Par D. GIRA : "Paraboles du Sûtra du Lotus et de l’Évangile, regards croisés" - Intervention à la Maison de l'UNESCO en 2016
Le présent blog des Voies d'Assise est dédié à Jacques Breton et au centre Assise. Dennis Gira, un ami de Jacques Breton, est venu au centre faire des ponts entre bouddhisme et christianisme lors de week-ends ou de conférences. Il est théologien, spécialiste du bouddhisme, auteur d’une douzaine de livres dont Le Lotus et la Croix, les raisons d’un choix (Bayard 2014) et Le dialogue à la portée de tous (ou presque) (Bayard, 2012).
En particulier en juin 1997 il est venu animer à Saint-Gervais un week-end qui avait pour titre : « Expérience chrétienne et bouddhiste zen ». Au cours de ce week-end deux textes ont été médités et partagés : la parabole chrétienne du fils prodigue selon saint Luc (Lc 15, 11-32) ; la parabole bouddhiste du fils prodigue selon le Sûtra du Lotus (chapitre IV). D Gira nous a montré la cohérence mise en jeu par chaque texte, en pointant similitudes et différences. N'ayant pas de traces de ce travail, nous lui avons demandé de nous communiquer ce qu'il avait dit en avril 2016 sur le même thème.
En effet une exposition sur le Sûtra du Lotus a eu lieu à Paris en 2016 à la maison de l'Unesco. Les textes des paraboles ainsi que des peintures murales venant des grottes de Mogao à Dunhuang figurent sur le site de l'exposition (http://expolotus2016.blogspot.fr/). Lors de la journée du 2 avril, un colloque a eu lieu là-bas où Dennis Gira a fait un exposé sur les similitudes et les différences des deux paraboles (saint Luc et Sûtra du Lotus).
Avec l'accord de l'éditeur, il nous a fait parvenir son intervention qui a été publiée dans Le Sûtra du Lotus - Diffusion et réception d'un enseignement majeur du bouddhisme - Actes du colloque du 02 avril 2016 à la Maison de l'UNESCO, éditions Les Indes savantes.
Un grand merci à Dennis Gira pour ce cadeau !
- Lien vers le message précédent où vous trouvez les textes complets des deux paraboles avec quelques commentaires : Les paraboles chrétienne et bouddhique d'un fils "prodigue" : Luc 15, 11-32 et ch IV du Sûtra du Lotus.
Le Sûtra du Lotus :
Diffusion et réception d’un enseignement majeur du canon bouddhique
Paraboles du Lotus et de l’Évangile : regards croisés
Permettez-moi tout d’abord de remercier l’Association culturelle Soka de France, l’Institut de philosophie orientale de Tokyo et leurs partenaires pour le travail accompli afin que cette exposition sur le Sûtra du Lotus puisse avoir lieu ici en France, et dans ce lieu prestigieux. Je voudrais aussi remercier les organisateurs de m’avoir invité à réfléchir avec vous, dans un esprit de dialogue, sur la place qu’occupent les paraboles dans le Sûtra du Lotus et dans les évangiles. Pendant cette brève intervention nous accorderons une attention particulière à deux paraboles qui ont fait couler beaucoup d’encre au sein des traditions bouddhique et chrétienne, celle du « fils pauvre » du Sûtra du Lotus et celle du « fils prodigue » de l’évangile de Luc[1]. Notre intention n’est pas d’établir une parenté quelconque entre ces paraboles, ce qui serait extrêmement périlleux. Nous visons plutôt à relever quelques similitudes et différences dont une lecture attentive de ces paraboles peut aider chacun à découvrir ce qui inspire l’autre et à revisiter sa propre tradition, grâce à l’autre, afin d’en approfondir sa connaissance.
La raison d’être des paraboles
Pour comprendre d’abord l’importance des paraboles dans ces textes sources, écoutons ce qu’ils disent de ce genre littéraire. Commençons par un extrait du deuxième chapitre du Sûtra du Lotus où le Bouddha explique comment les Éveillés enseignent :
Une telle Loi sublime, les Éveillés Ainsi-Venus ne la prêchent qu’en son temps, de même que la fleur de figuier sauvage n’apparaît qu’une fois en son temps. Çâriputra, tu dois croire ce que prêche l’Éveillé, ses paroles ne sont pas vaines ni futiles. Çâriputra, les Éveillés prêchent en suivant la convenance des êtres, mais la teneur est difficile à saisir. Comment cela se fait-il ? C’est que j’expose les méthodes à l’aide d’innombrables expédients, d’une variété de relations, de paraboles, de locutions. Cette Loi, ce n’est pas la discrimination réflexive qui peut la comprendre. Seuls les Éveillés peuvent en prendre connaissance. C’est que les Éveillés Vénérés du monde n’apparaissent au monde qu’en raison d’une unique grande œuvre. En quoi, Çâriputra, la raison pour laquelle les Éveillés Vénérés du monde apparaissent au monde peut-elle être qualifiée d’unique grande œuvre ? C’est parce que les Éveillés Vénérés du monde veulent ouvrir les êtres au savoir et à la vision d’Éveillé et leur faire acquérir la pureté qu’ils apparaissent au monde[2].
L’expression « prêcher la Loi à l’aide d’une variété d’expédients, relations, paraboles et locutions » revient maintes fois dans le Sûtra du Lotus, essentiellement pour montrer comment le Bouddha adapte son enseignement aux dispositions et aux capacités des gens. Il le fait pour les aider à avancer vers « l’Éveil complet et parfait sans supérieur »[3]. Et au seizième chapitre, où le Bouddha révèle la pleine vérité le concernant, nous lisons que c’est « parce que les êtres ont toutes sortes de natures, de désirs, de pratiques, de notions et de discriminations » qu’il veut « les mener à produire les racines de bien ». Et comment ? En s’appuyant sur des paraboles et d’autres expédients salvifiques[4].
Les raisons pour lesquelles le Christ s’appuie sur des paraboles sont données dans les évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc mais ici nous proposons seulement trois extraits de Matthieu et de Marc[5]. Dans Matthieu, le Christ, répondant à une question sur ce sujet, dit ceci :
Voici pourquoi je leur parle en paraboles : parce qu’ils regardent sans regarder et qu’ils entendent sans entendre ni comprendre ; et pour eux s’accomplit la prophétie d’Isaïe, qui dit : « Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. Car le cœur de ce peuple s’est épaissi, ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leur yeux, ne pas entendre de leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur, et pour ne pas se convertir. Et je les aurais guéris ![6] »
Un peu plus loin, Matthieu ajoute ceci :
Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans paraboles, afin que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète : « J’ouvrerai la bouche pour dire des paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde[7]. »
Enfin, Marc aborde la question à la fin d’une série de paraboles du Christ sur le Royaume de Dieu[8], relatées à « la grande foule qui s’était assemblée auprès de lui » :
Et par beaucoup de paraboles de ce genre il leur disait la Parole, selon qu’ils pouvaient entendre : sans parabole, il ne leur disait [rien], mais à l’écart, à ses disciples à lui, il expliquait tout »[9].
Pour mieux saisir le sens de tous ces extraits, il faut penser au dilemme face auquel le Bouddha et le Christ se sont trouvé quand ils ont voulu enseigner des vérités ineffables. Dans ses enseignements, le Bouddha emploie des termes comme nirvana, vacuité, nature de bouddha et non-dualité pour dire l’indicible, mais finalement, aucun n’est adéquat. Seul le silence, comme celui de Vimalakîrti, qu’on l’appelle « le silence de tonnerre », sonne vrai. En effet, lors d’une « joute spirituelle » autour du thème de la non-dualité, Manjushrî, symbole même de la sagesse bouddhique, en donne son avis après avoir écouté ceux proposés par de nombreux bodhisattvas : « Messieurs, vous avez tous bien parlé ; cependant, à mon avis, tout ce que vous avez dit implique encore la dualité. Exclure toute parole et ne rien dire, ne rien exprimer, ne rien prononcer, ne rien enseigner, ne rien désigner, c’est entrer dans la non-dualité. » Ensuite, Manjushrî demande à Vimalakîrti de se prononcer sur la question… et Vimalakîrti garde le silence. La réaction de Manjushrî a été immédiate. Le texte le dit bien : « Manjushrî prince héritier donna son assentiment à Vimalakîrti et lui dit : “Bien, bien, fils de famille : c’est cela l’entrée des bodhisattvas dans la non-dualité. En cette matière, les phonèmes, les sons et les idées sont sans emploi”[10]. »
Beaucoup d’encre a coulé au sujet du silence du Bouddha[11]. Ce qui nous importe, c’est que lorsqu’il décide d’enseigner, il ne laisse jamais entendre qu’il peut y avoir une adéquation entre les mots qu’il emploie pour aider les gens à s’approcher de la réalité ultime et cette réalité elle-même. C’est une des raisons pour lesquelles les paraboles ont été précieuses, pour lui et pour ses auditeurs. Au lieu de décrire directement l’indicible, les paraboles, par des comparaisons tirées de la nature ou de la vie ordinaire[12], permettent à ceux qui sont prêts à les entendre, de mieux s’ouvrir à cette réalité et finalement d’y entrer pleinement. À partir de ce qui est connu, les paraboles, peut-être à cause de l’excès de leur langage, peuvent aider les gens à se familiariser peu à peu avec ce qui les dépasse, ce qui leur est inconnu ou caché. Nous le voyons bien dans chacune des sept paraboles[13] du Sûtra du Lotus.
Quant au Christ, il enseigne que tous sont invités à entrer dans la vie de Dieu lui-même. Mais comment parler de ce Dieu et de sa vie ? Le silence n’est évidemment pas inconnu du Christ. Pensons à toutes les situations où il l’impose aux autres, l’exemple le plus « parlant » étant cette injonction faite aux disciples juste après la transfiguration où Dieu « fait entrevoir la gloire de son Fils »[14] : « Ne dites mot à personne, a-t-il dit, de ce qui s’est fait voir de vous, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité[15]. » Les paraboles des évangiles aidaient les gens « selon qu’ils pouvaient entendre » à avancer à leur rythme vers une meilleure compréhension des vérités inconnues, même des « choses cachées depuis la fondation du monde ». En se mettant vraiment à l’écoute de ces paraboles, les gens pouvaient même espérer devenir « ses disciples à lui », ce qui leur permettrait de recevoir, « à l’écart », des explications du Christ. Mais quand cette ouverture manquait, les mêmes paraboles servaient à cacher la vérité aux gens qui, pour employer les mots du prophète Isaïe, «sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leur yeux, ne pas entendre de leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur, et pour ne pas se convertir. » On voit donc comment les mêmes paraboles peuvent être entendues et comprises par certains tout en restant énigmatiques[16] pour d’autres, et notamment, pour « ceux du dehors », c’est-à-dire qui ne sont pas ouverts au Christ.
Disons en résumé de cette première partie que l’utilisation des paraboles par le Bouddha et par le Christ reflète d’abord le décalage qui existe entre la profondeur de la vérité dont chacun, dans son propre cadre, a fait l’expérience, et la difficulté d’en parler – et dont ils étaient conscients. Elle reflète aussi les efforts que le Bouddha et le Christ font, malgré tout, pour communiquer quelque chose de cette vérité à tous, selon les dispositions intérieures et le degré de foi de chacun. Enfin, les paraboles, par leur « excès », bouleversent le statut quo et appellent chacun à une conversion intérieure, à une ouverture à des vérités plus profondes que ce qu’ils pouvaient imaginer avant cette conversion. Sans ce changement personne ne peut avancer, ni sur la Voie du Bouddha, ni sur celle du Christ. Le refus de certains de suivre ces maîtres montre que tout cela était difficile à accueillir. Pensons par exemple, aux cinq mille arhats, moines, moniales, laïcs pieux et laïques pieuses qui se sont retirés de l’assemblée car ils ne voulaient pas s’ouvrir à de vérités nouvelles que le Bouddha allait annoncer[17]. En ce qui concerne le Christ, nombre de ceux à qui il a proposé les paraboles lui ont simplement tourné le dos.
Les paraboles du fils pauvre et du fils prodigue
Nous commencerons notre seconde partie par un résumé des paraboles du fils pauvre du Sûtra du Lotus et du fils prodigue de l’évangile de Luc. Au quatrième chapitre du Sûtra du Lotus, quatre arhats[18], ayant compris qu’ils pouvaient arriver à l’Éveil complet et parfait sans supérieur[19], ont expliqué leur expérience au Bouddha par le biais d’une parabole. Un très jeune homme, racontent-ils, quitte son père et s’enfuit dans un autre pays où, le temps passant, sa situation devient extrêmement difficile. Un jour, en cherchant du travail, il arrive dans le lieu où son père, devenu richissime, s’est installé. Il le voit sans le reconnaître et, certain de ne pas pouvoir trouver du travail auprès d’un homme si riche, s’enfuit. Le père, en revanche, reconnaît son fils et envoie des serviteurs pour l’amener auprès de lui. Mais le fils s’évanouit de frayeur. Sachant que la splendeur de sa situation a angoisse son fils, le père donne l’ordre de le laisser en liberté. Ses serviteurs obéissent, et le fils s’en va joyeusement jusqu’à un village pauvre où il espère trouver de quoi se nourrir.
Pour attirer l’attention de son fils, le père lui envoie alors d’autres serviteurs, bien déguisés, pour l’inviter à venir travailler avec eux. Le travail étant humble, le fils accepte. Le père, saisi de compassion en voyant son fils, s’habille de haillons et, une pelle à la main, se joint aux ouvriers. Ainsi s’approche-t-il de son fils sans l’effrayer. Par la suite, il lui confie des responsabilités de plus en plus importantes et lui dit qu’il voudrait le considérer comme un fils. Avec le temps, une confiance s’établit entre eux. Quand le père tombe malade, il demande au fils de gérer ses affaires. Le fils accepte, mais il reste convaincu de son état d’inférieur. Les rapports entre père et fils devenant de plus en plus intimes, le père, à l’article de la mort, lui dit toute la vérité, en présence de tout le monde. Le fils, à ce moment-là, est prêt et il accepte cette vérité inattendue avec grande joie, émerveillé que des trésors inestimables lui appartiennent, sans même qu’il les ait recherchés.
La parabole du fils prodigue dans l’évangile de Luc est racontée par Jésus dans le cadre de son enseignement sur le regard que Dieu pose sur ceux qui sont méprisés (les collecteurs d’impôts et les pécheurs) par la bonne société religieuse (les Pharisiens et les scribes)[20]. La parabole commence avec l’histoire d’un père qui cède ses biens à ses fils puisque le cadet exige sa part d’héritage. Ce dernier part pour un pays lointain et gaspille tout de manière scandaleuse. Sa situation se détériore à cause d’une famine et il est obligé de garder des porcs qui mangent mieux que lui. Rentrant alors en lui-même, il décide de revenir chez son père, où les ouvriers mangent bien, pour lui demander pardon, car il est conscient de son péché contre son père et contre le ciel, dit le texte. Il sait à quel point il est indigne. Quand son père le voit de loin, il est pris de pitié et court à sa rencontre. Sans porter attention à la déclaration que son fils avait préparée, il dit aux serviteurs de l’habiller avec les plus beaux vêtements, de lui mettre un anneau au doigt et même de préparer un festin. Quand l’aîné, revenant des champs, apprend tout cela il se met en colère. Il se plaint parce que malgré son obéissance, son père ne lui a jamais offert même une chèvre pour festoyer avec ses amis. La parabole se termine avec le père qui essaie de persuader son fils aîné d’entrer dans la maison : « Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi. Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé. » Nous ne connaissons pas la réponse du fils ainé.
Similitudes et différences
Les similitudes évidentes dans ces paraboles concernent les deux fils qui, chacun de son côté, quitte la maison, erre longtemps et vit dans la pauvreté –, et les pères avec leur compassion et leur désir de retrouver leur fils. Mais les différences sont nombreuses, et même plus importantes car elles aident à comprendre en quoi le bouddhisme est radicalement différent du christianisme. Et c’est pourquoi, dans le dialogue, il est essentiel de les reconnaître et d’y réfléchir. Elles permettent aussi de mieux saisir et la véritable grandeur de la compassion des bouddhas et celle de l’amour de Dieu pour tous, quelles que soient les failles et les échecs qui peuvent peser sur les êtres.
Parmi ces différences, notons d’abord le « cadre » dans lesquelles ces paraboles sont relatées. Dans le Sûtra du Lotus, ce sont des arhats qui racontent la parabole au Bouddha, mais en présence d’une multitude de bodhisattvas, d’arhats, de divinités et de toutes sortes d’autres êtres qui se sont rassemblée sur le Pic du Vautour (ou de l’Aigle). Puisque, selon la tradition, le Bouddha y a prononcé de nombreuses prédications très importantes, ce lieu donne du poids au Sûtra du Lotus. Dans l’évangile de Luc, le Christ raconte sa parabole à un nombre restreint de personnes lors d’un repas où les méprisés de la société pouvaient venir manger avec lui et l’écouter, ce qui troublait les Pharisiens et les scribes, lesquels ne cessaient de critiquer sévèrement le Christ.
La manière dont chacun des deux fils retrouve son père est aussi très différente. Le fils de l’homme riche arrive dans la ville de son père sans en être conscient tandis que celui de l’évangile de Luc, décide, dans sa misère, de retourner vers son père pour lui demander pardon, demande occasionnée certes par son instinct de survie mais dont la sincérité devient manifeste assez rapidement. Il y a ensuite la manière dont les deux pères expriment leur compassion au moment où ils reconnaissent leurs fils. Dans la parabole du Sûtra du Lotus, le père voudrait bien s’approcher de son fils, mais il y renonce parce qu’il voit que son fils n’est pas prêt. Dans la parabole de l’évangile, le père, quand il voit son fils de loin, court vers lui, l’embrasse, le revêt de tous les signes de sa filiation et organise une fête exceptionnelle pour célébrer son retour. Tout va très vite.
Cette rapidité est au cœur d’une autre différence essentielle.
Dans l’évangile, la relation entre le père et le fils est immédiatement rétablie car la puissance de l’amour domine tout. Il devient très vite clair que même si le changement du cœur et la demande de pardon étaient nécessaires pour le fils, ils ne l’étaient pas pour le père qui l’accueille comme si rien ne s’était passé. Aussi éloquente que soit la parabole en ce qui concerne l’amour du père pour son fils, il reste quelques questions. Comment le fils cadet a-t-il vécu cette réconciliation intérieurement ? Était-il prêt à assimiler en si peu de temps cet accueil bouleversant ? La parabole ne donne pas de réponse à ce genre de question, ni sur l’avenir de la relation entre le père et son fils. L’essentiel est cet amour de Dieu Père qui semble bien être totalement gratuit.
La parabole dans le Sûtra du Lotus parle de la capacité du père (il s’agit du Bouddha) à conduire son fils d’une conscience extrêmement limitée de ce qu’il est vraiment à une conscience plénière de sa nature fondamentale. Tout cela prend beaucoup de temps et de patience. Là se déploie la pédagogie proprement admirable du Bouddha. Tout parle de sa compassion, d’une compassion qui, comme la sagesse suprême des bouddhas, est au cœur du Sûtra du Lotus et de l’expérience de ceux qui lui font confiance. Il est donc normal qu’elle se trouve aussi au cœur des paraboles. Finalement elles expliquent de diverses façons que les véhicules (ou « moyens de progression ») des auditeurs, des bouddhas-pour-soi et des bodhisattvas[21], ainsi que les enseignements qui leur correspondent, n’étaient que provisoires. Mais en tant qu’expédients salvifiques ils peuvent, quand ils sont habilement employés, conduire les êtres au-delà de l’Éveil « limité » qu’ils proposent, jusqu’à l’Unique véhicule qui seul leur permet d’atteindre le si précieux « Éveil complet et parfait sans supérieur ». La vraie et grande compassion du Bouddha est donc celle qui aide les êtres à arriver à cet Éveil suprême. Il s’agit vraiment de « l’unique grande œuvre » évoquée au début de cette intervention, celle pour laquelle les bouddhas apparaissent dans le monde, celle par laquelle ils ouvrent les êtres au savoir et à la vision d’Éveillé et leur font acquérir la pureté[22].
Une dernière différence de taille est la présence du fils aîné dans la parabole du fils prodigue. Pour certains biblistes, c’est le caractère principal de la parabole[23]. En effet, l’absence de réponse de sa part à l’invitation de son père interroge le lecteur qui est appelé, lui, à donner sa réponse ! Il a le choix de répondre à l’amour de Dieu (le père dans la parabole) ou non. Un « non » correspondrait au refus des Pharisiens et des scribes, à qui la parabole était destinée, de croire que Dieu pourrait aimer les pécheurs (le fils cadet dans la parabole). Et c’est là l’actualité de cette parabole qui ne cesse d’inviter ceux qui la lisent à accueillir l’amour fou de Dieu pour les hommes.
En guise de conclusion
Puisque toute cette réflexion a été animée par un esprit de dialogue, je voudrais, en guise de conclusion, indiquer quelques espaces de dialogue qui s’ouvrent quand bouddhistes et chrétiens font une lecture intelligente et croyante de leurs textes respectifs.
Le premier espace concerne la condition humaine. Ces deux paraboles montrent bien l’insatisfaction et la fragilité qui traversent l’homme, une insatisfaction qui pourtant ne peut définir ce qu’il est réellement. Comme les deux fils, les êtres humains ont la triste capacité de se couper de leurs véritables racines, et de récolter alors des fruits insupportables. Ceux qui méditent ces textes auront beaucoup à se dire sur cette condition, qui leur est commune.
Un deuxième espace concerne la possibilité que toute personne a de découvrir qui elle est réellement. Aucune des deux paraboles ne laisse entendre que l’homme est par nature prisonnier de sa condition insatisfaisante. En fait elles montrent toutes les deux, chacune à sa façon, comment en sortir. Cet espoir devrait permettre à ceux qui s’inspirent du Sûtra du Lotus et à ceux qui s’inspirent des évangiles de travailler ensemble pour la paix dans ce monde qui montre parfois des signes inquiétants de fatigue spirituelle.
Un troisième et très important espace de dialogue concerne la manière de sortir de la condition insatisfaisante de l’humanité. Cet espace peut sembler très restreint quand on compare la parabole du fils prodigue qui parle de l’amour fou de Dieu, un amour qui est de l’ordre de la grâce, du don, et la parabole du Sûtra du Lotus qui semble bien mettre en évidence la lente évolution vers la conscience plénière que l’on peut avoir de sa véritable nature. Mais cet espace devient sans doute plus vaste à la lumière d’un mot qui revient plusieurs fois dans le sûtra : spontanément. À cet égard, la réflexion du fils à la fin de cette parabole, après avoir appris de son père qui il était réellement et en recevant des trésors immenses, est extrêmement intéressante : « Je n’avais originellement pas le cœur à rien rechercher et voici qu’à présent des trésors, spontanément, m’arrivent[24]. » L’interprétation des arhats qui relatent cette parabole emploie le même mot : « En ce jour, nous avons obtenu ce qui était sans précédent ; ce que nous n’espérons pas même, aujourd’hui nous l’avons spontanément gagné, de la même façon que l’enfant pauvre gagna un trésor incalculable[25]. Il ne s’agit pas d’imaginer que la « spontanéité » et la « grâce » soient identiques, mais de réfléchir ensemble sur le « non-calcul » qui est au cœur, et de la « spontanéité », et de la « grâce ».
Nous devons malheureusement nous arrêter ici, même s’il y bien d’autres espaces de dialogue intéressants à découvrir. Avant cela il faut pourtant répondre à une autre question. Comment se mouvoir dans ces espaces de dialogues ? La réponse est simple ! C’est un peu comme la natation : on apprend à nager en nageant. Alors, on apprend à dialoguer en dialoguant ! Et quand les choses deviennent difficiles il faut simplement se rappeler que dans un dialogue, on n’est jamais seul.
Merci pour votre attention.
Dennis Gira
[1] Ces paraboles se trouvent respectivement dans le quatrième chapitre (Croire et comprendre) du Sûtra du Lotus et le quinzième chapitre de l’évangile de saint Luc (Lc 15, 11-32).
[2] Le Sûtra du Lotus (traduit du chinois par Jean-Noël Robert), dans la collection « L’espace intérieur »), Fayard, 1997, p. 75. Dans cette intervention, nous avons utilisé cette traduction de manière systématique.
[3] Ibid., p. 102.
[4] Voir Robert, op. cit., seizième chapitre (La longévité de l’Ainsi-Venu), p. 283.
[5] Les citations des évangiles viennent de la Traduction œcuménique de la Bible (TOB), Société biblique française/Éditions du Cerf, 1984.
[6] Mt 13, 13-15.
[7] Mt 13, 34-35.
[8] Les paraboles du semeur, de la lampe, de la mesure, et de la graine de moutarde.
[9] Marc 4, 33-34.
[10] Voir L’Enseignement de Vimalakîrti (Vimalakîrtinirdesa), traduit en français par Etienne Lamotte, Louvain-Publications Universitaires, Leuven-Institut Orientaliste, Bibliothèque du Muséon, vol. 51, 1962, p. 316-317.
[11] Voir, par exemple, Le silence du Bouddha et d’autres questions indiennes, Roger-Pol Droit, Hermann Éditeurs, 2010.
[12] Voir l’analyse de la fonction des paraboles dans Les paraboles du Royaume : Jésus et le rôle des paraboles dans la tradition synoptique, M.A. Getty-Sullivan, dans la collection « Lire la Bible », Éditons du Cerf, 2010, p. 9-32.
[13] Les sept paraboles ont comme titres : Les trois chariots et la maison en feu ; l’homme riche et son fils pauvre ; les trois sortes d’herbes médicinales et les deux sortes d’arbres ; la cité illusoire et la Terre aux trésors ; le joyau dans la doublure du vêtement ; le joyau précieux au sommet du crâne ; l’excellent médecin et ses enfants malades.
[14] Voir la note « s » dans la traduction du TOB, p. 90.
[15] Mt 17, 9.
[16] Sur la nature énigmatique des paraboles, voir Getty-Sullivan, op. cit., p. 52.
[17] Voir « Les expédients salvifiques », le deuxième chapitre du Sûtra du Lotus (Robert, p. 74).
[18] Les arhats sont ceux qui sont « dignes de » respect parce qu’ils ont tout fait, dans le cadre du bouddhisme « ancien », pour obtenir l’Éveil promis par cette tradition. Ce mot est traduit aussi par « méritant ».
[19] Ces quatre arhats – Subhuti, Mahakatyayana, Mahakashyapa et Maudgalyayana,– ont compris l’enseignement du Bouddha concernant la possibilité pour eux aussi d’arriver à l’Éveil complet et parfait sans supérieur grâce à la parabole des trois chariots et de la maison en feu relatée dans le troisième chapitre du sûtra (La parabole).
[20] Claude Tassin, Jacques Hervieux, Hugues Cousin et Alain Marchadour, Les évangiles : textes et commentaires, Bayard Compact, 2001, p. 733.
[21] À ne pas confondre avec le Petit Véhicule, le Grand Véhicule et le Véhicule du Diamant.
[22] Robert, op. cit., p. 75.
[23] Les évangiles : textes et commentaires, p. 734
[24] Robert, op. cit., p 132
[25] Ibid., p. 141.