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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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5 avril 2020

Conférence sur la Voie bouddhique faite par Pierre Massein en 1983 à l'ICP, précédée d'informations sur le contexte historique

Dans une conférence, P. Massein a présenté les points essentiels de la doctrine bouddhique : histoire du Bouddha suivie de précisions sur chacune des Quatre Noble Vérités et sur les deux pôles bouddhiques que sont sagesse et compassion. Quelques précisions historiques issues de la recherche actuelle précèdent la conférence.

Il s'agit d'une conférence donnée en 1983 l'Institut Catholique de Paris par Pierre MASSEIN (décédé en 2017), moine bénédictin de l'Abbaye Saint-Wandrille et professeur à l'Institut Catholique de Paris. Lui-même s'est immergé pendant un an dans le bouddhisme partageant la vie des moines de Thaïlande (Cf. Un moine chrétien rencontre des moines bouddhistes, 2012). C'était un ami de Jacques Breton à qui est dédié ce blog. Dans les années 2000, dans le cadre d'une formation des animateurs du Centre Assise, un groupe était allé l'écouter tout un week-end à Saint-Wandrille. Et par ailleurs, Jacques Breton et Eizan Rôshi sont allés le voir à son abbaye.

Cette conférence fut suivie d'une autre qui figurera dans un autre message, c'est celle-là qui parle de la confrontation bouddhisme-christianisme. Le thème général de cette journée à l'ICP était : "L'impact du Bouddhisme sur l'Occident chrétien". Le texte reproduit ici, et auquel a été laissé à dessein son caractère oral, est paru dans la revue de l'ICP n° 7 de juin 1983.

 

INVITATION URRGENTE : Ces conférences datent de 1983 et sont relativement courtes. Par exemple Découvrir le bouddhisme présente le bouddhisme et son implantation en Occident. Pendant le confinement vous pouvez profiter d'une offre spéciale de l'Institut d'Etudes Bouddhiques dont le siège est à Paris : voir gratuitement des vidéos les trois premiers cours de 3 heures chacun d'introduction au bouddhisme, le premier cours est fait par Philippe Cornu (qui est par ailleurs professeur à l'Université Catholique de Louvain où il a succédé à Jacques Scheuer), et les deux autres par Dominique Trotignon. Ces cours abordent le contexte indien dans lequel le bouddhisme s'est développé, ils donnent des informations sur ce que nous savons du Bouddha et ils exposent les fondements doctrinaux du bouddhisme (karma, coproduction conditionnelle, nirvana etc...) : les-fondements-du-bouddhisme-les-3-premiers-cours

 

Que nous disent les recherches récentes sur la partie "historique" du Bouddha ?

Buddha, musée de SarnathLes dates de la vie du Bouddha sont assez approximatives, et aujourd’hui, on date sa naissance des années 470, sa mort étant donc proche des années 400 puisqu'il avait 80 ans – mais plutôt que de mort, on parle de « disparition complète ou définitive » (pari-nirvana).

La présentation de la vie historique de Gautama avant qu'il ne devienne le Bouddha fait l'objet de plusieurs versions différentes (Cf. Les-mille-et-une-vies-du-bouddha de Bernard Faure), la plus connue étant celle des quatre rencontres que raconte P. Massein. En fait ces récits énumèrent les étapes par lesquelles doit passer un futur Bouddha afin d’atteindre l’Éveil, elles sont constituées notamment de 3 étapes : la découverte de la souffrance humaine ; l’engagement sur la voie spirituelle ; l’étude avec des maîtres d’autres traditions. Pour autant :

  • « Il n’est pas question de nier ici l’historicité d’un homme qu’on aurait appelé le Bouddha, mais plutôt de souligner que la question même n’a de sens que pour un esprit historiciste, et pour tout dire occidental. Elle n’en a guère, par contre, pour un bouddhiste traditionnel, qui voit dans la vie du Bouddha avant tout un modèle, un idéal vers lequel on doit tendre. » (Barnard Faure, Le Bouddhisme: idées reçues sur le bouddhisme)

Concernant le contexte historique lui-même, il s'avère que trois grandes Voies de Libération (jaïnisme, âjîvikisme et bouddhisme) sont apparues aux environs du Ve siècle avant JC dans le Grand Magadha, situé à l’est du confluent du Gange et de la Jamna. Elles ont en commun la croyance en plusieurs vies successives, déterminées par la rétribution morale des "actes" (karma), et la préoccupation de trouver une Libération à ce cycle incessant des naissances. En fait, il y avait aussi de nombreux autres courants. « Les soutras anciens évoquent six courants principaux auxquels le Bouddha s’opposait ; parmi eux les jaïns et les ājīvika, mais aussi un courant posant l’existence d’un Dieu suprême et créateur, Mahā-Brahmā, qui n’est autre que le brahmanisme védique » Plus tard le brahmanisme assimilera certaines des idées du bouddhisme (et de ces autres Voies) comme les renaissances. Le fruit du brahmanisme est l'hindouisme, et « le terme même d’hindouisme – francisation d’un mot d’origine persane (sindhu) – désigne un ensemble de courants religieux qui n’apparaîtront qu’aux alentours de l’ère chrétienne. » Le bouddhisme n'a donc pas reçu ses idées de l'hindouisme comme on le dit souvent (Cf. les-vies-successives-en-inde ).

Comme le montre bien P. Massein dans sa conférence, le discours du Bouddha vise à transformer radicalement ses auditeurs afin de leur permettre de faire eux-mêmes l'expérience directe de la Réalité puisque c'est de là que découle la Libération.

 

La Voie Bouddhique

Pierre Massein

 

Le bouddhisme constitue un monde étrange aux aspects divers. Comment vous y introduire en un temps aussi court ? Car je voudrais vous y introduire au sens fort, c'est-à-dire : vous y faire entrer ; c'est-à-dire encore : vous faire partager des intuitions et des aspirations spirituelles qui s'expriment en des catégories qui nous déconcertent au premier abord. Je vous invite donc à un voyage ; et ce voyage sera fructueux dans la mesure où vous accepterez d'être déroutés, et où vous consentirez à subir, jusqu'à un certain point, la séduction du bouddhisme.

Mais pourquoi est-il important aujourd'hui de faire connaissance avec le bouddhisme ? Pour nous le faire pressentir, je ne peux mieux faire que de citer un texte du théologien allemand Romano Guardini, extrait de son maître-ouvrage : Le Seigneur, et reproduit par le Père Dalmais dans son excellent petit livre : La foi au Christ parmi les religions des hommes[1] :

  • « Il n'y a qu'un personnage qui pourrait donner l'idée de le rapprocher de Jésus, c'est le Bouddha. Peut-être le Bouddha est-il le dernier génie religieux avec lequel le christianisme aura à s'expliquer. Personne n'a encore dégagé sa signification chrétienne (…). Il est libre, mais sa liberté n'est pas celle du Christ. Peut-être n'est-elle que la conscience ultime et terriblement libératrice de la vanité du monde déchu. La liberté du Christ, elle, vient de ce qu'il se tient entièrement dans l'amour de Dieu : sa disposition intérieure, c'est la volonté, grave comme celle de Dieu, de sauver le monde (…). Un seul a essayé sérieusement de mettre la main sur l'être lui-même et c'est le Bouddha. Il n'a pas seulement voulu devenir meilleur ni trouver la paix à partir du monde. Il a entrepris cette chose incompréhensible de mettre hors de ses gonds l'existence humaine tout en y demeurant ; ce qu'il entend par nirvana, par l'éveil suprême, par anéantissement de l'illusion et de l'être, n'a encore été compris et apprécié chrétiennement par personne. Celui qui voudrait le faire devrait avoir été parfaitement affranchi par l'amour du Christ, et en même temps être uni très respectueusement à cet homme mystérieux du sixième siècle avant Jésus-Christ. ».

L'entreprise est à la fois ardue et passionnante. Nous essayerons de dégager les points essentiels autour desquels une confrontation juste du bouddhisme et du christianisme pourrait se développer. Il me faut cependant attirer votre attention sur un écueil que nous risquons de rencontrer, et qui compromettrait notre démarche. Nous désirons comparer le bouddhisme et le christianisme ; et ce désir est légitime : nous sommes ici pour tenter un discernement.

Mais il y aurait danger à vouloir passer trop vite à la comparaison, et cela d'abord pour une raison de méthode : il est nécessaire d'acquérir une bonne connaissance des termes à comparer avant d'entreprendre la comparaison elle-même, ensuite, et plus profondément, parce que si, d'entrée de jeu, nous plaquons notre mentalité chrétienne sur le bouddhisme, psychologiquement nous prendrons une position de surplomb par rapport à lui, et que dans cette volonté de le juger tout de suite — avant même de le connaître — risque de se cacher, peut-être à notre insu, un refus préalable. Je pense au contraire que l'attitude fructueuse est une attitude d'accueil. Et c'est pourquoi je vous propose de partir à la découverte du bouddhisme « tel qu'il est ».

Pour bien comprendre le développement d'un mouvement, il importe de le saisir d'abord à sa source. Or, la source du bouddhisme c'est le Bouddha lui-même. Nous tenterons donc, dans un premier temps, de découvrir quelle fut l'intuition fondamentale du Bouddha. Il nous sera ensuite plus facile de réfléchir sur l'essentiel de la doctrine bouddhique.

 

1. L'INTUITION FONDAMENTALE DU BOUDDHA

L'histoire du Bouddha commence un peu comme un conte de fées ; et pourtant, c'est une histoire vraie, même si certains de ses détails revêtent un caractère plus ou moins légendaire.

Il était une fois, il y a très longtemps — il y a effectivement très longtemps, car il s'agit du VIe siècle avant Jésus-Christ : c'est l'époque où la philosophie commence à se développer sur les rives orientales de la Grèce ; c'est l'époque de Lao-Tseu et de Confucius en Chine ; c'est aussi l'époque du prophète Isaïe…

— Il était une fois, donc, un jeune prince qui vivait dans le palais du roi son père, dans un petit royaume du nord de l'Inde (que l'on peut situer dans le Népal actuel), et le nom du jeune prince était Siddhârta Gautama. Selon la coutume de l'époque, il avait épousé très jeune, à l'âge de seize ans, une jeune princesse belle et dévouée, nommée Yasodhâra Le roi aimait beaucoup son fils, mais sans doute l'aimait-il mal, car pratiquement il le retenait prisonnier au palais pour lui éviter de prendre contact avec les dures réalités de la vie.

Or, arrivé à l'âge de vingt-neuf ans, Siddhârta eut l'occasion de sortir de sa cage dorée : il fit atteler un char et se hasarda dans la petite cité de Kapilavastu, capitale du royaume. C'est alors que se produisit l'événement décisif : au cours de ses promenades, le jeune homme rencontra successivement un vieillard décrépi, puis un homme atteint de la peste noire et qui hurlait de douleur, enfin un cortège qui menait un cadavre au bûcher, pour l'incinération. Stupéfait et troublé, il demanda à son cocher ce que tout cela pouvait bien signifier ; le cocher lui expliqua que telle était la condition humaine : nul n'échappe à la vieillesse, à la maladie et à la mort. Le jeune homme venait de découvrir la réalité de la douleur humaine et l'impermanence. Complètement bouleversé, il commande alors au cocher de rentrer au palais ; mais sur le chemin du retour, il fait une quatrième rencontre : il aperçoit sur le bord du chemin un moine qui mendiait sa nourriture ; leurs regards se croisent, et Siddhârta est frappé par la sérénité de l'ascète ; il croit entrevoir la solution du problème. Une nuit, il jeta un dernier regard sur sa femme et sur son fils, et quitta le palais en secret, accompagné seulement de son fidèle cocher ; il changea de vêtements, se coupa les cheveux, et partit à la recherche de la paix de l'âme. Il voulait percer le mystère de l'existence.

Siddhârta se met alors à l'école d'un maître brahmanique. Mécontent de la formation qu'il reçoit, il le quitte.

Il se met ensuite à l'école d'un maître en yoga. Ce nouveau maître lui enseigne des méthodes plus avancées de recueillement. Il se livre lui-même aux exercices qui conduisent à l'extase, mais, au sortir de l'extase, il se retrouve comme auparavant, sans avoir découvert le chemin du salut. C'est alors qu'il décide de se passer de maître, et de tenter seul l'expérience spirituelle.

Il va s'installer près de Gayâ, à Uruvela (à 75 kilomètres de Patna), avec cinq disciples, pour y tenter le « grand effort ». Pendant six ans, il se livre à une ascèse terrible pour arriver à percer le mystère de l'existence. Ses disciples veillent sur lui, dans l'attente du jour où leur maître aura atteint l'illumination. Or, après ces six années, au cours desquelles il se livre à des mortifications extraordinaires, il aboutit à l'épuisement total, et un beau jour il tombe évanoui. On le croit mort, et le bruit court qu'il a succombé avant d'avoir atteint le but. Quand il revient à lui, il comprend qu'il a fait fausse route : le chemin de la délivrance n'est pas celui de l'ascèse à la manière des ascètes brahmaniques.

Alors il se lève, très faible, accepte de la nourriture de la main d'une jeune fille, et va se baigner. Ses disciples, voyant qu'il abandonne sa vie ascétique, perdent confiance en lui, et le quittent. Siddhârta est seul. Peu de temps après son changement de vie, alors qu'il se trouve à Bodh-Gaya (dans le Bihar actuel), il va s'asseoir sous un figuier et entre en contemplation, avec le pressentiment que, cette fois-ci, il va accéder à la parfaite connaissance du mystère de l'existence. Assailli de mille façons par Mâra, le tentateur, Siddhârta ne se laisse pas émouvoir ; il persévère toute la nuit dans une méditation calme et sereine. A l'aube enfin, il obtient l'intuition du mystère de l'existence : c'est alors l'illumination, l'Eveil ; en sanskrit : Bodhi. Siddhârta est devenu Bouddha, ce qui veut dire : Eveillé.

 

Sermon de BénarèsParvenu ainsi à l'Eveil, le Bouddha n'a qu'un désir, celui d'aider les autres à s'éveiller aussi à la connaissance du secret de la vie humaine. Après quelques jours il se rend donc à Bénarès, où il retrouve les cinq disciples qui l'avaient quitté. Il leur explique alors ce qu'il vient de découvrir : c'est le fameux sermon de Bénarès, où le Bouddha expose les Quatre Nobles Vérités qui constituent le fondement du bouddhisme. Voici l'essentiel de ce sermon :

  • « Ouvrez l'oreille, ô moines, la voie est trouvée : écoutez-moi. Il est deux extrêmes qui doivent être évités par un moine. Quels sont-ils ? S'attacher aux plaisirs des sens, ce qui est bas, vulgaire, terrestre, ignoble, et engendre de mauvaises conséquences, et s'adonner aux mortifications, ce qui est pénible, ignoble et engendre de mauvaises conséquences. »

Voilà donc les deux extrêmes à éviter, et que lui-même avait expérimentés : il avait connu d'abord la vie fastueuse d'un jeune prince au palais de son père, et plus tard il avait poussé à son extrême la vie de l'ascète, ce qui ne l'avait mené à rien. Et le Bouddha ajoute :

  • « Evitant ces deux extrêmes, ô moines, le Bouddha a découvert la Voie du Milieu, qui donne la vision, la connaissance, qui conduit à la paix, à la sagesse, à l'Eveil et au Nirvâna. »

Le Bouddha va expliquer plus loin quelle est cette Voie du Milieu qu'il a découverte, en détaillant ses huit principaux aspects. Pour l'instant, écoutons-le nous exposer les Quatre Vérités fondamentales :

  • « Voici, ô moines, la Noble Vérité sur la souffrance. La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance ; être uni à ce que l'on n'aime pas est souffrance ; être séparé de ce que l'on aime est souffrance ; ne pas avoir ce que l'on désire est souffrance ; en résumé, les cinq agrégats d'attachement sont souffrance. »

La première Noble Vérité porte donc sur l'universalité de la souffrance dans la condition humaine. Voyons maintenant la deuxième Noble Vérité :

  • « Voici, ô moines, la Noble Vérité sur l'origine de la souffrance. C'est cette soif, qui produit la ré-existence et le re-devenir, c'est ce désir qui est lié à une avidité passionnée, et qui trouve une nouvelle jouissance tantôt ici, tantôt là, c'est-à-dire la soif des plaisirs des sens, la soif de l'existence et du devenir, et même la soif de mourir. »

Le diagnostic a été porté, et on sait maintenant que c'est le désir passionné, le désir avide, qui est à l'origine de la souffrance. Pour faire cesser la souffrance, il faut en couper la racine, et donc couper ce désir. C'est ce qu'affirme la troisième Noble Vérité :

  • « Voici, ô moines, la Noble Vérité sur la cessation de la souffrance. C'est la cessation complète de cette soif : la délaisser, y renoncer, s'en libérer, s'en détacher. »

Et c'est en nous exposant la quatrième Noble Vérité que le Bouddha va nous dire maintenant en quoi consiste ce Chemin du Milieu qu'il a découvert :

  • « Voici, ô moines, la Noble Vérité sur la Voie qui conduit à la cessation de la souffrance. C'est le Noble Chemin à huit branches, c'est-à-dire : la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, les moyens d'existence justes, l'effort juste, l'attention juste, la concentration juste. »

Il est important de bien voir le sens et la portée de ce premier sermon du Bouddha, car la méditation sur les Quatre Nobles Vérités constitue un élément fondamental de la spiritualité bouddhique. Or, dans la traduction que je viens d'en donner, j'ai à dessein évité les termes techniques : il fallait d'abord saisir le sens général. Mais si nous voulons comprendre quelque chose au bouddhisme, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une analyse plus précise des termes employés. C'est donc en creusant davantage le sens de ces Quatre Nobles Vérités, que je vais vous présenter maintenant l'essentiel de la doctrine bouddhique.

 

II. L'ESSENTIEL DE LA DOCTRINE BOUDDHIQUE

 

1. La première noble vérité : dukkha

Dukkha est le mot que j'ai traduit tout à l'heure par « souffrance ». Si nous prenons le mot « souffrance » selon son sens courant, cette première Noble Vérité signifierait donc que la vie ne serait, pour le Bouddha, que souffrance et douleur. Or, cette traduction et cette interprétation sont tout à fait insuffisantes et trompeuses ; et c'est à cause de cette traduction, et de l'interprétation superficielle à laquelle elle conduit, que beaucoup de personnes considèrent le bouddhisme comme une doctrine pessimiste. En fait, le bouddhisme n'est ni pessimiste, ni optimiste : il se veut réaliste. Le Bouddha lui-même s'est comparé à un médecin : il est le sage et savant docteur du monde. Un médecin peut exagérer la gravité d'un cas, et renoncer à l'espoir de le traiter efficacement. Un autre pourra au contraire affirmer par ignorance qu'il n'y a pas de maladie, trompant ainsi son malade par de fausses assurances. On peut appeler l'un pessimiste, et l'autre optimiste : mais il est clair que tous deux sont également dangereux. Un troisième médecin pourra former un diagnostic correct, comprendre la nature et la cause de la maladie, voir clairement qu'elle peut être traitée et comment elle doit être traitée ; il administrera alors le remède convenable, et sauvera son patient : c'est ce que veut faire le Bouddha.

Alors, que signifie dukkha ? Il est vrai que dans l'usage courant le mot dukkha a bien le sens de « souffrance », « douleur », « peine », « misère » : c'est son premier niveau de signification. Mais lorsqu'il est employé pour énoncer la Première Noble Vérité, ce terme comporte encore deux autres niveaux de signification.

Au deuxième niveau, dukkha implique les notions plus profondes « d'imperfection », « d'impermanence », de « conflit ». Je vais essayer de l'expliquer.

Dans la vie humaine, le bonheur et la souffrance sont relatifs : la vie ne peut pas être uniquement bonheur ou souffrance, et le Bouddha ne nie pas le bonheur qu'on rencontre dans la vie quand il constate la présence de la souffrance. Il admet au contraire qu'il y a différentes formes de bonheur, matériel et spirituel, pour les moines aussi bien que pour les laïcs ; et dans ses discours, nous trouvons des allusions à différentes formes de bonheur, tels que le bonheur de la vie de famille, mais aussi celui de la vie solitaire, le bonheur du plaisir des sens et celui du renoncement, le bonheur de l'attachement et celui du détachement, le bonheur physique et le bonheur mental, etc. Mais tout cela est inclus dans dukkha. Même les états spirituels de recueillement atteints par la pratique de la plus haute méditation, qui sont libres même de l'ombre de la souffrance au sens ordinaire du mot, et qui sont décrits comme un bonheur sans mélange, même ces très hauts états spirituels sont compris dans dukkha. Ces états sont dukkha, non pas parce qu'ils comporteraient de la souffrance au sens ordinaire, mais parce que tout ce qui est impermanent est dukkha.

C'est donc sur l'impermanence de toutes les réalités de ce monde, dont nous sommes, qu'il faut réfléchir. Il est vrai qu'un sentiment heureux, que des conditions de vie heureuses ne sont pas éternels, ne sont pas permanents. Un changement interviendra tôt ou tard ; et quand il surviendra, il y aura douleur, souffrance et peine. Mais si nous voulons comprendre l'impermanence au sens spécifiquement bouddhique, il faut aller plus loin encore, et considérer dukkha à son troisième niveau de signification : samkhâra-dukkha. C'est dukkha en tant qu'impliquant « le vide », la « non-substantialité », « l'état conditionné ».

L'état conditionné est l'une des notions fondamentales du Bouddhisme. Pour l'expliquer, il est nécessaire d'analyser ce que l'on met sous les termes « d'être », « d'individu » ou de « moi ». Eh bien, la réalité que nous nommons ainsi n'est, pour la philosophie bouddhique, qu'une combinaison de forces ou d'énergies physiques et mentales en perpétuel changement, et qu'on peut diviser en cinq groupes ou agrégats. Et c'est pourquoi le Bouddha disait en concluant la Première Noble Vérité : « En résumé, les cinq agrégats d'attachement sont dukkha ». Il faut bien comprendre ici que dukkha et les cinq agrégats ne sont pas des choses différentes : les cinq agrégats sont eux-mêmes dukkha.

Pour nous en faire une idée plus nette, voyons quels sont ces cinq agrégats, qui constituent ensemble ce qu'on appelle « un être ».

Le premier agrégat est celui de la matière : c'est le domaine entier des réalités corporelles, tant intérieur qu'extérieur, qui comprend donc tant les organes matériels des sens que les objets qui leur correspondent dans le monde extérieur.

Le deuxième agrégat est celui des sensations : sont comprises dans ce groupe toutes les sensations, agréables, désagréables ou neutres, que nous éprouvons dans les contacts des organes physiques et de l'organe mental avec le monde extérieur ; car pour le bouddhiste, il n'y a pas que les cinq sens classiques : il y a une sixième faculté, qu'il appelle manas, terme que l'on peut traduire par « organe mental ». A noter d'ailleurs que l'organe mental n'est pas « l'esprit » par opposition à la « matière » : le bouddhiste ne conçoit pas l'esprit comme s'opposant à la matière, pour lui, l'organe mental n'est qu'un organe doué d'une certaine faculté, au même titre que l'œil ou l'oreille, par exemple : la différence entre l'œil et l'organe mental réside seulement en ce que le premier perçoit le monde des couleurs et des formes, tandis que le second perçoit le monde des idées et des pensées, qui constituent les objets mentaux.

Le troisième agrégat est celui des perceptions : ce sont les perceptions qui reconnaissent les objets physiques ou mentaux. Alors que la sensation est passivement subie, la perception est activement construite.

Le quatrième agrégat est celui des formations mentales : ce groupe comprend tous les actes volontaires, bons et mauvais. Ceci est plus important, car dès lors qu'un acte moral est posé, il y a karma. Tout acte volontaire, en effet, qu'il soit bon ou mauvais, constitue une énergie qui transforme le sujet qui le pose ; et tôt ou tard, dans cette existence-ci ou dans une existence ultérieure, le sujet devra « manger le fruit de l'acte ». A moins pourtant que l'on ait agi « sans désir, et cela quelle que soit sa qualification morale, qui est le karma; et c'est cette énergie karmique qui, pour le bouddhiste, constitue pour ainsi dire le « moteur » de la transmigration (samsâra). Nous allons revenir dans un instant sur cette notion de karma.

Le cinquième agrégat est celui de la conscience. Le mot « conscience » est pris ici, non au sens moral, mais au sens psychologique. Pour le bouddhiste, la conscience est une réaction, une réponse, qui a pour base une des six facultés, et qui a pour objet un des phénomènes extérieurs correspondants : et rien de plus ! Encore une fois, du point de vue bouddhique, il n'y a pas d'esprit permanent, immuable, qui puisse être considéré comme un « soi » ou une « âme », et qui s'opposerait à la matière.

Le Bouddha a lui-même expliqué la chose en prenant l'exemple suivant : un feu est nommé selon la manière qui est en train de brûler. Si c'est du bois, on l'appelle un feu de bois ; si c'est de la paille, on l'appelle un feu de paille. De même la conscience est nommée suivant la condition qui lui donne naissance : si j'ouvre les yeux, j'ai une conscience visuelle ; si j'entends un bruit quelconque, j'ai une conscience auditive : et ma conscience n'est que cela. Autrement dit encore, ma conscience n'est que la somme ou la combinaison des réponses de mes facultés aux stimulants qui les excitent. Ce que le bouddhiste nie énergiquement, c'est qu'il y ait, derrière l'aspect phénoménal de la conscience, un sujet permanent qui resterait identique à lui-même au-delà de l'ensemble mouvant des phénomènes. Pour le bouddhiste, il n'y a pas d'âtman (de « soi »). Toutes les écoles du Bouddhisme rejettent cette notion d'âtman ; et en cela le Bouddhisme s'oppose radicalement à l'Hindouisme. Cette doctrine de l'absence d'âtman, de l'absence de « soi », est exprimée en pâli par le terme : anattâ.

Par conséquent, la conscience dépend de la matière, de la sensation, de la perception et des formations mentales, et elle ne peut exister indépendamment de ces conditions. De même, chacun des cinq agrégats est entièrement conditionné par les quatre autres : c'est cela l'état conditionné. C'est un flux impermanent d'apparitions et de disparitions instantanées, comme le montrent ces paroles attribuées par le Bouddha à un Instructeur nommé Araka :

  • « Ô Brâhmana, c'est tout-à-fait comme une rivière de montagne qui va loin et qui coule vite, entraînant tout avec elle ; il n'y a pas de moment, d'instant, de seconde où elle s'arrête de couler, mais elle va sans cesse coulant et continuant. Ainsi, Brâhmana, est la vie humaine, semblable à cette rivière de montagne »[2].

Ainsi donc, ce que nous appelons un être, un « individu » ou « moi », n'est qu'un nom commode, une étiquette que nous attachons" à la combinaison transitoire de ces cinq agrégats. Ceux-ci sont tous en perpétuel changement et en état de perpétuelle interdépendance : c'est cela, l'impermanence au sens bouddhique ; et tout ce qui est impermanent est dukkha. Je crois que maintenant nous voyons plus clairement ce qu'est dukkha.

 

2. La deuxième noble vérité : samudaya

Il s'agit de l'apparition de dukkha. Nous avons déjà dit que l'origine de dukkha, c'est l'avidité, la soif. Ici, le terme « soif » vise non seulement le désir et l'attachement aux plaisirs des sens, à la richesse, à la puissance, mais aussi l'attachement aux idées, aux opinions et aux croyances ; plus profondément encore, c'est la volonté de vivre, d'exister, de continuer, de devenir.

Or, nous l'avons remarqué à propos du quatrième agrégat, celui des formations mentales, l'acte volontaire posé avec désir, et donc avec attachement, produit un effet karmique entraînant la perennité de cette énergie vitale qui nous meut, qui continuera à nous mouvoir après cette existence-ci, et qui provoquera une retombée dans l'existence. Pour briser ce cycle des renaissances, il faut donc tarir cette énergie : il faut donc supprimer le désir. Autrement dit encore, le salut total et définitif, pour le bouddhiste, c'est de s'évader de la prison de la transmigration, du samsâra : il s'agit de briser cette chaîne des renaissances qui nous retient prisonnier du monde de dukkha. On ne le peut qu'en se libérant du karma : il faut donc tarir la source de ce dernier ; il faut donc faire la chasse au désir et à toutes les formes d'attachement.

Mais peut-être une question vous vient-elle à l'esprit : s'il n'y a pas d'entité permanente, immuable, s'il n'existe pas une substance telle qu'un « soi » ou une « âme », qu'est-ce qui peut donc retomber dans l'existence, qu'est-ce qui peut renaître après la mort ? Eh bien, cette question ne peut qu'étonner un bouddhiste : car pour lui, elle n'a pas de sens. Il ne vous le dira pas aussi brutalement, parce qu'il est poli, mais, ou bien il se dira que décidément vous ne pouvez pas comprendre le bouddhisme, et dans ce cas il se contentera d'une réponse évasive, ou bien il estimera que vous êtes tout de même en bonne voie, et alors il vous fera à peu près la réponse suivante :

  • « Avant d'en venir à la vie après la mort, considérons ce qu'est la vie présente : comment elle se continue maintenant. Ce que nous appelons vie, c'est la combinaison des cinq agrégats, une combinaison d'énergies physiques et mentales. Celles-ci changent continuellement, elles ne restent pas identiques pendant deux moments consécutifs : elles naissent et meurent à chaque instant. Par conséquent, même pendant la durée de cette vie, nous naissons et nous mourons à chaque instant, et pourtant nous continuons d'exister.
    Si nous pouvons comprendre qu'en cette vie nous pouvons continuer à exister sans qu'il y ait une substance permanente, immuable, telle qu'un Soi ou une Ame, pourquoi ne pouvons-nous pas comprendre que ces forces elles-mêmes puissent continuer à agir sans qu'il y ait en elles un Soi ou une Ame pour les animer après que l'organisme physique a cessé de fonctionner ? »[3].

Il faut reconnaître que, malgré son aspect paradoxal, ce raisonnement est cohérent ! Donc, pour le bouddhiste, comme il n'y a pas de substance permanente, « rien » ne se transmet d'un instant à l'autre, et par conséquent rien de permanent ne peut passer ou transmigrer d'une vie à l'autre.

C'est une série qui continue sans rupture, mais qui cependant change à chaque instant, comme une flamme qui brûle pendant la nuit : ce n'est pas la même, ce n'en est pas non plus une autre.

Ainsi donc, tant qu'il y a la « soif » d'être et de devenir, le cycle de la transmigration (samsâra) se poursuit. Il ne pourra prendre fin que lorsque la force qui le meut, cette soif même, sera arrachée, coupée, par un acte de sagesse qui fera parvenir à la vision de la Réalité, au nirvâna.

 

3. La troisième noble vérité: nirodha

Il s'agit de la cessation de dukkha. Cette troisième Noble Vérité, c'est qu'il existe une émancipation, une libération définitive de la souffrance, de la continuité de dukkha : c'est le nirvâna. Et comme il faut supprimer la soif pour éliminer complètement dukkha, le nirvâna est aussi désigné par le terme anhakkhaya, qui signifie « extinction de la soif ». Mais qu'est-ce que le nirvâna ?

Pour le bouddhiste, la seule réponse raisonnable qu'on puisse faire est de dire qu'il est impossible de décrire le nirvâna par des mots, car les mots que nous forgerons à partir de notre expérience humaine sont incapables d'exprimer la vraie nature d'une réalité qui n'a rien de commun avec ce monde impermanent dans lequel nous sommes plongés, et dont nous sommes partie intégrante : de même que le vocabulaire d'un poisson ne pourrait pas comporter de termes exprimant la terre ferme. Imaginons un dialogue entre la tortue et le poisson : la tortue dit à son ami le poisson qu'elle était revenue dans le lac après avoir fait une promenade sur la terre ferme. « Bien entendu, dit le poisson, vous voulez dire que vous y avez nagé ». La tortue essaie alors d'expliquer qu'on ne peut pas nager sur la terre, qu'elle est solide, et qu'il faut y marcher. Mais le poisson insiste, affirmant qu'il ne pouvait y avoir rien de pareil, que c'était forcément liquide comme un lac, et qu'on devait pouvoir y nager.

Il est exact, me semble-t-il, que notre langage humain, formé à partir des réalités sensibles, est inapte à exprimer directement, sans aucune transposition, une réalité transcendant totalement cet univers sensible. Et pourtant, nous ne pouvons pas nous passer du langage. Mais pour éviter de nous attacher aux images associées aux termes employés, nous utiliserons plutôt des termes négatifs, et nous dirons que le nirvâna est « extinction de la soif », non-composé, inconditionné, absence de désir, cessation, extinction.

Mais ce n'est pas parce que le nirvâna est exprimé au moyen de termes négatifs qu'il doit être considéré comme étant négatif en lui-même. De même, lorsque nous disons que Dieu est l'Etre infini, nous employons un terme négatif, mais c'est pour nier qu'il y ait en Dieu quelque limite ou quelque imperfection que ce soit. Ainsi, désigner le nirvâna par des termes négatifs revient simplement à nier de lui tout conditionnement, et à affirmer équivalemment qu'il est la Réalité absolue. Et pour vous montrer qu'il ne s'agit pas là d'une interprétation occidentale de la doctrine bouddhique, je vais vous citer un texte du bouddhisme ancien :

  • « Il y a un non né, non causé, non créé, non formé. S'il n'y avait pas ce non né, non causé, non formé, nulle sortie de ce monde né, causé, créé, formé ne serait possible. Mais puisqu'il y a un non né, non causé, non créé, non formé, il est possible d'échapper du monde de ce qui est né, causé, créé, formé »[4].

Et un bouddhiste ajouterait :

  • « Parce qu'on exprime ainsi le nirvâna, en termes négatifs, beaucoup de personnes ont la notion fausse qu'il est négatif et exprime l'annihilation du soi. Ce n'est absolument pas une annihilation du soi, parce qu'en réalité il n'y a pas de soi à annihiler. S'il y a une annihilation, c'est seulement celle de l'illusion que donne la fausse idée d'un soi »[5].

Nous le voyons bien maintenant, la doctrine de l'anattâ est vraiment fondamentale : sous les modalités diverses et changeantes de l'activité biologique et psychologique, il n'y a pas de sujet permanent, il n'y a pas de substance : tout est accidentel, relatif, conditionné. Il n'y a donc rien à quoi nous pourrions nous raccrocher ; et l'erreur est de toujours vouloir se raccrocher à quelque chose. Cette erreur provient de l'ignorance de nos conditions réelles d'existence ; l'ignorance à son tour est la cause de l'attachement, et l'attachement nous rend prisonniers de dukkha.

Le but à atteindre est donc la libération totale et définitive par rapport à dukkha, et par conséquent l'objectif que doit viser l'ascèse bouddhique sera de délivrer l'homme et de l'ignorance et de l'attachement. Quels sont les moyens proposés par le bouddhisme ? C'est la quatrième Noble Vérité qui nous les indique.

 

4. La quatrième noble vérité : magga

Il s'agit du chemin qui mène à la cessation de dukkha.

C'est le Noble Chemin à huit branches, ainsi nommé parce qu'il comporte huit catégories ou divisions : la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, les moyens d'existence justes, l'effort juste, l'attention juste, la concentration juste.

Tout d'abord, il ne faudrait pas croire que ces huit catégories seraient à pratiquer l'une après l'autre, selon l'ordre où elles sont mentionnées dans cette liste : il convient au contraire d'en poursuivre le développement simultané, car elles sont liées entre elles, et chacune aide à cultiver les autres.

D'autre part, ces huit facteurs visent à favoriser le développement des trois éléments essentiels de l'entraînement spirituel bouddhique, qui sont :

  1. la conduite éthique (sîla),
  2. la discipline mentale (samâdhi),
  3. la sagesse (panna).

C'est donc en regroupant les huit divisions sous ces trois titres que nous pourrions entrer dans une meilleure compréhension de la quatrième Noble Vérité. Mais le temps nous manque pour entreprendre ce travail : il nous faudrait d'ailleurs plusieurs heures pour le mener à bien.

Je retiendrai simplement deux idées fondamentales.

La première concerne la méditation. Elle est le moyen privilégié permettant de développer la discipline mentale, et c'est elle qui fait atteindre le but, car c'est par elle que le bouddhiste se libère de toute illusion : la méditation bouddhique bien conduite permet, en effet, d'accéder à une conscience vive et claire du caractère impermanent, de l'état conditionné de toutes les réalités extérieures ou intérieures.

Mais l'efficacité de la méditation est elle-même conditionnée par le développement de la conduite éthique : il serait illusoire de prétendre avancer dans les voies de la méditation sans avoir d'abord posé les bases d'une conduite morale valable.

La deuxième idée, c'est que la spiritualité bouddhique comprend deux aspects complémentaires : la sagesse et la compassion.

  • La sagesse consiste à « voir les choses telles qu'elles sont », c'est-à-dire à les connaître, mais d'une connaissance intuitive, expérimentale, telles que le Bouddha les a révélées dans les Quatre Nobles Vérités. La sagesse représente donc l'aspect intellectuel de la voie bouddhique.
  • La compassion bouddhique, qu'on appelle mattâ-karunâ, en représente, elle, l'aspect affectif : c'est l'ensemble des qualités du cœur.

La compassion appartient vraiment à l'idéal bouddhique dès l'antiquité. Ceux qui connaissent bien le Grand Véhicule (Mahâyâna) auront peut-être tendance à penser que la compassion est plutôt l'apanage du Mahâyâna : en fait, quand on étudie les textes du bouddhisme ancien, on se rend compte que dès le début la compassion est un pôle constitutif de la voie bouddhique, au même titre que les quatre Nobles Vérités, qui en constituent l'autre pôle.

En outre, il est important de bien voir le lien qui existe entre ces deux pôles. L'écueil dans lequel tombent beaucoup d'Occidentaux qui réfléchissent sur le bouddhisme, consiste à interpréter la compassion bouddhique en fonction de la doctrine de l'anattâ : puisqu'il n'y a pas de « soi », puisqu'il n'y a pas de sujet permanent, à qui s'adresse cette compassion ? La compassion bouddhique serait donc vide ! En fait, dans la réalité du bouddhisme vécu, cette objection ne tient pas, car la façon dont le bouddhiste vit la compassion est une manière de vivre la solidarité avec tous ceux qui souffrent : s'il est vrai que le bouddhiste nie l'âtman, qu'il nie le « soi » (individuel ou universel), il reconnaît évidemment l'individualité phénoménale qui caractérise chacun d'entre nous, et c'est à ce niveau-là qu'il pratique la compassion. Et bien loin d'être un empêchement au développement de la compassion, le non-attachement, que procure la sagesse, en est la garantie : c'est seulement dans la mesure où on cultive la vraie sagesse qu'on peut développer une compassion authentique, car c'est alors que la compassion sera libérée de tout mouvement passionnel égocentrique.

 

Pour conclure, je me contenterai de citer deux textes qui mettent bien en valeur ce lien nécessaire entre la compassion et la sagesse. Le premier est tiré des écrits du bouddhisme ancien, il s'agit d'un discours du Bouddha (suttâ), et le second est tiré d'un poème composé au septième siècle après Jésus-Christ par Shantideva, qui appartenait au Mahâyâna.

Voici le premier :

  • « Voici ce qui doit être accompli par celui qui est sage, qui recherche le bien et a obtenu la Paix.
    Qu'il soit appliqué, droit, parfaitement droit, docile, doux,, humble, content, aisément satisfait ; qu'il ne se laisse pas submerger par les affaires du monde, qu'il ne se charge pas du fardeau des richesses, que ses sens soient maîtrisés ; qu'il soit sage, sans orgueil et ne s'attache pas aux familles.
    Qu'il ne fasse rien qui soit mesquin et que les sages puissent réprouver.
    Que tous les êtres soient heureux.
    Qu'ils soient en joie et en sûreté.
    Toute chose vivante, faible ou forte, longue, grande ou moyenne, courte ou petite, visible ou invisible, proche ou lointaine, née ou à naître, que tous ces êtres soient heureux.
    Que nul ne déçoive un autre ni ne méprise aucun être si peu que ce soit ; que nul, par colère ou par haine, ne souhaite de mal à un autre.
    Ainsi qu'une mère au péril de sa vie surveille et protège son unique enfant, ainsi avec un esprit sans limites doit-on chérir toute chose vivante, aimer le monde en son entier, au-dessus, au-dessous et tout autour, sans limitation, avec une bonté bienveillante et infinie.
    Etant debout ou marchant, étant assis ou couché, tant que l'on est éveillé on doit cultiver cette pensée. Ceci est appelé la suprême manière de vivre.
    Abandonnant les vues fausses, ayant la vision intérieure profonde, vertueux, débarrassé des appétits des sens, celui qui est perfectionné ne connaîtra plus la renaissance »[6].

Et voici le second texte :

  • « 134. Toutes les catastrophes, toutes les douleurs, tous les périls du monde viennent de l'attachement au moi : pourquoi m'y tenir ?
    135. Si on ne dépouille pas le moi, on ne peut échapper à la douleur, de même que si on ne s'écarte pas du feu, on ne peut échapper à la brûlure.
    136. Donc, pour apaiser ma douleur et celle d'autrui, je me donne aux autres et j'adopte les autres à titre de « moi ».
    137. J'appartiens à autrui ! Telle doit être ta conviction, ô mon cœur. L'intérêt de tous les êtres doit être désormais ta seule pensée.
    138. Il ne sied pas que ces yeux, qui sont à d'autres, voient dans mon intérêt ; il ne sied pas que ces mains, qui appartiennent à autrui, se meuvent dans mon intérêt.
    139. Uniquement préoccupé du bien des créatures, tout ce que tu vois d'utile dans ton corps, tu dois le lui enlever pour le mettre au service d'autrui.
    140. Considérant les humbles comme toi-même et toi-même comme autrui, tu peux cultiver sans scrupules l'envie et l'orgueil »[7].


[1] DDB - Bellarmin, 1978, p. 71-72.

[2] Anguttara-nikâya, éd. Devamitta Thera, Colombo, 1929, p. 700

[3] Walpola RAHULA, L'enseignement du Bouddha d'après les textes les plus anciens, coll. « Sagesse » 13, éd. du Seuil, 1978, p. 54-55.

[4] Udâna, III, 3, in : NYANATILOKA, La parole du Bouddha, Adrien Maisonneuve, 1978, p. 41.

[5] Walpola RAHULA, op. cit., p. 60.

[6] Extrait du Mettâ-sutta (sur l'amour universel) : suttanipâta, I, 8, in : Walpola RAHULA, ibidem, p. 125.

[7] SHANTIDEVA, Bodhicaryâvatara: « La marche à la lumière ». Traduction et introduction par Louis FINOT, éd. Bossard, 1920, p. 119.

 

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