Conférence de Lucie HACPILLE en 1991 : Approche de la mort et accompagnement spirituel. Hommage et bibliographie
Lucie Hacpille était une amie de Jacques Breton à qui est dédié ce blog. Ce message est une forme d'hommage puisqu'elle est décédée le 25 avril 2019, c'est aussi l'occasion de faire connaître ses livres.
Elle était docteur en médecine et en philosophe (Éthique médicale et biologique), attachée à l'hôpital Charles Nicole de Rouen. Administrateur à la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs et de l’Association européenne des soins palliatifs, elle a rédigé un rapport européen : « Les décisions médicales dans les situations de fin de vie et les implications éthiques des choix possibles ». En 1993, elle a créé l’Association pour la Recherche en Soins Palliatifs et Accompagnement. Elle était chevalier de la légion d'honneur.
Dans les années 1991 un projet de livre commun avec Jacques Breton intitulé "Oui à l'inaltérable" était en cours, Jacques avait commencé à écrire sa partie, mais le projet n'a pas abouti.
C'est le 6 octobre 1991 qu'elle est venue faire une conférence dans le local de la rue Quincampoix à Paris, dans le cadre des soirées rencontres d'Assise. Quelques extraits sont parus dans le premier numéro de la Voix d'Assise paru en avril 1994, c'est ce qui figure ici. Comme vous le verrez, elle est pleinement dans la pensée de Karlfried Graf Dürckheim et utilise son langage (par exemple "être existentiel" et "être essentiel")
Bibliographie (voir les couvertures en fin de message):
- Le défi de l'âge (se réconcilier avec la vie) aux éditions Frison-Roche, Paris, 1993 ;
- La question de l'euthanasie, La loi Léonetti et ses perspectives, L'Harmattan, 2013.
- Care, Un défi et une aventure de vie pour chacun, Ed. Persée 2013 ;
- La douleur cancéreuse et son traitement, approche globale en soins palliatifs aux éditions Frison-Roche ;
- Soins palliatifs: Les soignants et le soutien aux familles[1], (ouvrage coordonné par L. Hacpille) 2è édition, Ed. Lamarre, juillet 2017.
- Voir aussi un article[2] "L’abandon thérapeutique" (https://www.revue3emillenaire.com/blog/labandon-therapeutique-par-le-dr-lucie-hacpille/)
Approche de la mort et accompagnement spirituel
Après 4000 ans d'histoire, on ne sait toujours pas répondre aux questions essentielles de la naissance et de la mort. Aucun d'entre nous, sans doute, n'a reçu l'enseignement depuis l'école primaire sur ce qu'est la mort. Et que répondons-nous à nos enfants quand ils nous interrogent : pourquoi meurt-on ? De quoi meurt-on ? Comment meurt-on ? Y a-t-il un "savoir mourir" ?
● Réussir ou rater sa mort ?
À l'époque des grands héros de l'Ancien Testament, l'homme qui allait mourir en était averti et c'est lui qui en avertissait les autres. Cette coutume s'est poursuivie jusqu'au Moyen Âge. La connaissance de la mort d'un proche permettait au mourant de se préparer à la mort avec les siens. À l'époque du Moyen Âge, la maladie était l'affaire des médecins, la mort celle des prêtres.
Aujourd'hui, naissances et morts sont devenues une affaire médicale en attendant sans doute, d'être une affaire scientifique, en sorte que la question absente aujourd'hui, et celle précisément de ce soir est :
Y a-t-il une manière juste de mourir ?
La mort est représentée par une dissociation du corps physique et des autres corps (physiologiques, mental…). Elle s'accompagne de perturbations au niveau de ces trois corps. Mais la préparation à la mort est trop souvent aujourd'hui limitée à la prescription d'antalgiques. Il ne s'agit pas de refuser la prescription d'antalgiques à un malade qui en aurait besoin, mais est-ce vraiment cela soigner jusqu'au bout ? L'acte médical se résume-t-il à une injection de morphine ?
Le temps où l'espoir de guérison s'amenuise pour faire place à une mort de plus en plus certaine est plus ou moins long. Il est le chemin parcouru ensemble par le soigné et le soignant, le temps de la découverte mutuelle, du partage, de la confiance réciproque, du respect de l'Autre et de son chemin Autre. C'est le temps du soin palliatif, c'est-à-dire de la disponibilité, de l'ouverture à l'Autre. Les soins palliatifs sont une façon de concevoir sa fonction de soignant sans jamais exclure l'ouverture à l'Autre, autrement dit : un cheminement intérieur. Les soins palliatifs s'exercent partout où l'on est ici et maintenant.
● M'interroger sur ma mort à partir de la mort des autres ?
Très schématiquement, la rencontre des malades et des familles permet de décrire deux grands types d'attitudes :
- la première envisage la mort comme une réalité qu'il faut fuir à tout prix,
- la seconde consiste à juger qu'il n'est pas nécessaire de s'en préoccuper.
En prêtant l'oreille à ces ultimes moments d'authenticité, peu à peu je me rends compte combien le fait même de nier sa mort a des conséquences désastreuses qui s'étendent bien au-delà de l'individu. Non seulement cela affecte le mourant lui-même, mais aussi son entourage (famille, soignant) et la planète tout entière.
En effet, fondamentalement persuadée qu'il n'existe pas d'autre vie que celle-ci, la société moderne n'a développé aucune vision à long terme. De ce fait, rien n'empêche les individus de piller la planète afin de satisfaire leurs objectifs immédiats et de vivre dans un égoïsme qui est en train de s'avérer fatal pour la planète. Un ministre de l'environnement (brésilien) écrivait récemment :
« La société industrielle est une religion fanatique. Nous saccageons, empoisonnons, détruisons notre planète. Nous signons des reconnaissances de dettes que nos enfants ne pourront jamais payer. Nous nous comportons comme si nous étions la dernière génération sur terre. Sans un changement radical dans nos mœurs, dans nos cœurs, nos esprits et notre perspective, la planète Terre finira par être calcinée, morte, comme Vénus. »
Allons-nous entendre ? Vais-je, moi, entendre ? La destruction de notre environnement est alimentée par la peur de la mort et par l'ignorance d'une vie après la mort. Cette peur engendre une menace pour nos vies à tous.
N'est-il pas surprenant que depuis notre école primaire, et cela quel que soit notre niveau d'études, jamais à aucun moment nous n'avons reçu d'enseignement concernant ce qu'est la mort, ni comment mourir, alors que c'est bien la chose la plus partagée de tous selon l'expression de Descartes. N'est-il pas paradoxal que les jeunes d'aujourd'hui reçoivent une éducation très poussée dans les domaines de la technique, mais non dans celui qui détient la clé du sens de la vie et peut-être même de notre survie ?
Il n'est peut-être pas besoin d'attendre la mort d'un proche ou le choc d'une maladie incurable pour nous obliger à reconsidérer notre existence. Nous ne sommes pas non plus condamnés à partir les mains vides au moment de la mort pour affronter l'inconnu.
Milarépa disait : « Ma religion est de vivre et de mourir sans regret. »
C'est donc ici et maintenant que nous pouvons commencer à découvrir le sens de notre vie, et c'est seulement en découvrant ce sens, pour nous-mêmes, que peu à peu nous nous laisserons traverser par la présence du Tout autre, qui seule peut accompagner vraiment l'autre. Il n'y a pas à proprement parler d'effort à faire pour trouver en moi authenticité et compassion. Et on ne peut pas inspirer à autrui si on n'a pas trouvé en soi-même auparavant sa propre inspiration. Au moment où vous vous sentez désemparé, incapable d'offrir quoi que ce soit, priez, méditez, concentrez-vous sur la pratique qui a été vôtre dans la vie, exercez-vous avec toute votre intensité au silence et à la vigilance. Laissez l'Être faire le reste : laissez-le faire rayonner sa paix. Si vous vous exercez très fort à la vigilance, le résultat ne peut pas manquer : vous percevrez une atmosphère recueillie dans la chambre. C'est cela accompagner : se retirer sur la pointe des pieds et laisser l'Être se manifester. Est-ce vie ? Est-ce mort ? Ce n'est plus la question devant la plénitude que vous pouvez entrevoir. Il y a alors communion avec quelque chose de Tout autre, au-delà du Toi et du Moi, quelque chose qui n'est que Vie, transformation, changement sans aucune forme définie.
● Trois repères dans le cheminement de notre être existentiel vers notre être essentiel.
Dans cette évolution, autrement dit, dans la transformation, le cheminement de notre être existentiel vers notre être essentiel (qu'il s'agisse du nôtre ou de celui qui est en train de passer sur une autre rive), trois points me paraissent désigner quelques repères qui se regroupent autour d'un même objectif : se réconcilier avec la vie - c'est-à-dire avec soi-même-, avec les autres, et avec Dieu :
- essayer l'espoir
- découvrir le pardon
- se rééduquer ou pratiquer une discipline spirituelle.
1) Éveiller l'espérance à partir du désespoir.
Au fond, face à la vie (c'est-à-dire la naissance et la mort), il n'y a que deux voies : accepter ou refuser. Chacun refuse d'abord. Comment ne pas refuser ce qui refuse de nous satisfaire ? Comment ne pas refuser la mort quand on veut vivre ? la solitude, quand on veut être aimé ? la tristesse, quand on veut le bonheur ?
Nous voudrions que le réel satisfasse nos désirs et nous constatons que ce n'est pas ce qui se passe. Alors, nous refusons le réel. Quel nourrisson ne pleure, quand le sein se retire ? Et quel homme, quelle femme, ne pleure quand l'amour s'en va ? Pauvres petits enfants, avides et frustrés que nous sommes ! Quand la vie est décevante, et l'est toujours pour qui imagine sa vie au lieu de la vivre, nous pensons que c'est la vie qui a tort, alors que nous refusons, nous disons : « NON, je ne veux pas ! cela ne devrait pas être, cela devrait être AUTREMENT, AUTRE CHOSE… ! »
Mais quand il s'agit de notre propre vieillissement ou de la mort d'un proche… pouvons-nous dire : « non, ce n'est pas arrivé » ?
En fait, nous n'avons pas la possibilité de dire NON et notre désespoir vient de là. Puisque nous ne pouvons dire NON, nous n'avons qu'à dire OUI car il n'y a rien entre les deux. OUI à tout ce qui arrive, OUI à tout ce qui vient : c'est cela la première marche de la réconciliation.
Et c'est le paradoxe : au moment où nous disons OUI par désespoir, s'ouvre la grande VIE, le chemin de l'espérance. Car le "oui" seul nous libère de la souffrance, du ressentiment et de la frustration. Dire OUI, c'est faire le travail du deuil, selon l'expression de FREUD. On est bien dans le thème de la mort : la mort à soi-même, à notre Ego. Le travail du deuil n'est pas autre chose que cette acceptation. Celui qui refuse la mort en reste prisonnier. Seul celui qui l'accepte s'en libère. C'est le travail de mûrir qui commence dès notre âge de fœtus : non pas renoncer à la vie, mais accepter sa finitude ; non pas oublier nos défunts, mais accepter leur mort ; non pas dire non à nos désirs, mais dire oui à notre désespoir, dire oui à nos désirs (ce qui ne signifie pas les satisfaire tous).
2) Découvrir le pardon
Vieillir et mûrir, c'est toujours du côté de l'approbation, de l'acquiescement, du consentement. Le cheminement vers la mort ne comporte alors ni ressentiment, ni renoncement, mais Vie lucide et pleine. Cheminer vers sa propre mort, cela suppose s'être exercé longtemps pour pardonner à son propre corps d'être autrement que ce que l'on désirerait, pardonner à son sexe d'être ce qu'il est, pardonner à son âge, à ses parents d'avoir été ce qu'ils ont été… bref pardonner à la vie d' être ce qu'elle est et cesser de lui reprocher de ne pas être ce que nous avons rêvé et de lui dire NON pour la punir, comme papa et maman nous punissaient quand nous tentions d'exprimer nos désirs !
Finalement, ce n'est pas le fait de mourir qui est terrible, c'est le fait de cesser de vivre quand on porte en soi tant de désirs non accomplis, de craintes non rassurées, tant de frustrations non transformées. Ce qui est affreux, c'est de ne plus pouvoir accomplir ce qu'on porte en soi. C'est donc ICI ET MAINTENANT pour chacun de nous qu'il est urgent de se préoccuper de notre propre pardon, de notre réconciliation avec nous-même, avec les autres et avec Dieu. Je désigne là tout le long travail nécessaire sur nos émotions.
L'école de la mort, la nôtre et celle de ceux qui nous entourent, devient alors notre grande chance : la chance de notre réconciliation.
3) Se rééduquer
Dès que nous entrons dans la chambre d'un mourant, la nécessité du silence nous saisit. Et qu'est-ce que nous constatons ? Ça pense et ça n'arrête pas de penser en nous, complètement à notre insu ! Les idées les plus saugrenus et les moins adaptées à la circonstance nous traversent la tête, tandis que l'autre est là gisant devant nous.
Comment faire avec toutes ses pensées ? C'est l'exercice même du silence de DÜRCKHEIM. C'est toute notre réconciliation qui est en question : notre apprentissage par degré pour passer des opinions et des pensées sur la réalité à la vision du réel tel qu'il est. Car, la plupart du temps, nous pensons que nous le voyons, mais nous ne voyons pas : nous voyons notre monde au lieu de voir LE monde. Une vision de plus en plus lucide, de plus en plus objective, de plus en plus consciente nécessite un travail sur les pensées, à l'aide d'une certaine qualité d'attention ou vigilance.
Cet effort intense de vigilance lucide, il n'y a que nous qui pouvons l'accomplir chaque fois que l'occasion nous est donnée. S'asseoir auprès d'un mourant est long exercice d'intériorisation, de rencontre avec nous-même si nous voulons, un jour, rencontrer l'autre. Le mourant nous rappelle que, pour communier avec l'autre, il n'y a pas d'autre méthode ni d'autre urgence que celle de quitter le fracas du monde, de nous défaire de l'emprise du tumulte intérieur des soucis qui nous gênent, des sentiments étouffés, des instincts refoulés… Bref, le mourant nous convie de façon urgente à la "percée de l'Être" selon l'expression de DÜRCKHEIM. Alors le chemin existentiel et le chemin essentiel ne seront plus qu'un : il y aura mort au vieil homme en nous, mais cette mort ne va pas sans la naissance de l'homme nouveau en nous.
[1] Une interview porte sur ce livre : https://www.espaceinfirmier.fr/130415-livres/170904-interview-du-dr-lucie-hacpille.html
[2] La finale de cet article : «Pas plus que le fumier, nous ne devons jeter au loin nos névroses. Au contraire, nous devons les répandre sur notre jardin, afin qu’elles deviennent partie de notre richesse, ce qui signifie travailler avec nos peurs, nos frustrations, nos déceptions et irritations, les aspects pénibles de la vie. L’homme a découvert ce grand paradoxe, que ce qui est limité, n’est pas emprisonné dans ses limites, mais est toujours en mouvement, et, par conséquent, se dégage, à chaque instant, de ses limitations. La liberté de l’homme ne consiste jamais à se voir épargner des difficultés, mais à faire face à ces difficultés pour son propre bien, à en faire un élément de l’éternel épanouissement de la joie. Ainsi, peu à peu, la puissance de l’amour pourra-t-elle tendre à remplacer l’amour de la puissance dans notre relation à nous-mêmes et à l’autre. Dans ce champ, le désir de vivre, malgré nos difficultés à vivre, devient un lieu d’ancrage, la porte étroite, qui permet de passer de la « normalisation » à l’exercice de la vie quotidienne comme lieu d’ouverture à notre « vraie » dimension humaine.»