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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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4 avril 2020

La Pâque du Christ et le chrétien, article d'Albert-Marie BESNARD de 1965

Qu'est-ce que le mystère pascal ? en quoi est-il événement pour nous aujourd'hui ? C'est ce dont traite cet article.

Dans le message précédent figure un extrait de Propos intempestif sur la prière, livre de Albert-Marie Besnard (1926-1978) dominicain qui a joué un rôle important dans la vie de Jacques Breton, (voir le message précédent). Dans le présent message il nous parle donc de la Pâque. Il s'agit d'un article paru le 2 mars 1965 dans Lumière et Vie  N°72 - Christ notre Pâque. Le numéro entier est téléchargeable gratuitement.

 

 

La Pâque du Christ et le chrétien

Albert-Marie BESNARD

 

Nous avons plusieurs moyens d'"évacuer", comme dit saint Paul (1Cor 1, 17), la croix du Christ d'évacuer de nos vies la mort et la résurrection du Christ. L'un de ces moyens consiste à en être inexplicablement oublieux, à n'en parler guère, à édifier toute une religion où ne manquent ni un mur de sanctuaire, ni une lampe, ni un vitrail, sauf la pierre angulaire de l'édifice, à savoir la Pâque du Christ. Un autre moyen consiste à en parler trop et à croire qu'on vit les choses parce qu'on les dit. Nous serions plutôt menacés aujourd'hui par ce dernier danger.

À nous entendre, notre christianisme est redevenu "pascal". Le mystère pascal est le recours merveilleux de notre spiritualité comme la pénicilline fut, un temps, le recours miracle de la médecine. Cela peut n'être pas mauvais, mais à une condition : que nous cherchions à savoir au juste ce que nous sommes en train de dire ; qu'après nous être enchantés d'un vocabulaire, nous osions pénétrer dans l'épaisseur des réalités. Nous découvrirons qu'elles sont à la fois plus splendides et plus terribles que nous le pensions. Tout le christianisme tient dans le mystère pascal, mais entrer dans ce champ de force, c'est entrer dans un creuset où se volatilisent nos religions de papier, de bavardage et de longueurs, et où ne règne plus que le culte en esprit et en vérité, le culte qui exige que nous mourrions et que nous vivions « pour celui qui est mort et ressuscité pour nous » (2Cor 5, 15).

Le mystère pascal, nous le savons, est l'événement "une-fois-pour-toutes" qui accomplit le dessein de Dieu en faveur du salut des hommes : la passion, la mort, la résurrection, la glorification de Jésus-Christ. Cet événement est d'abord un mystère parce qu'il est tout entier de Dieu, qui l'a provoqué dans notre histoire ; il l'est encore parce qu'il constitue, pour Dieu même, comme un événement personnel, le Verbe de Dieu l'ayant vécu dans son humanité de façon telle que toute la Trinité s'y est trouvée engagée ; on l'appelle enfin un mystère parce que, débordant les limites du temps et des lieux, et les limites mêmes de l'humanité terrestre de Jésus, il concerne et affecte tous les hommes, il les entraîne tous dans sa dramatique de salut et devient, pour eux aussi, un événement personnel.

Il est essentiel de maintenir à tout moment, au mystère pascal, sa qualité d'événement. Dans l'histoire humaine, il est nouveauté qui survient. En prenant sur lui nos fautes, nos maladies, nos souffrances, notre agonie, notre mort et en les transmutant en résurrection et en vie de sainteté, par la puissance de l'amour avec lequel il les a vécus et avec lequel le Père l'a exaucé, le Christ a posé un acte sans lequel ces mêmes fautes, maladies, souffrances, agonie, mort, fussent demeurées pour l'homme ténèbres et affliction définitives. Le Christ a réellement sauvé ce qui, sans l'événement de sa Pâque, eût été perdu. Il ne s'est pas contenté de "donner un sens" à la partie ténébreuse de notre condition, ou plutôt il lui a donné ce sens en l'assumant dans sa passion et parce qu'il l'a personnellement assumée.

ciergeIl est possible, après coup, en y regardant bien, de découvrir que le tissu de notre existence a une trame "pascale", en ce sens qu'elle est toujours une certaine mort en vue d'une plus haute vie : par exemple, toute mère doit mourir à quelque chose d'elle-même pour enfanter son fils à la vie adulte selon sa vocation authentique ; et ainsi de toute tâche humaine. Il est ainsi possible de constater que la vie humaine nous invite à accueillir le message pascal comme la révélation de ce qu'elle ne demandait qu'à être par toute sa substance. En cela, nous décelons la cohérence du dessein de Dieu qui a mis en harmonie les structures de sa création et l'économie de sa rédemption ; mais ces structures de la création, tout comme les événements de l'Ancien Testament, ne sont tout au plus, prises en elle-même, que des "figures" du mystère pascal et des attentes. Elles ne participent vraiment à ce mystère que lorsque celui-ci s'accomplit en elles comme événement qui survient. Autrement dit, pour qu'on puisse affirmer que le salut y est réellement à l'œuvre, il faut pouvoir établir la relation réelle qui les unit à l'événement de la Pâque du Christ.

On ne peut dire que soit vraiment pascal n'importe quel segment d'existence où la vie se dépasse comme à travers une mort. Encore faut-il savoir comment ce dépassement est vécu. À l'heure même où Jésus inaugurait l'événement pascal, lors du lavement des pieds, il dit à Pierre : « Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi » (Jn 13, 8). Cela signifie qu'on peut avoir ou ne pas avoir part avec le Christ pascal. Pour avoir part avec lui, il faut qu'un engagement de notre liberté situe notre vie en solidarité avec l'événement pascal. Reconnaître que j'ai à mourir à quelque chose pour vivre d'une vie plus haute, ne suffit pas si une décision personnelle, à cet instant, ne me met en communication avec le Christ acceptant sa passion par amour.

Il est infiniment délicat de préciser ce que peut être une telle décision chez ceux qui n'ont pas été explicitement évangélisés et qui, cependant, avec toute l'humanité, sont concernés et entraînés dans l'aventure du salut. Ou plutôt il est aisé de dire que cette décision personnelle se confond avec la foi implicite qu'on reconnaît à l'œuvre dans leur cœur ; mais nous manquons de lumière pour décrire comment une telle foi affleure en eux et anime leur vie.

 

La suite de cet article s'attachera à étudier la façon dont les croyants ont part avec le Christ dans le mystère de sa Pâque.

 

Connaître le mystère dans la foi.

Les événements de la pâque de Jésus-Christ se sont accomplis d'une manière si naturelle, oserait-on dire, si peu spectaculaire, en dérangeant apparemment si peu de gens et de choses, qu'ils auraient pu passer inaperçus si l'Esprit de Dieu ne les avait fait crier sur les toits. Après coup, dans la foi, nous comprendrons que cette discrétion, et en quelque sorte cet effacement du Seigneur jusque dans sa mort, jusque même dans sa résurrection, nous signifient à quel point sa vie était devenue intime à la nôtre, à quel point cette terre, cette chair, cette souffrance, ce tombeau, cette aube de dimanche étaient vraiment notre terre, notre chair, notre souffrance, notre tombeau, nos aubes fraîches. Après coup, cette humilité de la Pâque du Christ deviendra une raison de plus de reconnaître en elle le nœud de notre histoire. Après coup, cette simplicité nous fera toucher du doigt, d'une façon bouleversante, la vérité de la présence et de l'amour de notre Dieu.

Mais, au premier abord, le regard ne saisit pas tout cela. Nous croyons croire, sans trop d'étonnement et sans guère d'effort. Jésus a été crucifié, c'est un destin horrible, nos prédicateurs en tiraient jadis les plus poignants effets ; c'était un destin trop commun en ce temps-là, nous dit-on ; d'ailleurs, des suppliciés, l'humanité en a trop vu, notre siècle même en a trop vu ; le Fils de Dieu a revêtu notre mort, cette mort-là, nous frissonnons et nous croyons sont trop voir le rapport entre cette infortune divine et le péché des hommes. Jésus a été enseveli, on nous explique comment on s'y est pris, quelles étaient les coutumes du temps en matière de tombeau, de linceul et d'aromates ; nous nous attendrissons avec la Vierge Marie et nous continuons de croire, c'est-à-dire que toute cette histoire n'est pas si terrible puisqu'elle va bien se terminer, ce tombeau n'est pas si froid ni cette nuit si épaisse. Jésus enfin est ressuscité, nous l'imaginons se relevant comme d'un cauchemar, nous sommes heureux avec les apôtres, vraiment heureux, tout s'est bien passé, nous pouvons battre des mains et chanter l'Alléluia, puis nous en aller manger les œufs de Pâques : Il est vivant et, pour l'instant, nous aussi, c'est l'essentiel. Moyennant quoi on nous demande de vivre d'une manière un peu plus convenable et avec un peu plus de joie si possible, ce qui nous paraît raisonnable et que nous nous promettons d'essayer.

 

Si nous savions pourtant ce qui nous est arrivé à nous les croyants ! Si nous savions le dessein de Dieu et où il nous entraîne à la suite de Jésus mort et ressuscité ! Si nous savions ce qu'a représenté notre baptême ! Rien de moins qu'une plongée spirituelle dans l'abîme de la mort et de la résurrection du Christ :

  • « Ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que tous nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts pour la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Rm 6, 3-4).

Plongée spirituelle : cela veut dire que, par la force du sacrement, elle est réelle aux yeux de Dieu et dans le fond de notre âme, et que cette réalité éclatera un jour, ne serait-ce qu'au dernier jour ; mais cela veut dire aussi qu'il dépend de nous que, par la vigueur de notre foi, elle soit réelle à nos propres yeux et, dès à présent, dans l'épaisseur de notre existence quotidienne. Le baptême a creusé dans notre être un abîme à l'image de l'abîme de la Pâque du Christ. Descendre dans les profondeurs de cette dernière par l'intensité et la lucidité de notre foi, c'est nécessairement descendre tout entier dans cet abîme creusé en nous, creusé pour nous, creusé pour notre accomplissement, creusé pour que nous y mourions et que nous y renaissions.

Ce serait donc trop peu dire que de caractériser le mystère pascal comme l'objet de notre foi : il est cette foi même ! Notre foi n'est que la répétition, dans notre situation de pécheurs en instance de salut, de ce qu'a vécu le Christ dans sa condition de serviteur en instance de résurrection. C'est vraiment une "bonne nouvelle" qui nous saisit, nous fait mourir à tous les désespoirs et à toutes les absurdités, nous fait surgir à la joie. Croire que Jésus de Nazareth cloué en croix est mort pour nous, c'est bien autre chose que de croire la signification intelligible d'un simple fait : c'est palper le signe sanglant de l'amour de Dieu, c'est déboucher tout à coup hors du non-sens, c'est échapper à jamais aux captivités ténébreuses de nos incertitudes, de nos solitudes, de nos angoisses. Croire que le Père a ressuscité ce Jésus pour en faire le premier-né d'une multitude de frères, c'est basculer en un instant dans l'immensité d'une foule invisible et pourtant présente, qui est en marche vers la résurrection et la vie. Et cela, non pas en rêve mais dans une expérience qui, pour être le plus souvent toute simple, à fleur de vie banale, n'en est pas moins décisive.

Non, la foi au Christ pascal ne peut être l'enchantement d'une simple et consolante Weltanschatung[1]. Ce ne peut être l'assemblage de quelques notions familières et l'entrechoc point désagréable de leurs significations contrastées : mourir et revivre, se perdre et se retrouver, l'humiliation et la gloire, les ténèbres et la lumière, le deuil et la joie… Ces dialectiques-là, les vieilles religions à mystères les avaient déjà soupçonnées ; elles savaient déjà que c'est le langage de la nature et des saisons, le langage de l'existence où sans cesse quelque chose disparaît pour qu'une autre chose naisse. Le christianisme n'est pas une mise en forme plus acceptable de tous ces mystères, par ailleurs si profonds. Il est autre chose. Il est, au cœur de l'humanité, un événement unique, inexorable, qui crée une réelle trouée dans l'énigmatique tissu de l'univers cosmique et humain ; avec le Christ ressuscité, l'autre côté de la mort apparaît, aussi réel que l'autre, aussi terrestre en un sens, aussi humain quoiqu'il soit divin. Et il n'apparaît que là. Il y a, dans l'action de grâces du croyant, l'allégresse d'avoir touché cette indubitable réalité.

  • « Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ – c'est par grâce que vous êtes sauvés ! – avec lui il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux dans le Christ Jésus » (Ep 2, 5-6).

Du coup, aussi exigeante qu'elle soit, cette foi apporte avec elle une nuance inénarrable de victoire. Elle unifie les cellules de notre être. Ce n'est pas pour rien qu'elle est foi dans le triomphe du Christ sur Satan, le péché et la mort. En termes théologiques nous la disons salut et justification : « Si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur et si ton cœur croit que Dieu l'a ressuscité des morts, tu seras sauvé » (Rm 4, 24-25). La foi pascale devient une lumière pour nos pas, une clé pour donner son sens au monde, même matériel, car dans la Pâque de Jésus a été révélé le destin total et définitif de cette création. Il n'est rien que cette Pâque ne concerne, il n'est rien qu'elle ne puisse donner à qui sait la scruter. Mais pour cela, il faut la professer activement.

 

Professer la foi pascale.

Saint Paul vient de nous dire que nous avons à la professer dans notre cœur (« si ton cœur croit »), mais aussi sur nos lèvres (« si tes lèvres confessent »). Dans notre cœur par la façon dont nous en éclairons notre vie, sur nos lèvres par notre participation à l'assemblée liturgique. Nous ne pouvons séparer ces deux choses.

La foi pascale se développe au fond du cœur. C'est dans les instants besogneux de nos journées qu'il est nécessaire d'en faire jaillir l'étincelle, là où elle trouve le contact à nu avec la tâche et la souffrance humaine comme, au calvaire, le corps nu du Christ a rencontré le bois de la croix. Sous les mille formes que nous saurons inventer, il faut que nous fassions mémoire de la passion et de la résurrection de notre Sauveur. Il faut que les évangiles de la Pâque soient un lieu familier de notre lecture biblique et de notre méditation – pas seulement de notre méditation en chambre, mais dans la rue, dans le bus, en considérant les visages des hommes, les misères des hommes. Il faut qu'en pensant à mon frère, quel qu'il soit et quelque affaire que ce soit, je me souvienne que c'est un frère « pour qui le Christ est mort » (1Cor 8, 11). Il faut qu'en m'approchant d'un mort je me murmure : « Je suis la résurrection ; qui croit en moi, fût-il mort, vivra » (Jn 11, 25). Il faut qu'en respectant le corps d'autrui et mon propre corps, je sois persuadé que le corps « est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu qui a ressuscité le Seigneur nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance » (1Cor 6, 13-14). Quand on a orienté délibérément sa vie de foi sur le pôle du mystère pascal, elle ne cesse plus de découvrir de nouvelles harmoniques de ce mystère ; elle gravite autour, comme un ciel autour de son pôle ; elle unifie en lui la multiplicité de ses visées et de ses réflexions. C'est l'équilibre de base d'une spiritualité pascale.

humanitéIl est non moins nécessaire que cette foi soit confessée des lèvres, c'est-à-dire qu'elle s'exprime dans une participation active à l'assemblée du peuple de Dieu. La liturgie en général, les sacrements de façon spéciale, et l'eucharistie d'une manière unique, ne sont qu'une "mise en ondes" humaines du mystère pascal. Ils le célèbrent, ils en transmettent la réalité de salut dans nos heures, ils le contiennent comme l'événement inépuisable qui reste contemporain de la vie de l'Église. Tout comme nous devons nous approcher de la sainte table en y discernant le corps du Seigneur, nous devons nous approcher de tout sacrement, participer à toute action liturgique en cherchant à y discerner le mystère pascal sous les divers signes où il nous est rendu présent et communiqué. Sans cet effort la liturgie ne sera, au mieux, qu'une quelconque entreprise de piété ; nous la jugerons parfois étrange ; nous y trouverons les psaumes parfaitement inintelligibles ou, pire, contraires à la prière ; nous y chercherons inconsciemment un Dieu autre que le Dieu qui a ressuscité des morts Jésus-Christ Notre Seigneur. Discerner dans toute célébration l'écho du mystère pascal, faire éclater notre foi pascale dans les diverses "confessions" qui nous y sont proposées (les Amen, les Alléluia par exemple), nous souvenir que nous ne sommes rassemblés à plusieurs dans l'Église qu'à cause de l'attraction toute-puissance du Christ mort et ressuscité, nous mettre personnellement et collectivement au diapason de ce mystère : voilà à quel prix la liturgie parfera en nous ce que le baptême a inauguré et nous conformera au Christ pascal.

Si la liturgie comporte cependant des temps forts et des temps faibles, et si nous devons avoir un goût plus prononcé pour les premiers que pour les seconds, afin que le rythme de notre piété soit accordé au rythme de l'Église, la première place dans notre vie spirituelle reviendra à la célébration de la Pâque annuelle. En la préparant par un Carême, en la vivant fidèlement par une Semaine Sainte, en la prolongeant jusqu'à la Pentecôte, nous opérons chaque année un "recyclage" spirituel sans lequel notre vie chrétienne a bien des chances de se dissoudre ou de se scléroser. Nous avons besoin, chaque année, d'être ré-évangélisés par le message pascal, en l'accueillant non pas avec l'âme distraite comme la redite rituelle d'une chose connue, mais avec une âme avide comme une réactivation de l'événement au cœur de nos propres années. Après tout, c'est bien vrai que, d'année en année, nous sommes à la fois plus riches de l'expérience vécue et de l'amour répandu, et plus pauvres de l'usure acquise et du péché accepté : c'est une situation toujours modifiée que trouve en notre âme les Pâques successives et jamais deux ne sont semblables. Elles jalonnent les états de notre vie : à chaque fois, c'est tout un lambeau de notre existence qu'elles consument et qu'elles transfigurent dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

 

Vivre le mystère dans notre propre chair.

Il est bien de partager ses richesses avec les autres en refusant de les conserver pour soi. Il est encore plus beau de se donner soi-même aux autres, en acceptant de livrer sa vie pour eux. Mais ce qui est le comble et que seul le Fils de Dieu pouvait réussir, c'est de donner aux autres de se donner eux-mêmes : là est la suprême efficacité de la Pâque du Christ. « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime » (Jn 15, 13) : quand ce sont des héros simplement humains qui en viennent là, nous vénérons leur héroïsme comme une chose quasi sacrée, nous bénéficions un instant de ce que leur mort nous a gagné (une libération momentanée, un exemple stimulant, une heure de réconciliation), mais nous nous retrouvons très vite pauvres et seuls, aux prises avec les mêmes problèmes.

Jésus, lui, donne sa vie en un double sens : il répand sa propre vie et c'est la croix ; mais aussi il communique cela même qui le fait vivre jusqu'à mourir d'amour, et c'est le don de l'Esprit et le sens de l'eucharistie. Par la croix il nous inscrit comme fils de Dieu avec son propre sang ; par son Esprit et par l'eucharistie il nous fait vivre en fils de Dieu et, nous fortifiant de son propre corps et de son propre sang, il nous apprend à trouver la vie en donnant notre vie. Il ne pouvait y avoir de plus grand don fait aux hommes que de leur donner la liberté de se donner eux-mêmes dans l'amour, et le salut n'est finalement pas autre chose. Le mystère pascal est semblable à la lumière : les particules qu'elle touche peuvent devenir à leur tour source de lumière, ainsi les cœurs qui s'ouvrent à la Pâque du Christ deviennent eux-mêmes une pâque vivante. Ils ne contemplent plus comme un spectacle le Serviteur souffrant et le Seigneur ressuscité : ils acceptent de devenir eux-mêmes serviteurs de leurs frères pour l'amour du Père.

Accepter le sérieux de la foi pascale, communier aux sacrements qui l'expriment et la fortifient, c'est ainsi accepter de déclencher au fond de nous un processus dangereux, c'est ré-orienter notre vie selon une ligne d'approfondissements et d'acceptations qui vont nous conduire par nous ne savons quels chemins. Jour après jour, celui qui consent à aimer avec l'énergie d'amour du Christ Jésus et qui souffre que « l'amour du Christ le presse » (2Cor 5, 14), fait l'expérience qu'il vit, ce qui s'appelle vivre, mais aussi qu'une telle vie consume. Tel foyer, au lieu de se replier dans la sauvegarde jalouse d'un bonheur rétréci, s'ouvre à la solitude de quelques voisins ou se veut le lieu amical de rencontres d'hommes et de femmes qui cherchent. Tel autre foyer choisit délibérément d'aller servir chez un peuple plus pauvre. Tel autre encore, tenté par la désunion, maintient douloureusement une fidélité difficile. Tel homme dans la force de la vie s'aperçoit qu'il n'a été jusque-là que le serviteur de l'argent et décide, dans un imperceptible renversement de son cœur, de faire de sa profession un service efficace des autres. Tel autre bouleverse son système de valeurs et, au lieu de rechercher ses propres plaisirs, se met avidement à vouloir le bonheur vrai des êtres qui lui sont confiés. Un malade accepte son impuissance et découvre, dans sa propre souffrance unie à celle du Christ, une toute-puissance mystérieuse qui rayonne déjà sur d'autres par-delà les murs de l'hôpital. Tels et telles sont saisis par la vie comme Jésus le fut par la cohorte, et voilà qu'ils ne cherchent plus à échapper : solidarités, appels des autres, injonction des circonstances, ils font face, ils se laissent lier par toutes les requêtes de la détresse ou de l'amitié.

À chaque heure peut-être, dans l'innombrable foule des hommes, des yeux s'ouvrent, un cœur s'ouvre et un membre du Christ éprouve la joie soudaine d'avoir basculé du côté de l'amour et du service ; un converti de plus ressent un flot de vie l'envahir, cette vie dont saint Jean disait : « Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères » (1Jn 3, 14). Ces chrétiens comprennent vite qu'ils ont fait les premiers pas sur un chemin qui les conduit vers d'inévitables morts où ils laisseront leur peau. Ils commencent à se sentir dépensés. Leur temps, leurs forces, leurs talents, leurs préoccupations, toutes leurs énergies finalement sont requises pour le bonheur ou le salut de ceux qu'ils ont accepté de servir ; à la longue, il ne restera plus rien pour cette partie d'eux-mêmes qui aurait rêvé prendre un peu de bon temps et jouir égoïstement de l'existence. « Tant pis ! » pensent-ils d'abord ; « tant mieux ! » comprennent-ils ensuite : le passage de l'un à l'autre se fait dans le silence de l'âme mais c'est un grand événement, il indique le franchissement de la crête invisible qui les fait passer de la face mort à la face résurrection du mystère pascal.

Chaque pas qu'ils font sur ce long chemin-là est semblable aux pas que Jésus faisait sur les chemins de Palestine lorsque, de jour en jour, il s'approchait de sa passion. Ils croient ne rien faire d'extraordinaire que d'être fidèles à l'appel de l'amour ; parfois même ils croient n'avoir pas avancé, parce qu'ils se sont contentés de tenir bon difficilement dans la tentation ; ils ne pensent même pas toujours à "offrir" leur vie – elle se dépense si aisément toute seule ! N'empêche qu'ils sont en train de devenir des "sacrifices" vivants et agréables à Dieu par Jésus-Christ. Quand ils le contemplent ou qu'ils le méditent encore comme un événement extérieur à eux, le mystère pascal garde dans leur esprit ses contours nets, dramatiques : il y a un véritable sacrifice, il y a une mort, il y a une résurrection. Mais dès que l'événement pénètre leur chair et qu'ils l'ont si près d'eux qu'ils commencent à être identifiés à lui, ils s'imaginent l'avoir perdu de vue ; ils se reprochent parfois de n'y pas penser assez ; l'idée qu'ils s'en font ne leur semble pas correspondre à ce qu'ils sont en train de vivre, et qui est si ordinaire, si mêlé. C'est pourtant à cette heure qu'enfin ils y sont. Leur union au Christ devient plus étroite, mais en même temps si simplifiée qu'elle paraît banale, peu fervente. Ils ont l'impression d'avoir moins d'élan ressenti à son égard ; c'est pourtant à cette heure qu'ils entrent dans la véritable "connaissance" de Jésus « avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances » (Ph 3, 10). Ce qui les trompe, c'est qu'ils ne voient pas devant eux le bois de la croix, autour d'eux les bourreaux, dans leur corps les souffrances extrêmes et sanglantes que vécut le Sauveur : ils oublient simplement que Jésus-Christ revit son mystère pascal sous la forme modeste de leur vie à eux ; la matière de ce sacrifice aujourd'hui, c'est leur substance humaine qu'ils ont mise au service de l'amour. Il leur reste à découvrir et à méditer, de plus en plus bouleversés, cette nouvelle et dernière humiliation du Fils de Dieu, cette suprême condescendance, cette façon inattendue qu'il a d'attirer tout à lui. En attendant qu'elle éclate dans les cieux nouveaux et la terre nouvelle, la victoire de Pâques se trouve là, enfouie dans les cœurs et la vie quotidienne des croyants.

Ceux-ci n'ont plus désormais qu'à aller jusqu'au bout de leur acceptation et de leur humble joie, les ténèbres ne sont plus ténébreuses pour eux et la mort même n'est plus une mort, car la seule mort, celle qui apporte angoisse, horreur, absurdité, est derrière eux et il y a longtemps qu'ils en ont franchi le ravin. Ou plutôt, parlons juste : si, la mort leur est une mort, amère et dure comme à tout homme, mais la vie qu'ils ont menée et qui les y a menés, lui a déjà donné son sens pascal. « Seigneur, disait le poète Rilke, donne à chacun sa propre mort ! » Le chrétien, lentement éduqué et transformé par la pâque de sa vie, reçoit la pâque de sa mort comme le fruit et la récompense de l'autre. Il célèbre en vérité « sa propre mort », celle qui fixe pour une joie éternelle le don de lui-même accompli chaque jour. Sa propre mort ? Nous dirions mieux encore : la propre mort du Christ. Car celui qui pouvait dire : « Si je vis, ce n'est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20), peut dire à cette heure : « Si je meurs, ce n'est plus moi, mais le Christ qui meurt et ressuscite en moi ». De telles morts ne sont pas fabuleuses et nous pourrions tous, si nous le voulions, en citer des témoignages bien réels.

 

Conclusion

La croix et la résurrection de Jésus sont au carrefour des routes humaines. Pas un homme qui n'ait à passer par là et qui n'ait affaire, d'une manière ou d'une autre, avec ce crucifié et ce ressuscité. Pas un homme avec qui ce crucifié et ce ressuscité n'ait affaire, affaire urgente et grave. On ne voit peut-être pas les deux traverses de bois ni le corps du supplicié, on ne voit pas le tombeau vide ni la pierre roulée, mais sous des traits infiniment divers et en des rencontres perpétuellement fortuites, c'est sur ces choses-là que les hommes ne cessent de buter et d'être interrogés. Celui qui a reconnu enfin le Serviteur humilié et le Seigneur de la gloire, et qui a décidé d'ajuster sa vie à sa foi, pénètre dans un univers qui d'abord le surprend, et peut-être l'affole. C'est un univers où s'entend la rumeur de marées humaines ; où se croisent tous les chemins de l'humanité ; c'est un rendez-vous de races et de générations ; c'est le contraire d'un univers solitaire et vacant ; on y entend la palpitation de tous les cœurs, on y entend murmurer, gémir, triompher toutes les amours. Les profondeurs du mystère pascal sont l'abîme le plus fréquenté, l'abîme où nécessairement sont enregistrées et discernées par l'Esprit toutes les paroles par lesquelles les hommes se cherchent les uns des autres et, en se cherchant, en appelant à celui qui, seul, est pardon, amitié, amour, communion. Il suffit de savoir si nous percevons quelque chose de ces formidables échos, pour décider si nous sommes devenus ou non partie prenante du mystère pascal.

Si nous le sommes devenus, alors nous ne sommes plus seuls. La solitude même, celle de la croix, n'est si terrible parce que c'est la solitude de celui qui meurt pour tous et qui aime le Père ; mais c'est une solitude qui est en train de le lier à jamais à tous et au Père. Une spiritualité pascale ne peut être qu'une spiritualité de communion : elle abouche à la communion des saints, assortie indissociablement ici-bas de la communion des pécheurs ; elle ne peut être qu'une solidarité plus solide, quoique secrète, que toutes les séparations apparentes. Les êtres que l'on rencontre, même ceux que l'on rencontre seulement dans le désir insensé qu'on éprouve de les trouver et de les aimer, entrent comme partenaires essentiels et obligés de notre accomplissement dans le mystère pascal. Ce sont eux, finalement, qui nous fournissent la chance de le vivre. Ce sont nos frères qui non seulement nous accompagnent, mais nous plongent dans la mort de Jésus et dans sa résurrection – tantôt davantage dans sa mort, tantôt davantage dans sa résurrection !

On comprend, dans ces conditions, que certains êtres soient appelés par le Seigneur à veiller avec tendresse et jalousie sur cette aventure jusqu'à ce qu'elle réussisse ; on comprend que le Christ ait institué dans l'Église un sacerdoce ministériel qui n'ait pas d'autre mission, en somme, que de rendre le plus d'hommes possibles capables – par la foi et les sacrements de la foi, par leur vie et le service des autres – de vivre à fond la Pâque du Christ. Il est clair que ce ministère n'a de sens que pour celui qui accepte d'être entraîné le premier et achevé dans cette Pâque. Avec saint Paul il doit pouvoir dire : « Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps. Quoique vivants en effet, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi la mort fait son œuvre en nous, et la vie en nous » (2Cor 4, 10-12).

Il n'y a, dans l'Église, que des pauvres qui reçoivent les uns par les autres, mais selon le jeu des relations mutuelles que définissent leurs vocations, la grâce d'être identifiés lentement au Christ de souffrance et de gloire.

 



[1] Littéralement "conception du monde" : expression allemande bien connue qui désigne toute façon subjective qu'on peut avoir d'interpréter le monde et de donner un sens à l'existence.

 

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