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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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18 juin 2018

Par Jacques BRETON puis Henri HARTUNG : La recherche spirituelle chrétienne et les autres Traditions

 

La diagonaleÀ la question : "Peut-on être chrétien et s'ouvrir à d'autres traditions ?" Jacques Breton, dans sa vie, a d'abord répondu "Non", puis, à partir des années 1976, au contact de ce qui se vivait autour de K Graf Dürckheim au niveau du zen , il a répondu "Oui". En Suisse Henri Hartung s'est ouvert lui aussi à d'autres Traditions, en particulier au contact de Ramana Maharshi. Voici leurs deux témoignages parus dans le même numéro de la revue "La Diagonale" où H. Hartung pose la question de façon un peu différente : Les différents messages sacrés de notre histoire relèvent-ils d'une hiérarchisation ?

La revue « La Diagonale » est née en 1976, créée par une communauté, « Le Grain », qui vivait à Fleurier dans le Jura suisse. Ses initiateurs en étaient Henri et Sylvie Hartung. C’est dans cette communauté que s’est fondé ensuite le « Centre de Rencontres Spirituelles et de Méditation », CRSM. Sa colonne vertébrale était la méditation zen, et quatre grandes Traditions spirituelles y étaient représentées : christianisme, bouddhisme, hindouisme, islam. Jacques Breton y venait pour animer des sessions zen et y célébrer l’Eucharistie. Un maître zen japonais, Maître Bunryô Yamada Roshi, était également présent chaque année pour une sesshin de 7 jours. Henri Hartung est décédé en 1988, le Centre a poursuivi son activité pendant encore environ 3 ans, puis s’est fermé.

En 1986, les numéros 60 à 63 de La Diagonale ont porté sur les quatre grandes Traditions, le numéro 61 étant consacré au christianisme. Les deux articles publiés ici faisaient partie du numéro 61 de la revue.

    I. Peut-on être chrétien et s'ouvrir à d'autres traditions ? par Jacques Breton.
   II. Réflexions de Henri Hartung sur ce qui se vivait au centre œcuménique de Fleurier qu'il avait créé (son article n'avait pas de titre, il introduisait le numéro).

Chacun renvoie à l'autre : d'une part H. Hartung cite J. Breton, et d'autre part J. Breton mentionne le centre de Fleurier fondé par H. Hartung comme ayant été important dans son itinéraire.

Remarque : En début avril 2018 était paru un message qui contenait en partie ce qui figure ici. En effet le texte de J. Breton et le début du texte de H Hartung étaient parus dans un recueil fait par Max Dravet. Par chance André Scheibler qui est membre d'Assise et qui a fait partie du centre de Fleurier nous a fait parvenir les textes originaux eux-mêmes, d'où cette nouvelle mouture où le texte de H Hartung est beaucoup plus complet.

 

I – Peut-on être chrétien et s'ouvrir à d'autres traditions ?

Jacques Breton

 

Centre Assise au 40 rue QuincampoixBrève présentation de Jacques Breton à qui le blog des Voies d'Assise est dédié ainsi qu'au centre Assise.

En 1986, quand Jacques Breton, prêtre, a écrit cet article, il vivait dans l'appartement de la rue Quicampoix[1] où avaient lieu diverses activités selon les piliers actuels : zen, cheminement selon Graf Dürckheim, kinomichi, avec un enracinement dans la spiritualité chrétienne. Il animait des sessions à divers endroits, comme au centre de Fleurier qu'il avait découvert peu de temps auparavant. Il n'avait pas encore fondé le centre Assise ni acheté le domaine de Saint-Gervais (ce sera en 1987), mais il avait autour de lui une petite équipe avec laquelle il souhaitait créé un centre dans un esprit œcuménique comme celui de Fleurier.

Pour plus d'informations, voir Historique du centre Assise et de Jacques Breton.

 

Jacques BRETON

Prêtre, appelé à vivre un ministère traditionnel dans l'Église catholique, des événements importants – mai 1968, la rencontre avec Karlfried Graf Dürckheim, la vie dans un monastère bouddhiste zen[2], et plus récemment la découverte du centre de Fleurier – sont venus bousculer l'ordre bien établi de ma vie sacerdotale.

Ils m'ont ouvert aux autres traditions religieuses. Je découvrais étonné, bouleversé, qu'elles étaient porteuses de toute une lumière divine, de toute une vie divine. Elles venaient remettre en question une foi encore trop proche de la croyance. Au début, je suis passé par des moments très difficiles ne sachant plus où se trouvait la vérité. Mais petit à petit au contraire, cette rencontre avec les autres traditions m'a aidé à purifier ma foi et à l'approfondir. Actuellement je crois vivre plus en Christ, en esprit et en vérité, et je suis très heureux de cette ouverture à une autre dimension de la vie spirituelle, plus universelle. C'est à la suite de cette expérience que je vous livre les réflexions qui suivent.

 

Certains déplorent notre époque, cause pour eux de tant de maux. Il est vrai qu'elle développe une forme de matérialisme qui atteint le religieux. Mais à l'inverse on peut y voir une sorte de purification si nécessaire pour redonner à la religion sa véritable place dans un cheminement spirituel. Et aussi, devant l'ennemi commun, une alliance sacrée est en train de se réaliser entre les différentes traditions pour sauver le spirituel – et d'une façon générale l'homme –, telle la rencontre organisée par le Vatican à Assise[3]. Ceci permet de dépasser les préjugés, d'établir de vrais dialogues, et de reconnaître les richesses vécues dans les différentes traditions. Mais la question se pose : jusqu'où peut aller cet échange sans compromettre notre foi ? est-il nécessaire pour notre cheminement spirituel, ou en reste-t-il à une reconnaissance mutuelle ?

Il est vrai que, puisque toute tradition est le fruit d'une longue expérience qui s'est nourrie au cours des siècles, elle possède en elle-même tout ce qui est nécessaire pour conduire l'homme à la pleine réalisation de lui-même.

Par exemple, pour un chrétien, croire au Christ, c'est avoir la certitude qu'en lui nous trouvons le salut c'est-à-dire la libération de tout ce qui entrave notre cheminement, mais aussi ce que nous recherchons, la Vie divine. « Je suis le chemin, la vérité et la vie » a dit le Christ Pour un catholique, croire au Christ c'est aussi croire en l'Église qui est fondée sur ses apôtres. Elle transmet la vérité du Christ et, à travers les sacrements et l'éthique sous-jacente, permet de réaliser ce passage de la mort à la vie tel qu'il a été vécu dans le Christ.

Ainsi chaque tradition possède sa doctrine, sa morale, ses rites, ses communautés spécifiques. Cependant n'y a-t-il pas une prétention dangereuse à se considérer comme l'unique voie ? À l'inverse, si un chrétien ou un bouddhiste n'était pas convaincu que la voie qu'il prend est la vraie, n'y aurait-il pas ou bien un danger de syncrétisme ou bien le danger de passer continuellement d'une tradition à une autre selon l'humeur du moment ? Comment sortir de ce dilemme ?

 

Pendant plusieurs siècles, il est vrai, l'Église catholique s'est prétendue l'unique détentrice de la vérité : en dehors d'elle il n'y avait pas de salut possible. Elle considérait les autres traditions comme des impasses, des religions naturalistes, c'est-à-dire qui ne menaient pas au vrai Dieu, et même, à la limite, des œuvres sataniques !

 Certes le concile de Vatican II (1962-65) a ouvert les portes lorsqu'il a proclamé dans la Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non-chrétiennes, § 2 :

« L'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions (bouddhisme, hindouisme…). Elle considère avec un respect sincère ces manières d'agir et de vivre, ces règles et doctrines qui, quoiqu'elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu'elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de vérité qui illumine tous les hommes…
Elle exhorte donc ses fils pour que, avec prudence et amour, par le dialogue et la collaboration avec ceux qui suivent d'autres religions, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales, socioculturelles qui se trouvent en eux. »

Et pourtant, il faut aller plus loin, et affirmer qu'aucune "tradition" ne "possède" la vérité : vérité sur Dieu, vérité sur l'homme, vérité sur l'homme dans sa relation avec Dieu. Certes, nous croyons que Dieu est la vérité. Et si nous croyons au Christ, nous affirmons que, par ce qu'il est, il nous révèle qui est Dieu et qui est l'homme. Cependant  cette révélation nous a été transmise non par le Christ directement, mais par ceux qui en ont fait l'expérience, les apôtres du Christ, les évangélistes, dans un langage propre – en l'occurrence le grec – et selon le tempérament de chacun. Et si nous avons la garantie qu'ils nous ont livré l'essentiel de l'enseignement du Christ et que cet enseignement est authentique, il n'en est pas moins vrai que malgré des siècles qui nous séparent des apôtres, nous n'avons pas fini d'explorer le Christ, de l'approfondir. C'est ce qui fait dire à saint Jean : « C'est l'Esprit qui nous conduira à la vérité tout entière. »

Oui, c'est le rôle, le travail des exégètes, des théologiens, mais aussi de tous les chrétiens, de creuser cette parole, et surtout de l'actualiser, c'est-à-dire de la rendre présente à notre vie. Car même si nous ne croyons pas au progrès, nous ne pouvons nier que s'accomplit toute une évolution humaine qui modifie notre connaissance du monde, des sociétés, de l'homme lui-même, et par là-même notre manière de juger, de penser, et qui modifie aussi nos relations au monde, nos relations sociales, et finalement notre relation à Dieu.

 

● Les ambiguïtés dues au langage.

La théologie que nous avons aujourd'hui est en grande partie celle de saint Thomas d'Aquin, le grand théologien de l'Église catholique. Or il ne faut pas oublier qu'il a puisé dans la sagesse grecque mais aussi dans la philosophie arabe (et donc musulmane) la science pour construire sa célèbre Somme théologique. Et pourquoi pas ?

Mais de plus, tout langage, du fait qu'il est le fruit d'une culture – et donc d'une histoire – est toujours limitatif. Chaque mot que nous employons ne véhicule qu'un aspect de la réalité qu'il essaie de définir. Même certains sont porteurs de beaucoup d'ambiguïtés.

Quand nous parlons du "corps", est-ce le corps physique ou le corps que l'on est ? Quand nous parlons du "monde", s'agit-il de l'univers ou du "mondain" ? Et que dire des mots "charité", "liberté"… ?

Une autre culture emploiera d'autres mots qui justement feront apparaître d'autres aspects de cette réalité. Dürckheim dit souvent que, dans ses conférences, il n'exprime pas la même chose quand il parle en français et en allemand. Il est du reste significatif et paradoxal que deux de ses interviews en français ont été traduites en allemand et ont eu un grand succès par ce qu'elles révélaient de nouveau.

Aussi, si je lis les Upanishad ou l'œuvre d'un soufi, je découvrirai une autre approche du divin par suite du langage même qui y est employé. Du reste, il est important de renouveler notre langage, les mots s'usent vite et ne nous parlent plus, et facilement nous tombons dans le ronron quotidien.

 

● L'apport des expériences vécues dans les différentes traditions religieuses.

Il faut aller encore plus loin. J'écrivais plus haut que notre foi chrétienne s'appuie sur l'expérience d'autres qui nous ont précédés. Mais toute expérience est unique. Même si elle est authentique, c'est-à-dire si elle est une véritable expérience de Dieu, l'homme qui la vit est unique, puisqu'aucun homme ne ressemble à un autre. Elle va donc traduire une forme, une manière originale de vivre la relation au divin. Celui qui la transmettra, quelle que soit sa tradition religieuse, me communiquera une autre manière de sentir, de vivre le divin, une meilleure connaissance du cœur de l'homme… Il sera donc toujours un éveilleur. Car, à travers sa propre expérience je retrouverai toujours une part de ce que je suis, sans pour autant pouvoir l'imiter en tout.

Quelle différence entre l'expérience d'un Ramana Maharshi et d'un saint François d'Assise ou d'un saint Jean de la Croix ! Et pourtant, c'est le même Être qu'ils révèlent, et chacun me fait découvrir une autre approche de Dieu aussi vivante, aussi riche, aussi vraie. À moi d'en saisir ce qui peut être lumière aujourd'hui pour ma vie. L'expérience mystique n'a pas de frontière et ne peut être en contradiction avec ma foi pour autant que je crois en un seul Dieu.

 

● L'influence des conceptions sociales sur la vie chrétienne...

Et puis il est important de comprendre qu'une religion, quelle que soit la vérité de son essence, est tributaire de la civilisation, de l'histoire, de la société qui la vit. Comme le mot l'indique, la "religion" est ce qui relie l'homme à Dieu. Si Dieu ne change pas, l'homme change et peut passer par des périodes d'obscurantisme, de rationalisme, de sentimentalisme, etc. Et cela va influencer la vie religieuse elle-même.

Il est certain que l'Église catholique a vécu des périodes difficiles : l'inquisition, les croisades, une certaine forme de racisme, et surtout la dualité en donnant plus d'importance au dogme qu'à l'expérience spirituelle, en séparant le spirituel du temporel, mais surtout le corps de l'âme, etc.

Cela m'a toujours profondément étonné que le chrétien pour qui le symbole du corps est premier – Dieu vient à nous par le corps du Christ – ait pu tomber dans le mépris du corps. C'est vraiment un mystère. Je me demande si justement l'Esprit ne nous a pas laissé errer pour que nous nous tournions vers les sagesses orientales et que donc nous nous ouvrions à ces autres traditions.

 

● L'ouverture possible aux richesses des autres traditions.

Il est vrai que c'est par le bouddhisme zen que j'ai retrouvé l'unité à laquelle j'aspirais. Au fond, ma rencontre avec le bouddhisme a été pour moi un révélateur. J'ai retrouvé ma dimension verticale, cette présence vivante à tout ce qui est, et surtout la non-dualité, ce divin présent au cœur de tout homme qui s'unit à moi pour que je puisse exister en plénitude, cette réconciliation avec mon corps et d'une façon générale avec le cosmos.

Enfin, il est significatif que le Christ ne nous ait pas légué des manières propres de prier. Lorsque les apôtres l'interrogent : « Seigneur, apprends-nous à prier », il leur dit : « Quand vous priez, dites : "Père…" » (Luc 11, 1-2), mais il ne dit pas comment. De lui, il est dit seulement qu'il se retirait seul dans la montagne pour prier. C'est comme s'il laissait aux chrétiens la liberté de choisir leur mode de prière. S'il existe dans l'Église des traditions, surtout sur le plan liturgique, elles varient selon les époques et les lieux, comme la "prière de Jésus" ou le chapelet… Aussi la porte reste ouverte à d'autres formes de prière. Là, au moins sur ce plan, nous avons beaucoup plus de liberté que dans d'autres traditions religieuses qui ont elles-mêmes des formes plus rigoureuses. C'est une vraie richesse de s'ouvrir à d'autres techniques qui peuvent mieux s'adapter à notre tempérament, que ce soit le za-zen, la méditation yogi, la prière musulmane.

Oui, nous vivons une période extraordinaire. Quel enrichissement de pouvoir s'ouvrir aux richesses des autres traditions religieuses. Tout en stimulant notre ferveur, elles nous ouvrent à une meilleure connaissance du divin et à une meilleure connaissance de l'homme. Elles dégagent des perspectives nouvelles.

La fermeture, la routine étant les grands maux de la vie spirituelle, les autres traditions nous aident à approfondir notre foi qui risque trop souvent d'en rester au plan de la croyance ou des dogmes. Elles ouvrent notre cœur à une dimension plus universelle, plus humaine et plus divine en dépassant nos propres cultures, nos manières de penser, de prier, d'agir.

Apprendre à aimer comme Dieu aime tous les hommes.

 

II – Les différents messages sacrés de notre histoire relèvent-ils d'une hiérarchisation ?

Henri Hartung

 

Henri HARTUNGBrève présentation d'Henri Hartung.

En 1938 Henri Hartung (1921- 26 juillet 1988) découvre l'œuvre de René Guénon avec qui il entretient une correspondance régulière jusqu'à la mort de celui-ci, et en 1947, en Inde, il rencontre Ramana Maharshi auprès de qui il fait l'expérience de la Présence. En 1963, il se lie d'amitié avec Karlfried Graf Dürckheim, cela dure jusqu'à leur mort la même année[4]. En 1977 Henri et Sylvie Hartung créent le centre de Fleurier en Suisse, un "Centre de Rencontres spirituelles et de Méditation".

Comme J. Breton le dit lui-même, le centre de Fleurier a été important dans son cheminement. Il est allé régulièrement y animer des sessions zen, et inversement des participants de Fleurier comme André Scheibler sont venus au centre Assise créé par J. Breton en 1988, Sylvie Hartung a participé à la première Assemblée générale du centre Assise en 1989 en tant que membre d'honneur[5].

Henri Hartung a écrit des livres : Unité de l'homme (La Colombe, 1963) ; Spiritualité et autogestion (L'âge d'homme, 1978) ; Présence de Ramana Maharshi, (Cerf, 1979) ; L'Iris et le Lotus, longue marche sur la voie initiatique (Tredaniel, 1986)…

Certains chrétiens l'ont attaqué à propos de ce qui se vivait au centre de Fleurier d'où le ton du début de son article. Toutes les notes qui figurent ici ont été ajoutées, en général pour préciser le langage des auteurs cités par Henri Hartung.

 

Henri HARTUNG

Il me faut ici, dès le début de cet article, aborder un aspect central de la recherche spirituelle chrétienne telle que certaines personnes la poursuivent à Fleurier, placée, bien sûr, sous la bénédiction et la référence du Christ, mais aussi sous le regard du Maharshi et dans le respect total de l'ensemble des points de vue traditionnels. Sauf à me faire un procès d'intention sur ce qui serait du syncrétisme dans cette approche réellement œcuménique de Dieu, comment et pourquoi condamner un tel travail sur soi-même ? Et si cela n'a pas beaucoup d'importance de me critiquer, il faudrait alors aussi rejeter ceux auxquels je me réfère, des saints Jean et Thomas au père Lassalle, de maître Eckhart à sainte Thérèse, du père Henri le Saux au père Bede Griffiths[6], sans oublier tous ceux et toutes celles dont les témoignages figurent dans ce numéro. Cela devient un peu plus difficile !

 

La question posée, en définitive, est simple : Les différents messages sacrés de notre histoire relèvent-ils d'une hiérarchisation ?

Répondre par l'affirmative c'est assumer une double responsabilité, temporelle et spatiale :

– Dans le temps, d'abord, c'est pour un bouddhiste, déclarer qu'avant l'illumination du Bouddha, personne n'avait été en mesure de réaliser son état…. Pourtant décrit avec précision par des textes hindous bien antérieurs au VIe siècle avant notre ère. C'est, de même, pour un chrétien, constater qu'avant le Christ les hommes vivaient, sinon dans l'obscurantisme, du moins sans possibilité concrète de se fondre en Dieu.

– Dans l'espace, ensuite, c'est affirmer l'étonnant privilège du petit bébé né de famille chrétienne par rapport à ceux qui voient le jour au sud de l'Algérie, à Haïfa, au Tibet ou au Japon. Il en serait ainsi de même, pour notre vie intérieure, que pour notre existence extérieure : il y a des riches et des pauvres, les habitants des pays industrialisés – il n'y a pas si longtemps on disait civilisés – et le tiers-monde. Mais la différence entre les deux univers n'est peut-être pas celle que les Occidentaux imaginent comme le dit Bede Griffiths :

« Je compris autrement les paroles de l'Évangile “Heureux les pauvres, heureux les affligés, heureux les affamés.” Les pauvres de l'Inde souffrent de la faim, de la soif et des maladies, mais ils vivent d'une grâce que l'Occident ignore. » (Expérience chrétienne, mystique hindoue,  éd du Cerf 1985, p. 25)

 

S'il est acceptable, de la part d'un croyant, de privilégier sa propre voie et même, dans certains cas, d'ignorer les autres traditions, il est tout à fait différent, les connaissant mais sans en avoir vécu la réalité, de les considérer comme inférieures. C'est tout simplement du racisme spirituel !

Comme me le dit souvent le Père Breton : « Il n'y a qu'un Être, il n'y en a pas deux, cela serait impensable, je suis intimement persuadé que les bouddhistes font l'expérience de l'Être comme saint Jean de la Croix peut faire l'expérience de l'Être. » C'est plutôt de ce point de vue que nous devons sous-tendre notre réflexion spirituelle, en y ajoutant les conséquences négatives de cette hiérarchie des traditions.

Comme le dit Bede Griffiths :

 « Seul un mouvement œcuménique entre les religions, chacune apprenant à apprécier la vérité et la sainteté existant chez les autres, pourra répondre au besoin contemporain de religion. » (op. cité p. 28)

 

Je constate que cette acceptation de l'unité traditionnelle, d'un "mouvement œcuménique", est difficile pour beaucoup de chrétiens. C'est, paradoxalement, au sein de la religion de l'amour, de celle qui privilégie l'assomption, magnifique expression qui signifie "prendre avec soi", que se rencontre tant et tant de réserves sur la validité d'un cheminement spirituel différent du sien dans la forme.

Confronté, par la position même du centre de Fleurier, à ce débat qui n'est pas toujours constructif, je partage la certitude intérieure d'une unité des traditions avec de nombreux amis hindous, bouddhistes, chrétiens et musulmans. Comme eux, je récuse la double conclusion que les adversaires de ce point de vue unitaire en tirent afin de mieux le rejeter. D'une part, le fait que l'ensemble des Orientaux serait sur une voie initiatique face à la médiocrité généralisée des chrétiens ; d'autre part, celui que l'ensemble des Occidentaux touchés par le message de l'Orient adopterait des comportements non seulement inadaptés à la vie moderne, et parfois même discutables sinon même scandaleux. Sans doute, les habitants de l'Orient – et plus particulièrement les hindous – sont-ils plus sensibilisés à la vie spirituelle que la majorité actuelle des Européens et est-il possible aujourd'hui encore de rencontrer aux Indes des sages, mais l'ambiance matérialiste moderne n'est pas l'apanage de l'Ouest ! Quant aux messagers de la tradition hindoue et aux transmetteurs du zen, si certains d'entre eux apportent le scandale en même temps que la lumière, c'est la Bible elle-même qui nous indique ce qui leur arrivera… et il convient de se méfier de toute généralisation. Prendre certaines défaillances comme une négation de la Vérité, c'est ignorer la nature de celle-ci et se laisser arrêter en chemin par le constat de la faiblesse humaine. Mais découvrir cette Lumière, c'est vivre concrètement la vertu d'espérance.

*   *   *

"L'être humain, porteur du divin et placé par sa condition même dans la possibilité de se fondre en lui", c'est là un message universel et qui se retrouve dans toutes les Traditions.

C'est l'enseignement central du Christ : « Le royaume de Dieu est en vous » écrit saint Luc (17, 21), à quoi saint Jean ajoute : « Qui m'a vu a vu le Père » (14, 9) et « Moi et le Père, nous sommes un » (10,30).

L'évangile de Thomas – dont il faudra bien un jour que l'Église dise pourquoi elle ne le mentionne jamais – est une suite de phrases brèves et fulgurantes : « Quand vous ferez de deux un et le dedans comme le dehors, et le dehors comme le dedans, alors vous irez dans le royaume. » (Logion XXII, 9….21) ; « Jésus dit : “Celui qui a connu le monde a trouvé un cadavre ; et celui qui a trouvé un cadavre, le monde n'est pas digne de lui” » (Logion LVI, 1).

Quant à Maître Eckhart, il écrit dans ses sermons : « Nous sommes totalement transformés en Dieu et changés en lui… parce qu'il me fait son être un et non pas seulement semblable.[7] »

Se situant d'emblée sur ce plan, le père Griffiths note que « Jésus n'a pas été concerné par l'histoire de l'Église en tant qu'institution mais par sa Réalité transcendante » (op. cité p. 41). C'est cette « perspective qui est celle du Nouveau Testament que les Églises chrétiennes doivent retrouver, si elles veulent trouver un sens dans le monde aujourd'hui » (p. 41). Une institution religieuse, comme tout organisme vivant et grandissant, est toujours à même de traverser des crises, de connaître des épreuves, de vivre des renouveaux. Mais le terrain commun de la foi, non atteignable par les vicissitudes humaines, a été résumé par saint Paul dans la formule : « Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Éphésiens 4, 5-6). « Un catholique ne doit pas pour autant nier que d'autres Églises aient été aussi guidées par le même Esprit » (p. 42)[8].

Le mal et le péché « sont les conséquences d'une conscience divisée et conditionnée par l'espace et le temps » (p. 43). Nous pouvons alors comprendre le symbolisme du paradis et de l'enfer, ce dernier étant « l'abandon de Dieu, la perte de l'âme, le défaut d'être. Car il n'y a, en dernier ressort, qu'une Réalité, qu'un seul Être, qu'une Vérité » (p. 43).

Quelle importance, autre que conceptuelle, si l'hindouisme « depuis l'immanence de Dieu dans la création évolue jusqu'à la conscience de son infinie transcendance, tandis que la tradition judéo-chrétienne évolue davantage depuis la transcendance infinie de Dieu, vers sa descente sur terre, sa révélation par les prophètes, et finalement à son incarnation, le Verbe devenu chair » ? (p. 24-25).

Si la séparation d'avec Dieu c'est l'enfer, « la communion avec Dieu, c'est la vie » et la voie chrétienne est toute tracée : l'union avec le divin par l'unité de la personne. Et les moyens sont aussi clairs : l'ascèse, la prière, la méditation qui conduisent à la vision directe de Dieu. C'est bien la raison pour laquelle le chrétien doit en tout premier lieu s'extraire de l'ambiance du "monde" : « Prenez garde, ne vous laissez pas séduire par la philosophie et ses vaines subtilités, inspirées des traditions humaines et des principes du monde et non des enseignements du Christ » (saint Paul, Colossiens 2, 8-10).

Qui écrirait-il aujourd'hui ?

Si la modernité repousse avec condescendance les vertus cardinales et théologales[9], faut-il se comporter en modernes et considérer non seulement la prière du cœur mais celle de la Vierge, du Saint Esprit, du Saint nom de Jésus comme des formules dépassées ? Par qui et en quoi ?

Le travail se poursuit par la rentrée en soi-même. Comme le précise Griffiths, à propos d'un ashram[10], « la vie n'est plus centrée autour de la prière commune, de la liturgie, mais sur chaque prière individuelle. L'heure de méditation, à l'heure traditionnelle de la méditation en Inde, au lever et au coucher du soleil, celle de la communion silencieuse avec Dieu, devient ainsi l'axe principal de la vie quotidienne » (p. 30).

« Veillez donc en tout temps et priez » recommandait saint Luc (21, 36).

 

*   *   *

Qu'est-ce d'autre que la pratique du za-zen ? C'est le dernier point que je voudrais aborder.

En premier lieu, en rappelant brièvement – puisque je viens d'évoquer longuement la notion d'œcuménisme tout au long du deuxième paragraphe –, que za-zen, comme le souligne le Père Enomiya Lassalle citant le professeur Veda de Tokyo « est pour les moines zen la même chose que la communion chez les catholiques : union avec l'être[11] ». Au cours d'une retraite communautaire dirigée à Fleurier par ce même jésuite, celui-ci nota que « si le christianisme pratiquait le zazen, il n'y aurait nul besoin de théologiens » il précisa aussi que cette assise en silence permet « un recentrage permanent et facilite notre recherche intérieure ».

Ce n'est pas porter un jugement sur le christianisme, mais sur certaines de ses transmissions contemporaines, que d'ajouter que je ne compte plus mes amis chrétiens, comme mes correspondants ou visiteurs, qui ont retrouvé leur foi en Christ par le détour providentiel du message de Ramana Maharshi ou de la pratique du za-zen. C'est un fait et je m'exprime ici en témoin.

En second lieu, en confirmant que c'est dans la profondeur des messages traditionnels que se retrouve leur unité. Or je vois bien que tout ce qui vient des Indes, comme du Japon, n'a véritablement jamais le sommet spirituel du Maharshi et rarement l'environnement transformateur d'un Zen transmis par un Karlfried Graf Dürckheim, un Yuho Seki Rôshi, un Yamada Rôshi, un Enomiya Lassalle, un Jacques Breton.

Je ne peux, à ce sujet, que rappeler à ceux qui ont reçu en dépôt, par leur destinée, le sourire unifié du Bouddha, du Christ et du Maharshi, qu'ils en sont redevables à tous ceux, sans exception, qu'ils rencontrent. Quant aux "bénéficiaires"… que leurs oreilles écoutent et que leurs yeux voient.

En troisième et dernier lieu, en soulignant la parfaite identité de tout ce qui se dit sur l'enseignement dispensé par le Christ, de tout ce qui se vit en son nom, et de la pratique du za-zen. Tout chrétien est appelé à vivre la non-dualité du Christ Dieu-homme, comme tout méditant est conduit à la fusion de ses deux natures divine et humaine. Leur ultime message est un et passe par une reconnaissance à soi-même « à l'image de celui qui nous a créés et jusqu'à ce que nous parvenions à la pleine connaissance » (saint Paul, Colossiens 3, 10).

Henri Hartung, L'iris et le lotus, avec 4è



[1] Encore aujourd'hui il y a des activités dans ce lieu et à Saint-Gervais : Le programme du centre Assise en 2017-2018.

[3] Le 27 octobre 1986 à Assise a eu lieu une "Journée mondiale de prière pour la paix avec des représentants des Eglises et Communautés ecclésiales et des Religions mondiales à l'invitation du Pape Jean-Paul II". Le centre Assise doit en partie son nom à cette rencontre (Cf. Historique du centre Assise et de Jacques Breton).

[4] Henri Hartung meurt le 26 juillet 1988, et Graf Dürckheim le 28 décembre 1988.

[6] Le père Enomiya Lassalle (1898-1990) est un jésuite allemand missionnaire au Japon qui y est devenu un maître zen dans l'école Sanbō Kyōdan de Yamada, tout en continuant à rester ouvertement chrétien, il a entre autres publié Méditation zen et prière chrétienne, Paris, Cerf, 1973 et La Méditation comme voie vers l’expérience de Dieu, Paris, Cerf, 1982 ; Maître Eckhart (1260-1328) est un mystique rhénan dont la pensée est souvent rapprochée du zen ; Henri le Saux (1910-1973), bénédictin, a fondé avec Jules Monchanin l'ashram du Shantivanam en Inde, ami de Raimon Panikkar il a publié des livres dont Sagesse hindoue, mystique chrétienne, (Centurion, 1966) qui a beaucoup marqué Jacques Breton ; Bede Griffiths (1906-1993), bénédictin, a vécu à l'ashram du Shantivanam, il a écrit Expérience chrétienne, mystique hindoue,  éd du Cerf 1985, dont Henri Hartung cite ici de nombreux passages, toutes les pages indiquées sans référence sont de ce livre.

[7] Maître Eckhart, Traités et sermons, traduction Alain de Libéra, Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p. 410.

[8] Conformément à ce qu'a dit le concile de Vatican II, le Père Griffiths précise : « Ceux qui appartiennent à l'Église visible par la foi et le baptême, ne constituent pas un groupe privilégié d'hommes sauvés, mais un signe ou un sacrement de salut, c'est-à-dire qu'ils manifestent le dessein du salut de Dieu pour toute l'humanité » (p. 43)

[9] Les vertus cardinales sont au nombre de quatre et comprennent la prudence, la tempérance, la force d'âme et la justice, elles ont été identifiées par Platon dans La République. Les vertus théologales sont au nombre de trois : la foi, l'espérance et la charité.

[10] Cette précision a été ajoutée au texte de Henri Hartung. En effet le père Griffiths vit dans l'ashram du Shantivanam fondé par le père Henri le Saux en Inde, c'est à propos de ce qui s'y vit qu'il parle. La fondation de Fleurier par Henri Hartung allait dans le même sens.

[11] Cette phrase citée par Henri Hartung est à entendre dans le langage du Père Lassalle : « Il nous semble que l'illumination zen est en un certain sens une expérience de Dieu. Sans doute est-ce un fait qu'on ne trouvera guère aujourd'hui un maître zen pour parler sous cette forme de l'illumination, ne serait-ce que parce que cela représenterait pour lui un dualisme que le bouddhisme n'admet pas. Tout est un. Pourtant nous pouvons, laissant le mot "Dieu" de côté, dire sans hésitation que l'illumination est une expérience de l'être. Pour essayer de terminer avec plus de précision ce qu'est l'expérience de l'être, nous devons nous demander quel est cet être qui est connu de cette manière ? Est-ce un être relatif, un "étant" ? Cela ne signifie rien pour un bouddhiste, ce ne serait pas une contemplation de l'être ; car il veut dépasser l'être relatif. L'être différencié n'a pour lui, à proprement parler… aucune réalité. Non, pour le bouddhiste, c'est l'être absolu qui est connu dans la vision de l'être, qu'il l'appelle ainsi ou non, et même s'il a vu le néant ou le vide. C'est la réalité ultime et absolue. Or, en quoi Dieu, si l'on fait abstraction de toutes les représentations anthropomorphiques, est-il autre chose que la réalité ultime et absolue ? » (Méditation zen et prière chrétienne, Cerf 1973, p. 84)

 

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