Mémoire éternelle pour Graf Dürckheim : Témoignage de Jacques Breton
« Graf Dürckheim est né au ciel à Todmoos-Rütte en Forêt-Noire le 28 décembre 1988, à l'âge de 92 ans. À travers ses longues années d'ardente recherche et de travail silencieux sur lui-même, il a allumé une grande lumière en cette fin de siècle pour une humanité en désarroi. Dürckheim a été un grand sage pour beaucoup, un père pour quelques-uns, un initiateur pour la plupart, un ami inoubliable pour tous ceux qui l'ont rencontré. […]
C'est au nom de tous ceux-là, connus et inconnus, en qui s'est allumée ne serait-ce qu'une étincelle à ton contact, que nous venons déposer sur ta dernière demeure, cette gerbe bigarrée de témoignages, qui ressemble à un bouquet de fleurs des champs. »
(Extrait de l'introduction faite par Alphonse Goetmann au livre Mémoire éternelle pour Graf Dürckheim publié chez Dervy-livres en 1990[1].)
Témoignage de Jacques Breton
Jacques Breton est prêtre catholique, responsable d'un centre de cheminement dans l'esprit de Graf Dürckheim : Centre Assise à Magny-en-Vexin et aussi à Paris où sont proposées des séances ou des stages de plusieurs jours (travail de la voix, de l’argile, sabre, danse, contes etc.) issues de ou liées à la pratique mise en place par K. Graf Durckheim ainsi que le zen. (Voir le message suivant du blog).
● Première rencontre.
Ma première rencontre avec K. Graf Dürckheim eut lieu à l'Arbresle[2] dans une des sessions organisées par ce centre pour les disciplines du corps et de l'esprit.
Il m'a tout de suite fait une grande impression par cette présence extraordinaire qu'il manifestait. On sentait en lui l'homme solide, ouvert, plein de fermeté, avec une teinte d'humour qui nous le rendait très sympathique. Surtout, comme j'étais heureux d'entendre le bruit des paroles aussi fortes sur l'essentiel de notre vie dans un langage nouveau, très simple, très vrai !
● Séjour de longue durée au centre de Dürckheim.
À la suite de cette rencontre, je me suis décidé à me rendre dans son centre en Forêt-Noire[3] où j'ai pu vivre plusieurs stages dont l'un de longue durée. Là, j'ai eu l'occasion de l'approcher et de partager de bons échanges avec lui. Ce que j'en retire le plus c'est cette qualité d'écoute qui le caractérisait. Quel accueil il nous réservait ! Il était tout entier à nous. Il me disait souvent au début de l'entretien : « Aujourd'hui nous avons une heure devant nous. » Cette heure, il nous la consacrait entièrement. Pas question de le déranger à ce moment-là. Mais ce n'était pas une écoute passive. Son cœur était ouvert, et c'est en toute confiance que nous nous ouvrions à lui, d'autant que l'on ne sentait aucune ombre de jugement. Il nous recevait tels que nous étions, posant ici et là des questions, mais n'hésitant pas à éclairer tel aspect de notre vie par un enseignement très approprié à notre cas. Et nous sortions très réconfortés de ces rencontres avec un message très précieux pour notre vie quotidienne.
● La visite de Monseigneur Riobé au centre de Dürckheim.
J'ai toujours présent à mon esprit la rencontre qu'il eut avec mon évêque, Monseigneur Riobé. Je l'avais sollicité pour qu'il accepte de venir en Forêt-Noire passer quelques jours. Dans un emploi du temps très chargé c'était une gageure. Je le vois toujours, débarquant de voitures me disant : « Qu'est-ce que je viens faire ici ? Je ne sais ce que je pourrai échanger avec lui. » Or le premier entretien a duré deux heures. Il en fut ainsi tous les jours. C'est la première fois, m'a-t-il dit, qu'en tant qu'évêque, il avait pu s'exprimer aussi librement. Et cette rencontre fut capitale pour lui. Elle l'a aidé à affronter un conflit très fort avec Rome et à le résoudre, et surtout à vivre sa mort qui allait survenir quelques mois plus tard.
● Présence attentive et exigeante de Dürckheim.
Oui, c'était étonnant l'attention qu'il portait à chacun de nous ! Je me rappellerai toujours ce matin où, au cours d'un passage très dur de mon cheminement, je méditais dans le zendô[4] vaille que vaille. À la fin il me fait appeler pour m'inviter à prendre le petit déjeuner avec lui, ce qui était un fait exceptionnel.
Pourtant, ce n'était pas par gentillesse qu'il agissait ainsi, il savait être très exigeant. J'évoquais la méditation du matin qui avait lieu tous les jours sous sa conduite de 6 h 45 à 8 h. Lors de mon long séjour où j'ai entrepris avec lui ce travail intérieur, il y avait des étapes bien difficiles à franchir, là où toutes nos sécurités tombent et où l'on se retrouve sans aucune énergie. Malgré tout il me demandait, même si je n'avais pas dormi de la nuit, d'être présent au zendô. Il savait nous reprendre très vertement au cas où nous manquions à ses exigences et aux consignes du centre, comme celle du silence après la méditation. Mais ses exigences allaient beaucoup plus loin. Il ne se contentait pas de nous mettre sur le chemin, ce qu'il appelait "le chemin initiatique", ce chemin de réalisation pour devenir ce que nous sommes. Il fallait y demeurer fidèle. Or, dans cette affrontement à l'ombre, il nous arrivait de revivre des situations douloureuses que nous avions plus ou moins refoulées ; il s'agissait de les laisser remonter pour qu'elles puissent s'exprimer et que nous puissions alors nous en libérer. De même, certaines étapes entraînaient une telle ouverture qu'elles ne se faisaient pas sans déchirement, entre autres notre renaissance. Nous éprouvions alors de véritables souffrances d'accouchement. Or, loin de nous consoler, de nous plaindre ou de nous prendre en pitié, il exigeait de nous que nous rentrions dans cette souffrance pour qu'elle puisse nous aider à faire ce dépassement qu'elle imposait.
Il avait surtout cette intelligence du cœur. Certes, il avait reçu une formation intellectuelle très sérieuse. Il n'a pas été pour rien professeur de philosophie en université et docteur. Il savait très bien manier les concepts, les images et choisir les mots adéquats pour traduire ce qu'il voulait dire aussi bien en allemand qu'en français.
● Méditer sur ces deux mots « je suis ».
Ce n'était pas les idées qui l'intéressaient mais la réalité, l'expérience qu'il cherchait à cerner le mieux possible. Il m'a toujours dit avoir très peu lu, mais il réfléchissait beaucoup et aimait bien parler, mais pas pour ne rien dire. Lors du premier entretien que j'ai eu avec lui, tout de suite il a perçu ce qui n'allait pas bien chez moi. Il m'a demandé de méditer sur ces deux mots « je suis ». Quel programme c'était pour moi, tellement cela s'opposait à toute ma conception de la vie spirituelle ! Il me semblait que seul Dieu pouvait prononcer ces deux mots. Comment pouvais-je me l'appliquer ? N'était-ce pas blasphématoire ? J'étais furieux. Revenant chez lui, je lui exprimais mon incompréhension. Mais comme il insistait avec encore plus de force, j'ai compris qu'il voulait m'emmener à l'essentiel, accepter d'« Être » vraiment en "Celui qui est". Cela a été le commencement de ma libération. Tout son enseignement était de retrouver en nous cette unité perdue entre le corps, la psyché et le spirituel.
● La méditation.
Cette lumière, cette force et cet amour, il les tenait de cette vie intérieure qu'il nous enseignait. Bien que de nature très sensible, très affective, il puisait cette vie dans la profondeur même de son être.
Tous les matins, même en plein hiver, il se levait à 5 heures pour méditer dans son chalet et venait ensuite animer la méditation du centre. J'aimais beaucoup être assis à son côté. Il émanait de sa personne une grande paix et un silence qui nous aidaient à descendre en nous-même. Parfois ça méditation était plus difficile, surtout lorsqu'il lui arrivait de peu dormir ; alors, me disait-il, « Je ne savais pas si, à un moment donné, j'allais tomber dans le sommeil ou dans ma profondeur. » Certes, il était très discret et parlait très peu de ses expériences du moment, sinon de celles de son passé.
● Dürckheim et la vie spirituelle.
Pourtant il me parlait de sa prière du cœur qu'il pratiquait très régulièrement, surtout la nuit quand il se réveillait. Il se servait des mots « Force, Lumière, Amour » en expirant. Ils étaient pour lui la meilleure expression de l'Être.
J'ai aussi eu l'occasion d'avoir de longues conversations avec lui sur la vie spirituelle. Certes il n'était pas théologien ; bien que d'origine protestante il connaissait très peu saint Paul. Par contre, il méditait souvent l'évangile de saint Jean. Il était très marqué par sa rencontre avec le bouddhisme au Japon, sans pourtant rejeter sa culture occidentale. Il aimait à dire « Au commencement était la Parole » et, pour lui le Christ était cette Parole qui a pris corps et qui agissait en nous pour nous transformer. Certes il ne se rattachait ni à la tradition catholique, ni à la protestante. Il avait beaucoup souffert du formalisme, de l'idéologie religieuse telle qu'il l'avait rencontrée dans son enfance et pourtant, je puis affirmer qu'il était profondément chrétien, même s'il ne cherchait en rien à faire du prosélytisme, et respectait chaque personne dans son cheminement. Il aimait participer à l'Eucharistie et parler du Christ qu'il vivait. Souvent il aimait à dire que le Christ est le chemin qui, par la vérité, conduit à la vie.
Mais de ses expériences profondes nous en savons peu, car au fond, sous une apparence très sûre de lui, il était très humble. Il acceptait d'une façon très étonnante des remises en question et il n'hésitait pas à modifier sa manière de faire quand il en voyait les raisons. Surtout on avait toujours l'impression de lui apprendre quelque chose quand notre parole était vraie : « Comme c'est intéressant ce que vous me dites… c'est merveilleux. »
Tous les vendredis, avant la méditation, il ne nous présentait le symbole de la Croix.
La mort était souvent présente dans nos entretiens. Pour lui, elle était l'autre face de la vie. Dans les derniers temps de sa maladie, je le questionnais sur sa manière d'affronter la mort physique. Il éludait la question. Pourtant il finit par me dire : « Jacques, j'ai senti ma vie partir, quelle grande expérience ! »
Malgré son état, il demeurait très présent, animé d'une énergie considérable et conservant son humour. Jusqu'au bout, il a gardé cette pudeur, ne voulant en rien faire subir aux autres sa propre souffrance.
Très oublié de lui-même, il était prêt à vivre le grand passage.
Que son nom soit béni.
Les notes ne sont pas dans le livre, elles ont été ajoutées.
[1] Ce livre fut publié chez Dervy-livres en 1990. On y trouve des contributions de Jacques Breton, Jean-Pierre Cartier, Jacques Castermane, Arnaud Desjardins, Renata Farah, Monseigneur Germain, Sylvie Hartung, Jean-Yves Leloup, Jean Marchal, Willi Massa, Claude Mettra, Bernard Rérolle, Jacques Rougeulle, Andrée Schlemmer, Margitta Schüller-Nies, Annick de Souzenelle. Ce livre se trouve sur Gallica, on peut y consulter 15 % des pages (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3328978d )
[2] L'Arbresles dont parle J Breton est le couvent Sainte-Marie de La Tourette. Il se situe dans la commune d'Éveux, à environ 30 km au nord-ouest de Lyon. Ce couvent de renommée mondiale fut construit dans les années cinquante par Le Corbusier. C'est un haut-lieu pour la recherche architecturale avec de nombreuses expositions, mais aussi un centre de rencontres spirituelles organisées par les dominicains. La session à laquelle participait J. Breton s'intitulait "Sagesse du corps, prière chrétienne". Pour le couvent, voir http://www.couventdelatourette.fr/
[3] Il s'agit du centre de Rütte
[4] Le zendô (禅堂) est la salle où se pratique l'assise zen.