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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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6 février 2024

Michel Maxime EGGER, L'amour-compassion : résonances chrétienne et bouddhiste

La chair et le souffle, La compassion, 2007, vol 2, n°1Cet article sur l'amour-compassion est paru dans la revue "La chair et le souffle", de janvier 2007. Cette revue, fondée en 2005 par M-M Egger et par la théologienne Lytta Basset était consacrée à l'anthropologie et à la spiritualité. Elle fut publiée par la Faculté de théologie de l'Université de Neuchâtel, puis dans les dernières années, par les éditions Labor et Fides. M-M Egger a été membre du comité de rédaction jusqu'à la cessation de la revue en 2015. On peut encore se procurer des numéros sur https://www.aaspir.ch/revues.php

Le présent article avait été republié dans le n° 106 des Voies de l'Orient en 2008. Il est publié ici sur le blog des Voies d'Assise avec l'autorisation de Lytta Basset. Merci à elle.

Michel Maxime Egger est sociologue et journaliste de profession, écothéologien et acteur engagé de la société civile. Une présentation de lui figure après l'article, elle a été complétée par rapport à ce qui figurait dans la revue.

 

 

L'amour-compassion : résonances chrétienne et bouddhiste

Michel Maxime EGGER

 

Le philosophe Paul Ricoeur (1913-2005) voyait dans la compassion le point de convergence par excellence entre le christianisme et le bouddhisme. Le but de cet article est de mettre en résonance quelques éléments-clés de l'approche de la compassion dans ces deux traditions. Cela, dans une perspective non pas comparatiste, mais de fécondation et d'enrichissement mutuels.

 

Les fondements

« Vous pouvez appeler Dieu amour ; vous pouvez appeler Dieu bonté ; mais le meilleur nom pour Dieu est compassion », écrivait le mystique rhénan Maître Eckhart (1260-1327). La compassion est au cœur de la révélation biblique. Elle est l'un des attributs majeurs de l'être même du Dieu trinitaire, à l'image et à la ressemblance duquel l'être humain a été créé : « Dieu est riche en compassion, à cause du grand amour dont Il nous a aimés » (Ep 2,4). Le Dieu chrétien n'est pas un Dieu perdu dans les nuages d'une transcendance inaccessible, indifférent aux malheurs du monde. Il est, au contraire, l'"Emmanuel" annoncé par l'ange Gabriel à Marie : « Dieu avec nous » (Mt 1, 23). Dieu qui s'est fait chair, qui vient habiter au plus profond de notre cœur et partager notre vie. Dieu qui souffre et se réjouit avec nous.

Cette compassion divine a été vécue et manifestée en plénitude, dans le monde et l'histoire, par Jésus de Nazareth. Toute son existence durant, il n'a cessé d'écouter, de guérir, de soulager, jusqu'à donner sa vie pour le salut du monde. L'important dans les innombrables guérisons qu'il a opérées est moins la puissance divine qu'elles révèlent que l'extraordinaire compassion qui les inspire. Le Christ nous invite, à notre tour, à devenir les témoins de cet amour au milieu d'un monde souvent brisé et désespéré : « Montrez-vous compatissants, comme votre Père est compatissant » (Lc 6, 36). La compassion est un appel, l'un des éléments essentiels de cette "perfection" à laquelle il nous convie : « Vous, donc, vous serez parfaits/accomplis comme votre Père céleste est parfait/accompli » (Mt 5,48). Elle est une vocation, non pas morale, mais ontologique[1]. C'est en y répondant que chacun de nous devient une personne à la ressemblance de Dieu, que nous accomplissons l'image divine en nous ou, plus simplement encore, que nous atteignons notre pleine stature humaine.

Vocation, mode d'être, manière de marcher dans la vie, la compassion l'est aussi dans le bouddhisme. Comme l'écrit Chögyam Trungpa (1939-1987), « l'essence de l'homme est faite de compassion et de sagesse[2] ». Celles-ci s'expriment dans des attitudes de douceur et de bienveillance, un respect profond de l'autre, au-delà de toute considération égocentrique. Dans la tradition du dharma[3], la compassion ne découle pas d'une révélation divine, mais d'une démarche empirique par laquelle l'être s'éveille à la nature essentielle de l'esprit et de la réalité, au-delà des projections et illusions de l'ego. Réaliser cette nature fondamentale – la nature du Bouddha – c'est notamment prendre conscience de l'interdépendance universelle. « Tout est interdépendant ; rien n'est autonome et autosuffisant. Il n'est pas d'être, il n'est que de l'"inter-être". T…] "Je" dépends de ce qui est "autre que moi". Ce que nous appelons "moi" est fait d'éléments de non-moi[4] », explique lama Denys Teundroup, supérieur du centre Karma-Ling en Savoie. L'autre n'est donc pas extérieur à moi, mais en moi. Lorsque nous prenons conscience de cela, « le bien-être d'autrui est ressenti comme notre propre bien-être. […] Finalement, nous sommes responsables de notre bonheur lorsque nous accomplissons celui des autres[5] ». Le bodhisattva, figure-clé du Mahâyânâ[6], est celui qui s'engage avec courage vers l'éveil et la réalisation de sa nature de Bouddha, non seulement pour lui-même, mais pour le bien de tous les êtres. Il va jusqu'à refuser l'éternité de son nirvâna personnel par compassion pour les autres, pour leur apporter réconfort, bonheur et finalement libération de la souffrance.

Cette vision du bodhisattva, qui renonce à sa félicitée éternelle tant que des êtres souffriront sur cette terre, rappelle quelques grandes figures bibliques de sainteté. Ainsi Moïse qui, dans un dialogue avec Dieu rapporté dans un midrash[7], préfère ne pas entrer dans la terre promise plutôt que périsse un seul fils d'Israël. De même, l'apôtre Paul, plein d'une « grande tristesse et douleur incessante dans son cœur », souhaite être lui-même « anathème et séparé du Christ » pour que ses frères et sœurs soient sauvés (Rm 9, 2-3).

Cette compassion de Moïse et de Paul découle de leur solidarité profonde avec toute l'humanité, dans le mal comme dans le salut. Ce qu'avait très bien saisi le moine cistercien américain Thomas Merton, dans une intuition qui pourrait être exprimée par un bouddhiste : « L'idée de compassion est fondée sur la conscience aiguë de l'interdépendance de tous les êtres vivants, qui sont tous parties les uns des autres[8] ». Quand nous récitons la prière chrétienne fondamentale, nous disons « notre Père » et pas « mon Père ». Nous sommes enfants d'un même Père, animés par le même souffle divin. Nous sommes descendants de l'Adam, tête collective de toute la race humaine qui a été assumée et récapitulée par le Christ, le second Adam. Par cela même, toutes les personnes humaines sont consubstantielles[9], ontologiquement unes. Nous sommes appelés à réaliser cette unité foncière de l'humanité dans notre existence concrète. C'est le sens de la supplique du Christ au Père : « Afin qu'ils soient en nous comme toi tu es en moi et moi en toi, et qu'ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17,21-22). La compassion est à la fois l'expression de cette unité et la voie pour la concrétiser. Pema Chödron, dans une perspective bouddhiste, ne dit rien d'autre quand elle écrit : « La compassion véritable ne consiste pas à vouloir aider ceux qui ont moins de chance que nous, mais à prendre conscience de notre parenté avec tous les êtres[10] ».

 

Essai de définition

Les bouddhistes comprennent le mot compassion d'une manière plus large que les chrétiens. Le mot sanskrit généralement traduit par compassion dans la littérature bouddhiste est karuna, qui a donné caritas en latin et charité en français. Il renvoie donc plutôt à l'amour, mot que les traducteurs bouddhistes ont cependant évité, l'estimant trop galvaudé et connoté. Pour ces raisons de vocabulaire, certains auteurs comme lama Denys Teundroup préfèrent parler d'"amour-compassion" ou de "compassion-amour". Une expression féconde pour élargir notre regard sur la compassion et l'appréhender d'une manière plus globale.

Il y a, dans les Évangiles, un mot grec magnifique pour exprimer la compassion de Jésus : splanchnizomaï. Cela signifie, littéralement, « être touché dans ses entrailles ». L'équivalent hébreu est rachamim, qui évoque le "ventre" de Dieu. La compassion n'est pas un simple sentiment, superficiel, de sympathie ou de pitié, comme peut le suggérer le mot français. C'est un mouvement intérieur qui vient du cœur profond. Celui-ci est, disent les Pères de l'Église, le lieu central où s'opèrent l'unification de l'être humain (corp-sôma, âme-psyché et esprit-noûs) et l'union avec Dieu. Comme l'écrit Nicéphore le Solitaire : « L'intelligence qui mène le combat trouvera le lieu du cœur. Alors elle voit au-dedans ce qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle ignorait. Elle voit cet espace qui est à l'intérieur du cœur et elle se voit elle-même tout entière lumineuse, pleine de toute sagesse et de discernement[11] ». Difficile de ne pas évoquer ici le mot tibétain traduit par compassion : ninedjé. Il signifie le cœur noble, bon et aimant, plein d'empathie. Comme dans la tradition chrétienne, le cœur n'est pas l'organe physique, mais ce qui est le plus intérieur à l'être humain : le siège non seulement des sentiments et de la compassion, mais aussi de l'esprit pur capable de connaître la réalité d'une manière immédiate, sans les filtres de la raison discursive et conceptuelle.

C'est à ce niveau-là d'intériorité que nous devons – comme Jésus – être touchés par l'autre pour entrer dans la vraie compassion. Chögyam Trungpa parle de l'existence en l'être humain d'un "point sensible", une "plaie ouverte"[12] par où nous pouvons laisser les autres nous toucher, « effleurer notre cœur, si beau et si nu […], nous ouvrir, sans résistance ni timidité, et faire face au monde. Nous sommes alors disposés à partager notre cœur avec les autres[13] ». La tradition du dharma nous apprend que si compatir signifie bien, étymologiquement, « souffrir avec », il s'agit également, plus globalement, d'apprendre à participer à la réalité de l'autre, comprendre intimement son expérience, partager tout ce qu'il vit : ses peines, sa douleur, sa confusion, son angoisse, mais aussi son bonheur et sa joie.

Le théologien dominicain Matthew Fox a, en ce sens, raison d'insister sur les deux composantes de la compassion : la douleur et la joie. « Il ne peut y avoir de compassion sans célébration ; de même, une célébration qui ne suscite pas des énergies accrues de compassion n'est pas authentique[14] ». Compassion face au malheur et à la douleur d'autrui, célébration de l'Esprit qui engendre par son amour la joie de la résurrection dans le cœur. L'apôtre Paul le dit bien : « Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure » (Rm 12,15). Chögyam Trungpa, qui revenait souvent sur la nécessité de « célébrer l'existence dans l'épreuve même de la détresse[15] », souligne de son côté : « La compassion est pleine de joie, de joie spontanée, de joie constante dans le sens de la confiance, dans la mesure où la joie contient de fabuleuses richesses[16] ». Le moteur de la vraie compassion n'est donc pas une attirance morbide pour le malheur d'autrui, une forme d'exaltation plus ou moins masochiste et doloriste de la souffrance et de la Croix comme voie du salut. Son ressort est, au contraire, la communion, l'"être ensemble", la conscience acérée de ne faire plus qu'un avec l'autre dans tout ce qu'il vit, le négatif comme le positif.

 

Amour et connaissance

Le bouddhisme a développé d'une manière très profonde et particulière ce lien que nous venons d'évoquer entre l'intelligence et le cœur, à la source même de l'amour-compassion. Celui-ci a deux pôles, précise lama Denys Teundroup[17] : karuna et prajna. Karuna, c'est l'amour qui participe à la réalité de l'autre d'une manière empathique et altruiste, c'est-à-dire non égocentrique, au-delà de la séparation du "petit moi" égoïste. Prajna, c'est la connaissance, la compréhension. Non pas au sens de la raison intellectuelle – avec ses projections et constructions conceptuelles – mais au sens, non dualiste, de ce qui est "compris dans". Car on ne connaît vraiment que ce que l'on "comprend", ce à quoi l'on participe dans une "connaturalité", une communion intime.

Le bouddhisme souligne la nécessaire complémentarité de ces deux pôles pour éviter tout risque de déviation ou de déséquilibre spirituel. « Karuna et prajna sont les deux ailes dont l'oiseau a besoin pour s'envoler au firmament de l'éveil. La compassion véritable, non égoïste, ouvre à la sagesse de la connaissance, et la connaissance qui transcende les perspectives dualistes de l'ego conduit à l'amour altruiste », résume lama Denys Teundroup.

La tradition du dharma va encore plus loin dans cette dynamique de l'amour et de la connaissance en distinguant trois niveaux de compassion, selon le degré de réalisation spirituelle.

Le premier est « en référence aux êtres ». D'ordre encore relatif et dualiste, il consiste à se dévouer, à accompagner autrui dans ses difficultés. C'est une expérience de personne à personne, avec cependant une attitude non égocentrée, qui fonde la justesse de la relation entre "moi" et "autrui".

Le deuxième niveau est « en référence à la réalité ». L'amour-compassion se vit ici dans la compréhension des mécanismes intérieurs, des illusions, passions, conditionnements et autres projections de l'ego par lesquels les êtres fabriquent leur propre souffrance et mal-être. Il s'agit de chercher à aider l'autre en allant à la racine intérieure de sa souffrance, en lui faisant prendre conscience que ce qui lui arrive n'est pas uniquement extérieur à lui mais qu'il en est partie intégrante. C'est l'une des grandes leçons du bouddhisme : les maux qui nous affectent dépendent, certes, des situations et événements extérieurs, mais plus encore de la manière dont nous les vivons et de la relation que nous entretenons avec eux, à travers notamment nos attitudes égotiques[18] et passionnelles d'aveuglement, d'attachement ou de rejet. « Le rôle de celui qui soigne ne doit pas se limiter à guérir la maladie ; il doit trancher net dans la tendance à voir la maladie comme une menace de l'extérieur, écrit Chögyam Trungpa. […] Ce n'est pas la maladie qui est le gros problème, mais l'état psychologique qui se cache derrière[19] ».

Le troisième niveau de compassion est « sans référence », de l'ordre de la non-dualité. C'est l'amour éveillé, spontané et non intentionnel, fondé sur la connaissance directe et immédiate de la nature profonde de l'esprit. Là, on se trouve au-delà des notions illusoires de "moi" et d'"autrui". L'autre, d'une certaine manière, est moi-même, sa souffrance devient la mienne[20].

Ce dernier niveau d'expérience rejoint le sens réel, mystique, du second commandement du Christ : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 19,19). On voit généralement dans le « comme toi-même » une indication de la quantité d'amour que nous devons donner à notre prochain : nous devons l'aimer autant que nous nous aimons nous-mêmes. En réalité, il s'agit de l'aimer comme faisant partie de nous-mêmes et de notre propre existence, en vertu de l'unité ontologique de toute l'humanité en l'Adam premier et en Christ. Ce qui permettait à un saint orthodoxe contemporain, Silouane de l'Athos (1866-1938), d'affirmer : « Bienheureuse l'âme qui aime son frère, car notre frère est notre propre vie[21] ». Il l'est cependant – le christianisme diffère ici du bouddhisme – en gardant son altérité et son unicité irréductible de personne, dans une union sans confusion et une distinction sans séparation.

Ainsi, la souffrance de l'autre ne m'est plus extérieure. Elle me touche si profondément qu'elle devient ma propre souffrance. À ce niveau de conscience et d'expérience spirituelle, la compassion, comme la solidarité d'ailleurs, n'est plus simplement une affaire de bon sentiment, de charité, de conviction intellectuelle ou d'obligation morale. Avant d'être éthique, elle est ontologique. Il n'y a plus en elle cette forme de pitié et de condescendance qui peut exister parfois dans la relation d'aide, cette distance entre l'aidant – qui va soi-disant bien, qui a réussi, etc. – et l'aidé qui va mal et serait en position d'échec. Dieu, en Christ, ne se penche pas sur nous du haut de sa majesté et supériorité. Il entre dans notre vie pour la partager. Il est, par amour, devenu l'un de nous. Il s'est non seulement fait chair, mais aussi "vidé" de sa divinité pour ce faire "esclave" et "serviteur" (Ph 2,5-8), assumant avec une infinie tendresse toute la condition humaine, lavant les pieds de ses disciples, vivant l'angoisse la plus atroce au jardin de Gethsémani, l'humiliation et la mort cruelle sur la croix. Il s'est identifié complètement aux pauvres, malades, faibles et laissés-pour-compte de la société, au point de pouvoir dire : « Ce que vous avez fait ou n'avez pas fait à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous l'avez fait ou ne l'avez pas fait » (Mt 25, 40). La compassion véritable est une relation de cet ordre-là.

 

Échange et sacrifice de soi

L'amour-compassion consiste à nous rendre aussi proches des autres que Dieu l'est de nous, à accueillir tout être humain – quel qu'il soit – comme le Christ ou un envoyé de Dieu, à voir dans son visage l'image et la présence de Dieu, à le "comprendre" à la fois dans sa consubstantialité avec nous et dans son altérité radicale. Les maîtres bouddhistes parlent de la nécessité de recevoir l'autre comme un hôte porteur de la nature de Bouddha. Non pas comme un intrus qui viendrait nous déranger, dont il conviendrait de se protéger pour garder notre confort personnel, mais comme un invité bienvenu, qui mérite toute notre attention.

En s'approfondissant, cet accueil se transforme ensuite en « échange de soi avec autrui ». Dans la dynamique de l'amour-compassion, celui-ci suppose deux choses. D'une part, à un premier niveau, la capacité de se mettre à la place de l'autre. Les maîtres du dharma ne cessent de le répéter : nous devons apprendre à ne pas percevoir la situation de l'autre, à ne pas considérer ses problèmes et sa souffrance uniquement dans notre perspective, c'est-à-dire à travers nos projections. Il est, au contraire, indispensable de comprendre les choses de manière plus large et plus intelligente, à partir du point de vue de l'autre, de ce qu'il vit dans sa chair et son esprit, de ses raisons et motivations. D'autre part, à un niveau plus radical, cet « échange de soi avec autrui » signifie un renversement de notre attitude égocentrée habituelle, la sortie hors de la logique du "moi d'abord". En effet, comme l'affirme une phrase célèbre d'Atisha[22] : « Toutes les souffrances de ce monde viennent du désir égoïste ; toutes les joies et les bonheurs viennent d'une altitude altruiste ». Dans l'amour-compassion, l'autre devient véritablement le centre. Être compatissant, c'est considérer autrui comme aussi important, voire plus important que soi-même.

Le même mouvement altruiste d'« échange de soi avec autrui » existe aussi dans la tradition chrétienne. Il s'exprime par les termes de "kénose"[23] et de "sacrifice" de soi pour l'autre. De même que le Christ s'est "vidé" de sa divinité pour assumer la condition humaine dans toute sa réalité, de même nous sommes invités à nous "vider" de notre ego pour nous remplir de l'Esprit Saint et recevoir l'autre en nous, « Il n'est pas de plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis », dit le Christ (Jn 15,13). Le sens profond du "sacrifice", c'est renoncer non pas à notre existence propre, mais à notre ego, pour faire de notre relation avec l'autre un espace sacré, plein de la présence divine. C'est ce que Mgr Georges Khodr, métropolite orthodoxe du Mont-Liban, entend quand il écrit : « Vous êtes essentiellement un noyau appelé à mourir pour que d'autres vivent. […] Sur cette terre, l'homme s'affirme quand il s'anéantit ou meurt dans l'autre. Il n'y a pas d'autre façon d'exprimer l'amour que dans le dépassement de tout dualisme. La mort dans l'autre est en fait une résurrection[24] ».

 

L'acceptation de soi et de l'autre

Ce sacrifice de l'ego est l'une des bases essentielles de la compassion. Car vouloir "faire le bien" de l'autre à partir de mon "petit moi" peut s'avérer risqué, voire déplorable tant pour moi-même que pour les autres. L'ego s'avance souvent masqué, qui plus est, sous les atours les plus vertueux. Il est donc important d'acquérir une compréhension aiguë des motivations profondes et parfois inconscientes qui peuvent se cacher derrière une certaine compassion militante, dans laquelle on peut s'engager au nom du bien d'autrui, mais en fuyant dans cette bonne cause ses propres problèmes et en y injectant sa propre confusion.

L'amour-compassion en proie aux passions et fixations de l'ego s'expose à certaines déviations. D'abord, aider l'autre, l'accompagner dans son épreuve, peut être une façon, plus ou moins cachée, soit de chercher à être aimé et à se valoriser, soit de se fuir soi-même, avec ses propres problèmes et abîmes… Ensuite, il est une manière ego-centrée d'aider l'autre et de compatir à sa souffrance qui revient à le réduire à l'image que l'on s'en fait, à ce que l'on aimerait qu'il soit ou qu'il devienne. On croit ou prétend savoir ce qui est bon pour l'autre et on essaie de le réaliser, malgré lui. L'autre, du coup, est aliéné ; il devient le miroir de nous-même. En fait, c'est nous-même que nous aimons dans l'autre. Enfin, il peut y avoir une façon de compatir, d'aimer et d'aider qui devient envahissement du territoire de l'autre. Le philosophe Fred Poché l'écrit justement : « Celui qui ne cesse de donner et qui "en fait trop", risque non seulement d'annuler le sens du don, mais, en même temps, de ne pas laisser à celui qui reçoit l'espace de respiration nécessaire à une vie libre. L'exubérance de bonté est comme un désir d'emprise sur autrui et non une générosité gratuite[25] ».

Face à ces travers, trois réponses ressortent des enseignements chrétien et bouddhiste : l'acceptation de soi, l'acceptation de l'autre, la juste distance entre l'ouverture et le don.

Premièrement, l'acceptation de soi. « La compassion pour les autres commence par la bienveillance envers soi-même[26] » estime Pema Chödron. En effet, affirmait son maître Chögyam Trungpa « Le chaos du monde est dû en grande partie au fait que les gens ne savent pas s'apprécier. N'étant jamais parvenus à éprouver de la sympathie ou à manifester de la douceur envers eux-mêmes, ils ne peuvent pas faire l'expérience de l'harmonie et de la paix intérieures. Par conséquent, ce qu'ils communiquent aux autres est également discordant et confus[27] ». Il convient donc d'avoir confiance en nous-mêmes, « confiance dans le "sens" de voir ce que nous sommes, savoir ce que nous sommes, et savoir que nous pouvons nous permettre de nous ouvrir[28] ». Autrement dit, nous ne pouvons accepter et accueillir l'autre tel qu'il est, dans sa réalité positive et négative, que si nous nous sommes d'abord acceptés et accueillis nous-mêmes. Non pas tels que nous voudrions être, mais tels que nous sommes, avec nos pensées, nos émotions, nos idées, nos fantasmes, mais aussi avec nos refus et résistances, nos parts d'ombre, tout ce qu'il peut y avoir d'obscur et de négatif en nous et que nous peinons à reconnaître.

Nous accepter tels que nous sommes, c'est aussi reconnaître et accepter notre apparente incapacité à aider vraiment l'autre, notre sentiment d'inutilité. Que de fois, face à la souffrance de l'autre, nous nous sentons comme impuissants, ne sachant trop que dire ou que faire, toute parole de consolation et tout conseil semblant vains et convenus. « Être simplement avec l'autre est difficile, car cela nous demande de participer à sa vulnérabilité, d'entrer avec lui dans l'expérience de la faiblesse, de l'impuissance et de l'incertitude, d'abandonner toute maîtrise et autodétermination[29] », écrit justement Henri Nouwen. La véritable compassion ne réside-t-elle pas précisément là, dans la rencontre entre deux vulnérabilités, dans la conscience d'une faiblesse partagée ? La vraie consolation n'est-elle pas simplement dans cette présence humble et "inutile" à l'autre, dans l'assurance de notre fidélité, la promesse que nous serons toujours là ? Dieu ne s'est pas incarné en Jésus-Christ pour donner réponse à toutes nos questions, résoudre tous nos problèmes, abolir tout mal et toute souffrance, mais pour entrer avec nous dans nos questions, problèmes et souffrances, pour les habiter d'une présence susceptible de leur donner un sens et une espérance.

Deuxièmement, l'acceptation de l'autre. Les maîtres bouddhistes sont, sur ce point, intransigeants : on ne peut rencontrer véritablement autrui si l'on projette sur lui tout un fatras d'images et d'attentes, d'idées et d'idéaux, à partir de son ego et de ses représentations. Il s'agit, au contraire, de reconnaître et d'accepter l'autre tel qu'il est, dans sa réalité propre. Cet accueil doit être inconditionnel, sans réserve, dans une ouverture totale aussi à tout ce qu'il peut y avoir d'irritant, de dérangeant, voire d'inacceptable dans l'autre et que nous refusons habituellement. C'est uniquement dans ce "oui" sans "mais" à l'autre que nous pouvons participer réellement à sa réalité, compatir à sa peine, partager ce qu'il est et ce qu'il vit, répondre de façon adéquate à ce dont il a véritablement besoin.

L'amour-compassion est, en ce sens, également la meilleure réponse à l'agressivité. Il est, pour les bouddhistes, indissociable de la non-violence. Il permet de briser la chaîne des actions-réactions caractéristiques de l'escalade de la violence. « Les êtres supérieurs sont ceux qui savent rendre la compassion pour la colère », affirme une maxime bouddhiste. On retrouve là la règle d'or au cœur de la plupart des traditions religieuses : « Ne fais pas à l'autre ce que tu n'aimerais pas qu'il te fasse ».

Cela dit, réagir d'une manière compassionnelle ne veut pas toujours dire répondre doucement ou d'une façon conventionnellement gentille, aimable. La parole du Christ, tout sommet de l'amour qu'elle soit, n'a rien de mièvre ni de sentimental. Elle peut être tranchante, radicale, interpellante, "violente" même quand il s'agit de réveiller les âmes endormies, de chasser les démons, de sortir les disciples de leur ignorance et de leurs illusions. Chögyam Trungpa n'hésite pas à fustiger la "fausse compassion" qui, à force de vouloir toujours être gentille, finit par anesthésier celles et ceux qu'on prétend aider, en les confortant dans leur maux et malheurs, voire en créant chez eux une forme de dépendance par rapport aux "calmants" et baumes qu'on leur offre. « Avec son manque de courage et d'intelligence, cette gentillesse superficielle nuit plus qu'elle n'aide[30]. […] La compassion authentique n'est pas la compassion idiote. Elle ne craint pas de de subjuguer et détruire […] ce qui doit être subjugué ou détruit[31]. […] En raison de la tendance naturelle de certaines personnes à la complaisance envers elles-mêmes, il est parfois préférable de se montrer direct et tranchant[32] ».

 

S'ouvrir et donner

La troisième réponse est la juste distance entre l'ouverture et le don. Il y a, de fait, un double mouvement dans l'amour-compassion : accueillir et aller vers. Jésus non seulement accueille ceux qui viennent à lui, les écoute et les guérit, mais il s'avance aussi vers eux, il va au-devant des faibles et des souffrants. C'est tout l'enseignement de la parabole du Samaritain (Lc 10,29-37) : le prochain est celui dont nous nous rendons proches. En même temps, tout en allant vers l'autre, le Christ ne s'impose jamais, il respecte totalement sa liberté. L'amour-compassion authentique suppose donc une forme de retrait qui donne à l'autre la possibilité et l'espace pour venir vers nous. Cela suppose d'avoir confiance, d'oser s'ouvrir et s'exposer personnellement à l'autre. Donc, de ne plus avoir peur : « Il n'y a pas de crainte dans l'amour. […] Celui qui a peur n'est pas parvenu à la perfection de l'amour » (1 Jn 4,18).

« Avons-nous réellement fait l'expérience de la nudité, de l'ouverture et du don ? C'est la question fondamentale. Il nous faut réellement lâcher prise, donner quelque chose, abandonner quelque chose, et c'est très douloureux[33] », lance Chögyam Trungpa. D'un côté, donc, l'ouverture. Selon les maîtres bouddhistes, il ne saurait y avoir d'amour-compassion véritable sans ouverture de son territoire, sans destruction des barrières érigées par notre ego. Cela n'a rien de facile car, d'ordinaire, nous vivons sur un mode instinctuel, dans lequel soit nous nous défendons, soit nous cherchons à prendre (captation) et à garder pour nous (possessivité). Nous vivons dans la crainte et veillons à ce que rien ne vienne nous déranger, troubler notre paix apparente, mettre en question les prérogatives de notre ego. Enfermés dans notre cocon égotique, nous refusons tout ce que nous jugeons incertain, désagréable et indésirable, et nous nous accrochons à ce que nous estimons sûr, agréable et désirable. Or, la compassion nous demande d'apprendre à nous ouvrir, à nous dévêtir de nos armures, à abattre les murs de protection que nous ne cessons d'ériger entre nous et les autres. Sans cela, nous ne pouvons pas être vraiment réceptifs aux autres, capables d'être touchés à notre "point sensible" par leur réalité. Le véritable amour-compassion n'est possible que si « nous n'avons rien à perdre et à gagner. Nous laissons tout simplement notre cœur complètement à nu[34] ». Cela suppose de vaincre notre peur, d'accepter la possibilité de l'échec, de la perte, de la dépossession.

L'ouverture, mais aussi le don. « Il faut tout céder. Chaque fois que l'on donne, la vision s'éclaircit, on a un filtre moins épais sur les pupilles ; l'ouïe s'améliore et on a moins de cérumen dans les oreilles. Plus on laisse tomber la tension et l'attitude défensive, plus on entend et mieux on voit. […] On donne tout court, sans rien attendre en retour. On donne, c'est tout ; on donne, on donne, on lâche prise. Chaque fois que l'on donne, la clarté augmente[35] ». La clé, ici, c'est de donner sans retour et totalement, en acceptant d'abandonner à l'autre ce que l'on a de meilleur, ce à quoi l'on tient le plus. Là aussi, cela n'a rien d'évident, car il y a en nous des résistances. Nous vivons souvent dans une mentalité de pénurie caractéristique de l'ego qui a peur de manquer. C'est pourquoi il nous faut apprendre à donner sans réserve, du tréfonds de notre cœur. Là, au plus intime de nous-mêmes, nous prenons conscience que plus nous donnons, plus nous sommes riches et capables de donner. Autrement dit, c'est en donnant, en se donnant que l'on s'enrichit fondamentalement ; c'est en s'ouvrant qu'on se remplit, en se vidant qu'on peut découvrir la plénitude.

S'ouvrir et se donner à l'autre, certes, mais jusqu'à quel point ? Un joli apophtegme des Pères du désert raconte le conseil d'un ancien à son disciple : « Si tu vois un homme se noyer dans le fleuve, précipite-toi à son secours. Cependant, tends-lui un bâton et non la main. S'il est trop lourd et que tu sens qu'il t'entraîne avec lui vers le fond, lâche le bâton ! » Dans la relation d'amour, d'aide et de compassion, il peut y avoir des choses de l'autre que je ne suis pas en mesure d'accueillir, car elles risquent de me mettre en danger, psychologiquement et spirituellement. Il peut y avoir en moi des souffrances et blessures – conscientes ou non – que les souffrances et blessures de l'autre vont réactiver. Les abîmes intérieurs et problèmes de l'autre peuvent ne renvoyer à mes propres abîmes et problèmes irrésolus. Je ne suis peut-être pas en mesure de les accueillir sans risquer de sombrer moi-même. Et si je m'effondre, je ne suis peut-être d'aucune utilité à l'autre qui a besoin de pouvoir s'appuyer momentanément sur quelqu'un, quelque chose de solide.

Il semble donc légitime de se protéger en partie de l'autre. Les maîtres bouddhistes ne le contestent pas. Ils soulignent cependant le caractère progressif du chemin de l'ouverture et de l'amour-compassion. L'impact de l'autre et de ses souffrances sur nous va dépendre de notre niveau de réalisation spirituelle, du plan de l'être et de l'âme où ces énergies viendront s'inscrire. Le but est d'apprendre peu à peu à accueillir l'autre – avec ses blessures, ses souffrances, ses abîmes – jusqu'au plus profond de nous-même et dans une acceptation totale, inconditionnelle. Car au centre du centre de notre cœur – où l'ego n'a plus cours - tout ce qui est accueilli de négatif et d'obscur finit par se dissoudre. Et dans le "oui" sans réserve ni résistance, il y a un lâcher-prise, un abandon qui rend d'une certaine manière invulnérable. Comme l'explique lama Denys Teundroup, « cette invulnérabilité n'est pas celle d'une personne forte, habituée à serrer les dents et à encaisser les coups, car même si l'on est un tank avec de multiples couches de blindage, on peut toujours être percé et sauter ». Il s'agit, au contraire, d'une forme de nudité, de transparence et de lâcher-prise qui amène à un au-delà de la peur, qui fait que l'on ne se fixe pas sur ce que l'on accueille, que l'on ne reste pas chargé de ce qui est accueilli. La peur, du coup, s'évanouit d'elle-même. Et nous sommes libérés de la réaction paranoïaque : « Je vais sombrer, il va me submerger ».

 

L'amour-compassion sans limites

Quelles sont les limites de la compassion ? Il est, à l'évidence, plus facile d'aimer, d'aider, de compatir à la souffrance de ceux qui nous sont proches et qui, parce qu'ils nous aiment, "méritent" d'une certaine manière notre amour et notre compassion. L'amour évangélique – c'est le sens des bras ouverts et étendus du Christ sur la croix - est, en revanche, sans limites. Il est au-delà de toutes les séparations, même religieuses et confessionnelles. Le Christ nous a libérés des liens, lois et frontières du sang, du clan, de la tribu, de la nation. Mon "frère" ou ma "sœur" n'est pas seulement le membre de "ma" famille et de "ma" communauté, "mon" coreligionnaire ou "mon" compatriote. C'est tout être humain, y compris mon ennemi : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5,44). L'amour-compassion véritable s'étend à tout être vivant, à toute la création et même aux démons : « Qu'est-ce qu'un cœur compatissant ? C'est un cœur qui brûle pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les bêtes, pour les démons, pour toute créature. Lorsqu'il pense à eux, et lorsqu'il les voit, ses yeux versent des larmes. Si forte et si violente est sa compassion, et si grande est sa constance, que son cœur se serre et qu'il ne peut supporter d'entendre ou de voir le moindre mal ou la moindre tristesse au sein de la création[36] ».

Dans le bouddhisme aussi, l'amour-compassion a un rayonnement universel. Les exercices spirituels du bodhisattva entraînent le disciple dans un processus d'ouverture intérieure où il découvre que tous les êtres ont, au travers d'innombrables renaissances, été une fois sa mère ou son père ; il apprend donc à les considérer comme ses propres parents. Dans L'Entraînement de l'esprit, grand classique de la littérature bouddhiste, l'apprentissage de l'amour-compassion se développe par cercles concentriques, jusqu'à intégrer toutes les formes de vie, humaine et non humaine. On commence avec les personnes pour lesquelles l'amour-compassion est en principe le plus facile : ses proches, les êtres que l'on aime. On continue avec des personnes neutres, pour lesquelles on ne ressent rien de particulier. On s'ouvre enfin aux gens avec lesquels on a des conflits, des problèmes concrets et particuliers : ses rivaux, ses adversaires, ses ennemis. Les maîtres bouddhistes donnent une place de choix à ces derniers en tant que catalyseurs puissants de l'amour-compassion. « Les gens qui nous révulsent nous montrent, sans le savoir, des aspects de nous-mêmes que nous jugeons inacceptables et que nous ne pouvons pas voir autrement, écrit Pema Chödron. Ils servent de miroir et nous donnent l'occasion de traiter en ami tout ce matériau ancien que nous transportons comme un sac à dos rempli de blocs de granit[37] ». Il convient donc de s'efforcer de ne pas s'irriter à leur égard, mais au contraire d'essayer de comprendre leur hostilité et agressivité qui n'est souvent que l'expression de leur mal-être et souffrance. Si nous n'y arrivons pas, nous pouvons au moins prier pour eux. « Le sentiment de pouvoir communiquer un tant soit peu avec l'ennemi – cœur contre cœur – est la seule manière de faire changer les choses. Tant que nous haïssons nos ennemis, nous souffrons, l'ennemi souffre et le monde souffre[38] » ajoute Pema Chödron.

Les voies de la prière et de la méditation

Toute cette vision de l'amour-compassion est, d'une certaine manière, un idéal, le but ultime de la voie spirituelle. Sa réalisation implique un important travail sur soi, un long chemin de métanoïa[39] personnelle. Car presque tout, dans notre société fondée sur la compétition, s'oppose à la compassion. La souffrance, la maladie, la dépression – les nôtres et celles des autres – nous font généralement peur ; nous cherchons, spontanément, plutôt à les éviter et à les fuir. De fait, les Pères de l'Église nous disent que nous ne pouvons pas parvenir seuls, par notre unique volonté, à l'amour-compassion véritable, tel qu'il a été vécu par le Christ. Nous avons besoin, pour cela, de la grâce divine, de la coopération de l'Esprit Saint. C'est par lui que la compassion de Dieu pourra se manifester à travers nous. Mais encore faut-il créer un espace dans notre être – d'habitude si divisé et encombré par notre ego et nos passions – pour que l'Esprit puisse venir y habiter, enflammer notre cœur d'amour, nous donner la force de compatir. Pour ouvrir cet espace, réunifier notre être en faisant descendre l'intellect dans le cœur, purifier notre cœur, nourrir cette coopération entre la grâce de l'Esprit saint et notre volonté libre, nous avons besoin d'outils de transformation intérieure. D'où l'importance de la prière, de la lectio divina[40] et de pratiques ascétiques comme le jeûne.

Dans le bouddhisme, la voie royale pour développer l'amour-compassion est la méditation. Il n'y a pas de chemin plus direct pour découvrir la nature fondamentale de l'esprit et s'ouvrir sans cesse davantage à la réalité telle qu'elle est, de soi-même et de l'autre. Chögyam Trungpa nous met cependant en garde contre certaines idées reçues : « La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicitée spirituelle ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés[41] ». C'est dans la méditation que l'être se libère de tout ce qui, en lui, fait obstacle au véritable amour-compassion et qu'il en acquiert les fondements : le non-ego, la reconnaissance et l'acceptation de soi et de l'autre, la libération des conditionnements de son esprit, la transformation de ses émotions conflictuelles et maladives, l'expérience d'une relation juste à son vécu intérieur et extérieur. La pratique de la méditation cultive des qualités d'attention, d'ouverture, d'écoute et de lâcher-prise. Elle développe une attitude profonde de détente et de paix dans laquelle il est possible, en s'oubliant soi-même, d'entrer pleinement en relation avec l'autre et sa souffrance au niveau le plus profond du cœur-esprit. C'est par cette voie, pratique et non intellectuelle, que l'on arrive à la compréhension fondamentale, à une expérience directe et immédiate de la réalité de l'autre, à une qualité d'être et de présence qui permet l'action juste, la réponse adéquate à sa souffrance.

Ainsi que le montre Pema Chödron, une forme de méditation particulièrement propice pour développer la compassion est le tonglen[42]. Elle est associée au rythme du souffle. Tong signifie donner, et len prendre. Cette pratique consiste en un libre-échange à travers la frontière dualiste qui existe d'habitude entre soi et l'autre. Dans l'inspiration, nous accueillons l'autre dans sa réalité, tout ce qu'il porte en lui, même ce que nous aurions tendance à refuser. Dans l'expiration, nous nous offrons dans notre réalité propre, avec tout ce que nous avons pour le bien et le bonheur de l'autre. En inspirant, nous apprenons à nous accepter, avec notre confusion intérieure, nos souffrances et leurs causes, les illusions et fixations de notre ego. En expirant, nous apprenons à donner et à lâcher prise. La respiration devient ainsi le vecteur de ces échanges compassionnels. Le but final est d'arriver à une attitude intérieure où, d'une certaine manière, nous compatissons et aimons comme nous respirons.

À l'instar de la prière et de l'ascèse chrétiennes, ces pratiques de méditation ne portent leurs fruits que si elles s'intègrent véritablement à l'être même de notre personne et à notre vie concrète. La méditation assise – qui nous fait travailler sur tout ce que nous portons en nous - n'a de sens que si elle conduit à la méditation dans l'action, dans le quotidien, avec tout le réel et les autres alentour que nous sommes appelés à assumer comme faisant partie de nous-mêmes.

 

Vers une politique de la compassion

Le bouddhisme et le christianisme soulignent la nécessité d'incarner l'amour-compassion dans des "œuvres", des actions concrètes au service du prochain, pour le soulager de ses peines et de ses fardeaux. Aurons-nous nourri les affamés, accueilli les étrangers, vêtu ceux qui sont nus, donné un toit aux sans-abri, visité les malades et les prisonniers ? C'est, ultimement, là-dessus que nous serons jugés (Mt 25,34-46). Les prophètes vont plus loin encore en définissant le jeûne qui plaît à Dieu comme les œuvres de justice : libérer les opprimés et briser les chaînes de l'iniquité (Is 58,6-8). Car s'il est bien et nécessaire de compatir activement aux souffrances des autres, cela ne suffit pas : il convient également de s'attaquer aux causes de leurs souffrances. Des causes non seulement individuelles ou interpersonnelles, mais aussi politiques et socio-économiques. Comme le disait déjà saint Augustin : « Tu donnes du pain à qui a faim, mais mieux vaudrait que nul n'ait faim et que tu n'aies à donner à personne ». L'injustice, la misère, l'exclusion, la violence, le mal-être, la dépression dont souffrent des millions de personnes dans le monde ne sont pas des fatalités ni toujours de simples problèmes personnels. Elles sont aussi l'effet de structures économiques, sociales et politiques, lesquelles sont la cristallisation collective du péché[43] et de l'égoïsme humain. C'est pourquoi les théologiens de la libération, en particulier, ont insisté sur la nécessité de donner une dimension socio-politique à la charité, de créer une économie et des structures de compassion, bref, de « faire s'embrasser justice et amour » (Ps 85,11).

L'accent mis par le bouddhisme sur la nécessité d'accepter la réalité telle qu'elle est peut donner l'impression d'une forme de fatalisme, voire d'acceptation passive des structures les plus injustes et des pouvoirs les plus totalitaires. Cette critique ne correspond pas à la réalité. Il existe de par le monde de nombreux maîtres bouddhistes très engagés socialement et politiquement, qui essaient de transformer leur société à partir des principes du dharma comme la non-violence et la compassion. On peut penser en particulier au "petit Gandhi" de Sri Lanka, A. T. Ariyaratne, fondateur du mouvement Sarvodaya, ainsi qu'à Sulak Sivaraksa en Thaïlande, emprisonné pour avoir osé critiquer la monarchie. Pour ce dernier, le bouddhisme est une voie à la fois de transformation de la conscience humaine et de restructuration de la société. Non pas à partir de l'extérieur, mais de l'intérieur : « La présence du bouddhisme dans la société ne signifie pas d'avoir des quantités d'écoles, d'hôpitaux, d'institutions et de partis politiques créés ou gérés par des bouddhistes. Cela veut plutôt dire de travailler à ce que toutes ces réalités sociales, ces structures et institutions soient – dans leur fonctionnement, leur administration et leur vécu quotidien – pénétrées et rayonnantes de compassion, de justice, de tolérance, de paix et de clarté de l'esprit[44] ». Le but ultime de l'amour-compassion est d'amener le bonheur et, pour cela, de libérer l'homme et le monde de la souffrance. Le cœur-esprit qui accède à la connaissance de la nature essentielle de la réalité voit les causes profondes du mal et agit sur elles en se libérant de l'emprise de l'ego. Celui-ci n'est pas seulement individuel, mais aussi collectif. Les passions égotiques et agressives que sont la convoitise, l'avidité, la possessivité, l'agressivité et l'illusion empoisonnent aussi bien l'être individuel que la société, ainsi que le révèle le système capitaliste financier en voie de mondialisation.

Il existe donc bien, dans le bouddhisme comme dans le christianisme, une articulation profonde entre l'amour-compassion vécu au plan personnel et le combat – non-violent – pour la justice au plan structurel. Ces deux dimensions sont aussi indissociables que le sont la douleur et la joie, karuna et prajna, l'amour et la connaissance. À tous les niveaux, jusque dans sa réalité la plus intérieure, la compassion est donc – comme la sainte Trinité et la nature de Bouddha – tout entière relation.

 

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Présentation de Michel Maxime Egger

Sociologue, journaliste de profession, écothéologien, Michel Maxime Egger est acteur engagé de la société civile.

Né en Suisse en 1958, il est de tradition catholique. De 1981 à 1993 il est journaliste.

Après un séjour d'une année en Inde en 1984, un passage de plusieurs années par le bouddhisme zen et le « Centre de rencontres spirituelles et de méditation », initié par Henri Hartung[45] (1921-1988) à Fleurier (Suisse), il retrouve ses racines chrétiennes dès 1987 dans la tradition de l'Église orthodoxe (Patriarcat de Constantinople). Il dirige la collection de spiritualités contemporaines orthodoxes "Le Sel de la Terre" qu'il a créée en 1992 aux éditions du Cerf. Il a publié Prier 15 jours avec Silouane (Paris, Nouvelle Cité, 2002).

En 1993 il quitte le journalisme pour s'occuper de l'ONG protestante suisse "Pain pour le prochain" où il est l'une des chevilles ouvrières de la campagne suisse pour l'interdiction des mines antipersonnel, et de la campagne Clean Clothes pour des habits produits dans la dignité. En 2002 il rejoint l'ONG suisse "Alliance Sud" (la communauté de travail des grandes organisations d'entraide de Suisse).

En 2004, il participe au forum Ecologie et Spiritualité organisé par la communauté bouddhiste de Karma Ling en Haute-Savoie. Il fonde alors et anime le réseau « Trilogies – entre le cosmos, l’humain et le divin » (www.trilogies.org) pour mettre en dialogue cheminements spirituels, grands enjeux de notre temps et engagements écocitoyens. Il codirige la collection « Fondations écologiques » chez Labor et Fides.

En 2016 il crée le Laboratoire de transition intérieure qui est porté par les ONG protestante et catholique Entraide Protestante Suisse (EPER) et Action de Carême. Ce Laboratoire articule les deux axes spirituel et écocitoyen pour explorer les dimensions de la transition écologique et expérimenter la voie de personne méditante-militante (https://voir-et-agir.ch/sur-nous/). Au printemps 2023 il publie Reliance. Manuel de transition intérieure et quitte le Laboratoire de transition intérieure.

Il est l’auteur d’essais sur l’écospiritualité et l’écopsychologie : La Terre comme soi-même (Labor et Fides, 2012), Soigner l’esprit, guérir la Terre (Labor et Fides, 2015), Ecopsychologie (Jouvence, 2017), Écospiritualité - Réenchanter notre relation à la nature (Jouvence, 2018), Se libérer du consumérisme - Un enjeu majeur pour la Terre et l'humanité, (Jouvence, 2020), L'être caché du cœur - Voies de la contemplation, L'être caché du cœur - Voies de la contemplation (Labor et Fides, 2020), Réenchanter notre relation au vivant - Écopsychologie et Écospiritualité (Jouvence, 2022).

Son dernier livre, Reliance. Manuel de transition intérieure, est coréalisé avec deux personnalités belges : Tylie Grosjean, formatrice, et Elie Wattelet, écopsychologue. Il a été publié chez Actes Sud en avril 2023, 480 p., 23 €.



[1] Le mot "ontologie" vient du grec ontos, participe présent du verbe "être". Cl exprime la qualité première de l'être créé par Dieu, la dimension divine qui est à son fondement même.

[2] Le cœur du sujet, Paris, Seuil, 1993, p. 229.

[3] Le sens le plus courant de dharma est "l'enseignement", comme exposé de la réalité telle qu'elle est.

[4] Lama Denys, La Voie du bonheur, Arles, Actes Sud, 2002, p. 49.

[5] Ibid., p. 52.

[6] Le Mahâyânâ ou Grand Véhicule est l'un des principaux courants du bouddhisme ; il s'est notamment répandu en Chine, au Tibet et au Japon.

[7] Devarim Rabbâ 7, 11. Le midrash est une exégèse créatrice du texte biblique, caractéristique de la tradition juive.

[8] Thomas Merton, Marxism and monastic Perspectives, in John Moffitt Ed. A New Charter for Monasticism, Notre-Dame, University of Notre-Dame Press, 1970, p. 80.

[9] Les personnes humaines sont de même substance, unes dans leur essence comme le sont les trois personnes de la Trinité, le Père, le Fils et le Saint Esprit.

[10] Pema Chödron, La Voie commence là où vous êtes, Paris, Pocket, 2004, p. 11.

[11] Philocalie des Pères neptiques, vol. L, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1990, p. 48.

[12] L'entraînement de l'esprit et l'apprentissage de la bienveillance, Paris, Seuil, 1998, p. 37.

[13] Shambala. La voie sacrée du guerrier, Paris, Seuil, 1990, p. 47.

[14]  Matthew Fox, A spirituality Named Compassion, Rochester (Vermont), Inner Traditions.

[15] Pour chaque moment de la vie, Introduction de Fabrice Midal, Paris, Seuil, 2004, p. 49.

[16] Pratique de la voie tibétaine, Paris, Seuil, 1976, p. 104.

[17] Les références non bibliographiques à lama Denys Teundroup sont tirées de l'entretien sur la compassion avec l'auteur de cet article. Il a notamment publié Le Dharma et la vie, Paris, Albin-Michel, 1993, ainsi que des articles dans la revue Dharma, publiée par l'Institut Karma-Ling. Deux numéros de celles-ci ont été consacrés à la compassion : « Compassion et sagesse », n° 2, 1988, et « Compassion et médecine », n° 46, 1003.

[18] Liées à l'ego.

[19] Le cœur du sujet, op. cité, p. 225

[20] Pour approfondir cette distinction entre les trois niveaux d'amour-compassion, voir notamment lama Denys Teundroup : « Compassion et sagesse : la voie de l'union », Dharma, n° 2, 1998, p. 21-28.

[21] Archimandrite Sophrony, Staretz Silouane, moine du mont Athos, Sisteron, Présence, 1973, p. 339.

[22] Célèbre érudit bouddhiste et maître de méditation, Atisha (983-1054) fut l'abbé du grand monastère Vikramashila à l'époque le bouddhisme était florissant en Inde. Par la suite, il fut invité au Tibet et sa venue fut la cause du rétablissement du bouddhisme dans ce pays. Il est l'auteur d'un texte fondamental qui condense tous les enseignements du Bouddha, La Lampe pour la voie.

[23] Du grec kénôsis qui signifie "vide".

[24] L'appel de l'Esprit, Paris, Éd. Cerf-Sel de la terre, 2001, p.10.

[25] Fred Poché, Levinas, Chemin ou obstacle pour la théologie chrétienne, Paris, Cerf, 2005, p.71.

[26] La Voie commence là où vous êtes, op. cité, p.19.

[27] Shamabala, op. cité, p. 37.

[28] Pratique de la voie tibétaine, op. cité, p. 34-35.

[29] Henri J. M. Nouwen, Donald P. McNell, Douglas A. Morrison, Compassion. A Reflexion on the Christian Life, New York, Doubleday, 1982, p. 12.

[30] Le cœur du sujet, op. cité, p. 163.

[31] Le Mythe de la liberté, Paris, Seuil, 1979, p.124.

[32] Le cœur du sujet, op. cité, p. 149.

[33] Pratique de la voie tibétaine, op. cité, p. 88.

[34] Chögyam Trungpa, Shambala, op. cité, p. 161.

[35] Id. Dharma et créativité, Paris, Guy Trédaniel, 1999, p.92.

[36] Isaac le Syrien (VIIe s.), Œuvre spirituelle, 81e Discours, Paris, Desclée de Brouwer, 1981, p.395.

[37] La Voie commence là où vous êtes, op. cité, p. 80.

[38] Ibid. p.12.

[39] Littéralement "changement de l'esprit". Les Pères de l'Église parlent d'un retournement de tout l'être.

[40] Lecture méditée et priante de l'Écriture.

[41] Le Mythe de la liberté, op. cité, p. 16.

[42] Pema Chödron, Sur le chemin de la transformation, Le Tonglen, Paris, La Table ronde, 2001.

[43] Le péché est à comprendre dans son sens spirituel, non moraliste, de coupure de la relation d'amour avec Dieu et, partant, avec les autres et toute la création.

[44] Propos recueillis par l'auteur à Bangkok en novembre 2001.

[45] Henri Hartung était lui-même engagé au niveau de la société. C'était un ami de Jacques Breton (à qui est dédié le présent blog). Plusieurs textes viennent de lui dans le tag Henri Hartung. Plusieurs animateurs du Centre Assise sont d'abord passés par le centre de Fleurier.

 

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