Entretien avec Raimon Panikkar. En chacun de nous se joue le destin de l'humanité
L'homme est un microcosme. Donc en chacun de nous le destin de l'humanité se joue…
C'est en 2008 que Marc de Smedt avait rencontré Raimon Panikkar pour l'entretien qui figure ici. Cela se passait dans sa maison ermitage à Tavertet en Catalogne, sorte de nid d'aigle surplombant un magnifique paysage. Une rencontre émouvante avec cet homme, vrai humaniste moderne qui disait : « Mon aspiration ne consiste pas tant à défendre ma vérité qu'à la vivre ».
Raimon Panikkar se situe au confluent de l'Orient et de l'Occident. Professeur des plus prestigieuses universités à Harvard, à Mysore en Inde, à Girona en Espagne à laquelle il a légué toute sa fabuleuse bibliothèque, grand ami d'Henri le Saux et ayant contribué à la publication de ses livres, auteur de livres traduits dans le monde entier, parlant lui-même douze langues, ce qui lui a permis d'être l'un des piliers du dialogue interreligieux.
Cet article est paru dans la revue "Nouvelles clés", n° 57 de mars-avril-mai 2008[1]. Marc de Smedt avait fondé cette revue qui a changé de nom en 2010, devenant Clés, revue qui a fini de paraître en 2016.
En chacun de nous se joue le destin de l'humanité
Entretien avec Raimon Panikkar
CLES : Edgar Morin, dans son livre Vers l'abîme[2], vous cite en disant : « Nous sommes plutôt à la fin de l'histoire au sens supposé par Raimon Panikkar, penseur indien et catalan, pour qui nous devons reconsidérer les huit mille dernières années de l'histoire humaine pour nous demander si c'est bien là le destin de l'humanité. Ne peut-il y avoir quelque chose au-delà de l'histoire et, s'il y a quelque chose, c'est un nouveau commencement qui signifie recommencement. » Et vous dites, dans vos derniers livres[3] que notre civilisation est en train d'arriver face à un mur ou un ravin vertigineux qui, pour être invisible, n'en est pas moins réel. Comment ressentez-vous donc cette « fin d'un monde » qui est en train de se passer ?
Raimon Panikkar : Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une crise de plus. Nous sommes entrés dans LA crise. Tout nous y conduit : le pillage et la destruction de la planète, le double fait que l'espace vital a cessé d'être sacré et risque ainsi de n'être plus la demeure de l'homme, et que le psychisme de l'espèce humaine ne va bientôt plus supporter le rythme effréné de notre train de vie. Quelque part nous pressentons que notre civilisation risque d'être sans avenir. Certains impatients voudraient lancer des révolutions pour créer un monde nouveau. Cela ne ferait qu'ajouter de la destruction à celle qui est déjà en cours. Ce qu'il faut, c'est une transformation. Et la transformation est surtout une affaire spirituelle.
► Vous dites cela alors que le fanatisme religieux augmente ! Mais je sais que vous défendez la sagesse des spiritualités face au dogmatisme religieux...
R P : Pourquoi tellement de gens ne croient-ils pas au concept d'un monde intérieur spirituel ? Car ils ne croient pas en eux-mêmes. Je vais parler maintenant comme un Indien (rire) : si l'on découvre la divinité en soi-même, c'est- à-dire la dignité personnelle univoque, on découvre la transcendance qui nous habite et nous dépasse. Mais si je ne crois pas en moi-même, je ne peux comprendre cela. Il nous faut nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde. La transformation commence avec l'idée, déjà ancienne chez les Grecs et les hindous, que l'homme est un microcosme. Donc qu'en chacun de nous le destin de l'humanité se joue. Nous ne sommes pas seulement une monade plus ou moins séparée des autres. Tout est en relation avec tout : on ne peut pas isoler une chose du reste. Cela va évidemment à l'encontre de la science moderne qui veut toujours tout scinder et cataloguer : mais cet état d'esprit, en outrepassant son génie, nous a menés à la catastrophe. Il faut concevoir à présent une pensée holistique, qui relie tout à tout, chaque chose à chaque autre chose, car la réalité ne se laisse pas couper en morceaux. Mais pour avoir cette conception globale, il ne faut pas bêtement faire la somme de toutes les choses. Non, il faut créer une autre épistémologie, et pour réussir cela, on ne peut pas séparer la mystique de la raison. Ce divorce entre la connaissance et l'amour a commencé au XIIe siècle : or, connaissance sans amour, c'est calcul. Amour sans connaissance, c'est sentimentalisme. On ne peut pas bien connaître si on n'aime pas. On ne peut pas bien aimer sans connaître. Il faut à nouveau marier ces deux termes : c'est, me semble-t-il, l'une des espérances de notre temps.
► Rares sont les raisons d'espérer aujourd'hui...
R P : Le slogan du New Age : another world is possible, un autre monde est possible, peut certainement être discutable. Mais ce qui n'est pas discutable, c'est bien le fait que ce monde que nous avons créé va devenir impossible ! Revenons à ce que vous soulignez dans votre première question : l'histoire et sa finitude. L'histoire, c'est le mythe occidental par excellence : pour nous, quand une chose est historique, elle est réelle. Je vais vous raconter une anecdote. Il y a bien longtemps, en Inde, le hasard nous avait réunis à trois personnes : un hindouiste croyant en Krishna, un pasteur chrétien presbytérien et moi, théologien catholico-bouddhiste. Le pasteur riait, sans vouloir être méchant ni blessant, du mythe de Krishna l'amoureux, de son goût pour les jolies gopis, il plaisantait là-dessus et le comparaît à l'expérience absolue de Jésus. Moi, je devenais un peu nerveux en croyant que notre ami hindou allait s'offusquer : mais pas du tout, il riait au contraire avec plaisir de tout cela en compagnie du pasteur. En parlant ensuite avec lui je compris son point de vue : il pensait que Jésus était un personnage historique comme Napoléon ou Socrate. Mais pour lui le Krishna de son cœur était présent en lui et cela n'avait aucune importance qu'il soit critiqué, qu'il soit un mythe, ou qu'il ait une historicité quelconque. Chez nous, en Occident, tous les systèmes, même le christianisme, sont fondés sur l'historicité. Si un prêtre n'est pas le successeur historique des apôtres, il n'est pas légitime. En Inde, cette façon de voir n'existe tout simplement pas. C'est en cela que nous devons cesser de considérer les autres cultures comme des folklores : chaque culture est une façon de vivre et de comprendre le monde. Le colonialisme nie cela avec la croyance que nos conceptions sont la vérité plus ou moins absolue. La science, pour importante qu'elle soit, ne représente pas tout. Un fait scientifique semble équivalent à un fait réel. Mais c'est enfermer le réel dans nos concepts ! La réalité n'a pas besoin du sceau de la science ou de l'histoire pour exister. Nous sommes donc aujourd'hui dans la fin du mythe de l'histoire.
► Et vous croyez donc qu'une nouvelle spiritualité doit pouvoir émerger sur ces ruines ?
R P : Oui, celle de la transformation intérieure, celle du Christ intérieur, du Bouddha intérieur, du Dieu quel qu'il soit, intérieur. Avant de vouloir changer le monde, il faut changer le monde en soi-même. Là est le grand défi que nous avons à assumer.
► Mais comment apprendre, par exemple aux jeunes, à assumer cela ?
R P : Il n'y a pas de comment. Quand on veut apprendre à nager il faut aller dans l'eau !
► Toutefois, ne croyez-vous pas que des techniques, telles celles découvertes par l'Orient avec le yoga, le zen, le tai-chi... ou celles de la prière sous toutes ses formes, s'avèrent nécessaires pour se jeter à l'eau ?
R P : Oui, bien sûr, il faut apprendre les gestes de la nage. Ces techniques, qui font partie du patrimoine spirituel de l'humanité, sont une grande chance : elles vont opérer un nettoyage psychique qui permettra d'apprendre et de vivre le silence à l'intérieur de nous-mêmes. Car sans ce silence redécouvert en nous, on ne pourra rien, on ne pourra pas agir de façon juste. Nous sommes dans un moment de manque vital, un moment stellaire de l'humanité, comme disait Stefan Zweig. Nous nous rendons compte que nous ne pouvons pas continuer comme cela. Que ce soit du point de vue écologique, économique, social ou spirituel, nous ne pouvons pas continuer comme nous le faisons. Si l'Inde et la Chine avaient autant de voitures par habitant que nous, en deux ans l'atmosphère du monde deviendrait irrespirable.
► Mais vos réflexions, pour justes qu'elles soient, ne vont pas dans le sens du temps : ainsi en Inde, l'industriel Tata vient d'annoncer la conception d'une voiture, la Nano, à 1 700 euros, la moins chère du monde : en jeu, les 7 millions d'Indiens qui roulent, parfois à deux ou trois, sur leurs deux roues. Le marché indien de l'automobile devrait ainsi doubler d'ici 2010 ! Sans parler du marché chinois en plein essor lui aussi.
R P : Raison de plus : il faut donc trouver, vite, les moyens de changer. Changer de mentalité d'abord.
► Changer pour changer...
R P : En effet, il n'y a même pas besoin de pourquoi. Pourquoi aime-t-on sa femme ? Parce qu'elle est belle, intelligente, riche... Et le jour où elle n'est plus belle, intelligente, riche, on ne l'aimerait plus ? Non, on l'aime parce qu'on l'aime. Comme le dit joliment AngelusSilesius : la rose n'a pas besoin de pourquoi. C'est la grâce et la gratuité qu'il faut retrouver pour retrouver la beauté du monde et de la vie. Le changement en nous doit être radical pour redécouvrir un sens perdu.
► Je suis d'accord. Mais certains vont dire que vous êtes, que nous sommes, des idéalistes un peu coupés des réalités du monde.
R P : Je dois aller samedi parler à une table ronde à Barcelone autour du dialogue des religions, plus de cinq cent personnes se sont inscrites pour y assister, m'annonce-t-on. Cela prouve que les choses avancent tant soit peu. Chaque religion vit en accord avec son propre mythe et chacune d'elles, sans exception, recèle le pire et le meilleur. Pour dépasser le fanatisme et la fermeture inhérents à tout système clos sur lui-même, il faut créer du dialogue : mais celui-ci doit être vécu comme une communion dans le sacré sans laquelle aucune communauté humaine ne saurait exister. Le dialogue a en effet un noyau mystique qui n'apparaît pas immédiatement à la surface des rapports humains, mais qui est présent à l'intérieur de ceux-ci. C'est pourquoi j'aime beaucoup cette phrase que m'a dite un jour un sage africain : nous comprenons ce que tu as dit et ce que tu n'as pas dit !
► Vous vous définissez d'ailleurs à la fois comme chrétien, bouddhiste, hindou et laïc...
R P : Et séculier. Je n'aime pas le terme laïc.
► Séculier n'a plus beaucoup cours, c'est un vieux mot. Par contre, on parle beaucoup aujourd'hui du concept de spiritualité laïque.
R P : Ah, c'est très bien. Comme nous sommes aussi des êtres relationnels, nous cherchons à formuler notre foi, qui n'a pas d'objet, avec le langage de notre temps et de notre culture. Mais l'essentiel est de s'ouvrir à notre silence intérieur et à autrui. Sans la mystique pure, les religions deviennent des idéologies. En empruntant une voie médiane entre l'ancien et le nouveau, le dialogue rend possible une transformation créatrice des traditions historiques et des comportements. Mais il faut faire attention : dans le dialogue, tout est en jeu, il peut y avoir échange, conversion des idées, mais aussi risque de confusion.
► Quel conseil donneriez-vous aujourd'hui aux jeunes (et moins jeunes générations) ? De ne pas avoir peur ? De créer ? De lutter ?
R P : D'être sincères avec eux-mêmes. Et de se libérer de l'emprise de la technologie : ce qui n'empêche d'ailleurs pas de s'en servir. Mais il ne faut pas être soumis à la technique et à une société qui veut nous forcer à consommer : l'essentiel est ailleurs. Et si l'on n'est pas libre en soi, on reste prisonnier d'un système. La dernière longue lettre de Platon se termine par ces mots : Este su, Sois toi-même.
J'ai fait une expérience extraordinaire quand j'étais professeur à Harvard il y a une trentaine d'années, que je vais vous révéler ici, je ne l'ai jamais racontée. Pour l'examen du doctorat, après l'épreuve écrite puis orale, était prévue une discussion avec chaque professeur. Et un jour, j'ai fait une expérience en disant à chaque élève : Quelle est la note que tu mérites, d'après toi ? Voici mon stylo, tu inscris la note et je signe. Surprise des étudiants. Mais ils l'ont fait. Et tous, à une seule exception près, ce sont jugés plus bas que ce que j'aurais donné comme note. Le seul à se surjuger avait évidemment un ego démesuré. Tous les autres ont été beaucoup plus sévères avec eux-mêmes que moi. C'est une belle histoire, non ? Leur futur dépendait aussi de cette note. Mais leur conscience les rendait humbles. Cela me donne foi en l'humanité. Lorsqu'on loue mon humilité, je réponds toujours : je suis trop intelligent pour être orgueilleux ! (rires). Il faut que chacun écoute sa conscience. Mais pour l'écouter, il faut savoir être en silence. Sois toi-même. Mais pas sous l'emprise d'un système. Retrouve-toi toi-même.
- La Plénitude de l'homme, éditions Actes Sud, 2007. Éloge du simple, rééd. 2008
- L'Expérience de Dieu, 2002
- Entre Dieu et le cosmos, entretiens avec Gwendoline Jarczyck, éd. Albin Michel, 1998.
- La Trinité, une expérience humaine primordiale, éd. du Cerf, 2003.
- Le Dialogue interreligieux, éditions Aubier, 1985.
[1] L'article a été mis à disposition sur le blog d'université-intégrale en 2011. Cf. http://universite-integrale.blogspot.com/2011/01/nouvelles-cles-entretien-raimon.html
[2] Vers l'abîme, éditions de L'Herne
[3] Le Silence du Bouddha : une introduction à l'athéisme religieux, éditions Actes Sud, 2006. Dieu, Yahweh, Allah, Bouddha, l'inévitable dialogue, éd. Le Relié Poche, 2003, rééditions 2008