Présentation du Sûtra du Lotus, J. Scheuer
Le Sûtra du Lotus nous introduit dans le monde du bouddha Śâkyamuni et de son entourage, il développe des figures de bouddhas et de bodhisattvas ; et les paraboles qu'il contient donnent "un enseignement nouveau, proprement inouï, et cependant primordial".
Nous avons déjà eu occasion de présenter le livre de Jacques Scheuer, Sagesse et compassion, Les deux ailes du bouddhisme paru en 2021 aux éditions Les Deux Océans (cf. "Sagesse et compassion, Les deux ailes du bouddhisme"). C'est dans le chapitre V qu'il présente le Sûtra du Lotus. Son résumé de la parabole du fils prodigue ne figure pas ici, ceux qui voudraient la connaître pourront lire deux articles du présent blog.
[Les paraboles chrétienne et bouddhique d'un fils "prodigue" : Luc 15, 11-32 et ch IV du Sûtra du Lotus et Par D. GIRA : "Paraboles du Sûtra du Lotus et de l’Évangile, regards croisés" - Intervention à la Maison de l'UNESCO en 2016]
Jacques Scheuer est jésuite, docteur en sciences indiennes (Paris III Sorbonne), professeur au centre Sèvres de Paris (devenu Facultés Loyola), professeur émérite d’histoire des religions de l’Asie, faculté de théologie et Institut Orientaliste, Université catholique de Louvain, équipe d’animation des "Voies de l’Orient" à Bruxelles, une association amie du Centre Assise aujourd'hui dissoute.
Il a publié plusieurs livres, le tout dernier étant La mort vivante - Vie et mort dans la spiritualité indienne, paru en février 2025 chez le même éditeur.
Les citations sont extraites de Le Sûtra du Lotus. Traduit du chinois par J.-N. Robert, Fayard, 1997.
Présentation du Sûtra du Lotus
Jacques Scheuer
Dans la présentation de quelques sûtra et d’un choix d’autres œuvres fondamentales du Grand Véhicule, on se centrera sur les rapports – riches et diversifiés – entre « sagesse » et « compassion », laissant inévitablement dans l’ombre beaucoup d’autres thèmes importants de cette immense littérature.
Commençons par le Sûtra du Lotus, de son nom plus complet Sûtra du Lotus du dharma véritable ou de la Loi merveilleuse (Saddharma-pundarîka-sûtra). Rédigé probablement au cours des deux premiers siècles de notre ère, c’est l’un des textes les plus anciens du Grand Véhicule en voie de formation. C’est sans doute aussi le sûtra qui exercera la plus grande influence dans le monde chinois et dans tout l’Extrême-Orient, sans oublier le monde tibétain et l’Asie centrale. Il fera l’objet d’innombrables commentaires et fournira les thèmes de très nombreuses œuvres d’art. Plusieurs écoles, notamment en Chine, puis au Japon, en feront leur texte privilégié et c’est encore le cas dans le Japon d’aujourd’hui, y compris dans des mouvements laïcs de fondation récente. Ce succès s’explique tout à la fois par la beauté littéraire, le recours à une impressionnante imagination visuelle et par la puissante créativité de doctrines nouvelles : développement des figures de bouddhas et de bodhisattvas, mise en place des relations entre les enseignements anciens et les proclamations nouvelles.
Dès la scène d’ouverture du sûtra, le bouddha Śâkyamuni et son entourage prennent des proportions pour ainsi dire cosmiques. Le Bouddha se tient toujours sur le Pic du Vautour, près de la petite ville indienne de Râjagŗha, « Maison-le-Roi », mais il est entouré d’un gigantesque auditoire : douze mille grands moines « méritants » (arhat), des milliers de moniales, quatre-vingt mille êtres d’Éveil (bodhisattva), ces « grands êtres » (mahâsattva) qui suivent la voie de centaines de milliers de bouddhas, sans oublier d’innombrables divinités accompagnées de leurs suites.
Le Véhicule unique
À tous est destiné un enseignement nouveau, proprement inouï, et cependant primordial. Alors que commencent à se diffuser des doctrines et conceptions nouvelles, notre sûtra tente de faire passer le message de la continuité dans la nouveauté. Les perspectives propres aux parfaits, « saints » ou « méritants » (arhat), ainsi que celles qui animent les « bouddhas-pour-soi » ne sont pas condamnées ni purement et simplement écartées au profit d’une plus haute révélation. Mais elles se trouvent pour ainsi dire englobées et dépassées par elle. Les différences entre l’ancien et le nouveau ne sont pas gommées : l’éclatante supériorité du message du Lotus est sans cesse réaffirmée. Mais il est possible d’échapper aux oppositions stériles voire aux contradictions : si des doctrines différentes ont été successivement enseignées, c’est que les bouddhas, dans leur sagesse et leur grande compassion, tiennent compte des dispositions et aptitudes de leurs auditeurs.
Les messages anciens préparaient le terrain ; ils trouvent aujourd’hui, avec la proclamation du Lotus de la Loi véritable, leur aboutissement et leur dépassement. Aux véhicules des « auditeurs » et des « bouddhas-pour-soi » va-t-on ajouter un troisième véhicule, le Grand Véhicule ? Notre sûtra évoque plutôt un Véhicule unique, un enseignement d’une telle profondeur que différentes catégories de disciples le comprennent à la mesure de leurs capacités et de leur progression. Certes,
« ce n’est certainement pas par le Petit Véhicule que l’on sauvera les êtres. L’Éveillé, quant à lui, demeure dans le Grand Véhicule, conforme à la Loi qu’il a faite sienne […] ; c’est par lui qu’il sauve les êtres ; il a en personne attesté la voie sans supérieure, la Loi égale du Grand Véhicule ».
Cependant,
« dans les terres d’Éveillé des dix orients, il n’existe qu’un seul et unique véhicule, il n’y en a pas deux, il n’y en a pas trois, mis à part la prédication d’expédients salvifiques par l’Éveillé ». (ch II, p. 80)
« À l’intention des diverses classes d’êtres, nous distinguons en notre prédication trois véhicules. Ceux de peu de sagesse se délectent d’une Loi mineure, sans croire qu’eux-mêmes deviendront Éveillés. Aussi, à l’aide des expédients, distinguons-nous, en nos prédications, les multiples fruits. Mais, même si nous prêchons trois véhicules, c’est seulement pour enseigner les êtres d’Éveil ». (ch. II, p. 88)
Quelle que soit la diversité des moyens, en effet, l’objectif ultime et unique est « l’Éveil complet et parfait sans supérieur ». C’est donc afin de guider et venir en aide à tous les êtres, c’est pour s’accommoder, pour se conformer à chacun d’eux, que les bouddhas recourent à des « moyens habiles » (upâya), ce que l’on traduit aussi par « expédients salvifiques ». La sagesse pénétrante des bouddhas, leurs connaissances sans limites et l’immensité de leur compassion se complètent ici merveilleusement afin de venir en aide aux êtres dans toute leur diversité :
« Ce que pensent les êtres en leur cœur, la variété des voies qu’ils parcourent, la diversité de nature de leurs désirs, les rétributions bonnes et mauvaises de leurs existences antérieures, les Éveillés connaissent tout cela complètement. » (ch. II, p. 78)
Deux ou trois paraboles
À un premier niveau, l’habileté dans le recours aux moyens et expédients s’exprime, en particulier dans le Sûtra du Lotus, par toute une série d’images et de comparaisons, de récits (« relations ») et de paraboles qui manifestent clairement l’art pédagogique des bouddhas. À Śâriputra, disciple qui personnifie l’attachement à la loi ancienne, le bouddha Śâkyamuni explique :
« Depuis que j’ai réalisé l’état d’Éveillé, à l’aide de toutes sortes de relations et toutes sortes de paraboles, j’ai amplement exposé la doctrine orale. Par des expédients sans nombre, j’ai mené les êtres à se séparer des attachements. Comment cela se fait-il ? C’est que l’Ainsi-Venu (tathâgata) est muni de la totalité des expédients salvifiques, du savoir et de la vision, ainsi que des perfections. » (ch. II, p. 67)
« Ainsi-Venu » est un titre fréquent mais un peu mystérieux des bouddhas : ils sont parvenus à la claire connaissance des choses telles qu’elles sont en vérité, sans déformation ni projection, dans leur « ainsité » (tathatâ). Si le Sûtra du Lotus souligne l’importance de la pédagogie, ce n’est pas par simple caprice. De nombreux anciens, « auditeurs » et « éveillés-pour-soi », sont perplexes, désorientés par les nouveaux enseignements. Au point que, dans l’assemblée des moines et moniales, pieux laïcs et laïques pieuses, pas moins de cinq mille personnes quittent leur place, saluent le Bouddha et préfèrent se retirer !
La première et l’une des plus célèbres paraboles du Sûtra du Lotus recourt à une symbolique transparente. Un chef de famille, maître de maison extrêmement riche et fort âgé, possède une résidence immense mais proche de la ruine et munie d’une unique porte étroite. Un incendie se déclare alors que ses nombreux enfants jouent dans la maison. Insouciants du danger, ils ne prêtent pas attention aux mises en garde que, « dans sa tendresse et son affection », le père leur adresse. Leur père imagine alors un expédient : « Vos jouets favoris, rares et difficiles à trouver, sont à présent devant la porte. Sortez vite ! Je vous donnerai alors tout ce que vous pourrez désirer. » Ces enfants rêvaient chacun d’un char tiré par un animal différent. Le danger écarté, le père leur offre à chacun, « sans préférence ni partialité », un grand char identique, cadeau merveilleux, « unique » et « sans précédent », même s’il ne correspond pas à leur souhait premier.
La demeure en flammes désigne clairement notre monde d’impermanence, en proie aux flammes du désir et de l’illusion. Le père de famille n’est autre que le Bouddha :
« Il est père de l’ensemble des mondes […]. Muni des grands pouvoirs surnaturels comme du grand pouvoir de la sagesse, il réunit totalement les expédients et la perfection de sapience, de grande compassion et de grande commisération, il ne connaît jamais la fatigue ; constamment en quête du bien, il dispense à tous ses bienfaits. Il a pris naissance dans cette vieille demeure vermoulue […] afin de sauver les êtres des flammes de la naissance, de la vieillesse, de la maladie, de la mort, du chagrin, de l’affliction, de la sottise, de la ténèbre et des trois poisons, afin de les enseigner et les convertir à l’obtention de l’Éveil complet et parfait sans supérieur. » (ch. III, p. 105)
Les trois chars correspondent aux trois Véhicules des auditeurs, des bouddhas-pour-soi et des bouddhas pleinement éveillés. Le Bouddha, en effet, « prêche tout d’abord les trois Véhicules pour attirer et inciter les êtres et ne leur donne ensuite que le Grand Véhicule pour les mener à la délivrance ».
Le chapitre suivant se sert d’une autre parabole pour transmettre un enseignement fort proche. Elle fait irrésistiblement penser à la parabole biblique du fils prodigue…
(…)
Signalons encore brièvement, toujours dans la même perspective, une troisième parabole. Un guide emmène à travers une contrée hostile un groupe de marchands cherchant à faire fortune. Le voyage semble interminable et de plus en plus effrayant. Épuisés, les marchands sont prêts à renoncer. Afin de leur redonner courage, le guide, « homme de ressources et d’expédients », fait apparaître à leurs yeux, comme par magie, une ville merveilleuse. Les voyageurs trouvent alors la force de rejoindre cette ville. Dès qu’ils s’y sont reposés, le guide leur dévoile son stratagème : cette ville magique n’était qu’une apparence illusoire. À présent qu’ils ont refait leurs forces, les marchands peuvent et doivent se remettre en route vers leur destination véritable. Ici encore, la mise en scène est claire :
« Sachant que telle est la lâcheté, la faiblesse, l’infériorité de leur pensée, grâce au pouvoir de ses expédients, [le Bouddha] leur prêche les deux Disparitions [c’est-à-dire le nirvâna des auditeurs et celui des bouddhas-pour-soi] afin de leur ménager un repos d’étape à mi-chemin […]. » « Ce à quoi vous œuvrez n’est pas encore accompli […]. Il convient de poursuivre. » (ch. VII, p. 185)
Cette fois encore s’affirme en définitive la supériorité de la voie enseignée par le Sûtra du Lotus :
« Les Éveillés, par la force de leurs expédients,
distinguent trois Véhicules dans leur prédication,
or il n’est que l’unique Véhicule d’Éveillé,
les deux autres sont prêchés comme étapes de repos. » (ch. VII, p. 191)
Il arrive même que le moyen habile devienne ruse et confine à la dissimulation. C’est ainsi qu’un bodhisattva, opportunément nommé Plénitude, très avancé sur la voie vers le plein Éveil, se comporte de telle sorte qu’on le prend pour un « auditeur », un disciple du Petit Véhicule. Cela lui permet d’entrer aisément en contact avec les auditeurs, de les convertir par ses enseignements et de les conduire jusqu’à l’Éveil complet sans supérieur.
« Occultant à l’intérieur leur pratique d’êtres d’Éveil,
ils se présentent à l’extérieur en auditeurs […].
Ils se montrent à la foule pourvus des trois poisons
et présentent même un aspect hérétique.
De cette façon, mes disciples,
par leurs expédients, sauvent les êtres. » (ch. VIII, p. 196)
Nous croiserons bientôt d’autres exemples de comportements surprenants ; ils ne manqueront pas de soulever des débats : est-il acceptable qu’un bodhisattva, au nom de la compassion, transgresse la morale commune ou la discipline monastique ?
Éveillé depuis des âges innombrables
Dans la seconde moitié du Sûtra du Lotus apparaît ce que l’on peut considérer comme un niveau plus profond, plus essentiel, des « moyens habiles », des moyens salvifiques. Tout part d’un étonnement et d’une question adressée au bouddha Śâkyamuni. Au cours des enseignements donnés par ce dernier, les terres de notre monde tremblent et se fendent et voilà qu’apparaissent « d’innombrables millions de myriades d’êtres d’Éveil », accompagnés chacun d’une troupe de disciples plus nombreuse que les grains de sable d’innombrables vallées du Gange ! Or, ces êtres d’Éveil, assure-t-on, ont tous été enseignés, convertis et guidés depuis de longues périodes cosmiques par le bouddha Śâkyamuni : chose incompréhensible si ce dernier n’est présent et actif sur notre terre, plus précisément dans une petite région de l’Inde, que depuis une quarantaine d’années.
« C’est comme si, par exemple, il y avait un homme de belle allure, aux cheveux noirs, de 25 ans d’âge, qui désignât un centenaire en disant : “C’est mon fils”, et que le centenaire montrât le jeune homme en disant : “Voici mon père, qui m’a engendré et élevé” ; cette chose serait dure à croire. » (ch. XV, p. 276)
La réponse du Bouddha se trouve dans le bref chapitre suivant (ch. XVI, selon la numérotation chinoise), une section que bien des écoles de Chine et d’Extrême-Orient considéreront toujours plus nettement, au cours des siècles, comme le sommet de la révélation proposée par le Sûtra du Lotus, « le secret de l’Ainsi-Venu » (Tathâgata). Il s’ouvre sur un avertissement solennel, trois fois repris : « Vous devez croire et comprendre les propos véridiques et lucides de l’Éveillé. » Les hommes (et les dieux !) sont persuadés que le jeune prince Gautama Śâkyamuni, ayant quitté le palais de son père, est parvenu quelques années plus tard à l’Éveil plénier dans les parages de la petite ville de Gaya.
« Or, cela fait d’innombrables, d’infinis milliers de millions, de myriades et de milliards d’éons (périodes cosmiques) que je suis réellement devenu Éveillé… Et depuis lors, j’ai toujours été dans ce monde à prêcher la Loi, à enseigner et convertir ; j’ai aussi, en d’autres endroits, en des millions, des myriades, des milliards d’incalculables royaumes, guidé les êtres pour leur bénéfice… Selon ce qu’il me faut sauver, je me présente moi-même en des lieux variés sous des noms et des âges divers. » (ch. XVI, p. 282-283)
Si donc Gautama, lorsqu’il s’adresse à des disciples ou des visiteurs, évoque son départ du palais de son père, son Éveil sous le figuier et annonce sa prochaine disparition, à l’âge de 80 ans, dans le nirvâna, tout cela n’est qu’expédients variés destinés à des êtres de peu de mérite et de pauvre compréhension. Le Bouddha a fait semblant de venir en notre monde et il fait mine d’annoncer sa prochaine disparition. C’est – nouvelle parabole ! – comme si un père médecin, sage et prudent, voulait persuader ses enfants d’absorber le médicament qui seul peut leur sauver la vie. Tant que le père est présent, les enfants éprouvent un sentiment illusoire de sécurité. Le père décide alors de faire courir la rumeur de sa mort. Se souvenant de ses exhortations, les enfants suivent enfin son conseil et parviennent à la guérison. Le père peut alors les détromper et justifier son stratagème. Happy end !
Le Bouddha, en conclusion de ce chapitre, prend soin de poser lui-même l’inévitable question : est-il coupable de tromperie ? Il est clair toutefois qu’il ne parle et agit que « pour l’amour des êtres et par la force des expédients ». Le Sûtra du Lotus ne va pas jusqu’à proclamer que le Bouddha est éternel. Mais, dans son immensément longue carrière de bodhisattva et dans son incessante activité de bouddha, c’est la compassion qui le porte à mettre une diversité toujours renouvelée de « moyens habiles » au service de la sagesse et du rayonnement de l’Éveil.