Par Jacques Breton : Vivre au quotidien sa spiritualité
Pour Jacques Breton à qui ce blog est dédié, La spiritualité occidentale souffre d’être trop vécue d’une manière désincarnée. La découverte du zen japonais lui a permis de moins séparer le corps et l'esprit. Dans cet article il donne des pistes pour une nouvelle approche de la vie spirituelle.
Cet article est paru dans la Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/Février 1985 (cf. Revue 3e millenaire)
Vivre au quotidien sa spiritualité
Par Jacques Breton
La spiritualité occidentale souffre d’être trop vécue d’une manière désincarnée. Cette lacune est la conséquence d’une trop grande séparation entre le corps et l’esprit. Ceci est ressenti très fort à notre époque où la civilisation urbaine, le progrès technique, le développement des mass-médias… ne facilitent guère le recueillement, le silence intérieur. A ceci s’ajoute, la détérioration du milieu familial qui donne naissance à des personnes psychiquement fragiles. Ceci oblige à modifier l’ascèse traditionnelle pour s’adapter à cette situation et trouver de nouvelles approches de la vie spirituelle. C’est le sens de mon travail.
Dans une perspective didactique, trois niveaux d’approfondissement peuvent être distingués, bien qu’en réalité ils ne fassent qu’UN. Ainsi peut-on voir dans ce travail du quotidien :
L’INTÉRIORISATION[1]
Dans la civilisation présente, l’homme vit à l’extérieur de lui-même et a beaucoup de mal à se recueillir : le silence lui fait peur.
Toute la civilisation occidentale, par sa forte urbanisation, son industrialisation intensive, le développement des moyens de communication, amène l’homme à aller chercher à l’extérieur de lui-même ses racines, ce qui le constitue en propre, ce qui le fait exister. Dans cette situation, il est animé de désirs qui restent toujours inassouvis. Son besoin d’avoir toujours plus ne peut le satisfaire. Cette quête permanente de l’homme est sans fin : au lieu de l’aider à se réaliser, elle l’entraîne dans une fuite en avant qui ne peut lui permettre réellement de vivre ou d’exister. En fait, la « vraie » question pour l’homme est : COMMENT vivre avec ses désirs ? Car cette quête, ce désir de bonheur de l’homme fait partie intégrante de son essence. Mais comment sortir de la contradiction, vivre au cœur d’un désir jamais assouvi et être heureux ?
L’homme n’est lui-même que s’il puise en lui tout ce qui lui permet d’être, d’exister tout en étant relié à l’extérieur de lui-même. C’est au niveau de cette contradiction fondamentale que s’exerce dans le quotidien l’homme à la recherche de sa vraie vie. Cet exercice dans le quotidien nécessite un long cheminement et ce cheminement représente le sens de mon travail actuel.
S’interroger est un travail difficile pour l’homme contemporain qui vit trop souvent au niveau du mental, des idées, des images, des idéologies, du sentiment. Dans ce bain culturel de l’Occident cela exige une véritable « conversion ». Les causes de la nécessité de cette conversion sont diverses. Les progrès techniques bien qu’ils aient des bienfaits, provoquent le confort et l’installation. Par ailleurs, l’homme attend d’avantage des progrès de la science, l’amélioration de sa condition humaine, que de sa propre transformation. D’où l’illusion que le développement des différentes techniques, physiques, sociales, médicales va seul créer le bonheur de l’homme alors qu’il ne fait qu’y contribuer. De là vient l’importance donnée non aux maîtres spirituels, mais au pouvoir politique, syndical, au corps médical… seuls capables à ses yeux de défendre sa sécurité, son intégrité, son développement humain. Cette marche en avant de la civilisation industrielle fait croire à l’homme qu’un jour tous ses problèmes, ses difficultés, ses angoisses, ses désirs seront résolus par des moyens extérieurs à lui.
De plus pour exister dans ce monde souvent inhumain et en crise, l’homme doit lutter, souvent s’imposer par la force et rechercher la rentabilité, l’efficacité. Aussi ne sait-il plus faire retour sur lui-même, prendre le temps de se retrouver.
D’une façon générale, l’homme a peur de lui-même tant il sent sa fragilité, sa faiblesse, et l’homme plus que la femme car il est plus vulnérable sur le plan affectif. Alors il se fuit lui-même pour se réfugier dans l’assouvissement de ses plaisirs, dans l’esthétique, dans des constructions imaginaires et fictives, le plus souvent dans l’activisme ou dans de grandes synthèses idéologiques.
L’exercice d’intériorisation, on le comprend, remet en question sa manière de vivre, son mode relationnel. D’où les difficultés à se rencontrer, à être présent, à vivre un vrai silence.
En quoi consiste cette conversion à l’intériorisation ? L’homme puisant sa force, sa vitalité, sa science, son art au niveau de son mental, de ses sentiments, de sa sensibilité, de ses instincts, risque soit de s’identifier à ses idées, ses sentiments, ses états psychiques, soit de refouler toute une part de lui-même. De toutes façons, il ne peut être tout entier dans ce qu’il fait et ce qu’il est.
S’interroger consistera à ne plus se tenir à ces niveaux, mais à les quitter pour descendre au cœur de lui-même en son être profond et y retrouver le vrai dynamisme. Mais comment descendre dans cette profondeur où intuitivement nous nous sentons vivre en vérité ? Comment s’ouvrir à cette source de vie et de lumière qui nous permet d’exister réellement ? Comment atteindre ce centre qui seul peut nous unifier, nous rassembler nous faire être dans notre totalité ?
La sagesse orientale va répondre à cette attente. Grâce aux communications actuelles et aussi au Concile Vatican II, un barrage est levé. Il faut bien dire qu’auparavant toutes ces religions orientales étaient assimilées au paganisme qu’il fallait combattre, détruire pour laisser la place à la seule « vraie » religion, le catholicisme.
Une étape historique extraordinaire est en train de se réaliser : nous pouvons bénéficier de l’enseignement de l’Orient, de même que l’Orient peut bénéficier de l’enseignement de l’Occident. Pendant des siècles, l’intériorisation est restée l’esprit même de la civilisation orientale. Et cette dernière nous apporte la redécouverte d’une manière de faire, qui reste « vraie » pour tout être humain quel que soit le halo de couleurs dont l’entoure sa civilisation et sa culture.
Pour et dans le cheminement vers l’intériorisation deux grands moyens s’offrent à l’homme : la posture et la respiration. En effet, le corps et l’esprit ne font qu’UN, et toutes les fausses attitudes de l’homme se répercutent et se traduisent dans son corps. C’est ainsi que l’homme sans confiance se présente les épaules tombantes et fermées vers l’avant. Toute correction de cette attitude aura une influence sur son état psychique et spirituel. L’exercice d’intériorisation exige de l’homme qu’il retrouve son « centre » dans une posture "juste" et par le moyen de la respiration.
La posture "juste" est d’abord celle qui le relie à la terre sur laquelle il vit pour s’enraciner, reprendre contact avec le réel dont la terre est le symbole vivant : « avoir les pieds sur terre ».
De là il vit sa verticalité qui lui permet de s’ouvrir au ciel pour retrouver sa vraie dimension d’homme à la fois terrestre et céleste (cf. Dürckheim : La double origine de l’homme). La colonne vertébrale est la véritable échelle de Jacob décrite lors du songe de celui-ci (Genèse 32). Le centre vital (le "hara") (cf. Dürckheim : Le Hara) va relier ciel et terre. Ce centre situé au niveau du bassin est à la fois un centre de gravité, une source d’énergie et une véritable matrice, le lieu de sa transformation. Le petit enfant vit naturellement dans son « hara » ce qui lui donne malgré son manque de musculature une stabilité et une énergie considérable.
Pour des raisons diverses – besoin d’extériorisation, affirmation de soi –, l’adolescent perd ce "hara". Il s’agit pour l’adulte de le retrouver pour être lui-même et de s’y tenir.
Cette posture "juste" va l’accompagner dans toutes ses activités quotidiennes, qu’il soit debout, assis, en marche, en train de manger, se laver ou exercer sa profession…
Mais c’est la prise de conscience de sa respiration qui va permettre à l’homme de redécouvrir le dynamisme de son centre vital. L’expiration consciente va lui permettre de ne plus se tenir aux différents plans superficiels, mais de lâcher prise, de quitter ces zones sans les refouler, ni rejeter idées, images, sentiments…, mais de laisser tomber tout ce qui lui passe par la tête ou dans le cœur, d’abandonner tout ce à quoi il s’est identifié ou trop attaché pour petit à petit descendre en lui-même.
Ce faisant il aura des difficultés à aller jusqu’au bout de cette expiration et entrer dans un vide intérieur. Mais c’est là que jaillira l’inspiration que petit à petit il accueillera en lui-même comme une source de vie nouvelle, de lumière, de force et d’amour.
LA CONNAISSANCE DE SOI[2]
Dans la vie spirituelle, il n’y a pas de connaissance de soi sans connaissance de Dieu. C’est ce qui faisait dire à saint Augustin au début des Confessions : « Que je te connaisse, Oh Dieu, pour que je puisse me connaître ». Mais aussi il n’y a pas non plus de vie spirituelle réelle sans connaissance de soi. Et il ne nous est possible de réellement connaître les autres, le Tout autre, que dans une connaissance de soi-même.
Par "connaissance", j’entends la connaissance entière visant tout l’être au-delà des apparences pour pénétrer jusque dans son mystère. Elle ne peut être d’ordre intellectuel – le rationnel ayant pour but d’abstraire de la réalité, l’idée, le nom qui permettra la classification – ni d’ordre sentimental qui ne saisit de l’autre que ce qui est bon pour soi. Elle est de l’ordre de l’Amour. L’Amour est ce dynamisme qui jaillit au cœur de l’homme, qui tel un courant, entraîne, draine toutes les facultés, les sens, les potentialités vers le but qu’il se propose. Or comment puis-je aimer l’autre, si je ne m’aime pas moi-même ?
L’amour de soi passe aussi par la connaissance, car aimer c’est s’ouvrir progressivement au mystère qui nous habite.
La difficulté que nous avons à nous connaître réside dans la difficulté que nous avons à accepter nos limites. D’emblée nous voudrions être parfaits, de fait, nous sommes ontologiquement appelés à la perfection, mais nous avons du mal à accepter l’idée d’une distance qui nous sépare de cette perfection, l’idée d’un cheminement vers… Plutôt que de nous exercer à cheminer, nous nous identifions à ce qui se passe… c’est-à-dire à tout ce qui est étape passagère et représente nos limites. Au lieu de dire « je suis », je dis « je suis bête »… Et ainsi tantôt nous nous fuyons, tantôt nous nous révoltons, tantôt nous démissionnons. C’est un peu la loi du tout ou rien.
Or se connaître, c’est d’abord apprendre à s’accepter. Mais l’homme ne peut s’accepter que dans la mesure où il a la certitude que tout est transformable et nouveau à chaque instant, à chaque respiration, par ce qui le fait Être. A ce niveau de son cheminement, l’homme se heurte d’une part au mur de son orgueil : « je m’en tirerai tout seul », d’autre part au mur de son fatalisme : « c’est comme cela, on n’y peut rien. » Ce mur est un véritable obstacle sur le chemin, un manque de foi en celui qui, à tout instant, le sauve, car l’homme à ce stade n’en a pas encore fait l’expérience.
S’accepter c’est prendre conscience en soi que tout peut bouger à tous les niveaux, c’est s’abandonner et s’offrir au changement pour que la transformation s’opère. En s’abandonnant petit à petit à cette transformation, l’homme prend conscience de ses fragilités, de ses failles psychiques intérieures, de ses limites. Mais la perception en lui de cette faille lui est ontologiquement nécessaire pour la percée de l’Être. Comme le dit saint Paul, « la puissance divine se déploie dans la faiblesse » (2 Cor. 12-9). C’est par l’acceptation de l’inacceptable qu’il s’ouvre vraiment à son être profond.
Pour poursuivre le chemin, la posture et la respiration servent de guide à l’homme. A travers elles, il apprendra à traverser les abîmes et à accepter ses failles et sa finitude. C’est alors qu’il pourra vivre ce qu’il est comme un cheminement : je suis ET je ne suis pas encore. Pas à pas, il apprendra à laisser naître en lui toutes ses potentialités plus ou moins refoulées et le corps en est le moyen d’expression. Expression de son être profond qui se manifestera, par exemple, à travers la méditation, le travail de l’argile, le dessin méditatif… tels que les fait pratiquer Graf Dürckheim. Et alors, écloront les grands symboles et archétypes par lesquels l’Être profond se révèle.
Par ce mode d’approche, la connaissance de nous-mêmes et des choses qui nous environnent ne reste plus superficielle. Ce qui est fondamental, c’est apprendre à se connaître en tant que RELIES et non comme en « en-soi », car nous somme RELIES à la terre, au ciel et c’est précisément cela qui nous permet de sortir de notre enfermement. Être relié à la terre (humus), c’est être humble, c’est accepter que la réalité soit ce qu’elle est, et croire qu’elle est transformable par Celui qui Est.
Se connaître soi-même, c’est se découvrir comme être VIVANT, c’est-à-dire en mouvement, au-delà de toute fixation idéologique ou autre. Se connaître, c’est lâcher prise, apprendre le détachement pour exister, non par ce que nous AVONS mais par ce que nous SOMMES.
Se connaître c’est découvrir l’autre pôle de nous-même. Chaque homme porte en lui un côté masculin et un côté féminin ce qu’on appelle en Orient le Yang et le Yin. Chez presque toutes les personnes un des côtés – ce que l’on désigne par pôle – se trouve enfoui dans l’inconscient. Chez l’homme se sera le pôle féminin que Jung nommera « anima » et chez la femme le pôle masculin appelé « animus ». Et l’homme par exemple tant qu’il n’aura pas découvert son anima la projettera sur une femme dont, inconsciemment, il en sera affectivement l’esclave.
Vivre l’autre pôle, c’est pour l’homme retrouver son intégrité en intégrant affectivité et sexualité.
Se connaître, c’est accueillir la vie en nous. Cette vie, c’est la Vie divine, la Grande Vie, qui seule peut nous combler, nous réaliser, faire ce que nous sommes. Comment l’accueillir si nous ne faisons pas le vide. Cette Vie étant sans comparaison avec notre petite vie, celle que nous avons reçue à notre naissance qui est limitée de tout côté, dans l’espace et le temps. Et nous y sommes attachés car c’est grâce à elle que nous existons. Pourtant elle doit laisser la place à l’autre. Cela ne se fait pas sans souffrance, ni mort à soi-même. Toutes les épreuves qui nous arrivent : maladie, échecs, ruptures de toutes sortes, pertes de nos biens, isolement, mort physique, sont autant de morts qu’il nous faut affronter pour nous ouvrir à l’autre Vie. Elles sont des passages nécessaires qu’il s’agit de reconnaître pour aller à l’autre Vie. Mourir pour devenir ce que nous sommes. « Meurs et deviens » comme le dit Dürckheim.
Simultanément, nous sommes RELIES aux Autres dans une dimension horizontale. Cette relation permet de nous reconnaître en tant qu’être social.
L’OUVERTURE UNITÉ[3]
Pour exister, l’homme a besoin de se « clore », comme en témoigne son départ dans la vie : le nourrisson mûrit dans un milieu clos « le sein de sa mère ». Devenu enfant, sa maturation se poursuit dans le milieu familial protecteur. Ce n’est que lorsqu’il est devenu adulte que l’homme peut se dégager du milieu protecteur et s’ouvrir alors à sa véritable dimension. Cette ouverture se fait progressivement, et l’homme passe par un cheminement à travers les structures religieuses qui lui fournissent les bases de sa vie spirituelle. C’est en se détachant intérieurement de ces structures qu’il trouvera la vraie vie, qui englobe et dépasse toutes les religions. Pourtant, la religion lui est nécessaire. Une ouverture trop immédiate, même si elle était possible, conduirait peut-être à la folie ou du moins à un très grand déséquilibre.
Petit à petit, il trouvera en lui des bases solides, des attitudes acquises, une liberté intérieure, un corps purifié. Ils lui permettront d’accueillir la plénitude à la Vie. La religion grâce à sa sagesse, ses rites, sa communauté, ses maîtres spirituels sera pour lui un milieu juste dans lequel il va pouvoir s’épanouir progressivement.
L’homme accompli et réalisé est celui qui EST, c’est-à-dire qui est tout. Ce dégagement de notre milieu « clos » ne se fait toutefois pas sans ruptures, sans souffrances, sans risques. Être soi-même, c’est s’accepter, se reconnaître différent des autres et donc seul.
Le travail d’ouverture se réalise au niveau du corps : s’ouvrir à la terre qui nous porte, pour en recevoir les énergies et prendre contact avec la réalité ; s’ouvrir, au ciel pour retrouver la dimension transcendantale ; s’ouvrir au niveau du cœur pour accueillir les autres et se donner… Mais de ce fait l’homme se rend très vulnérable… Le milieu dans lequel il se déploie est souvent hostile et émet des forces négatives. Normalement il s’en défend en prenant des distances par rapport, à lui, le plus souvent en se « cuirassant ». Dans la mesure où il s’ouvre et perd ses sécurités, il devient plus perméable aux vibrations et aux réactions de son environnement. Pour assumer cette vulnérabilité, il lui est nécessaire de puiser dans son centre vital, le « hara », la force intérieure et de lâcher là tout ce qui lui arrive de l’extérieur, qui l’atteint ou le blesse. Alors, il ne se laissera ni écraser, ni envahir. Au contraire, il réagira d’une manière juste.
Ainsi peu à peu, se manifeste spontanément et naturellement une attitude attentive d’accueil tant au niveau du cœur (poitrine) que du centre vital (hara, bassin).
Être soi-même consiste aussi pour l’homme à réunifier en lui toutes ses facultés, ses potentialités, ses perceptions, ses pulsions. Or notre civilisation pour son besoin d’efficacité, entraîne continuellement l’homme à s’extérioriser, et ce faisant, elle le désintègre. Par sa profession, l’homme vit au niveau du mental, de sa volonté propre… Il aura donc tendance à privilégier certains côtés de lui-même. Tout le reste, sensibilité, affectivité, sexualité, intériorité, sera très mal vécu et souvent refoulé. Cet état se traduit par des angoisses ou un sentiment de culpabilité. Un travail d’analyse et d’unification est donc nécessaire à l’homme afin que ses propres paroles, ses propres gestes correspondent à la réalité du sujet qu’il est.