Le langage mystique de Jean Sulivan
“La particularité de l'œuvre de Jean Sulivan réside dans le fait que cette œuvre, d'inspiration mystique, et qui possède les sources que sont l'enfance, l'absolu et le partage, essaie par l'écriture/lecture, de guérir la blessure béante au cœur de l'existence humaine, là même par où passent la douleur et la joie divine.” C'est ainsi que Patrick Gormally présentait en introduction les Actes du Colloque d'Irlande d'octobre 1998 consacrés à Jean Sulivan (1913 -1980) et publié dans la série "Rencontres avec Jean Sulivan n° 11"
Voici la communication faite par Màire-Aine Ni Mhainnin : "Le langage mystique de Jean Sulivan, avec l'exemple de Joie errante".
Ce texte est publié dans le blog dédié à Jacques Breton et au Centre Assise (la mystique chrétienne étant l'un des trois piliers d'Assise). D'autres références à Jean Sulivan figurent sur le blog dont un texte de Jacques Breton (tag Jean Sulivan).
NB. Comme l'article est long, il est publié en deux sections mais il n'y a pas de coupure entre les deux. Dans une dernière section, en annexe, figure la présentation de Joie errante et de Jean Sulivan
Le langage mystique de Jean Sulivan
L'exemple de Joie errante
Par Màire-Aine Ni Mhainnin
Il est indispensable de préciser le sens du mot "mystique". Le mot vient du verbe grec muô, se fermer, se taire. Il indique le secret et ce qui permet d'y accéder. Le mot est lié donc au vocabulaire de l'initiation. Il signifie l'entrée dans une aventure étonnante : celle d'une recherche d'union à Dieu après l'accomplissement d'un dépouillement radical. On donne parfois le nom de mystique à l'idéal dont les hommes s'inspirent. Selon Louis Gardet, ce mot signifie "une expérience fruitive d'un absolu"[1].
L'expérience mystique chrétienne est donc un itinéraire personnel de dépassement et de renoncement centré sur le Christ. C'est un phénomène profondément humain : chercher Dieu au-delà de soi et malgré les barrières de la condition humaine. Prenons la définition classique du "mysticisme" dans le Vocabulaire de Lalande :
« Croyance à la possibilité d'une union intime et directe de l'esprit humain au principe fondamental de l'être, union constituant à la fois un mode d'existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l'existence et à la connaissance normale. »[2]
Définir la mystique est sans doute impossible. Puisque toute définition délimite un espace, trace des frontières, enclôt son objet. Il n'y a de mystique que dans l'ouvert. La mystique n'est chez soi que dans le hors de soi car l'expérience mystique nous déracine de nos habitudes et de nos vieilles protections, parce qu'elle nous propose une rencontre avec l'imprévu de l'existence et de la réponse de l'Autre qui est Dieu. Il s'agit d'un grand risque : celui du silence, celui de l'amour qui nous entraîne sur le chemin intérieur.
Lorsque Roland Barthes écrit que les « grands mystiques classiques traversent le langage pour parvenir au-delà du langage, le langage est leur ennemi[3] », il confond peut-être deux traditions que Michel de Certeau distingue nettement :
– par "l'ineffable" une tradition gréco-romaine désigne « non pas seulement une critique du langage mais son absence, et s'en va vers un dieu inconnu (agnostos deus) qui fait taire toute pensée parce qu'il est au-delà de l'être » ;
– par contre l'épistémologie chrétienne articule la connaissance mystique sur le langage. Du coup, le mysticisme chrétien voit dans le langage son allié autant que son ennemi : il propose des manières de parler qui sont « l'effet de l'opposition entre la récession de la confiance faite au discours et l'affirmation théologale que la parole ne saurait manquer[4] » On se trouve alors en présence d'une configuration à laquelle le dispositif sulivanien peut être comparé car, comme Patrick Gormally l'a montré en parlant du langage de l'absence dans l'œuvre de Sulivan : « Le langage, clé du monde et élément essentiel du partage avec les autres, est un instrument imparfait mais dont l'imperfection même fait naître la parole.[5] »
[…]
La difficulté de parler du langage mystique sulivanien, de réfléchir sur ce langage, vient de ce que les mots ne sont qu'une trace, jamais une objectivisation de l'expérience vécue. Denys Turner affirme que le langage sur Dieu ne peut pas être un langage objectif car la présence de Dieu ne peut être visée qu'au moyen de représentations sur son absence[6].
Dans Joie errante, l'insistance sur le langage négatif est frappante. Pour parler de Dieu notre auteur utilise des symboles décrivant un passage et non une prise : « des traces de son passage… Écoute, si je savais que Dieu veut être désigné du doigt, vénéré…[7] » Mais les mots eux-mêmes sont toujours inadéquats. Ils ne sont jamais qu'une approche ou une cristallisation de l'impossible. Par là le langage mystique trouve ses limites car aucun mot, si puissant soit-il, ne peut traduire Dieu, il ne peut que le trahir car la distance demeure trop grande entre l'expérience vécue et ce que l'on peut en écrire :
« Remuement aux profondeurs, déchirure, parole qui va naître. Mais alors vient le pire : les mots bariolés, ivres, se mettent à tournoyer sans ordre ni but. Plus ce que tu veux dire fulgure, moins tu peux le dire… La langue dans laquelle je saurais peut-être n'existe pas[8]. »
Ainsi la lecture de cet ouvrage devient une expérience de la vie intérieure car en écrivant Jean Sulivan suit son propre chemin vers le centre, l'écriture devient pour lui une descente en soi afin de mieux se connaître et éventuellement de connaître Dieu ; pourtant, il essaie d'écrire « en parlant de tout sauf directement de Dieu[9] », parce que le langage – il l'a souvent dit – ne peut traduire certaines idées, certaines émotions :
« Rien n'est pire que de confondre l'absolu avec les mots. Ce n'est qu'un absolu empaillé, jeu de miroir du mental. On croit régner sur l'absolu : on n'évoque qu'un spectre.[10] »
Enfin le langage mystique est une contradiction, car Sulivan parle, mais pour nier la prétention de la parole. L'auteur veut dire ce qui n'est pas dicible. Les noms donnés à Dieu ne suffisent jamais et cependant ils sont prononcés, comme si l'Ineffable ne pouvait pas être atteint autrement qu'en langage fini. Le langage mystique est paradoxal, puisqu'il est un langage affirmant l'incompossibilité de tout langage. Sulivan est alors affronté à un problème insoluble : rendre compte d'une expérience qui dépasse le langage.
Dans Joie errante ce n'est point tant les idées exprimées qui comptent, c'est bien plutôt l'impression produite par le rythme et les images car au contraire du langage théologique et des formulations logiques, le langage mystique est souvent fluide. Même s'il déploie une certaine continuité de symboles, ce langage n'est pas systématisable : « les mots flottent et ne s'emboîtent plus.[11] » ; « Je vous en conjure, ne cherchez pas un ordre en cet ouvrage[12] » implore notre auteur car dans Joie errante la vérité ne se dévoile pas, elle se donne dans la nuit obscure des symboles.
« Qui n'a jamais été traversé par ce courant radioactif, infiniment discret d'abord, quasi imaginaire, insidieux (…) qui vous arrache avec douceur à la contingence ou qui brutalement vous déchire, vous ouvre à l'inconnu, qui n'a connu l'exil dès que le courant cesse, ne sait pas ce que c'est que vivre. Il n'y a pas que vos sagesses millénaires, que vos mots asservis au réalisme primaire.[13] »
Le langage mystique privilégie certaines images empruntées généralement à ce que Bachelard appelait "l'imagination de la matière" : le feu (JE., p.255), la terre (p. 88 et p.52), l'orage (p.199 et p.201), la nuit, par exemple la première phrase de Joie errante : « longtemps je me serai battu dans la tranchée des nuits » (p. 7).
Aucun mystique n'est étranger au thème de l'exil (p.207, p.71), de la chute (p.136), du désir (p.72), du vertige, du doute (p.297), de la solitude, de l'amour. Mais si dans Joie errante cette thématique existe, la systématisation est impossible, et par là Joie errante échappe à toute réduction, à toute définition : « Roman, récit, poème, déconstruction mentale, élévation spirituelle, cela dépend de vous[14] » Selon Patrick Gormally, « Sulivan préfère faire confiance à une autre logique[15] » car il n'y a pas de parole mystique fondamentale mais il y a une multiplicité de paroles.
Jean Sulivan constitue un exemple remarquable de la contradiction, jamais entièrement résolue, entre un appel de l'écriture et une répugnance à assumer jusqu'au bout le statut d'écrivain auquel cet appel semble devoir aboutir : il parle de la tragédie de « l'inconscient mensonge de l'écrivain qui se conforme à ce qu'on attend de lui.[16] »
La question pour Sulivan était de savoir si l'écriture - seul instrument dont dispose l'écrivain - était à la hauteur de la tâche car pour Sulivan l'écriture devait répondre à l'énigme que pose la réalité, donc elle engage l'être entier dans son rapport au monde.
Selon Patrick Gormally : « Jean Sulivan vivait deux vocations, difficiles l'une et l'autre : il cherchait sans le savoir à relier mystique et poésie en une œuvre qui ouvre toutes grandes les portes de la liberté.[17] » Dans Joie errante, en particulier, nous voyons tout l'effort de Sulivan qui demande à l'écriture davantage qu'elle ne peut donner, il essaie de la contraindre à satisfaire son désir de « trouver moi-même, trouver Dieu[18] ». Deuxièmement nous avons le dilemme qui a obsédé Sulivan tout au long de sa vie : comment concilier les exigences de la sincérité et celles de l'art ?
« Pour (Claude) Simon, comme pour tous les auteurs du nouveau roman, l'art est l'absolu, ce qui pour moi évidemment, n'est pas vrai, car j'ai de fortes préoccupations mystiques. Alors le drame de l'écrivain catholique est celui-ci : maintenir l'équilibre entre l'esthétique et la mystique.[19] »
Nous trouvons la même idée chez Didier Decoin :
« Et puis écrivant ces lignes, composant ce livre en grand désordre, j'ai conscience de continuer à me cacher, à me retrancher dans cette fraîche obscurité où il fait bon Dieu : pardonnez-moi, je ne le fais pas exprès. Et même, je jure que je voudrais être clair, limpide.[20] »
Sulivan parle de l'insuffisance du langage pour rendre compte d'une réalité singulière et personnelle qui par sa complexité déborde les possibilités du langage : « Comment se servir de l'esthétique contre l'esthétique, pour révéler la vie, cela au cœur de la vie, consubstantiel et qui passe la vie[21] » demande-t-il dans Joie errante.
« Suis-je un menteur ? […] Peut-on par l'esthétique rendre compte de ce qui se déroule hors de l'esthétique dans l'inimaginable, si cela se déroule ?[22] »
« Sans esthétique, il ne saurait y avoir d'œuvre. Mais l'esthétique est encore une tentative de créer un royaume hors de la dérive. Elle risque de pomper les forces vives et d'effacer le sens. L'art fausse ce qu'il touche.[23] »
Ce débat qui était celui de toute sa vie est susceptible de nous éclairer non seulement sur quelques-unes des dimensions fondamentales de son univers intérieur, mais aussi sur ce que signifie pour lui l'acte d'écrire, car écrire pour Sulivan c'est entrer en silence et en solitude : « au désert, à l'humilité biologique[24] ». Cette solitude est aussi une libération car elle lui donne un point de détachement : « Je suis donc je fuis[25] » dit-il à maintes reprises. L'écriture pour Sulivan était un moyen de fuir, de s'enraciner à un autre niveau – c'était à la fois un vide et un moyen de combler ce vide car « qui accède à l'unité n'a plus besoin d'écrire[26] ». En écrivant Jean Sulivan s'interroge dans la recherche de l'absolu mais il découvre qu'on « ne peut écrire sans souffrir[27] ». Réjean Bonenfant dit exactement la même chose dans son ouvrage L'Écriveule : « Baser des relations sur la parole, c'est se donner toutes les chances de souffrir, de vivre la solitude[28] ».
L'écriture s'est donc imposée chez Sulivan comme une nécessité, et sa fonction telle que Sulivan la conçoit se reflète dans la qualité de présence-absence ; le seul souci est de dégager la vérité et de la montrer aussi claire à ses lecteurs qu'il la voyait lui-même – une vérité que la conscience individuelle du lecteur devait venir réchauffer et compléter, car pour Sulivan « une vérité qui ne traverse pas la chaleur d'une vie est une vérité trahie[29] ».
Quand Sulivan essaie de parler de la réalité transcendantale, les mots semblent s'amenuiser, le langage diminuer. Le langage mystique est "mince", mais cet amincissement est révélateur. Dans Joie errante cette apparente pauvreté des mots devient puissance, car moins la discursivité est possible, plus la profondeur semble s'affirmer. La rencontre avec l'absolu ne peut être bavarde. Les mots semblent s'y taire. Pour dire ce qui ne se peut dire, ou pour laisser dire ce qui se dit en lui, Sulivan bute sans cesse sur les limites des mots. Citons encore Patrick Gormally :
« Le langage mystique de Sulivan se définit par la fonction qu'il remplit et non par son contenu éventuel : le mystère, dont il n'abuse pas, est préservé afin de permettre une plus grande illumination dans la profondeur de l'être.[30] »
C'est encore la brise légère du prophète Élie : « Il est dit que Dieu n'est ni dans l'ouragan ni le tremblement de terre pas plus que dans le feu. Passe une brise légère…[31] » Ce rétrécissement des mots est lui-même symbolique, car dans le roman mystique qu'est Joie errante le chant qui s'élève n'est pas assourdissant mais pauvreté essentielle où l'Essentiel se livre. Le langage poétique est toujours langage sur l'absence. À travers les mots de Joie errante, c'est le silence qui parle, et Sulivan doit imposer silence à ce silence originaire pour qu'il devienne visible, pour qu'il devienne œuvre, poème, roman car « on ne parle jamais que d'une absence[32] » Cet ouvrage vient du silence et ne mène qu'à lui. L'écriture de Sulivan tend au silence, ce qui compte dans Joie errante, ce sont les vides, les marges, parfois même les espaces blancs. Comme le constate Philippe Sollers dans L'Écriture et l'expérience des limites : « le silence dans l'écriture, c'est évidemment le blanc[33] ».
En essayant de décrire l'expérience fruitive de l'absolu que le cardinal Ramon Rimaz a vécu, le narrateur dit :
« Que j'aimerais savoir dire son état de bonheur ! […] Moi, condamné à ne voir que de loin, à me nourrir de ma propre ferveur, à manifester, à trahir avec des mots ce qui fut hors du discours[34] ».
Sulivan nous laisse donc une écriture de ruptures et de silence qui nous révèle les secrets d'une âme angoissée par l'emprise de sa propre interrogation de l'Absolu et qui tente « de voir ce que je n'ai pas vu, d'entendre ce que j'ai cru entendre[35] »
« Qui êtes-vous que je regarde à travers ces mots ? Dans quelle solitude, quelle agitation ? […] Comment vous arrangez-vous avec la mort ? Je n'ai pas de réponse, pas de lapin dans mon chapeau, pas de chapeau. Avec vous, dans la même nuit, je marche vers la même issue.[36] »
De telles assertions invitent le lecteur à porter le regard au-delà des apparences, et Sulivan essaie de pousser le lecteur à dire derrière les mots – c'est un processus continuel car chaque vocable, chaque vide amène le lecteur à s'interroger sur la vérité ; « nous sommes vêtus de mots qui dissimulent à nous-mêmes et à autrui nos ténèbres[37] ». L'écriture, pour Sulivan, était un engagement total de l'être et aussi l'accès à une plus haute interrogation humaine. C'était une démarche toujours intérieure.
« L'écrivain qui oublie sa vocation à l'intériorité et qui prend la voie courte en s'adressant à l'humanité ou à des collectivités anonymes, ne communique qu'une idéologie : il devient scribe, le speaker de lui-même.[38] »
On voit la progression de l'écrivain à travers le vide, l'absence et le silence pour arriver au seuil des "portes éternelles". Dans Joie errante Sulivan invite le lecteur à porter le regard au-delà des apparences, il suggère que le but de l'écrivain consiste à communiquer un "mystère" car la vérité que Sulivan cherche inlassablement à travers son écriture ne réside pas dans la transposition plus ou moins complète des faits réels ou imaginaires retenus par l'auteur, mais dans le conflit entre sa vérité personnelle et cette vérité commune et universelle.
« Quand il exclut les interrogations sur l'homme intérieur, refuse tout salut et renvoie l'absolu et le pathétique aux vieilles lunes, il se coupe de l'existence. La littérature qui n'est pas branchée sur l'existence vitale n'a pas de réalité.[39] »
Sulivan écrit pour venir en aide à tous ceux que tente l'aventure mystique, à tous ceux qui sont attirés par la recherche de l'union à la réalité transcendantale. Joie errante est donc le lieu privilégié d'une communication humaine aussi efficace qu'authentique car ici l'expérience individuelle s'ouvre à l'universalité.
« L'expérience que rapporte un homme est toujours singulière. Chaque livre devrait inventer sa propre loi. L'important c'est de franchir la ligne, et qu'une parole surgisse qui livre ce qui est consubstantiel à cela dans la vie qui passe la vie.[40] »
[1] Louis Gardet, La mystique, Que sais-je, p. 5
[2] A. Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1972, p.662.
[3] Roland Barthes, Le Grain de la voix, Seuil, 1980, p. 241-242.
[4] Michel de Certeau, La fable mystique, Gallimard, 1986, p. 158-159.
[5] Patrick Gormally, "Absence et plénitude : Roger Munier et Jean Sulivan" dans Poésie spiritualité en France depuis 1950, Mets, p. 106.
[6] Denys Turner, The darkness of God, Cambridge university Press, 1995, p. 262.
[7] Joie errante, p.297.
[8] Joie errante, p. 22.
[9] Matinales, p. 23.
[10] Ibid., p. 235.
[11] Joie errante, p. 21.
[12] Ibid., p. 148
[13] Ibid., p. 28
[14] Joie errante, p. 151.
[15] Patrick Gormally, "L'invisible dans le visible" dans Du visible à l'invisible, José Corti, 1988, p. 119.
[16] Le plus petit abîme, p. 14.
[17] Patrick Gormally, "Découverte de Jean Sulivan", Rencontres avec Jean Sulivan n° 1, p. 25.
[18] Le plus petit abîme, p. 25.
[19] L'abbé Jean Sulivan saisi par le nouveau roman, le Figaro littéraire, 28 mai 1964, cité par Patrick Gormally, Jean Sulivan écrivain chrétien, une conception originale du rôle de l'écrivain, p. 196. C'est nous qui soulignons.
[20] Didier Decoin, Il fait Dieu, Julliard, 1975, p. 23.
[21] Joie errante, p.26.
[22] Consolation de la nuit, p. 87-88.
[23] Petite littérature individuelle, p. 22.
[24] Joie errante, p. 25.
[25] Ibid., p. 213.
[26] Le plus petit abîme, p. 128.
[27] Ibid., p. 14.
[28] Réjean Bonenfant, L'Écriveule, Montréal, éditions la presse, 1979, p. 17.
[29] Devance tout adieu, p. 83.
[30] Patrick Gormally, L'invisible dans le visible, op. cit., p. 120.
[31] Joie errante, p. 259.
[32] Ibid., p. 35
[33] Philippe Sollers, L'écriture et l'expérience des limites, éditions du Seuil, 1968, p. 76.
[34] Mais il y a la mer, p. 76.
[35] Ibid., p. 8.
[36] Ibid., p. 148-149.
[37] Ibid., p. 23.
[38] Petite littérature individuelle, p. 76.
[39] Ibid., p. 49
[40] Ibid., p. 53.
SUITE
Joie errante, pour la plupart des lecteurs et des critiques, est un roman du désir[1] mettant en scène des individus aux prises avec eux-mêmes, essayant de donner un sens à leur vie et luttant dans un milieu hostile – la ville[2]. À travers les personnages qu'il a choisis, leurs expériences, leurs actions et à travers les interventions du narrateur, Sulivan montre implicitement que Joss, Géri et les autres veulent s'enrichir, donner un sens à leur vie mais que ces tentatives se font aux dépens de leurs attachements aux idéologies et aux illusions de la société. Parmi les personnages fuyants et parsemés de ce roman, Sulivan met en scène des individus qui ont perdu le sentiment du pouvoir sacralisant de la société, mais qui récupèrent l'authenticité à travers la confiance dans leur intériorité. Cela aboutit à la récupération d'une identité qui n'est qu'une étape d'un processus s'achevant dans le dépassement de l'individualisme et de la contingence puisque l'individu du présent cherche à coïncider avec le passé et le futur qui le dépassent. C'est ainsi que l'homme peut assumer pour lui cette absolue totalité qui est l'union de l'individuel et de l'Universel. Blaise base de l'individuel à l'universel :
« Il arrive à Géri de me quitter en disant : bonsoir Joss. Je réponds : salut Imagine. Nous sommes n'importe qui. Géri m'a donné son âme, l'âme de Joss […] l'âme n'est jamais plus personnelle que lorsqu'elle est commune. […]
Ah, encore une chose, presque rien. Quand Géri survient, elle ne dit pas : comment vas-tu ? mais : comment suis-je ? Je réponds : pas mal et moi ?[3] »
L'écriture sulivanienne tend par son essence à la communion[4] et il la définit lui-même comme un effort continuel de compréhension et de fraternité avec ses lecteurs. Ainsi la lecture des ouvrages devient une expérience de la vie intérieure qui doit permettre de nouer un contact intime, éminemment personnel, avec l'auteur. En parcourant les ouvrages de Sulivan on voit la progression de l'écrivain, mais aucun ouvrage n'est vraiment achevé – l'un se poursuivant dans le suivant – nous voyons des répétitions, nous rencontrons les mêmes personnages.
« Tout est commencement. Je ne cherche pas trop à reprendre le fil, dans la crainte que ce qui est écrit écrive pour moi. C'est impossible. Ne vous demandez pas si ça répète. Pardi ! Je vous parle d'amour. Ni quel est l'ordre. Cherchez l'ordre en vous, c'est-à-dire le centre au point d'émergence.[5] »
Il n'y a jamais qu'un seul livre, une lettre "continue"[6], dit notre auteur. En écrivant donc Jean Sulivan suit son propre chemin vers son for intérieur mais son œuvre, si elle naît d'abord de l'individuel, se résout et culmine en une aspiration à l'universel, et l'universel chez Jean Sulivan ne se limite pas aux lecteurs et à la communauté des hommes. Il n'est pas seulement horizontal : il est aussi vertical, car l'écriture lui permet de vaincre le vide et la mort car elle mène l'écrivain à la connaissance de soi, c'est un moyen de soulever le voile de l'apparence et d'accéder au domaine où se cache la vérité des choses, comme le dit Christian Bobin :
« Ce n'est pas pour devenir écrivain qu'on écrit. C'est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour. […] Alors on écrit. Alors on retourne au désert pour y trouver une source.[7] »
« En chaque désert il existe une source[8] » dit Sulivan, et écrire pour lui c'est s'exiler, c'est vivre l'absence : « Je crois maintenant que l'écrivain, pour qui s'y livre sans protection, est l'équivalent d'une ascèse et d'une psychanalyse.[9] » Pour notre auteur, l'écriture doit mener à la connaissance de soi et éventuellement à la connaissance de Dieu : « Pour retrouver Dieu, c'est-à-dire pour me re-connaître, il faut passer par le rien d'où je suis sorti[10] » ; pour Sulivan l'écriture est un passage privilégié vers les ténèbres et éventuellement vers la lumière où Dieu se tient. Il est évident que l'écriture pour Sulivan était le moyen de former un lien entre l'homme intérieur et l'Universel, elle devient une voie privilégiée de l'intériorité. L'écriture a rempli pour notre auteur une fonction vitale. Elle lui servait de refuge, elle était aussi libération et dépassement de lui-même.
Nous avons vu aussi que Sulivan a décidé de se donner pour tâche d'éveiller les hommes à ce qu'il a vu, de leur enseigner la vérité de la vie, sa vérité : « que chaque être humain pouvait se faire libre et un avec Dieu[11] ». À travers Blaise, Sulivan pose en effet à la base la nécessité du vide, du désespoir, et c'est de ce désespoir même qu'il tente de tirer le bonheur. L'angoisse des héros de Kafka vient de ce qu'ils sont en proie à l'espérance, ils sont minés par la nostalgie du paradis. Ce sont les gens qui espèrent qui sont tristes : Sulivan a appris de Nietzsche que cesser d'espérer peut être une délivrance. Le tragique disparaît aussitôt et la vie rayonne. Le désespoir installe l'homme dans son royaume et, pour ainsi dire, le rend à lui-même. Blaise fait cette découverte : « Je sais maintenant que l'espérance peut masquer le désespoir secret et qu'au fond du désespoir peut fleurir l'espérance.[12] » Blaise a pris conscience de toute l'étendue de sa misère et il a entrepris d'y être indifférent. Tel est un des thèmes de Joie errante : se rendre indifférent afin de libérer la fureur de vivre. Tout ce que Jean Sulivan attend et réclame de l'acte d'écrire est là : son œuvre est à la fois farouchement humaine et "flèche vers l'inconnu", tenant fermement, comme un défi les deux versants de l'âme humaine, dénonçant l'accoutumance, criant l'insatisfaction humaine, proclamant sans relâche son intolérance de la limite humaine, invoquant dans l'homme l'appel à l'absolu.
« Je crois que l'intelligence humaine va vers la vérité comme le cœur humain vers l'amour, comme le bœuf choisi l'herbe, l'héliotrope la lumière. Et les hommes qui ne savent plus lire Dieu dans le livre du monde sont des infirmes.[13] »
Le choix d'un pseudonyme, s'il est fréquent chez les artistes et les écrivains, s'appuie chez Sulivan sur un refus de valeurs mondaines : « Pourquoi le surnom sinon afin de laisser place à l'étranger qui vient du pays de la mort pour faire chanter la vie.[14] ». Comme Patrick Gormally l'a bien montré :
« Le cinéma comme aventure intérieure, sans message et qui mène vers une connaissance de soi plus profonde : voilà une définition du cinéma selon Sulivan, définition qui résume bien la signification du film de Preston Starges, Sullivan's Travels, origine du pseudonyme de Jean Sulivan.[15] »
Sulivan trouve dans l'écriture la seule manière pour lui d'être lui-même, le seul moyen d'accéder à la vraie vie, de retrouver ce qui était perdu, de découvrir la vérité des choses. Selon Joseph Majault « l'expérience intérieure et l'écriture se fondent dans un sens le mouvement. Le mouvement qui porte l'homme vers Dieu.[16] » Retrouver en soi l'être intime qu'on est à soi-même – tel est le conseil de Sulivan. L'homme doit aborder une descente en soi pour libérer des aspirations de son être intérieur et pour s'approcher de l'unité essentielle qui est la clé de toute existence et de tout bonheur – l'unité avec Dieu. Voilà donc à quoi tendait toute la recherche sulivanienne. Selon Raymond Darricau : « On peut concevoir la spiritualité comme une recherche de l'homme, une descente au fond de lui-même.[17] » La démarche intérieure engage l'homme à s'approfondir lui-même jusqu'à saisir quelque chose de la profondeur de Dieu qui se révèle dans sa propre profondeur humaine. Nous avons vu que pour Sulivan, la connaissance de soi et la connaissance de Dieu sont étroitement liées – la connaissance de Dieu passe par la connaissance de soi, donc l'itinéraire intérieur est la voie directe pour parvenir à Dieu, car selon notre auteur, au fond du fond de l'homme, Dieu se fait connaître. On trouve cette idée partout dans la tradition mystique de l'Occident chrétien car la perception de cette profondeur relève de l'expérience mystique elle-même.
Sulivan : un mystique ?
Il faut répondre avec précaution, car il y a autant de définitions que d'auteurs qui ont écrit sur la mystique, qu'il s'agisse des saints mystiques canonisés, des théologiens ou seulement des théoriciens de la question. Pour Sulivan l'expérience mystique est un élan de l'homme vers Dieu, et cette aspiration est inhérente à la nature humaine puisque l'homme selon Sulivan est fait pour cette union. Citons ici une phrase de Valéry que Sulivan pouvait fort bien avoir lue : « Le mysticisme consiste peut-être à retrouver une sensation élémentaire, et en quelque sorte primitive, la sensation de vivre, par une voie incertaine, qui se fait et se fraye à travers la vie déjà faite et comme arrivée.[18] » Le Dictionnaire de spiritualité, à l'article "Mystique", en donne cette définition : « On appelle mystique ce qui déborde le schème de l'expérience ordinaire.[19] » La vie mystique, comme l'indique l'étymologie du mot, est une vie cachée, mystérieuse, qui signifie fermer les yeux, clore les portes des sens pour être moins distrait par les réalités extérieures et plus attentif à la réalité intérieure, mais aussi constate Dom Pierre Miquel « fermer la bouche pour ne pas divulguer inconsidérément […] l'expérience ineffable d'une saisie du divin proprement incommunicable.[20] » Joie errante tend à ce silence.
[1] Voir surtout Patrick Gormally, Jean Sulivan écrivain chrétien, une conception originale du rôle de l'écrivain, op. cit., p. 312-314.
[2] Voir l'article de Patrick Gormally, "La ville inspiratrice dans l'œuvre de Jean Sulivan" dans Les villes d'Europe inspiratrice des écrivains, éd. Pierron, AEFM, Sarreguemines, 1990, p. 73-88.
[3] Joie errante, p. 154-155.
[4] Voir Patrick Gormally, Jean Sulivan écrivain chrétien, une conception originale du rôle de l'écrivain, op. cit., p. 352.
[5] Matinales, p. 176.
[6] Miroir brisé, p. 198.
[7] Christian Bobin, La Part manquante, Gallimard, 1989, p. 26.
[8] Matinales, la traversée des illusions, p. 204.
[9] Joie errante, p. 23.
[10] Miroir brisé, p. 187.
[11] Le plus petit abîme, p. 26.
[12] Joie errante, p. 13.
[13] L'Obsession de Delphes, p. 133.
[14] Matinales, la traversée des illusions, p. 24.
[15] Patrick Gormally, "Jean Sulivan : un pseudonyme d'origine cinématographique" dans Le sacrement de l'instant, Question de/Albin-Michel, 1990, p. 29. C'est nous qui soulignons.
[16] Joseph Majault, L'évidence et le mystère, Le Centurion, 1978, p. 103.
[17] Raymond Darricau, La spiritualité, Que sais-je, PUF, p. 9.
[18] Valéry, Œuvres, la pléiade t. 2, 1960, p. 1306.
[19] Dictionnaire de spiritualité, Ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1980, t. 10, p. 1889-1984.
[20] Dom Pierre Miquel, Mystique et discernement, Paris, Beauchesne, 1997, p. 15.
ANNEXE
Joie errante est paru en 1988 chez Gallimard, collection Folio
4e de couverture :
Ceci peut arriver à quelqu'un par surprise. Le sol est plein, égal, vous marchez en sécurité : soudain des craquements partout, accidents. Dans la vie de Blaise, le narrateur, le départ d'Imagine provoque un jour la déchirure. Suivent des années de sécheresse et d'abandon puis, un matin, un oiseau huppé apparaît dans le jardin de l'immeuble. Blaise le voit créer son espace, librement. Il l'appelle l'oiseau-désir, flèche vers l'inconnu. La vie lui a fait un signe. Blaise se délivre de ses peurs, de ses contraintes, et il s'en va. Plus tard, l'écrivain en lui recommence à parler des villes, des rencontres, au gré de ses souvenirs. Manhattan, Paris, la Bretagne, l'Inde, Manhattan encore. Les figures de Géri, Joss et Apollon surgissent sous la plume, et celles de Linda May, de Strozzi. La tendresse, la colère, le désespoir. La joie errante. Enfin l'envie de naître une fois encore.
Présentation de Jean Sulivan par Bruno Frappat
Venu tard à l'écriture, à 45 ans, après avoir exercé son sacerdoce dans le diocèse de Rennes, notamment comme aumônier des étudiants et animateur de rencontres culturelles, Jean Sulivan (nom de plume de celui qui était né Joseph Lemarchand) s'engagea dans la voie de la littérature en se libérant, mais sans rupture, de son statut d'ecclésiastique affecté à des missions sacerdotales. Cette seconde naissance lui ouvrit la voie d'une liberté intérieure et de la promotion de cette liberté spirituelle qui est le fil conducteur de ses écrits.
Liberté par rapport aux restes de chrétienté automatique et sociologique dont ce Breton avait pu constater autour de lui la permanence mais l'usure. Liberté par rapport à l'Église institutionnelle, sans négliger pourtant que celle-ci avait sa fonction : la parole de l'Évangile, écrivait-il, «n'appartient pas à l'Église, mais sans l'Église l'aurions-nous entendue ?» Cette reconnaissance de dette ne l'empêchait pas d'exprimer un sévère appel à une Église qui «cesse d'apparaître comme cette énorme coiffe de plomb à organiser les apparences». […]
Jean Sulivan avait de la littérature une vision accordée à sa liberté intérieure. Il fuyait les honneurs, les mondanités, et le succès n'a fait que l'effleurer. S'il fait trace aujourd'hui, comme sans doute pour demain, cela tient sans doute à la modestie de celui qui écrivait : «Ne cherchez pas un ordre en cet ouvrage ( ) cherchez le centre. Où ? En vous-mêmes.»
Cette invite constante chez lui à oublier les auteurs, à rendre le lecteur coauteur d'une parole intérieure est un viatique précieux. Ses livres sont bien comme des traces sur un sentier de vie : on les suit en confiance, même quand le marcheur qui les a laissées a disparu.