme la filiation divine.
– Elle appelle un pain de croissance qui, plus que le pain extérieur, est donné à celui qui, comme le Christ, se met humblement à l'écoute de la volonté de Dieu sur lui et accède, dans sa vie manifestée, au Royaume.
- « Ma nourriture c'est de faire la volonté de mon Père. » (Jn 4, 34)
Il est une autre forme de prière à laquelle le Christ nous convie souvent : la prière de demande.
Non intégrée au cœur de cette attitude profonde où l'homme, dans une immense confiance, coule son vouloir dans le vouloir divin, elle peut être servante d'un agir séparé.
Pourtant le Christ, à de nombreuses reprises, insiste :
« Demandez, on vous donnera ;
Cherchez, vous trouverez ;
Frappez, on vous ouvrira. » (Mt 7, 7).
Saint Jean, dans son insistance, est plus clair :
- « Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous l'accordera » (Jn 15, 16).
La prière de demande est intrinsèquement liée à la prise de conscience, par l'homme, de son état de Fils de Dieu, à la trans-formation en cet état au moment même de la prise de conscience, et à l'héritage divin dans lequel il entre instantanément au titre de Fils.
Dieu seul EST. Comme tel, il est source, Créateur. Il crée par plénitude d'Être, par le rayonnement inhérent au JE SUIS qui est son Nom.
Il crée en nommant, et ce nom porte le dessein en devenir de l'homme ou de toute créature manifestée. Quand l'homme se ré-installe dans l'écoute de son Nom, de la parole originelle où est incluse toute sa filiation, quand il se laisse conduire par le désir pur de devenir ce qu'il Est, alors lui sont donnés les mots, comme les instruments de son accomplissement.
La prière de demande est écoute, elle est aussi regard où le Fils rencontre le regard du Père et où ils se reconnaissent, car le regard du Père porte en lui l'accomplissement du Fils. Le dessein de Dieu se dit et se laisse voir dans le murmure dansant que le Souffle installe à l'entrée de la grotte secrète. L'homme se fait relais. Par le Souffle qui le traverse et qui se sonorise en son être de chair, il redonne au Souffle, sous la forme de mots, ce que le Souffle lui a donné et le processus se continue, jusqu'à l'émergence, dans le monde physique, de la plénitude d'abondance du Royaume.
C'est pourquoi sa demande est, au même instant, remerciement, c'est pourquoi elle se situe hors du temps.
« Quand vous demandez, remerciez comme si vous aviez déjà reçu » car son objet est déjà là, présent dans le Royaume d'Abondance sous toutes ses formes qu'il n'a pas à conquérir dans un agir extérieur, mais à réaliser dans un état de conscience, dans une vision, dans un non-agir. Il est tel le fils prodigue – de dépenses extérieures – qui revient à la maison du Père, la brebis perdue qui revient vers le berger dont à nouveau elle connaît la voix. Une immense fête, un débordement de joie les accueillent.
Comme les cieux, en reflétant les merveilles de Dieu, les racontent à la terre, ainsi l'homme, à l'écoute de la plénitude du Royaume, répète par les mots sacrés de sa prière, cette plénitude à la terre, et la terre la chante dans tous les lieux de la manifestation.
Elle la chante dans le pain multiplié ;
Elle la chante dans la pêche miraculeuse ;
Elle la chante dans les yeux décillés de l'aveugle ;
Elle la chante dans la langue déliée du bègue ;
Elle la chante dans les membres dansants du paralysé.
Le non-agir que le Christ a vécu et nous a enseigné est une invitation pressante à nous détourner d'un agir de possessions extérieures et de satisfactions immédiates, c'est-à-dire d'un agir séparé qui se prendrait à son propre piège – et lui-même s'est détourné à plusieurs reprises de la royauté extérieure[12] – mais il n'a rien à voir avec la privation ou le manque.
Dans le désert, tenté par le diable à la suite de quarante jours de jeûne, il s'est détourné du pain, des royaumes, des actions d'éclat que celui-ci lui offrait[13], mais c'est en affirmant que sa nourriture – c'est-à-dire la source de toute croissance et de toute joie – était dans l'accomplissement du vouloir divin sur lui[14].
Le Christ, en nous, porte sa Croix, mais sa Croix le porte. En lui laissons-nous porter et entrons dans cette dynamique joyeuse de vie dont la Croix, axe de la roue du soleil, est le symbole.
[2] Luc 1, 11 : annonce à Zacharie de la naissance de Jean ; Luc 1, 27 : annonce à Marie de la naissance de Jésus.
[3] Mt 1, 20 ; 2, 13 ; 2, 19.
[4] Pour Jean-Baptiste, le mot est au pluriel et pour le Christ il est au singulier. Le pluriel fait peut-être plus référence à un paysage extérieur et le singulier à un paysage intérieur.
[5] C'est le sens, en grec et en hébreu, du mot "péché".
[6] Luc 2, 4.
[7] Le mot grec métanoia ("changement d'attitude") le montre
[8] Révélation veut dire : "action d'enlever le voile".
[9] « Jeûnez et priez » ; « Veillez et priez ». Ces formules sont très présentes dans le texte.
[10] Jn 6, 12
[11] Le nom "poète" est formé sur la racine du verbe "faire".
[12] « Jésus, sachant qu'on avait l'enlever pour le faire roi se retira à nouveau seul dans la montagne » (Jn 6, 12)
[13] Mt 4, 1-11.
[14] « Ma nourriture c'est de faire la volonté de mon père » (Mt 4, 3 sq.)