Le climat de miséricorde par Thomas MERTON
« Le chrétien est appelé à devenir un homme nouveau et à participer à une nouvelle création qui est précisément l’œuvre de la miséricorde et non de la puissance. La miséricorde est alors non seulement pardon, mais vie. Elle est plus encore… »
Dans les années 1965, T. Merton a rendu hommage au Dr Albert Schweitzer dans le cadre d'un livre écrit pour les 90 ans d'Albert Schweitzer, L'Évangile de la miséricorde, livre présenté par A. Goettmann, et publié au Cerf le 10 janvier 1965, p. 311-329. Albert Schweitzer est mort quelques mois plus tard en septembre 1965 il y a donc 60 ans.
Voici le texte de T. Merton. Pour savoir qui il est, voir Thomas Merton (1915-1968) moine trappiste, auteur à succès et ermite, pionnier du dialogue avec le bouddhisme et pacifiste
« Toute grande vie a son secret. La miséricorde a rendu légendaire celle d’Albert Schweitzer. Légendaire parce que universelle. (…) Dans L'Évangile de la miséricorde, des auteurs de renom, des témoins authentiques se retrouvent pour rendre hommage à Albert Schweitzer, c’est-à-dire pour approuver son choix. Ils sont de divers pays et confessions, de spécialités fort différentes, mais au-delà de ces barrières qui n’en sont pas, ils veulent se faire l’écho d’un même amour qui se rencontre dans la "Miséricorde" ! » (A. Goettmann)
Introduction / par Alphonse Goettmann -- Préface: pour les 90 ans du docteur Albert Schweitzer / par Dominique Pire -- La miséricorde dans la théologie juive / par André Neher -- La miséricorde d'Allah / par Raymond Charles -- La miséricorde dans l'hindouisme / par le Swami Ritajananda -- Le bouddhisme, doctrine de miséricorde / par E. Franc-Prat -- La notion de miséricorde dans la religion nationale japonaise / par Jean Herbert -- Esquisse d'une philosophie de l'histoire du christianisme: la tradition de l'amour et l'amour de la tradition / par le pasteur Henry Babel -- La miséricorde dans la Bible / par J.-G. Gourbillon -- Heureux les miséricordieux / par Bernard Haering -- La miséricorde de Dieu dans la pensée de saint Paul / par Lucien Cerfaux -- Les geste de miséricorde de Jésus-Christ / par Jacques Guillet -- La miséricorde dans une vie commune / par un frère de Taizé..
"Ils obtiendront miséricorde" / par L.-J. Lebret -- La miséricorde dans le monde ouvrier / par Marie-Jean Mossand -- Personne n'a le droit d'être heureux tout seul / par Raoul Follereau -- Témoins de la miséricorde / par Louis Lochet -- Teilhard, le miséricordieux / par Paul Chauchard -- Le saint de la miséricorde: monsieur Vincent / par Daniel-Rops -- La vierge Marie, témoin de la miséricorde / par René Laurentin -- Réflexions socio-pyschologiques sur la miséricorde / par Joseph Folliet -- La littérature et la peine des hommes / par Lucien Guissard -- La miséricorde en littérature / par Luc Estang -- L'art, échec à la miséricorde / par P.-R. Régamey -- Le climat de miséricorde / par Thomas Merton -- Vraie et fausse miséricorde dans l'action pastorale / par P.-A. Liégé -- À la gloire de la miséricorde / par Karl Rahner..
Technique et charité / par Jean-Yves Calvez -- Non-violence et charité / par Lanza del Vasto -- Sur l'amour marxiste / par Michel Verret -- Notes sur la miséricorde / par le Pasteur Marc Boegner -- Miséricorde chrétienne par Eugène Tisserant -- La miséricorde et l'amour conjugal / par A.-M. Carré -- Sur la bonté / par Jean Guitton -- L'aujourd'hui de Dieu : la miséricorde devant l'événement / par Louis Rétif
Le climat de miséricorde
par Thomas MERTON
La miséricorde de Dieu dans le Christ est plus que l’absolution légale du péché. Le chrétien est appelé à devenir un homme nouveau et à participer à une nouvelle création qui est précisément l’œuvre de la miséricorde et non de la puissance. La miséricorde est alors non seulement pardon, mais vie. Elle est plus encore. Elle est l'épiphanie de la vérité cachée et de l’amour rédempteur de Dieu pour l’homme. C’est la révélation de Dieu lui-même, non en tant que nature infinie, « Être suprême », puissance dernière et absolue, mais en tant qu’Amour,
Créateur et Père, Fils et Sauveur, Esprit vivifiant. La miséricorde, alors, est non seulement quelque chose que nous déduisons d’un concept de l’Essence divine saisi antérieurement par l'esprit (« s’il est l’Être suprême, alors il s’ensuit qu’il aime suprêmement, etc. ») mais un événement dans lequel Dieu se révèle à nous dans son amour rédempteur et dans le grand don qui est la conséquence de cet événement : notre miséricorde envers les autres.
De fait, il n’y a qu’un seul centre de toute miséricorde, un seul événement miséricordieux dans lequel nous recevons la miséricorde et la donnons, ou la donnons et la recevons (Mt. 5, 7; 6, 12-14; 18, 21-35). Cet événement est le mystère rédempteur de la Croix qui seul nous permet d’entrer en une véritable harmonie spirituelle les uns avec les autres, en nous voyant les uns les autres non seulement unis dans une communauté naturelle mais dans l'Esprit et la miséricorde du Christ qui s’est humilié” pour nous et est devenu obéissant jusqu’à la mort même (Ph. 2, 2-8). C’est à la lumière de cette miséricorde selon le Christ qu’il faut voir la théologie patristique de la grâce qui s’exprime par la restauration de la ressemblance divine dans l’homme créé à l’image de Dieu et défiguré par le péché. Nous sommes « parfaits comme notre Père céleste est parfait » dans la mesure où notre amour n’est plus limité par une « loi » ou une « mesure » qui révèlent l’égoïsme. Si nous n’aimons les autres qu’autant qu’ils nous aiment, nous sommes enchaînés par la loi d’airain du moi qui cherche à affirmer sa propre existence et à la défendre (même sans grand espoir) contre la destruction.
L’amour que nous portons ainsi aux autres est la récompense que nous leur accordons, le prix que nous payons pour la reconnaissance de notre propre existence. Par un tel amour nous ne faisons que les acheter afin qu’ils nous aident à demeurer dans l'illusion d’une autonomie impérissable et totale. De plus, nous les achetons en les aidant à préserver la même illusion en eux-mêmes. Mais le Père fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et notre amour, si nous sommes appelés à être enfants de Dieu, ne doit pas être réservé aux amis et à ceux qui nous accordent leurs faveurs ou nous donnent sécurité et joie. La miséricorde chrétienne tombe comme la pluie sur les justes et les injustes, et n’a d’autre loi que la loi filiale, la ressemblance au Père « parfait » (Mt. 5, 43-48). En d’autres termes, la miséricorde est à l’œuvre dans la liberté des fils de Dieu ; elle exprime pleinement cette liberté ; elle la caractérise ; elle est son nom vrai, l’image de la vérité qui nous rend libres (la vérité du Dieu miséricordieux se révélant dans l’événement eschatologique qui est miséricorde et salut).
Recevoir la miséricorde et la donner, c’est donc participer, en tant que fils du Père, à l’œuvre de la nouvelle création et de la rédemption. C’est avoir part à l’accomplissement eschatologique de l’œuvre du Christ et à établissement du Royaume. Mais sans la miséricorde, autre part, aucun zèle, aucune doctrine, aucune œuvre, aucun sacrifice n’a en soi la saveur de la vie. Tout cela le goût de la mort, de la vetustas, de ces vieilles choses qui ont été balayées par la victoire du Christ ressuscité. Aucune construction ne peut tenir debout si elle n’est bâtie sur le roc de la miséricorde et de l’amour (hesed) ébranlable de Dieu et de ses promesses infaillibles.
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Un mystique anglais du XIVe siècle a décrit en ces termes la miséricorde de Dieu : « Il est patient dans sa fidélité, pardonne avec générosité, il comprend avec miséricorde. Son oubli est total. » Dans ces mots simples et profonds, la miséricorde de Dieu est identifiée à la connaissance que Dieu a du pécheur. Dieu ne se contente pas, regardant de haut le pécheur comme un objet misérable, de décréter le pardon : il comprend avec miséricorde. Sa miséricorde n’est pas une simple annihilation de faits déplaisants, un simple refus de voir un mal réellement présent. C’est plus, c’est une vision de la signification intérieure du mal, non comme une entité en soi, mais comme une péripétie dans l’histoire du salut, comme la felix culpa de l’exultet de Pâques. Le péché, alors, n’est pas un adversaire puissant et autonome de la miséricorde divine, contre lequel on pourrait concevoir que la miséricorde puisse se trouver impuissante, contre lequel il faudrait peut-être en dernier ressort déployer la puissance et la justice, la panoplie de la force et de la haine. Dieu ne scrute pas, avec répulsion, inflexible et implacable, le cœur du pécheur pour y discerner la « chose » ou l’« être » qu’il déteste. Il comprend le pécheur avec miséricorde, c’est-à-dire que son regard pénètre l'être-entier du pécheur avec miséricorde, du dedans, de sorte que la réalité la plus intime du pécheur n’est plus la culpabilité mais son lien filial. Alors le pouvoir de la miséricorde est libre de ramener l'existant pécheur à l'identité avec son être intérieur. L’aliénation est surmontée. La conscience pécheresse devient capable de se voir face à face avec la vérité, sans peur et sans haine parce que sans division. La miséricorde de Dieu révèle le pécheur à lui-même, non comme opposé existentiellement à la vérité, mais comme réconciliable avec elle. Il devient capable de se voir comme possédant un être intérieur dans lequel la vérité est présente. Il se reconnaît capable d’une existence remplie par la grâce, bénie par la miséricorde, dans laquelle le comportement extérieur est réconcilié avec l’être intime. Il cesse de se considérer à tort ou à raison, comme un objet contradictoire avec lui-même ; et de fait il est affranchi de la contradiction déjà impliquée dans la tendance à s’examiner comme un objet. Cette réconciliation est le noyau ontologique de la miséricorde. Quand le Dasein pécheur est conscient de ce qu’il est compris avec miséricorde par son Créateur et Rédempteur, alors le mal du péché, la malédiction de la mort sont « totalement oubliés ». Mais aucun homme ne peut guérir son propre cœur et délivrer sa propre conscience du démon du mal uniquement par l’auto-analyse et la purification (cartharsis) ou uniquement en ouvrant son cœur à la compréhension d’un frère. C’est à la miséricorde divine d’effacer ce qui est écrit et gravé dans sa propre conscience et enfoui plus profondément encore dans les abîmes inconscients de son existence même La miséricorde est la parole de vie qui annule non seulement le verdict de culpabilité mais la sentence de mort inscrite dans notre existence. Non que nous ne mourions point : mais la mort elle-même devient l’événement qui couronne une vie rachetée et la porte qui s’ouvre sur l'esprit, l’être et la vérité dans la croix du Christ (Ph 3, 7-12).
Cependant nous sommes pécheurs et nous sommés toujours menacés par la puissance terrifiante du péché, qui, sans la miséricorde de Dieu, reprendrait son régné tyrannique sur nos cœurs.
L’existant humain aliéné (qui n’est pas entièrement sensible à lui-même en tant qu'être et par suite incapable d’une pleine réalisation personnelle) a besoin de miséricorde pour s’élever au-dessus de la simple routine d’une existence végétative. L'homme se trouve dans le passage, la pascha ou Pâque, de l’acceptation habituelle et routinière du fait brut qu’il est là on ne sait comment (un fait qui, réduit à cette simple donnée, reste pratiquement sans signification) à l’acceptation profonde, l'affirmation libre et spirituelle de lui-même comme être fondé sur la miséricorde, et pour cette raison doté d’une signification plénière. Cette signification plénière fait cependant sortir l'individu de lui-même, en tant que donnée engagée dans une lutte vaine pour se doter de sens, et le plonge dans la signification dont l’amour et la miséricorde ont saturé et illuminé l’être collectif de l’homme à travers la résurrection du Christ.
L’existant humain est racheté et rétabli dans la pleine liberté de la personne chrétienne quand il est libéré du projet démoniaque et vain d’auto-rédemption, l'entreprise contradictoire en soi et autodestructrice de s’établir dans une sécurité inattaquable comme si son existence était identique avec l’être, et comme si elle était complètement autonome. Cette entreprise haïssable est menée par l'existant individuel s’affirmant en tant qu’« être » et réalisation autonome de soi, provoquant et défiant tout autre existant, cherchant soit à dominer soit à apaiser tout ce qu’il affronte. Ceci implique un effort constant et lassant de tromperie avec de vifs accès de passion et de violence, constamment frustré et retombant dans la ruse futile d’essayer de duper la réalité elle-même.
Être vertueux selon la loi est l’un des moyens par lesquels l’existant humain essaie de mener à bien son projet de tromperie et de se rendre maître de la mort qui est inexorablement présente dans le fait même de la vie corporelle. I1 y a d’autres façons plus complexes et plus spirituelles d’entreprendre cette même tromperie : des techniques ascétiques subtiles, des disciplines tantriques, magiques, théosophiques, gnostiques : elles sont innombrables les manières par lesquelles l’homme cherche à échapper à l’inexorable condamnation. Toutes sont autodestructrices, sauf la miséricorde de l’Évangile dans laquelle le moi à la recherche de lui-même est libéré de sa recherche et de son souci et donc, dans une certaine « mesure, de l’angoisse, en rencontrant non pas lui-même, mais la vérité dans le Christ. Cette « rencontre » est la découverte, dans la grâce et la foi, que l’on est « compris avec miséricorde » et que dans l'Esprit de cette miséricorde et de cette compréhension, l’on est rendu apte à comprendre les autres dans la miséricorde et la compassion. La faiblesse et la vulnérabilité de nos cœurs « qui nous rendent impitoyables envers les autres sont alors dissipées, non par la force, mais par la confiance en la miséricorde divine qui nous est accordée lorsque nous ne cherchons plus à protéger notre vulnérabilité et sommes prêts à accepter notre propre besoin illimité, dans un échange miséricordieux avec les autres dont la pauvreté est aussi grande que la nôtre !
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L’homme est tombé dans une contradiction intérieure et une ambiguïté dont aucune étude de soi, aucune éthique individualiste ou sociale, aucune philosophie, non plus qu’un simple mysticisme, ne peuvent le libérer. Sa vocation chrétienne n’est pas une vocation à l’auto-purification ou aux bonnes œuvres, à l’élimination des désirs sensuels, à la purification des concepts, au dépouillement de l’intellect et de la volonté, à l’ultime tranquillité intérieure et à la libération de l’esclavage de la concupiscence. Au contraire, sa tendance même à comprendre ainsi le sens de la libération peut finalement rendre celle-ci impossible. Ceci est une vision de la vie essentiellement « sous l’emprise du péché », car elle est soumise à l’ancienne Loi, qui donne au péché et à la passion l’apparence de la liberté. Car chaque fois que la Loi dit : « Tu ne dois pas », dans le cœur de l’homme auto-aliéné il surgit un doute, un projet d’autoguérison et de réalisation de soi, par le mépris de la Loi. Les promesses, les menaces et les exigences de la Loi sont ambiguës, car elles attirent l’attention sur la maîtrise de soi et suggèrent deux voies possibles et incomparables jusqu’à l’autonomie : l’une en suivant la Loi et l’autre en la bravant. Il est toujours possible à l’homme sous la Loi, sans sa déchéance et sa confusion, d’ébaucher des projets de liberté « contre » la Loi. Mais ce sont des projets illusoires qui reçoivent leur substance apparente de la Loi, dans ses promesses ou ses menaces. Ainsi la Loi tend à devenir une incitation à une réalisation de soi désespérante. Elle incite le Moi à la recherche de lui-même à se plonger dans son propre vide. Quant à la Loi elle-même, elle semble, avec une cruauté perverse, définir ce vide comme « liberté » et « réalisation », car elle dit à l’homme qu’il peut « choisir » le péché et que, par conséquent, pécher est une forme de liberté ! Pourquoi cette illusion ? Parce qu’en même temps la Loi offre une promesse trompeuse de réalisation au Moi à la recherche de lui-même dans la vertu légaliste. La Loi est une garantie de respectabilité, de sécurité et de puissance, et observer la Loi, c’est entrer dans l’ordre humain et social qui est fondé sur la Loi et possède ses récompenses et ses sanctions. C’est partager la puissance qui appartient aux « éléments de l’univers » (en oubliant qu’ils ne sont au mieux que des « éléments faibles ») ou peut-être, pis encore, le pouvoir des archontes (Ép. 1, 21). La Loi offre au Moi à la recherche de lui-même une apparence d’autonomie qui vient de ce qu’elle se crée une place dans l’esprit des hommes par la justice et les œuvres humaines : celui qui est justifié par la Loi, est compris non pas selon la miséricorde, mais selon la justice, non pas par Dieu, mais par les hommes (Dieu dit : « Je ne vous connais point »). Il reçoit sa récompense (Mt. 6, 16). Cette récompense peut être une incroyance vertueuse, le durcissement du cœur dans le respect de soi-même (« comment pouvez-vous croire, vous qui cherchez à être glorifiés les uns par les autres ? »). En même temps ce durcissement débouche sur un dialogue trompeur, fait de revendications et d’exigences, avec d’autres qui tendent à accepter ce pharisaïsme pour ce qu’il se donne. Ils acceptent la Loi, ou se rebellent contre elle, telle qu’elle apparaît, incarnée dans ceux qui prétendent avoir été justifiés par elle.
Ainsi la Loi sans la miséricorde tue la miséricorde dans le cœur de ceux qui ne cherchent la justification que dans une vertu reconnue par la société, en briguant les faveurs de l'autorité. Cette sainteté légale détruit à son tour l’espoir de miséricorde chez ceux qui désespèrent de la Loi.
Aussi devons-nous nous rappeler l’importance religieuse et chrétienne qu’il y a à ne pas identifier implicitement la « Loi » extérieure avec la « Miséricorde » intérieure, soit dans notre doctrine (ici nous arrivons généralement à les garder distinctes), soit dans nos vies (là nous tendons dans la pratique à les confondre en faisant de l’accomplissement de l’exigence inexorable de la Loi soit une condition pour recevoir la miséricorde, soit une garantie qu’on l’a reçue).
En réalité, comme le souligne saint Thomas, ce sont la miséricorde et la grâce qui sont la Loi Nouvelle — une loi parfaite — engageant le chrétien dans la mesure où les autres lois, dans tout ce qu’elles ont de vie et de signification, sont accomplies dans la miséricorde et l’amour. L’ancienne Loi, dit saint Thomas, a donné le précepte de la charité et de la miséricorde, mais la Loi Nouvelle a pour source le Saint-Esprit lui-même qui doit habiter dans nos cœurs, accomplissant lui-même le commandement d’aimer, en nous donnant le pouvoir de faire ce qui autrement était impossible (Ia IIae Q 107, a. 1 ad 2). « Que sont les (nouvelles) lois de Dieu inscrites dans le cœur des hommes, demande Augustin, sinon la présence même de l’Esprit Saint? :» Il s’ensuit que la Loi de la Miséricorde n’est pas un impératif donné de l’extérieur, mais une puissance intérieure ; elle n’est pas ne exigence inexorable imposée à une nature faible, livrée au désordre, mais une inclination personnelle de l'amour communiqué par la présence de l'Esprit filial, qui nous rend libres, nous délivrant de la tyrannie de la faiblesse naturelle et des exigences et revendications existentielles (Rm. 8, 2 ss).
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Tout le climat du Nouveau Testament est un climat de libération par la Miséricorde : libération, à travers le don libre et gracieux de Dieu, du péché, de la mort et même de l’Ancienne Loi. Les actions miraculeuses du Christ dans les synoptiques tendent généralement à rendre cela clair. Le pouvoir de pardonner est clairement associé au pouvoir de guérir et de rendre à la vie (Mc 2, s-12). Le climat de l’Evangile est alors un climat à la fois de miséricorde et de vie, de pardon et de création. Nous pénétrons dans ce climat et respirons son air pur par la foi qui est soumission à la « Loi Nouvelle » de grâce et de pardon, c’est-à-dire soumission à une loi qui ordonne d’accepter et d’être accepté, d’aimer et d’être aimé, dans une rencontre personnelle avec le Seigneur de la Vie et avec notre frère en lui. C’est une loi dans un sens large et analogique, car elle est commandée non pas tant par des modèles fixes et abstraits, que par les exigences existentielles d’amour et de loyauté personnels : des exigences de la grâce et du cœur, qui sont définies dans une large mesure par notre expérience personnelle du péché, du dénuement et du pardon. Abandonner la fidélité personnelle due à la grâce du Christ manifestée pour nous dans notre propre vie, afin de venir à un modèle légal, impersonnel et abstrait, c’est renoncer à la liberté et retomber dans la servilité, et annuler ainsi le don de Dieu, déclarant en même temps implicitement que la croix du Christ a été vaine (Ga. 2, 21). Refuser la miséricorde, c'est faiblir à la foi.
L'Église que le Christ a « acheté de son Sang » (Ac. 20, 28), est appelée à garder vivant sur terre cet irremplaçable climat de miséricorde, de fidélité et de foi dans lequel la joie créatrice et vivifiante de la réconciliation dans le Christ non seulement reste toujours possible mais est une réalité continue et sans cesse renouvelée Cette puissance de miséricorde, de réconciliation et d’unité dans le Christ est identifiée avec la puissance qui a ressuscité le Seigneur lui-même d’entre les mort (Ép. 1, 19-20, 22) et a vaincu la « puissance » des archontes, les esprits tyranniques qui gouvernent « ce monde de ténèbres » et dominent les fils de l’incroyance et de la désobéissance (Ép. 2, 2). La puissance de la miséricorde est la puissance qui nous fait un dans le Christ, détruisant toutes divisions (Ép. 2, 14-18).
Le Christ par sa mort sur la croix a mis fin, dans son propre corps, au conflit engendré par la Loi et ses observances. Nous accédons à lui par le moyen de l’acceptation, à travers le mystère de la Croix (Ph. 3, 9-10 ; Ép. 2, 16). Quand nous entrons dans la « communion avec ses souffrances », nous recevons la force de « vivre ensemble avec le Christ dans la sphère céleste » ce qui est le fruit de son « grand amour », « riche en miséricorde » (Ep. 2, 4 ss). Mais si nous avons reçu la miséricorde et sommes entrés dans la vie de l’Église dans le but à la fois de partager et de proclamer les richesses de miséricorde qui font de l’Église le plérôme du Christ (Ép. I, 9-12), alors nous devons montrer par notre acceptation aimante, notre miséricorde apaisante envers les autres, que nous comprenons ce que la vie du Christ signifie réellement Nous montrons que nous vivons dans le climat de l’amour créateur, le climat de l’Église, dans la mesure où nous faisons l’expérience de cette vérité que c’est « un plus grand bonheur de donner que de recevoir » (Ac. 20, 35).
Le Père M.-A. Couturier (l’apôtre dominicain de l'art sacré) a déclaré très justement que beaucoup de chrétiens « sont enfermés dans leur Église et dans leur foi comme d’autres dans leur Parti. Ils aspirent à un État totalitaire : ce qui n’a rien à voir avec l'Évangile ». En fait, le climat de totalitarisme, qui, comme nous le savons à nos dépens, peut très facilement devenir celui de la religion elle-même, est un climat de sécurité acquis par un abandon servile au pouvoir humain : obéissance à l'autorité de la force plutôt que liberté dans le climat de l’amour vivifiant et de la miséricorde. Ceci pose, bien sûr, un problème d’autorité, très difficile pour ne pas dire très urgent, dans la structure visible de l’Église. Il doit de toute évidence exister quelque autorité visible et quelque forme de loi dans toute structure institutionnelle. Cette autorité et cette loi doivent être justifiées, comme le sont aussi les sacrements et le sabbat en étant propter homines. Elles doivent servir seulement à protéger et préserver le climat de miséricorde ou de pardon vivifiant et de réconciliation. Il s’ensuit que l’autorité et le pouvoir deviennent abusifs quand ils deviennent des fins en soi auxquelles le bien des personnes se subordonne : quand, en d’autres termes, on permet que des âmes, pour lesquelles le Christ est mort, soient détruites, pour permettre au pouvoir d’être préservé intact.
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Le climat de la miséricorde, qui est le climat de la nouvelle création, dépend de la vision nette de ce que tous les hommes sont agréables à Dieu, depuis que le Verbe s‘est fait chair, a habité parmi nous, est mort sur la Croix pour nous, est ressuscité des morts et est intronisé dans notre chair, notre humanité, dans la gloire de Dieu. C’est pour cela que tout ce qui est exigé pour qu’un homme soit agréable à Dieu et l’objet de sa miséricorde, est qu’il soit homme et pécheur («je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs… » Mat. 9, 13 ; Rm. 5, 8). Nous-mêmes n’avons aucun titre à être plus exigeants que Dieu. Quiconque lui est agréable nous l'est donc aussi, et ceci est le critère de notre foi et de notre obéissance à son égard (Jn 15, 12, 17 ; 13, 34-35) que nous devenons, dans une certaine mesure, capables d’être miséricordieux envers les autres comme il l’a été envers nous, sachant que cette miséricorde est le pouvoir cohésif qui établit et manifeste l’amour du Père dans le Corps mystique, vivant et unifié du Fils (Jn 17, 11-12; 21-22).
C’est pourquoi si un homme doit nous être agréable une seule chose est exigée : qu’il ait besoin de notre miséricorde consciemment ou non. Il n’est pas exigé qu’il soit un certain type d’homme, appartenant à une race, une classe ou une nation spéciales. Il n’est pas non plus exigé qu’il suive tel ensemble de coutumes sociales, voire même religieuses (Ga. 5, 6). Il n’est surtout pas exigé qu’il soit exactement semblable à nous, bienveillant envers nous et disposé à nous flatter par une considération attentive et respectueuse de notre personne et de nos idées. L’exigence implicite que nous formulons en affirmant notre propre justice, nous érigeant nous-mêmes en loi pour juger et évaluer d’autres hommes, tue la miséricorde dans nos cœurs et dans les leurs. Si je m'érige moi-même inexorablement en loi devant mon frère, alors je ne peux m’empêcher d’essayer de m’immiscer dans sa vie par une violence, une méchanceté et une tromperie occultes. Je m’érige en pouvoir latent envers lequel je réclame quelque forme, fût-elle purement symbolique, d'hommage et de soumission. Je m'érige notamment en exemple de vertu, qui définit et identifie le péché de mon frère : car ce en quoi il diffère de moi devient aussitôt « péché ». Remarquez que je m’arroge ainsi le droit de faire de lui un pécheur. Je m’attribue le pouvoir redoutable que Paul a imputé à la Loi, celui de donner vie au péché chez mon prochain (Rm. 7, 8-10) Et ce pouvoir n’est pas illusoire. Il est des plus réels et des plus malveillants dans les collectivités puissantes dont les idéologies peuvent créer une mauvaise conscience, même le sens de la culpabilité et de la haine de soi, chez des « espèces supposées moindres qui n’ont pas la loi » Nous avons vu cette force à l’œuvre dans le colonialisme et le racisme où l’arrogance d’un pouvoir au pharisaïsme sans scrupule a profondément blessé la conscience de millions d'hommes simples et vulnérables. De ces profondes blessures naîtront de nouvelles « lois » de violence, de haine et de vengeance.
Dans le climat qui n’est pas celui de la vie et de la miséricorde, maïs de la mort et de la condamnation, les fautes personnelles et collectives des hommes et des groupes luttent entre elles dans un combat mortel. Les hommes, les tribus, les nations, les sectes, les partis s’érigent en formes d’existence qui sont des accusations mutuelles, cherchant ainsi à survivre et à s’affirmer grâce à un mode de vie démoniaque, car le démon est « l’accusateur des frères », Une existence démoniaque est une existence qui diagnostique avec insistance ce qu’elle ne peut guérir, ce qu’elle n’a aucun désir de guérir, ce à quoi elle s’efforce seulement de donner sa pleine puissance, afin qu’il puisse causer la mort de sa victime. Toutefois c’est là la tentation qui assaille le Dasein livré au péché de l’homme pour qui une existence pleine de ressentiment implique le besoin et la résolution d’accuser et de mépriser toutes les autres existences. Notez ici le péril que représente le concept tyrannique de Dieu comme un simple « existant » limité parmi d’autres existants. Un tel Dieu devient un totem tribal, une sublimation de l’existant à la recherche de lui-même s’efforçant d’établir son autonomie dans son propre vide. Un tel Dieu peut-il être autre chose que l'incarnation de ressentiments, de haines et de craintes ? C’est en présence de telles idoles que les orthodoxies vindicatives et meurtrières fleurissent. Ces dieux d’un parti ou d’une secte, d’une race ou d’une nation, sont nécessairement les dieux de la guerre.
Il existe donc une miséricorde fausse et démoniaque, qui croît dans le sol de cette sorte d’existence accusatrice, perdue dans la complaisance en soi et le mépris, existence enracinée dans le ressentiment, la haine et la guerre. Une telle miséricorde, ayant (supposons-le) réussi à éveiller la culpabilité chez l’autre, absout celle-ci lorsque un nombre suffisant de gestes de soumission lui ont été extorqués par la force et la ruse. Mais il n’appartient pas à la miséricorde chrétienne de créer une mauvaise conscience chez mon frère et de l’attirer ensuite par le pardon, dans mon propre cœur empoisonné, l’admettant dans le climat étouffant de ma propre absence d’amour.
La falsification démoniaque de la miséricorde constitue un des problèmes religieux les plus sérieux de notre temps. De fait, tout l’avenir de l’apostolat missionnaire chrétien dépend de la solution des ambiguïtés qui sont issues de là. La solution ne peut même pas être pressentie tant qu’on ne regarde pas le problème en face, et les temps nous contraignent à le faire. C’est le problème de la confusion inévitable et souvent parfaitement sincère qui a conduit jadis à identifier l'Évangile avec les valeurs culturelles chrétiennes et occidentales. L’amère vérité d’Auschwitz et d’Hiroshima a commencé, semble-t-il, à clarifier cette situation. Même pour les plus aveugles d’entre nous, certaines ambiguïtés fondamentales commencent à être évidentes. Une conséquence de cette évidence est que la miséricorde, que nous pensons souvent apporter aux hommes, est moins miséricordieuse que nous ne le croyions, et que c’est nous en fait qui avons le plus besoin de recevoir la miséricorde de ceux à qui nous l'avons prêchée. La grâce de la parole prêchée à l’Afrique est peut-être paradoxalement la prise de conscience de notre propre péché, de notre propre besoin d’être pardonnés, et en particulier de notre immense besoin d’être pardonnés par l’Afrique.
Faite dans le contexte d’un essai honorant Albert Schweitzer, une telle déclaration pourrait sembler, soit inutilement romanesque, soit tout simplement hors de propos. En tout cas, lui mieux que personne serait en mesure de dire si elle contient quelque vérité. La grâce de sa vocation particulière est une grâce de solitude et d’unicité. Ni la solitude, ni l’unicité ne sont jamais confortables : un tel isolement risque toujours d’être prophétique, chargé de silences et de doutes prophétiques, de moments d’abandons, de défiance de soi et de crainte. Le fait même de s’isoler peut sembler accuser les autres qui ne sont « pas là », et d’autres, qui ne sont pas là, peuvent à leur tour prendre prétexte du cas unique d’un Schweitzer pour justifier leur absence et leur inertie. Sur les épaules de ce seul homme, et peut-être d’une poignée d’autres comme lui, repose tout le fardeau de la chrétienté blanche. Un tel fardeau n’est pas seulement une responsabilité mais même une tentation, tentation à laquelle nous autres devons lui être reconnaissants de faire face. Sa vocation (un moine peut se permettre de le dire) est dans la plus authentique tradition monastique de la peregrinatio, de l'exil, de la solitude et de l’amour. Il ne faut pas oublier que les œuvres de la miséricorde étaient associées à la solitude non seulement dans l’idéal du monachisme basilien, mais dans celui de la Syrie, de l'Égypte et de l'Occident bénédictin. C’est un tel sacrifice et une telle renonciation sans compromis qui confèrent au moine le droit d'accomplir de bonnes œuvres qui ont une dimension monastique et charismatique irréductible aux simples fonctions officielles du fonctionnaire payé, aussi consacré soit-il.
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À un aucun moment nous ne pouvons comprendre le mystère de la miséricorde si nous sommes envahis par l’obsession de découvrir qui est le créancier et qui est le débiteur. Le climat de la miséricorde devient vivifiant et créateur quand les hommes comprennent qu’ils sont tous débiteurs et que leur dette est insolvable (saint Anselme qu’on accuse trop souvent d’avoir fabriqué une sotériologie entièrement légaliste, éclairait réellement cette question). C’est seulement sur la Croix que toutes les dettes sont payées et il n’y a pas de solutions entre les hommes ou entre les hommes et Dieu qui puissent pleinement satisfaire les revendications de la miséricorde et de l'amour rédempteur et réconciliateur comme si elles étaient les exigences de la justice commutative. Les revendications de la miséricorde sont des exigences dans un sens entièrement nouveau : exigences, non que la dette soit évaluée exactement puis payée généreusement, mais que toute la racine de l’endettement soit dévoilée à la lumière qui « comprend avec miséricorde » et que nous la voyions ainsi toute autre que nous ne pensions. Il ne peut être question d’une limite au pardon — pardon qui devient vain et inefficace après « sept fois » (Mt. 18, 21). Nous cherchons cette miséricorde divine qui, éternelle (Ps. 106, 1) et agissant comme un levain dans l’histoire, a entièrement transformé l’aspect de l’existence humaine, la libérant de sa déchéance dans un syndrome d’accusation, de projections, de ressentiments et de désespoir extrême. Nous ne la cherchons pas seulement dans nos cœurs et nos esprits mais dans le monde de l’homme, sa vie commune sur terre.
La miséricorde guérit dans tous les sens. Elle guérit les corps, les esprits, la société et l’histoire. C’est la seule force qui puisse vraiment guérir et sauver. C’est la force qui a été apportée au monde dans le grand événement eschatologique de la Croix, afin que l’homme pût être entièrement renouvelé, et que le Dasein coupable et désespéré de la personne humaine égarée pût se trouver réconcilié, dans la liberté et la miséricorde, avec les besoins et les destinées des autres et du monde lui-même. La miséricorde soigne la vie à la racine en guérissant notre existence de la frustration d’un désespoir qui nous dévore et qui projette son propre mal sur les autres comme une exigence et une accusation. Quand le don de Dieu nous rend capables de devenir miséricordieux, nous recevons le pouvoir de comprendre avec miséricorde, d’accepter et de pardonner le mal chez les autres ; ce qui n’est pas le fruit de quelque grandeur d’âme divine enracinée dans notre propre justice, mais le fruit d’une connaissance de soi libérée du besoin de projeter son propre mal sur l’autre.
Ensuite, lorsque nous avons appris à ne pas voir un mal qui n’est peut-être pas là de toute façon, nous devenons capables de voir le même mal en nous-mêmes, de l’accepter, de nous en repentir ; et (nous sachant compris avec miséricorde) de l’oublier complètement. L'œuvre de la miséricorde c’est cette compréhension et cet oubli.
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« Les caractères qui accompagnent la richesse, dit Aristote, sont évidents pour tous. Les riches sont insolents et arrogants, étant mentalement affectés par l’acquisition de la richesse, car ils semblent penser qu’ils possèdent toutes les bonnes choses ; car la richesse sert en quelque sorte de mesure à la valeur de tout le reste, de sorte que tout semble pouvoir être acheté grâce à elle. » Ceci est vrai non seulement pour les individus mais pour les sociétés. La vraie « Loi » de notre époque est la loi de la richesse et de la puissance matérielle. Le destin des hommes, que dis-je, de l’humanité elle-même, dépend des lois de l’économie. C’est le marché qui en réalité détermine l’existence, et même la survivance de tous les hommes, et dicte les idéaux et les réalités de la vie sociale. De nos jours le combat de la miséricorde n’est par conséquent pas le combat contre la moralité rigide et inflexible, mais contre un durcissement du cœur différent et plus subtil, une perte générale de confiance et d'amour, qui a ses racines dans la cupidité et la croyance en l’argent. Quelle ironie que cette foi en l’argent, cette confiance dans les lois du marché, cet amour de la richesse et de la puissance en soient venus à être identifiés avec le christianisme et la liberté dans tant d’esprits, comme si la liberté de gagner de l’argent était la liberté des fils de Dieu, et comme si (Bloy l’a mis en lumière) l'argent avait usurpé d’une manière démoniaque, dans la société moderne, le rôle que le Saint-Esprit est supposé jouer dans l’Église.
L’amour de la puissance et du gain devient le pseudo-pneuma démoniaque qui conduit les hommes et les institutions, prétendument « chrétiens », à piétiner le cœur de leur prochain, à détruire les structures sociales primitives qui avaient un semblant d’équité, de beauté et d’ordre, ne laissant à leur place que des bidonvilles et la dernière des dégradations. L’obéissance à cet « esprit » et aux valeurs sociales qu’il inspire, soit dans les nations commerçantes, soit dans les sociétés totalitaires, est servitude envers une banalité humaine qui est aveugle aux instincts humains les plus élémentaires et insensible aux rapports les plus élémentaires (la « santé d’esprit » infiniment banale d’un Eichmann, et la caricature hideuse qu'était son « obéissance » !). Tout notre avenir, la survivance même de l’humanité, semble hypothéqué et barré par ce légalisme démoniaque, cette caricature blasphématoire de l’« ordre ».
La puissance de la miséricorde évangélique peut-elle vraiment briser ce carcan du déterminisme satanique ? Nous devons croire qu’elle le peut, ou bien nous ne sommes pas pleinement chrétiens.
Mais notre optimisme ne doit pas être utopique et sentimental. De toute évidence une miséricorde, qui est réduite aux dimensions de la piété individuelle, peut au mieux éclairer notre abdication d’une chaude lueur sentimentale. De nos jours il ne suffit pas à quelques individus d’être bons, de comprendre et de pardonner. Cela peut trop facilement devenir une pure mystification, en particulier si cela semble dégager tous les autres de toute responsabilité sérieuse dans la vie sociale.
Bien qu’il soit inutile de mettre nos espoirs dans un monde nouveau totalement utopique dans lequel chacun serait sublimement miséricordieux, nous sommes obligés, en tant que chrétiens, de chercher quelque moyen de donner à la miséricorde et à la compassion du Christ une dimension sociale et même politique. La fonction eschatologique de la miséricorde, nous le redisons, est de préparer la transformation chrétienne du monde, et d’introduire dans le Royaume de Dieu. Ce Royaume n’est manifestement « pas de ce monde » (c’est le contraire pour toutes les formes d’optimisme chrétien millénariste et messianique), mais il exige d’être symbolisé et préparé par des formes héroïques de témoignage social qui rendent la miséricorde chrétienne claire et évidente dans le monde. Mais dans un monde d’immenses stocks atomiques, une miséricorde chrétienne qui en reste à des sentiments intérieurs de bienveillance et à de « bonnes intentions » dans l’utilisation d’un pouvoir destructeur terrifiant, ne peut manifestement pas satisfaire les exigences de l’amour eschatologique. Le seul événement qui puisse être amené par ce genre de sentimentalité est trop sinistre pour être envisagé, et il appartient plus à l'Antéchrist qu’au Royaume du Kyrios ressuscité.
La miséricorde chrétienne doit découvrir dans la foi, dans l’Esprit, une puissance assez forte pour inaugurer la transformation du monde en un royaume de compréhension, d’amitié et de paix relative, où les hommes, les nations et les sociétés seraient volontaires pour faire les énormes sacrifices exigés pour pouvoir communiquer et s’entendre les uns avec les autres, se comprendre, coopérer pour nourrir les millions d’affamés et construire un monde de paix.
Tel est le climat eschatologique de la nouvelle création, dans lequel le pardon remplace le sacrifice (Os. 6, 6 ; Mt. 9, 13) et où tout l’univers est rempli de la miséricorde de Dieu, comme les eaux recouvrent toute l’étendue de la mer.
Thomas MERTON
Traduction de Marc et Christiane Schweyer