Par Bernard Durel. Écologie et compassion : « La création tout entière gémit… » (Rm 8, 18-25)
Les désastres écologiques actuels ont des conséquences dramatiques non seulement pour la nature mais pour l'homme lui-même. Comme l'écrivait Bernard Durel en 1998 : « Tout se tient. Et pour s'en convaincre, il suffit de revenir à cette constatation que j'ai pu faire en Suède, il y a déjà vingt ans : les populations des pays opulents ne sont pas heureuses. » Dans cet article paru dans la Vie spirituelle n° 728, en 1998, il rappelle quelques faits majeurs et en appelle à une éthique de la responsabilité.
D'autres textes de B. Durel, dominicain de Strasbourg, figurent dans le tag Bernard Durel
Écologie et compassion :
« La création tout entière gémit… » (Rm 8, 18-25)
Par Bernard Durel
Il y a 10 ans, le mot "compassion" était un mot usé, désuet. Aujourd'hui on sort de cette perspective. La crise présente de notre culture appelle à un éveil de l'expérience de la compassion authentique, et la crise écologique[1] crée un appel d'air qui oblige à s'interroger sur la compassion. Dans le monde occidental, il existe depuis Descartes et la distinction sujet-objet une frontière entre le monde des hommes et la nature. Beaucoup pensent à tort ou à raison que le christianisme soutient cette distinction absolue.
Or, depuis vingt ou trente ans, est née une inquiétude sur le milieu où nous vivons. C'est une question religieuse, celle de la place de l'homme dans la nature. Les gens qui se posent ces questions ne sont pas forcément croyants, mais le New Age a été le terreau d'une nouvelle religiosité, religiosité prise au sens large. Nous vivons aujourd'hui la tendance inverse du phénomène de sécularisation dans les années 1970 : on interroge les religions.
Dans ce contexte, beaucoup de nos contemporains se tournent vers le bouddhisme et trouvent une inspiration dans une tradition qui met au centre de son enseignement l'expérience de la compassion. Dans l'interdépendance de tout être animé et non-animé qui relie l'homme à ce qui l'entoure, la tradition bouddhiste propose en effet une expérience à la hauteur des aspirations et des requêtes de notre époque.
Rappel de quelques faits majeurs
« Entre 1500 et 1850, une espèce disparaissait tous les 10 ans ; entre 1850 et 1950, une espèce disparaissait chaque année ; aux environs de 1990, dix espèces disparaissent chaque jour ; aux environs de 2000, une espèce disparaîtra chaque heure ; entre 1975 et 2000, près de 20 % des espèces disparaissent ; aux environs de 2000, nous n'osons plus y penser[2] ! »
« Nous avons en un siècle dramatiquement réduit le nombre des espèces végétales et animales, ravagé des cycles biologiques, fait pratiquement disparaître la mer d'Aral, fortement pollué la Méditerranée et un grand nombre de nappes phréatiques ; la forêt tropicale recule au rythme de vingt millions d'hectares par an pour ne laisser que des terres érodées impropres à la culture ; les émissions de gaz carbonique croissent rapidement, etc. », écrit René Lenoir[3] ; et Albert Jacquard, en nous rappelant que, dans soixante ans, il n'y aura plus de pétrole, conclut : « Si nous continuons sur la pente où nous sommes actuellement, nous en avons pour moins d'un demi-siècle. »
Comment des savants qui mettent en avant la rationalité ne comprennent-ils pas cette chose simple : dans un monde fini, le nôtre, la croissance ne peut être infinie. Il est grand temps de sortir d'une idéologie sommaire du développement : celle du toujours plus. Notre exemple portait sur la disparition accélérée des espèces. C'est un problème biologique grave avec des conséquences dans les domaines de la nutrition et de la médecine. Mais cette disparition a aussi des conséquences esthétiques, symboliques, religieuses. À chaque fois, c'est une dimension au moins potentielle de l'homme qui disparaît. Car tout se tient. Et pour s'en convaincre, il suffit de revenir à cette constatation que j'ai pu faire en Suède, il y a déjà vingt ans : les populations des pays opulents ne sont pas heureuses. À la liste des fléaux qu'une civilisation matérialiste et technique a engendrés, Carl Keller, un théologien, ajoute le « sentiment de frustration s'accentuant en dépit de la prospérité matérielle » … L'homme est solidaire de la terre comme aussi des règnes végétal et animal. Or cet ensemble cohérent est malade. Les symptômes sont visibles à chacun. L'état maladif de l'homme se trahit par ces recherches incessantes et désespérées d'un bonheur qui semble toujours lui échapper. Les répercussions de la crise planétaire retentissent jusque dans les profondeurs de la psyché humaine. C. G. Jung écrivait déjà dans Ma Vie :
- « Parmi les malades dits névrotiques d'aujourd'hui, bon nombre, à des époques plus anciennes, ne seraient pas névrosés, c'est-à-dire n'auraient pas été dissociés en eux-mêmes, s'ils avaient vécu en des temps et dans un milieu où l'homme était encore relié par le mythe au monde des ancêtres et par conséquent à la nature vécue et non pas seulement vue du dehors : la désunion avec eux-mêmes leur aurait été épargnée. Il s'agit d'hommes qui ne supportent pas la perte du mythe, qui ne trouvent pas le chemin vers un monde purement extérieur, c'est-à-dire vers la conception du monde telle que la fournissent les sciences naturelles, et qui ne peuvent davantage se satisfaire du jeu purement verbal de fantaisies intellectuelles qui n'ont pas le moindre rapport avec la sagesse. »
Une éthique de la responsabilité
L'ouvrage Le principe de la responsabilité d'Hans Jonas, traduit en français aux Éditions du Cerf en 1979, plus de dix ans après sa parution en Allemagne, tente de repenser l'éthique dans un monde nouveau. Parmi les ingrédients de cette situation neuve, souvent décrite par d'autres, on retiendra en particulier l'idée qu'auparavant l'homme n'attentait à la nature que dans des limites qui permettaient à celle-ci de se rétablir sans difficulté, et donc que la nature était léguée intacte aux générations suivantes ; au contraire, la nature est désormais touchée de façon parfois irréversible, en raison de l'intensité de l'intervention technologique et des effets cumulatifs de la technologie.
Il faut donc faire un pas de côté ou un pas de plus. Une éthique de la responsabilité digne de ce nom doit donc se préoccuper de l'avenir de l'espèce humaine. Le nouvel impératif catégorique s'énoncera dès lors ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre. » L'ancienne notion de responsabilité consistait à répondre de ses actes passés ou présents. Elle porte désormais sur l'avenir. Ou plutôt : la préservation de l'avenir requiert, revendique ma responsabilité. L'homme peut détruire l'humanité : de là naissent de nouvelles applications, des devoirs.
Qu'est-ce qui peut m'obliger à être responsable à l'égard d'une humanité future qui n'existe pas encore ? Jonas trouve l'archétype d'une telle responsabilité à l'égard de la postérité, responsabilité puissamment implantée vers l'homme par la nature, dans le cas des parents à l'égard de leurs enfants, ainsi que dans celui de l'homme politique à l'égard des citoyens. Aussi bien les parents que les hommes politiques doivent favoriser les possibilités d'existence des êtres dont ils ont la charge. C'est là une responsabilité qui leur tombe dessus avec le surgissement même de l'autre. Et dans les deux cas, la responsabilité est unilatérale, non réciproque. L'avenir ne leur doit rien mais ils doivent tout à l'avenir. Nous avons, en tant qu'humanité actuelle, une responsabilité comparable à l'égard de l'humanité future.
Un autre philosophe allemand donne une réplique précise et motivée à Hans Jonas. Il s'agit de Jürgen Habermas : « Pouvons-nous, en tant qu'Européens, comprendre sérieusement les concepts de moralité et d'éthique, de personne et d'individualité, de liberté et d'émancipation…, sans faire nôtre la substance de la pensée historique du salut d'origine judéo-chrétienne ? »
Ici s'opère un saut, un changement de langage – que Jonas n'était d'ailleurs pas sans exclure : le passage au mythe, à la religion. Avec beaucoup de prudence et de discrétion – dans une culture réputée laïque – ils sont de plus en plus nombreux à suggérer la nécessité d'un tel "pas".
En 1988, dans une réflexion très riche sur les paroles de 1789, Liberté, égalité, fraternité, Edgar Morin écrivait ceci (qui n'est pas sans faire écho à la "peur" chez Jonas) :
- « Nous avons objectivé la terre “bleue comme une orange”, comme le prévoyait Éluard, à partir des images retransmises de la Lune sur nos écrans de télévision. Nous devons la subjectiviser, y enraciner l'idée de Patrie. Nous devons y fonder notre religion, qui reprend l'héritage de toutes les religions universelles : nous sommes frères. Mais la religion terrestre nous dit, à la différence des religions célestes : nous devons être frères, non parce que nous serons sauvés, mais parce que nous sommes perdus, perdus dans cette petite fenêtre d'un Soleil de banlieue dans une galaxie diasporée d'un univers sans centre, perdus parce que promis à la mort individuelle et à l'anéantissement final de la vie, de la Terre, du Soleil. Aussi devons-nous ressentir une infinie compassion pour tout ce qui est humain et vivant, pour tout enfant de la Terre[4]. »
Même l'athée est aujourd'hui religieux (il écrit Terre, Soleil), comme on peut le voir dans de nombreux films contemporains. Il nous propose ici de situer et de comprendre notre vie dans le cadre d'un gigantesque deuil cosmique.
Pour ma part, il y a déjà plus de quinze ans que je me suis laissé rejoindre par la face positive de cette même interrogation, telle que je l'ai rencontrée sous la plume de E. F. Schumacher à la fin de son Small Is Beautiful[5] :
- « Partout les gens demandent : que pouvons-nous faire ? La réponse est aussi simple que déconcertante. Chacun de nous peut travailler à mettre de l'ordre dans sa maison intérieure. Les guides dont nous avons besoin pour ce travail ne peuvent être trouvés dans la science ou la technologie dont la valeur est limitée aux buts qu'elles se proposent. Mais on peut encore les trouver dans la sagesse traditionnelle de l'humanité. »
Ou encore :
- « On ne peut parvenir à la vraie prudence sans porter sur la réalité un regard de contemplation silencieuse dans lequel les intérêts égocentriques de l'homme se taisent, au moins momentanément. »
Contempler veut dire voir, vraiment voir, tout voir. Et il s'agit de cela, de sortir de la conscience, ainsi que le montre magistralement Michel Serres au début de son livre Le contrat naturel[6]. Il y décrit un tableau de Goya où l'on voit deux adversaires se battre au milieu de sables mouvants. « Attentif aux tactiques de l'autre, chacun répond coup pour coup », sans prendre garde qu'ils s'enfoncent tous les deux dans les sables. Plus ils s'acharnent l'un contre l'autre, plus ils accélèrent l'enlisement, sans deviner l'abîme dans lequel ils se précipitent.
Je ne partage pas les conclusions de Michel Serres quant à ce qu'il appelle "contrat naturel", mais il me semble qu'il voit juste quand il nous invite à regarder, à voir au-delà du contrat social, du politique. Et je crois que les mésaventures des Verts que j'observe en Scandinavie, en Allemagne et en France (avec, vous l'avez senti, plus que de la sympathie) viennent de ce qu'ils se sont transformés en partis politiques et machines électorales.
Schématiser ?
Je suis maintenant à même de synthétiser le chemin que je vous ai proposé en un schéma, qui fournit aussi une organisation de l'histoire du débat écologique.
On peut distinguer dans ce débat trois phases, trois stades trois niveaux :
● D'abord la phase de la technique et de la science : on envisage des techniques moins polluantes et moins consommatrices de ressources dont on sait qu'elles sont limitées. Mais il apparaît peu à peu que ces progrès ne sont ni suffisants ni décisifs. Ils ne contribuent qu'à déplacer légèrement la frontière et, globalement, la situation peut même empirer.
● Une deuxième phase s'avère nécessaire qui relève du politique. Elle est plus globale : la pollution et l'épuisement des ressources (surtout énergétiques) y sont dénoncées comme la conséquence d'un type de société où la production matérielle et la consommation ont la priorité sur la qualité de la vie et les conditions des générations futures. C'est donc dans le cadre national (en particulier au plan des politiques fiscales) et même international (à l'ONU ou par de grandes conférences comme celle sur la couche d'ozone) qu'il faut s'attaquer aux problèmes. C'est cette approche qui domine présentement le débat en Europe. Dans certains milieux, notamment aux USA (mais cela arrive chez nous notamment avec Michel Serres) on a commencé à percevoir que la crise a un tel caractère de globalité que les mesures politiques prises en vue de réorienter la technoscience ne sauraient suffire et qu'il faut passer à une troisième phase afin de pouvoir prendre en compte l'ensemble de la réalité avec ses blessures. C'est en effet le propre de toute politique (et, nous l'avons déjà souligné, y compris la politique internationale), que ni l'environnement naturel (les espèces menacées, par exemple), ni les sans-pouvoir ni les sans-ressources, ni les générations futures ne sont vraiment prises en compte. Absents de la négociation politique, ils sont vite oubliés.
● Une troisième phase s'esquisse alors : au-delà de l'attitude technico-scientifique (maîtrise) et de l'attitude politique (confrontation et négociation), nous sommes renvoyés à quelque chose de plus fondamental, à ce regard qui – que nous en soyons conscients ou non (c'est ce dernier cas qui est le plus fréquent en Occident) – informe entièrement notre façon de rencontrer la réalité sous tous ses aspects. Nous sommes renvoyés à notre façon d'être au monde, à une posture qui s'exprime dans le langage du mythe fondateur. Croyant alors voir dans le judéo-christianisme un mythe centré uniquement sur l'homme chargé de dominer le reste de la création, beaucoup d'observateurs et de militants ont proposé de critiquer ce mythe et de lui substituer des mythes plus "doux", par exemple ceux du bouddhisme ou des Indiens d'Amérique. C'est à l'occasion de ce débat que je suis moi-même "entré en écologie". J'en ai tiré la conviction qu'effectivement l'écologie, qui prend alors les noms d'écologie profonde ou encore d'écosophie, se doit d'aller jusqu'à l'interrogation métaphysique ou religieuse fondamentale. J'en ai déjà manifesté au moins la nostalgie dans ce désir de prudence et de sagesse qui se fait jour un peu partout. C'est ainsi que René Lenoir achevait pour sa part l'article déjà cité :
- « Cette sagesse nécessaire pour équilibrer la volonté de puissance, il est temps de la redécouvrir et de l'enseigner. Elle a été pendant mille ans celle de nos paysans, jardiniers de la nature ; elle était celle des Indiens. Il faut lire faire lire à nos enfants les admirables "Paroles du chef Seatle" en réponse à l'offre d'achat des terres des Indiens Duwamish, en 1854, pour le président des États-Unis : “Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre.” Toutes les choses se tiennent, comme le sang qui unit une même famille. Toutes les choses se tiennent et tout ce qui arrive à la terre arrive aux fils de la terre. Ce n'est pas l'homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu'il fait à la trame, il le fait à lui-même.
Et Enzo Pace de faire remarquer :
- La perte de confiance dans la science et la technologie, le sentiment grandissant d'insécurité ouvre peut-être (aux Églises) un nouvel accès à la conscience des hommes. Les gouvernants ou ceux qui sont censés gouvernés les conduites face aux nombreuses et complexes difficultés de notre monde en transition s'aperçoivent peut-être que, pour pouvoir imposer un changement de mode de vie, du moins aux Occidentaux, il faudrait un supplément d'âme, un nouveau pacte éthique ou social qui accompagnerait les décisions politiques. Ils s'aperçoivent surtout qu'aucun gouvernement n'est à même de proposer un tel pacte. Il est donc possible que l'avenir des religions, des croyances humaines, se joue aussi sur la question de l'écologie[7].
Nous touchons là au projet fascinant de Hans Küng. « Son programme ? Trois propositions : pas de survie sans éthique à dimension planétaire ; pas de paix mondiale sans paix religieuse ; pas de paix religieuse sans dialogue entre les religions.[8] » Je suis intimement convaincu de la justesse de ces propositions. C'est d'ailleurs parce qu'ils doutent fortement de leur mise en œuvre que bon nombre de ceux que j'ai cités n'attendent plus rien des religions établies. Mais laissons ce dossier.
Bien que croyant je partage largement les questions, cette perplexité de ceux (Jonas, Morin, Michel Serres) qui doutent de la capacité des grandes religions à aider l'homme moderne à (re)-devenir suffisamment "religieux" pour pouvoir survivre au chaos croissant. Il ne suffit pas en effet d'avoir d'excellents textes dans nos bibliothèques de théologie. Je le vois par exemple dans le cas de maître Eckhart : qui le lit ? Qui s'en inspire ? Il ne suffit pas non plus d'avoir de beaux rituels que peu de personnes pratiquent ou qui sont pratiquées de façon abstraite, désincarnée. Ainsi s'interroge Michel Serres :
- « Nous ne cessons pas de perdre la mémoire des actes étranges auxquels s'adonnaient les prêtres dans les réduits sombres et secrets où, seuls, ils habillaient la statue d'un dieu, l'ornaient, faisaient sa toilette, la lavaient ou la sortaient, lui préparaient un repas et lui parlaient indéfiniment, et cela chaque jour et toutes les nuits, à l'aurore, au crépuscule, quand le soleil et l'ombre venaient à leur acmé. Craignaient-ils qu'un seul arrêt dans cet entretien continu, infini, ouvrît des conséquences formidables ?
Amnésiques, nous croyons qu'ils adoraient le dieu ou la déesse sculptée de pierre ou de bois ; non : ils donnaient à la chose elle-même, marbre ou bronze, la parole, en lui conférant l'apparence d'un corps humain doué de voix. Ils célébraient donc leur pacte avec le monde.
Nous oublions de même pour quelle raison les moines bénédictins se lèvent avant le jour pour chanter matines et laudes, les petites heures de prime, tierce, sexte, ou repoussent leur repos tard dans la nuit pour psalmodier encore, à complies. Nous ne gardons pas le souvenir des prières nécessaires ni de ces rites perpétuels. Et cependant, non loin de nous, trappistes, carmélites encore égrènent sans trêve l'office divin.
Ils ne suivent pas le temps, mais le soutiennent. Leurs épaules et leurs voix, de versets en oraisons, portent les minutes en minutes le long de la fragile durée, qui, sans eux, se casserait. Et qui inversement nous convainc de l'absence de lacune dans les fils ou les nappes chroniques ? Pénélope, jour et nuit, ne quittait le métier de tapisserie. Ainsi la religion repasse, file, noue, assemble, recueille, lie, relie, relève, lit ou chante les éléments du temps. Le terme religion dit exactement ce parcours, cette revue ou ce prolongement dont l'inverse a pour nom négligence, celle qui ne cesse de perdre le souvenir de ces conduites et paroles étranges. Les doctes dissent que le mot religion pourrait avoir deux sources ou origines. D'après la première, il signifierait, par un verbe latin : relier. Nous relie-t-elle entre nous, assure-t-elle le lien de ce monde à un autre ? D'après la deuxième, plus probable, non certaine, mais voisine de la précédente, il voudrait dire assembler, recueillir, relever, parcourir ou relire. Mais il ne dit jamais quel mot sublime la langue place en face du religieux, pour le nier : la négligence. Qui n'a point de religion ne doit pas se dire athée ou mécréant, mais négligent… La notion de négligence fait comprendre notre temps[9]. »
Être religieux, c'est donc voir (contempler), reconnaître que nous sommes tous – dans l'espace et le temps – reliés, "embarqués" sur le même navire comme le dit le marin Michel Serres. Ni la maîtrise technico-scientifique, ni la maîtrise politique ne sont le dernier mot. Dépassant Descartes (ou plutôt remontant en deçà), et son sujet maître d'une nature objectivée, nous voici emportés, mus.
Nous naissons et mourons non dans un monde de maîtrise mais dans un monde de gratuité, de dons. À notre tour, « nous n'avons ni reconnaissance ni bénéfice à attendre, en retour du "bien" (ou plus exactement de la "non-nuisance") que nous décidons de faire aux générations futures. De telles décisions relèvent donc de ce qu'on appelle "gratuité", seule peut les justifier une éthique qui se donne – ou reçoit – pour fondement un impératif de solidarité entre tous les humains, dans l'espace comme dans le temps.[10] »
Un chemin de souffrance
M'appuyant sur les observations qui nous fournissent la science, la politique et enfin la philosophie, je me suis approché du noyau même de la crise de notre culture, à savoir sa dimension profondément religieuse. Ce parcours prend un caractère intellectuel et systématique, ce qui pourrait donner le change. En réalité, si j'en juge par mon expérience depuis une bonne vingtaine d'années et par les résistances puissantes que je rencontre chez beaucoup d'interlocuteurs, ce parcours requiert des conditions personnelles qui engagent les niveaux somatiques, psychiques et spirituels. Dans une culture blessée et divisée les hommes sont eux aussi blessés et divisés. D'où le succès, éventuellement ambigu, de tant de propositions de chemins de guérison. La proclamation répétée de visées éthiques excellentes en elles-mêmes ne produit souvent que peu de fruits. On le voit massivement en ce qui concerne par exemple le divorce et l'indissolubilité du mariage. Il ne suffit pas de dénoncer la "mauvaise vie", il faut plus encore manifester la "bonne vie", c'est-à-dire en témoigner, en donner le goût (question de l'éveil) et en ouvrir les chemins (question de l'initiation). Paul VI déjà et déjà dans Evangelelii nuntiandi que nous avons plus besoin de "maîtres" que de "professeurs". Jésus, Gandhi, François d'Assise reviennent. Ce n'est pas un hasard. Pour n'évoquer qu'un seul d'entre eux – François d'Assise – le franciscain Éloi Leclerc a montré par quel chemin de transformation corporelle, sociale, psychique (profondeurs), celui-ci a dû passer avant de pouvoir – aveugle et nu sur la terre nue – chanter son Cantique des créatures, expression ultime de fraternisation avec l'ensemble du cosmos. Rien ne changera dans le monde tant que les hommes ne s'engageront pas sur les chemins qui ont pour nom travail sur soi, exercice initiatique, changement de mentalité, de postures, métanoia.
À la suite de Gabriel Marcel (et d'Eckhart) Éric Fromm est parvenu à la conclusion qu'il s'agit de passer de la posture qui est celle du monde de l'avoir à l'expérience de l'être. Nous ne pouvons pas atteindre l'être à l'aide des instruments qui appartiennent au monde de l'avoir. C'est à chaque personne de faire l'expérience de l'être, qui est "gratuité", don (voir ci-dessus). Le monde de l'avoir (qui prit forme systématique à partir du moment où Descartes distingua la réalité extérieure – res extensa – de la réalité "intérieure" – res intensa) repose sur la possession, le contrôle, la puissance, la distance, voire l'aliénation de l'objet par un certain sujet. Sa visée est extrêmement claire : l'individu essaie autant que possible de se dérober à toute dépendance, à toute passivité, à toute influence de la réalité considérée comme extérieure. L'homme est le seigneur du monde. Il est avant tout "actif" et en présence de n'importe quelle situation il se demande : que faut-il faire ?
En langage symbolique, nous pouvons dire que, dans le monde de l'avoir, l'homme s'est identifié au conscient, à son côté diurne (le contraire du côté nocturne). Tout au long de sa journée, il travaille à vaincre, ou du moins à éloigner toutes les menaces, c'est-à-dire finalement la mort qui toujours approche. Et il est évidemment juste d'agir ainsi. Mais avec la nuit devrait venir le moment de s'abandonner au sommeil, de ne plus chercher à vaincre la mort mais d'aller à sa rencontre, de faire place au côté nocturne – aux rêves, aux échecs, aux crises, à la souffrance, à la mort. Tous ces aspects ont leur place dans toutes les cultures, sauf dans celle du monde industrialisé. Ils ont aussi pleinement leur place dans ce que nous appelons la nature où les espèces vivent en symbiose, de coopération et de compassion et non dans la logique du chacun pour soi et de la lutte pour la vie (struggle for life) comme on l'a trop dit depuis environ un siècle.
Dans son livre Der Gotteskomplex (Le Complexe de Dieu, ou, selon le titre excellent de la traduction suédoise : "Entre toute-puissance et impuissance"), le psychanalyste allemand Horst Richter montre justement que l'homme moderne souffre de « la maladie de ne pas pouvoir souffrir ». Dans la mesure où l'homme met toute sa confiance dans les solutions techniques et l'augmentation de son pouvoir, il éprouve au contraire de plus en plus son impuissance devant la croissance des problèmes. C'est que l'augmentation de la puissance de l'homme est une réponse inadéquate lorsqu'il s'agit de rencontrer le côté nocturne de l'existence.
Souffrance, patheia, passion, non-agir (wuwei), c'est-à-dire s'abandonner, laisser venir, "lâcher-prise" (sich loslassen) : toutes ces attitudes appartiennent à une dimension essentielle, originelle de la vie humaine. Nous sommes passifs bien avant d'être capables d'agir, et bien après également : les événements les plus décisifs de notre vie ne sont pas "faits" par nous – la naissance, la croissance, l'amour, la maladie, l'épreuve, le vieillissement, la mort. Ce n'est donc pas un hasard que ce soit justement ces processus que notre culture refoule et précipite dans ce qu'on a fini par appeler "in-conscient". Y tombe tout ce qui ne trouve pas place dans le monde de l'avoir. Nous identifions le réel au conscient. Mais c'est le contraire qui est vrai : le conscient est une construction toujours limitée, provisoire, fragile à l'intérieur de l'espace infini du réel, en termes psychologiques, du Soi.
Nous sommes ainsi faits que l'inconnu inquiète le moi conscient et nous apparaît comme vide sans fond, lieu désert, nuit. Pourtant c'est là qu'il nous faut aller si nous voulons pouvoir goûter la plénitude de l'existence. « Et la nuit comme le jour illumine », dit le psaume. Là se trouve le lieu de notre exercice : les rites, les mythes qui nous sont utiles, ils sont féconds justement dans la mesure où ils favorisent l'expérience, où ils aident l'individu ou le peuple, à marcher sur le chemin de la souffrance et de la passion. L'homme peut alors – comme François – se réconcilier avec toute la réalité (la nature, les autres, soi-même). En toute chose, en tout être, il reconnaît des frères et des sœurs, et non plus des objets étrangers, distincts, ou encore des modèles abstraits. S'éveiller, c'est donc reconnaître que nous vivons dans un monde où tout se tient, où tous gagnent ou perdent ensemble. « No man is an island ». Une compassion infinie : telle est la voie, et le fruit de notre chemin.
Ainsi que le formule un théologien, Gérard Siegwalt :
- « La crise de l'homme et la crise de la nature à l'époque moderne sont corrélatives, s'appellent l'une l'autre. Elles tiennent tous deux à la coupure, à la faille entre la nature et l'homme. Liées dans leur principe, elles ne peuvent être résolues qu'ensemble. Toute thérapeutique mise en œuvre pour guérir l'une devra aussi contribuer à guérir l'autre, sinon elle est une pseudo-thérapeutique qui ne traite que des symptômes sans traiter les causes. La maladie tient justement dans la séparation entre l'homme et la nature, dans l'oubli de leur parenté et de leur solidarité. Puisque l'homme participe à la nature, il pèche contre lui-même en péchant contre elle.[11] »
Dans son livre (Éclaircissements) comme déjà dans son discours de réception à l'Académie française, Michel Serres confirme que c'est par la participation à la souffrance du monde que nous accédons au vrai savoir, à la sagesse. Il revient jusqu'à cette conclusion évangélique qui m'a fait penser à Mère Teresa, que seuls les petits, les marginaux ont accès à la vérité. Comme on l'a dit, ils sont nos maîtres. Je le cite une dernière fois :
- « Comme le pouvoir et le devoir, le savoir et le malheur ne peuvent pas se séparer, tout aussi objectifs et, sans doute, universels l'un que l'autre. À ne connaître ou ne vivre que l'un d'eux, nous ignorons et ce que nous pensons et ce que nous faisons et ceux que nous sommes. Quand nous parlerions toutes les langues et pourrions déchiffrer tous les codes, quand nous serions instruits du savoir absolu, nous ne saurions rien sans l'expérience, au plus, sans l'écoute, au moins, de cette souffrance sans pardon ni fin dont la clameur de mer fait le bruit de fond sur lequel se détachent toutes nos connaissances et la condition de nos activités pratiques. Là se trouve l'origine du savoir et de nous expertise ; non, nous ne nous sommes pas mis jadis à connaître les choses et à agir sur leur devenir, parce que nous sentions et observions, par les cinq sens, comme, autrefois, la philosophie se divertit à le dire, pour rire, ou pour d'autres raisons aussi froides, mais parce que nous souffrîmes de nos misères ou de nos crimes et que nous émut l'intuition de notre mort précoce. Le savoir se fonde sur ce deuil… Le problème du mal gît au fondement de la force que nous donnent nos moyens de le traiter… Les derniers d'entre les hommes qui veillent encore sur ce qu'on appelle à juste titre, les humanités sont les dépositaires de la douleur humaine, transportée, d'âge en âge, par la voix géniale des plus sages des parents de nos savants. N'excluez pas de la décision ni de l'apprentissage cette rumeur ancestrale d'où se forma peu à peu le logos expert, car à la première alerte, c'est à elle que vous courrez demander quelque conseil vital, comme à un ancêtre l'expérience…
Privés de leçons terribles émanées de cette source, les sciences formeraient nos experts éminents à devenir des brutes et des sauvages, infiniment plus dangereux – notre siècle nous l'a surabondamment appris – qu'aux temps où la nécessité dominait des techniques dérisoirement inefficaces. L'avenir les obligera vite à venir, la, chercher une science humaine, je veux dire proche des humanités ou de l'humanité, puisque, dans notre langue, le vocable qui désigne notre genre signifie la compassion aussi.[12] »
La compassion, la sympathie avec toutes choses, telle est l'attitude sans laquelle notre monde n'a d'autre avenir que la destruction plus ou moins rapide. Et c'est parce que quelques-uns ont commencé à prendre conscience de cette nécessité qu'un cri a pu se faire entendre, d'abord aux USA, dès les années soixante : faisons de saint François le patron de l'écologie ! L'intuition est juste : le Cantique des créatures exprime l'authentique sympathique qui est le seul remède à la double destruction que nous connaissons – celle de l'environnement et celle même des sources de sympathie et de communion qui sont au fond de l'être humain.
Aujourd'hui, en Occident, le plus urgent me semble être la réhabilitation, et la culture, de la "passion", du sentiment vrai où pourra s'épanouir la compassion vivante. (Vous sentez bien qu'il ne s'agit pas ici des émotions fugitives qui, elles, ne manquent pas, mais de surmonter l'apathie, ce grand mal de l'Occident qu'avait dénoncé Élie Wiesel dans son discours pour le prix Nobel de la paix.) Je renvoie ici volontiers à l'œuvre de Michel Henry, notamment à son ouvrage La Barbarie. Notre malheur réside dans l'abstraction, la séparation (que de frontières illusoires), l'impuissance nous somme souvent à nous reconnaître affectés, touchés. (On dit : « Ce n'est que subjectif ! »)
Vous êtes peut-être à présent mieux à même de comprendre la passion véritablement vulnérable et fragile qui soutient ce travail : on ne saurait ici séparer forme et fond. Je ferai donc mienne les paroles de Carl Friedrich von Weizsäcker, physicien croyant, dont le livre Le temps presse (Die Zeit drängt) est à l'origine des rassemblements de Bâle et de Séoul :
- « Dans les crises que traverse l'évolution, la souffrance est inévitable comme signal d'une action nécessaire. Rendre la souffrance imperceptible veut dire trop souvent jeter le réveil par la fenêtre pour pouvoir continuer à dormir. La conscience spontanée du péché correspond à un tel réveil… Je ne peux pas imaginer que quelqu'un puisse accomplir (le) nécessaire changement de conscience sans être passé par le désespoir et sans avoir été sauvé du désespoir par l'affect de l'amour du prochain… »
Ou encore :
- « Si les larmes ne sortent pas à temps, il n'ira pas de Concile de la paix, mais l'épouvante pure. Les larmes sont une grâce. Elles sont le début de la consolation qui vient à nous lorsque nous avons osé regarder en face l'épouvante. Aussi longtemps que nous refoulons l'épouvante, nous vivons dans la lutte qui verra nos actions apparemment raisonnables et résolues provoquer les malheurs qu'elles auraient dû, selon nous, empêcher. La larme marque l'abandon du faux espoir d'être les maîtres de notre destin. Elle ouvre le chemin à l'espérance en éveil sur ce qui n'est pas en notre pouvoir. Et ainsi elle nous rend libres pour agir. Nous voyons alors la première lueur du jour nouveau. Le temps est mûr.[13] »
Au terme de ces réflexions au chevet d'une « Terre blessée et divisée », je donne brièvement la parole à un croyant du Christ. Il fallait d'abord longuement et patiemment que se creuse en nous un espace d'écoute, un souci réel, une angoisse en dehors desquelles nous ne pouvons pas entendre (c'est hélas ! trop souvent le cas) ce qu'il a à nous dire.
Écoutons Paul de Tarse dans sa lettre aux Romains. Il nous parle de Création (ce qui veut dire aussi de Créateur et de créature). Il nous propose au fond une relecture de tout ce que j'ai évoqué – une relecture suscitée par le Christ, et son Esprit. Reliée à l'ensemble de la révélation, elle ouvre le chemin qui nous permet de passer de l'angoisse des peurs évoquées à l'espérance juste et aux actions et transformations requises.
Voici ce texte :
- J’estime en effet que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée –, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu.
Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. Or, voir ce qu’on espère n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance. De même, l’Esprit aussi vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables, et celui qui scrute les cœurs sait quelle est l’intention de l’Esprit : c’est selon Dieu en effet que l’Esprit intercède pour les saints. » (Rm 8, 18-27)
[1] Voir B. Durel, « La création tout entière gémit. Une terre blessée et divisée. » Revue d'éthique et de théologie morale. "Le Supplément", n° 1, 192, mars 1995, auquel cet article emprunte de larges extraits.
[2] Chiffres donnés par Johann Van Klinken, Concilium, n° 236.
[3] La Croix, 13 octobre 1992.
[4] Le Monde, 23 septembre 1988.
[5] E. F. Schumacher, Small Is Beautiful, trad. française par Danielle et William Day et Marie-Claude Florentin. Ed. Du Seuil, coll "Points", 1979
[6] Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990.
[7] Le Monde diplomatique, juin 1992.
[8] Hans Küng, Projet d'éthique planétaire, la paix mondiale par la paix entre les religions, Paris, Ed. du Seuil, 1991.
[9] Michel Serres, Le contrat naturel.
[10] Projet, n° 226, p. 102.
[11] Gérard Siegwalt, La Nature a-t-elle un sens ? ; Univesité de Strasbourg, 1980.
[12] Michel Serres, Éclaircissements, Paris, François Bourin, 1992, p. 263.
[13] Carl Friedrich von Weizsäcker, Le temps presse, Paris, Ed. du Cerf, p. 63 et 102.