"Ôte tes sandales de tes pieds" Par Albert-Marie Besnard
Albert-Marie Besnard (1926-1978) dominicain est dans les pionniers qui ont introduit la méditation dans l'esprit du zen en France[1]. C'est grâce aux sessions qu'il a organisées à l'Arbresles que Jacques Breton a découvert le travail sur le corps et a rencontré Graf Dürckheim. En 1976-77 J. Breton passe un an chez Dürckheim à Rütte, et il était prévu qu'il travaillerait de concert avec A-M Besnard, mais en février 1978 celui-ci décède et J. Breton prend sa suite dans l'animation de sessions (cf. Historique du centre Assise et de Jacques Breton). Il a écrit plusieurs livres et des articles. Voici en hommage un extrait de Propos intempestifs sur la prière, Cerf 1978, p. 21-22.
Ôte tes sandales de tes pieds
Par Albert-Marie Besnard
« Ôte tes sandales de tes pieds » (Ex 3, 5) car tu ne fouleras le parvis de l'oraison que dans l'aveu de ton humilité. Reconnais que tu es terre, et par le porche du feu tu pénétreras dans la vérité.
Les sandales de tes pieds : ces choses fabriquées grâce auxquelles tu as marché jusqu'ici sans te blesser aux pierres du chemin. Sans elles, comment aurais-tu survécu, évité le scorpion et la vipère ?
Depuis notre petite enfance, nous nous sommes tous arrangés avec la vie comme nous avons pu. Nous avons mis au point, jour après jour, expérience après expérience, ce système subtil de protections, de projections, de névroses, de conduites secrètement ritualisées, grâce auquel nous avons survécu tant bien que mal.
Mais à toi le Buisson ardent a fait signe. Tu t'es approché. Et la voix est formelle : Ôte tes sandales de tes pieds ! Là où tu te trouves, à cette heure, elles ne peuvent plus te servir. Pour avancer ici, tes défenses sont des obstacles. Leur système trop bien construit te donne une contenance devant les hommes, mais t'empêche de recevoir de Dieu la brûlure de la vérité.
Ôte tes sandales de tes pieds : tu dois retrouver le contact nu de la terre dont tu es fait. Ce contact déclenchera le tressaillement d'une insondable mémoire : la sensation des mains de Dieu pétrissant le premier homme, et tu es toi aussi cet homme-là.
Pieds nus, sans défense, tel que tu n'as jamais su être devant les hommes, le Seigneur ne te laisse humilié que juste le temps qu'il faut pour que tes yeux s'ouvrent. Non plus pour découvrir, comme Adam après son péché, que tu es nu, mais bien plutôt que tu es splendidement vêtu : vêtu de la clarté de la flamme qui ne consume pas. « Afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie » (2 Cor 5, 4). Chaque fois que tu approches de la flamme, la vie t'absorbe un peu plus, et tu peux t'écrier : « Par ta lumière, nous voyons la lumière » (Ps 36, 10).
Cette lumière transperce et réconforte, elle cautérise et guérit, elle attise la vie et l'intensifie. Enveloppé par elle, voici que tes pieds nus sur le sol ont envie de danser. L'oracle du prophète remonte jusqu'à tes lèvres et devient chant d'allégresse :
le peuple qui marchait dans les ténèbresa vu une grande lumière,
sur les habitants du sombre pays
une lumière a resplendi (Is 9, 1)
et lorsque arrive le verset où il est dit : « toute chaussure de combat, tout manteau roulé dans le sang sont brûlés, dévorés par le feu » (v.4), tu joins le geste à la parole. Oui, dansant devant la face de Dieu, tu saisis tes vieilles sandales et les jettes dans la flamme.
Désormais, allant et venant dans la vie quotidienne, tu deviens un homme qui fait la vérité.[1] « En 1970, il participe à une session d’introduction au zen organisée par le père Marcel Ferry à l’abbaye d’Acey. Il s’engage alors à expérimenter cette méthode spirituelle orientale pour l’acculturer dans le catholicisme. Il poursuivra cette recherche en s’initiant à l’éveil corporel et sensoriel auprès de Andrée Schlemmer et à la méditation transcendantale auprès de Karlfried von Dürkheim puis de Jacques Castermane. Cette démarche soulève un certain scepticisme de la part d’autres dominicains et Albert-Marie Besnard doit se justifier et défendre son intérêt. Il diffuse les résultats de ses expérimentations en animant des sessions, à Sainte-Marie de la Tourette à Éveux par exemple, mais aussi par ses articles dans La Vie spirituelle ou dans La Maison-Dieu. Il publie également plusieurs ouvrages de méditations poétiques et spirituelles aux Éditions du Cerf. À partir de 1976, il lutte contre le cancer dont il meurt le 6 février 1978.» (https://journals.openedition.org/dominicains/94)