Par Ama Samy – Méditation et thérapie : le Zen est thérapeutique, il n'est pas une thérapie
Cet article dont l'original est anglais date de décembre 2005. Il traite du problème qui se pose aujourd'hui avec des pratiques comme la Pleine conscience : pourquoi ne pourrait-on pas pratiquer une forme simplifiée de méditation, dans la mesure où elle contribue à améliorer la santé et le bien-être ?
Récemment c'est un problème qui a été soulevé dans le livre de Zineb Fahsi une professeur de yoga qui se défend d'être un gourou spirituel et qui juge que la pratique du yoga est dévoyée, assujettie aux dérives du capitalisme : Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme ("Petite Encyclopédie critique", aux éditions Textuel, 2023).
Ama Samy est le seul maître zen reconnu d'origine indienne. Né en 1936 dans une famille de confession chrétienne, il fait ses études chez les Jésuites et devient prêtre. Il se tourne ensuite vers l'hindouisme et suit les enseignements de sages réputés tel Ramana Maharshi, expérimentant la vie de mendiant et d'ermite. Finalement, c'est le Père jésuite Enomya Lasalle qui l'initie au Zen et l'introduit au Japon où il reçoit la certification du roshi japonais Yamada Ko-Un. En 1996 il créé en Inde du sud le centre zen Bodhi Zendo ; il enseigne également en Europe et aux USA. Il a écrit des livres dont un seul est traduit en français : Cœur zen, esprit zen, Ed. Sully, 2010. Un message de lui est déjà paru dans le tag Ama Samy,.
Voici le mot d'introduction de Jacques Scheuer à cet article[1] :
La publicité s'en empare. En Occident, en Asie. Dans la culture de consommation, la méditation se voit « réquisitionnée au service de la santé et du bien-être ». Réduit à une technique de relaxation, voici la méditation « sécularisée, simplifiée et dégagée de toute tradition ». On la dit capable de guérir les maladies du corps et les maux de l'esprit. Certes, des pratiques de conscience peuvent être bénéfiques. Selon Ama Samy cependant, la méditation ne remplace pas une vraie thérapie qui, à son niveau, peut « aider à articuler et à libérer le cœur et ses aspirations ». À l'inverse, la thérapie « ne peut pas conduire au royaume du Vrai Soi ». Sans le "saut" de la foi, sans un guide, et l'ouverture à ce que beaucoup de traditions appellent "grâce", la méditation risque de se réduire à « un voyage narcissique de l'ego ». – Une contribution vigoureuse au dossier délicat des rapports entre "psy" et "spi.
Méditation et thérapie :
Le Zen est thérapeutique, il n'est pas une thérapie
Par Ama Samy
On trouve dans un document récent : « Des études ont montré qu'une pratique régulière de la méditation peut diminuer la pression artérielle, le rythme cardiaque, réduire l'anxiété et l'angoisse, aider à soulager les insomnies et contribuer à tempérer la dépression aussi bien qu'à produire d'autres bienfaits. » (Los Angeles Times Syndicate - texte cité dans un journal indien). La diète, l'exercice et la méditation sont les trois recommandations de base faites aux malades cardiaques et à d'autres personnes atteintes de graves maladies de ce genre. Il semble y avoir un "boom" de la méditation en Occident (allant de pair avec des médecines alternatives, le yoga et ce qui s'en approche). La méditation est réquisitionnée au service de la santé et du bien-être par la culture de la consommation. Dans la revue National Géographic de décembre 2005, on trouve ces remarques à propos de la méditation bouddhiste : « L'approche bouddhiste de la méditation, de la "pleine conscience" offre un moyen de gérer le tumulte quotidien du XXIe siècle… Les études récentes suggèrent que la méditation peut apporter une aide dans des maladies liées au stress, comme les troubles cardio-vasculaires et l'hypertension… La méditation est un aspect du bouddhisme, l'engagement social par compassion en est un autre. »
La forme de méditation habituellement recommandée et pratiquée est la pleine conscience du corps et du respir, ou bien le recours à un mot ou une phrase, ou encore à quelque activité répétitive, combinée à une attitude de passivité à l'égard des pensées qui surviennent. Herbert Benson a même nommé cela "la réponse par la relaxation". C'est une forme de méditation sécularisée, simplifiée et dégagée de toute tradition, des symboles et de l'autorité. Par exemple, la méditation du bouddhisme Theravâda comme conscience du corps/respir est une pratique complexe, à strates multiples, enracinée dans la tradition et la perception bouddhistes, et elle est au service de l'éveil à l'impermanence et au non-soi, ce qui ultimement, est censé conduire au nirvana. On peut dire la même chose du Zen ou de la méditation du bouddhisme tibétain. Même le but du yoga classique est identique, c'est kaivalya, ce qu'on peut traduire par solitude, ou isolement et séparation de la matière et de toutes les formes d'incarnation. Ni le nirvana ni le kaivalya ne dépendent de l'expérience, car l'expérience est une modification mentale, ou de nature conditionnée. Le nirvana, lui, est inconditionné, non composé (asamkhata). Le kaivalya est la liberté à l'égard de tout substrat matériel et mental, il est totalement libre des affects et des perceptions.
Qu'en est-il alors de cette forme de méditation sécularisée, simplifiée, édulcorée, que l'on pratique, recommande et vante tant dans l'Occident actuel ? Et on pourrait demander : pourquoi ne pourrait-on pas pratiquer cette forme simplifiée, dans la mesure où elle contribue à améliorer la santé et le bien-être ? C'est très bien si cela marche. Mais s'agit-il vraiment de méditation au sens propre du terme ? Le terme, il est vrai, est problématique, mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas le prendre et l'utiliser de cette manière. Mais est-ce vrai de tout ce que l'on attend de cette forme de méditation ? En partie, sans doute, mais cela semble tenir largement de l'effet placebo. Cette forme de méditation remplace-t-elle aujourd'hui les formes complexes, liées aux grandes traditions ? Pas du tout. Les formes traditionnelles conduisent-elles pas, elles aussi, à des résultats identiques ou comparables pour la santé et le bien-être ? Oui, en partie, mais pas pleinement. Le but est le nirvana, le kaivalya, le kensho, la sagesse et la compassion ; mais, à titre d'effets latéraux, il y a aussi des bénéfices pour la santé. Permettez-moi de m'arrêter d'abord aux formes simplifiées de méditation pratiquées comme "réponse par la relaxation" qui donne la santé.
Méditation et guérison.
La pratique de la prise de conscience[2] ou pleine conscience est à la base de la plupart des formes de méditation dans l'hindouisme et le bouddhisme. Bien des psychothérapies modernes ont intégré une telle conscience dans leur thérapie. La pleine conscience, en priorité et fondamentalement, est basée sur les sensations du corps/respir, mais elle s'étend à la prise de conscience des sentiments, des pensées, des sensations qui se produisent au moment présent. Une telle prise de conscience permet tout d'abord d'habiter son propre corps-esprit, d'être en contact avec tout ce qui se produit ici et maintenant : on laisse être tout ce qui nous arrive ici et maintenant dans le corps-esprit ; un tel laisser-être facilite la mise à distance et le détachement de ses émotions et pensées. Il y a un espace de respiration, pour ainsi dire, entre soi et ses émotions et pensées. Une perspective s'ouvre. Cela implique de garder en soi et d'accepter ses propres émotions conflictuelles liées à l'angoisse, la peur, le plaisir, la volonté de puissance, la confusion etc. Habituellement, nous tendons à nous identifier à un même ensemble d'émotions et de pensées, et à éviter ou à réprimer les émotions et pensées soi-disant non-voulues. Dans cette pratique de la pleine conscience, on laisse exister ensemble, sans porter de jugement, toutes les contradictions et difficultés. On ne s'enfuit pas avec ses anges et on ne lutte pas contre ses démons. C'est tout le contraire du déni, de l'éviction, des projections, de la rationalisation, etc. C'est une pratique de laisser-être, être-avec, d'apprivoisement, à l'égard de toutes ses émotions, pensées et images.
Une méditation de ce genre requiert, au départ du moins, le soutien d'une relation humaine et également une pratique assidue. Par la suite, s'il n'y a pas une certaine foi et croyance, cette pratique n'a qu'un effet minime. Herbert Benson, qui a le premier proposé la "réponse par la relaxation", s'en est rendu compte et il parle du "facteur foi" comme vitale pour que la "réponse par la relaxation" puisse atteindre ses pleines potentialités. Ce que nous percevons comme réel, ou ce que nous croyons l'être, c'est le facteur décisif. Cette méditation de pleine conscience est baignée de foi et de confiance.
De ce genre de méditation de pleine conscience découle la confiance en soi, dans son esprit et son corps, l'acceptation de soi et l'empathie. On acquiert la confiance qu'on peut gérer ses émotions, ses phantasmes et ses pensées, si effrayants et si attrayants qu'ils soient. La confiance, l'acceptation de soi et l'empathie fleurissent, non pas comme lorsqu'on pense à ces choses, mais à partir de la pleine conscience de son corps et de ses émotions ; cependant nos croyances et nos attentes doivent être, au moins, sans échéance définie, une telle pratique de la pleine conscience guérit et libère ; elle semble affecter et modifier également le fonctionnement du système nerveux central. La pratique de la pleine conscience doit se répandre dans notre vie quotidienne. Cela nous aidera à vivre dans l'instant présent, dans l'absence de crainte et la compassion. On expérimente l'empathie pour soi-même aussi bien que pour les autres.
La thérapie comme spiritualité.
Les thérapeutes comportementaux, Steven Hayes et ses collègues, ont adopté cette pleine conscience dans leur thérapie et ils ont aussi mis en lumière d'autres implications de la pleine conscience pour la thérapie et la spiritualité. (Les termes "pleine conscience", "prise de conscience" et "conscience" peuvent être pris comme interchangeables, malgré des différences subtiles entre eux). Ils aident leurs clients à faire la différence entre le soi-comme-contenu, le soi-comme-processus et le soi-comme-contexte.
– Le soi-comme-contenu est le soi conceptuel que nous construisons pour donner sens à la manière dont nous faisons entrer nos histoires et nos penchants dans un réseau cohérent de relations et d'évaluation.
– Le soi-comme-processus est la manière dont on fait l'expérience des événements de la vie comme heureux ou malheureux, comme traumatisants, etc. ; c'est un soi qui consiste à "être en contact avec ses sentiments", ou à établir un cadre relationnel en rapport avec les termes émotionnels qui se relient plus communément avec ceux qui fonctionnent dans la communauté de parole plus large (chapitre 7, 2001[3]).
– Et le soi-comme-contexte, champ ou structure, qui est la dimension de spiritualité ; c'est le soi-comme-conscience, en tant qu'il est une perception ouverte sans limite. Le soi-comme-contexte est la perception que chacun a de sa vie et des événements qui la constituent.
« … toutes les expériences psychologiques, toutes les pensées et les sentiments se produisent à partir du point de vue d'un "JE" situé ICI et MAINTENANT… Le soi-comme-contexte possède une qualité plutôt étrange parce qu'il paraît ne pas avoir de limites. On peut être conscient des limites de toutes choses, sauf de son propre point de vue et de sa propre conscience. C'est pour cela que ce sens de la perspective, ce soi-comme-contexte, comme un lieu à partir duquel les choses se produisent, ne change pas une fois qu'il émerge (vers l'âge de trois ans) … Le soi-comme-contexte est le Je toujours présent, ICI et MAINTENANT. Il est tout simplement impossible de s'extraire de cette perspective sans prendre une autre perspective, et ainsi, Je, ICI et MAINTENANT, continue sans se briser et sans limites. »
Cela conduit ces thérapeutes à l'affirmation (spirituelle) : « On ne fait pas l'expérience du soi-comme-contexte comme d'une chose. En conséquence, Je (le soi-comme-contexte) est non-chose (le mot nothing s'écrivant originellement no thing). Les seuls événements qui sont délimités (ce ne sont pas des 'choses') sont rien et tout. Du point de vue de l'expérience, je suis tout/rien. » (Chapitre 13, 2001). Ils apprennent à leurs clients à prendre une perspective qui les place à distance de leurs problèmes, à voir les histoires de leurs vies, leurs émotions et leurs pensées comme non identiques à leur soi, et à faire l'expérience d'eux-mêmes comme un champ sans limite du point de vue qui sous-tend ou transcende les pensées, les émotions et tous les contenus de ce genre. Il s'agit de ce qu'on appelle le point de vue du témoin dans les méditations hindouistes/bouddhistes traditionnelles. On va ainsi au-delà de ses problèmes émotionnels, on laisse exister ce qui existe ici et maintenant, et on devient davantage capable, avec l'aide du thérapeute, de choisir ses valeurs et ses engagements. Ils enseignent par parabole et paradoxe, ce qui ressemble à l'approche que le Zen a du langage et du passage par la parole. Dans cette approche de Hayes et des autres, méditation, spiritualité et thérapie semblent perdre les frontières qui les séparent et s'entremêler. Pourtant, tous les psychologues ou thérapeutes n'accepteront pas leurs affirmations concernant la thérapie de la pleine conscience comme spiritualité. Aux yeux de ces critiques, Hayes et les autres introduisent subrepticement la spiritualité sans vraie garantie. Bien plus, la dimension de point de vue n'est qu'un aspect du soi, même s'il est à la base et fondamental ; il y a un soi dans de multiples dimensions et l'on est toutes ces dimensions à la fois. Guérison et spiritualité s'adressent au soi entier dans ses multiples dimensions, ses phases et ses relations.
Thérapie par rapport à la méditation.
Il y a bien des formes et des sortes de thérapie, et on peut avoir recours à la méditation en pleine conscience dans presque toutes les formes de thérapie, même si son utilisation par Hayes et les autres est remarquable. La pratique de la pleine conscience est une base de la méditation, mais il y en a d'autres comme, par exemple, les formes tibétaines du chant, la visualisation, l'utilisation de mandalas et de mantras, ou celle des figures de divinités et de démons ; la dévotion à l'égard du guru qui implique qu'on idéalise celui-ci et qu'on s'identifie à lui est aussi quelque chose de central dans le bouddhisme tibétain, et cela paraît être une aide pour beaucoup de gens (cf. Capper).
La méditation dans toutes ces formes, et particulièrement celle de la pleine conscience, peut être thérapeutique, mais elle ne peut pas remplacer la thérapie ; la thérapie a quelque chose que ni la méditation ni la religion ne peuvent offrir. D'un autre côté, la méditation dans les grandes traditions et les religions va plus loin que la thérapie, et la thérapie ne peut pas les remplacer. Il est important ici de se rappeler que la méditation des grandes traditions ne peut pas être séparée de la tradition et de la communauté particulière dont elle fait partie, de leur vision et de la manière de vivre, ainsi que de leur dimension religieuse. En Occident, cependant, la thérapie en est souvent arrivée à combler pour beaucoup de gens le besoin de religion ; dans ce cas, la thérapie a un aspect religieux ou devient une religion. Cela dépend beaucoup des attitudes, des croyances et de la vision du monde du thérapeute.
La Voie du Zen au-delà de la thérapie.
J'enseigne la méditation zen, et permettez-moi de m'exprimer à propos du Zen et de la thérapie ; bien que j'en aie parlé ici ou là, permettez-moi une réflexion un peu plus élaborée.
La méditation zen est thérapeutique, mais il ne s'agit pas de thérapie au sens habituel du terme ; la méditation zen est religieuse, mais elle n'est pas une religion ; le Zen est éthique, mais il n'est pas un système moral ni un moralisme ; le Zen est personnel et interpersonnel, mais il n'est pas un individualisme ni un libertinisme ; la méditation zen est une pratique du corps/esprit, et elle est enracinée dans la tradition et la vision du Zen, et aussi dans une sangha/communauté et une relation maître-disciple. Le Zen est orienté vers l'éveil, qui est l'aube d'une nouvelle vision du monde et d'une réalité transformée ; cela invite à mourir à soi et au monde. L'éveil authentique déborde en compassion pour soi et pour le monde.
Permettez-moi aussi une mise en garde : le Zen dépend beaucoup des maîtres zen, qui varient beaucoup quant à la profondeur de leur éveil et de leur réalisation, tout comme dans leur maturité psychologique, morale et intellectuelle.
Les pré-requis traditionnels du Zen sont le Grand Doute, la Grande Foi et le Grand Jeûne. On vient au Zen lorsqu'on cherche à être libéré de sa souffrance et de l'aspiration impatiente du cœur à l'éveil. On peut y venir, toutefois, parce qu'on cherche une guérison, une paix ou une liberté. Alors au cours de la pratique, il se peut qu'on découvre les désirs et les aspirations plus profonds de son cœur. Le bouddhisme Mahâyânâ appelle cela l'incitation et l'attraction de la Bodhicitta, le cœur-esprit de l'éveil. Normalement, on commence à pratiquer le Zen avec un maître, qui tient une place dans la tradition et dans la communauté zen. La foi dans cette tradition du Zen, la confiance dans le maître et dans le sangha, ainsi que l'engagement dans la discipline et le chemin sont vitaux. La relation de foi, de confiance et d'engagement entre le disciple, le maître et le sangha a un effet de guérison et de renforcement de la confiance en soi. Chacun doit se confronter à lui-même et lutter dans la solitude de son cœur avec toutes ses questions, mais il fait le chemin en compagnie du maître et du sangha. La méditation et la foi sont limitées et nourries par la relation humaine. Car c'est l'amour qui guérit et libère vraiment, que ce soit dans le cadre de la méditation ou dans celui de la thérapie.
Simplement s'asseoir.
La pratique de base du Zen est la méditation assise, shikantaza. Ce qui a été dit plus haut sur le rôle de guérison de la méditation en pleine conscience s'applique ici aussi. Mais, dans le Zen, cela s'accomplit dans la foi et la confiance : foi et confiance non pas dans quelque chose ou dans une personne, mais simplement au sens d'être saisi/embrassé par le Mystère et fondé dans le Mystère ; cela implique aussi une certaine confiance dans la voie du Zen, dans le maître et, finalement, la confiance dans son propre cœur-esprit. Dans ce mystère et cette ouverture, on parvient à la réalisation de l'acceptation inconditionnelle de soi-même et de l'unité avec toutes choses. Ce qui survient dans ce zazen est un sentiment profond que « tout sera bien, toutes sortes de choses seront bonnes » (Julienne de Norwich), ou, selon les mots de Unmon : « Chaque jour est un beau jour ». Il est possible que l'on ne puisse pas guérir ses névroses ou ses maladies, mais l'on parvient à un "oui" profond à la vie et à sa propre personnalité imparfaite ; c'est une forme de lâcher-prise, de laisser-être, de consentement (surrender) et d'acceptation de soi. « La rivière s'écoule sans arrêt, simplement comme elle s'écoule. La fleur éclôt rouge, simplement comme elle éclôt. »
Samadhi et effort.
Le Zen n'est pas seulement « simplement s'asseoir, l'herbe pousse ». C'est aussi un effort intense, et un exténuement, ce qui devient plus manifeste particulièrement dans le Zen des kôans. D'un côté, la méditation zen est lâcher-prise, être, Gelassenheit, acceptation de soi ; de l'autre côté elle requiert un effort de tout son cœur et de tout son esprit, du corps et de l'âme, en vue de l'éveil de soi-même comme de tous les êtres. Un tel effort intense ne devrait pas être un combat volontariste, mais une forme de vouloir et d'effort sans ego, wu-wei, l'action qui n'est pas une action. C'est de la concentration sans effort volontariste. « Pour nous, il n'y a que l'essai. Le reste n'est pas notre affaire » (T.S. Eliot). Dans la pratique de la méditation zen, cela conduit au samadhi (zanmai), qui est une concentration sur un seul point. Sans le samadhi et la puissance qui découle du samadhi (joriki), on est une proie d'un flot ininterrompu d'émotions, d'imaginations et de distractions. Le samadhi unifie la psyché, corps et esprit. Le samadhi devient, pour la vie quotidienne, une manière de vivre en pleine conscience et éveillé, fondée dans la conscience du corps et du respir. Pourtant, le samadhi ne suffit pas.
Les mille portes des kôans.
Travailler avec les kôans du Zen, accompagné par un maître éveillé, peut être merveilleusement libérateur, apporter guérison et éveil. On est mis au défi de lâcher prise sur ses identités et conceptions du monde limitées, d'adopter des identités variées et différentes, de prendre conscience de soi-même comme à la fois ouvert sans limite et un avec le monde entier ; et aussi d'apprendre à agir comme en jouant, de lâcher prise, de s'affirmer face au maître et de recevoir enfin avec gratitude et joie son soi et le monde. On parvient à prendre conscience qu'il est bien d'être imparfait, d'être humain, d'être vulnérable et mortel. Le soi n'est pas le soi, aussi le soi est-il le soi.
Constitution de soi et appropriation de soi.
La pratique du Zen prend place, comme on l'a dit précédemment, dans le champ de la relation au maître, au sangha, et à la tradition. En se tenant dans ce champ de relation et d'amour, on est appelé à se constituer comme soi, à se choisir dans un acte d'appropriation de soi. C'est un appel à la libération de l'esclavage des conventions, des lois et des traditions, des idéologies et des dogmes, de la société et des institutions. C'est une question de constitution de soi dans l'intériorité et la subjectivité : c'est la conscience devenant consciente, le soi se transcendant lui-même, tout en revenant pour coïncider avec lui-même, dans un va et vient continu de questionnement, de dialogue, d'expérience et de jugement. C'est l'appel à l'affirmation de soi dans la transcendance de soi, dans l'amour et la compassion. C'est un voyage que l'on fait à travers son cœur et son esprit, avec le questionnement sur ce que je suis et sur ce qu'est le réel. On est appelé à suivre la voie de l'écoute de son propre cœur-esprit, tout en écoutant aussi le monde. C'est une vie dans une liberté authentique et une compassion libérée de l'ego.
S'éveiller à la vacuité.
Le Zen est orienté vers l'éveil. La liberté et la compassion découlent de l'éveil authentique. L'éveil dans le Zen est éveil à la Vacuité – la Vacuité s'éveillant à la Vacuité. Il y a bien des dimensions et des niveaux dans cette réalisation de l'éveil. Le cœur de l'éveil est la réalisation du soi-comme-conscience à la fois en tant que 'vide', et en tant que ouvert au monde entier et un avec lui ; c'est aussi la réalisation que « Cela est la même chose que vous, vous n'êtes pas cela », comme l'exprime le Chant du Miroir du Joyau (de Tung shan Liang chieh, en japonais Tozan Ryokaï). La vacuité et l'unité sont deux faces d'une unique réalisation ; le monde est le soi, le soi est le monde. C'est, selon les mots de Dôgen, « oublier le soi et être illuminé par les dix mille choses ». Toutes choses, et chacune en particulier, est la venue de la Vacuité qui est le soi, chaque chose, chaque personne, est un appel qui est grâce et cadeau. C'est une vision cosmique, une Weltanschauung, de même qu'une attitude et une posture ; l'attitude est celle d'un "oui" à la vie, au monde et à soi. La vacuité est le fondement/socle de notre soi véritable, et dans ce mystère de la vacuité, le soi limité de notre corps-esprit est embrassé et chéri avec amour et gratitude – elle est la forme de la Vacuité que nous manifestons. On s'éveille au Cœur-Esprit de la Vacuité comme à son propre cœur-esprit. C'est le cœur-esprit de la compassion. L'inhumanité des hommes à l'égard des humains et des animaux, les souffrances insupportables, les tragédies et les traumatismes de gens innombrables arriveront presque à briser votre cœur : le cœur éveillé est un cœur brisé, et seul le cœur brisé est le cœur de la compassion.
Interaction entre méditation et thérapie – une autre façon de le dire.
Dans la méditation, qui n'est qu'une façon d'« être avec soi-même, sans rien faire », on entre en contact avec les aspirations de son cœur ; les aspirations du cœur visent en fin de compte la paix ultime, la liberté, la joie et la compassion : c'est, en réalité, le désir et la quête de la Réalité Ultime en termes du Vrai, du Bon et du Beau – c'est l'aspiration du Vrai Soi pour le Vrai Soi. Comme on l'a signalé précédemment, le Mahâyânâ appelle cela l'éveil de la bodhicitta. Dans le Zen, cela conduit à l'éveil à la Vacuité et à l'unité de tous les êtres. La vacuité zen peut être qualifiée d' « Ouverture sans limites », et tout autant de « Mystère qui est grâce ». Les religions, le bouddhisme comme le christianisme, ont le plus souvent compromis l'éveil des aspirations du cœur, en enseignant la négation des désirs, en présentant les désirs comme la racine de l'ignorance et du mal. Mais ce sont les désirs mal orientés, les désirs qui absolutisent les réalités finies comme la santé, la richesse, le sexe, le pouvoir etc., ce sont ses désirs-là qui font problème, et non les aspirations du cœur elles-mêmes. C'est ici que la thérapie peut aider à articuler et à libérer le cœur et ses aspirations. Cependant, la thérapie ne peut pas nous conduire au royaume du Vrai Soi, à la vision et à l'expérience de la Réalité Ultime de la vie et du monde, de soi et des autres. Cela ne peut être réalisé que par la foi, l'amour et l'espérance du cœur. La foi est un "saut" au-delà des limites du sensible et du perceptible : aux limites de son monde et de son expérience, on parvient à une absence, un vide, la vacuité ; on doit se laisser tomber dans le vide, l'obscurité, et l'inconnaissance ; ce n'est qu'ainsi qu'on s'éveille au mystère sans nom au cœur de la réalité et de soi-même. Les paroles du poète désignent en quelque sorte la phase d'attente dans l'obscurité de la nuit (T. S. Eliot, The Four Quartets) :
« Je dis à mon âme : sois sereine, et attends sans espoir,
car l'espoir serait un espoir qui se trompe d'objets ; attends sans amour,
car l'amour serait un amour qui se trompe d'objets ; il y a encore la foi.
Mais la foi, l'amour et l'espérance sont tous dans l'attente ».
C'est la dimension religieuse, et celle-ci est enracinée dans une tradition et une communauté religieuses ou spirituelles. On doit choisir librement une telle communauté et une telle tradition pour trouver un soutien et un sens, que le "monde" ne peut pas donner. Par un tel choix, par la foi et l'expérience de la compassion, le monde lui-même est transformé en un mystère extraordinaire. Ceci dépasse la compétence de la psychothérapie.
Il y a un autre malentendu souvent perpétué par les religions et la spiritualité : à savoir qu'il y a en chacun deux volontés qui s'opposent et se contredisent, l'une mauvaise et l'autre bonne, la mauvaise étant souvent confondue avec l' "ego" ou même avec le "soi". Il n'y a qu'une volonté et qu'un désir sous l'angle du bien ultime et de la béatitude du cœur humain. La réalité ultime coule à travers le cœur et l'être individuel de chacun, elle s'articule et s'actualise en eux. Bien sûr, la compréhension et la volonté de chacun peuvent être dans la confusion, se tromper, être désorientées ; et de plus, notre corps et nos émotions peuvent être opaques et récalcitrants ; on peut être arrogant, borné, et se laisser guider par son seul intérêt. Mais notre cœur et notre volonté sont, à la base, bons et orientés vers le bon et le vrai. La manière juste est alors d'aider la personne à voir correctement, à discerner la vérité dans l'amour, à écouter les aspirations et les désirs les plus profonds de son cœur. Cela peut nécessiter l'aide de la thérapie ; la thérapie, avec son attitude de non-jugement et d'encouragement des patients à être les acteurs de leur propre vie, peut être une aide fantastique. Pourtant la psychothérapie n'est que la moitié du chemin vers chez soi ; c'est finalement à la guidance spirituelle et au statut du disciple que revient le rôle d'aider à conduire vers la vision de la réalité et du sens ultime de la vie, vers le "saut de la foi". Tout cela n'est pas simplement le travail de l'individu ou de l'individu avec le maître. Cela implique ce que les traditions religieuses et spirituelles appellent "grâce" –, "l'heureuse chance" -, un cadeau immérité, une bénédiction qui se déverse sur quelqu'un en cours de chemin. La réponse correcte à une telle grâce, à de telles bénédictions, est une attitude de gratitude, de même que de don de soi dans un service sans repli sur soi.
Vivre sans égoïsme et vivre à partir du cœur.
Dans une telle vie, on doit apprendre à ne pas regarder en arrière ou se crisper sur soi dans une attitude d'autodéfense, d'autojustification ou d'indulgence à l'égard de soi, ou dans les nombreuses manières de s'accrocher désespérément à des sécurités et des certitudes ; car, dans l'éveil à la vacuité, on a déposé les armes et on marche librement dans la connaissance de la compassion et de la miséricorde qui embrassent toutes choses. Et cela s'appelle une 'conversion' au bien : on se laisse être choisi toujours à nouveau par le bien et le vrai plutôt que par une volonté de domination, de pouvoir ou de plaisirs. Mais il ne s'agit pas de valeurs simplement objectives, impersonnelles ; il s'agit d'écouter les désirs et les aspirations les plus profonds du cœur et de suivre le bien, le vrai et le beau tels qu'ils se manifestent à travers le cœur et l'âme, en tant qu'ils sont enracinés dans le monde. Dans une telle vie, les doutes, les conflits, les angoisses sont une partie inévitable de la vie. On doit vivre avec toutes les ambiguïtés et les angoisses de même qu'avec les détresses et la souffrance inexprimable du monde ; et, en même temps, apprendre à vivre simplement et à aimer de tout son cœur, de tout son esprit et de toute son âme, dans une foi, une liberté et une confiance sans limites, qui jaillissent de la réalisation de la vacuité qui est le socle et l'être de l'authentique soi de chacun.
Difficultés et dangers.
L'idéal du Zen est beau et séduisant. Mais il y a tant de difficultés et d'embûches dans la réalisation de l'éveil et de la compassion ! Plus souvent qu'il ne faudrait, les maîtres sont superficiels, immatures et manipulateurs. Beaucoup de maîtres occidentaux réduisent la méditation et le Zen à une forme quelconque de psychothérapie ; en cela, ils trahissent l'esprit et ils trahissent leurs étudiants. Pour ce qui concerne les étudiants, la plupart d'entre eux semblent venir en quête de santé, de bien-être et de développement personnel. Beaucoup de gens qui ont des problèmes psychologiques sérieux viennent au Zen dans l'espoir de trouver un traitement. Comme il a été dit précédemment, ces gens-là en retireront quelque bénéfice, mais le Zen ou la méditation ne peuvent pas remplacer une thérapie, la méditation n'est pas la réponse à ces problèmes. Bien plus, la plupart des maladies psychologiques naissent de problèmes de société et de maux sociaux. Non seulement la psychothérapie n'est pas une solution adéquate à ces problèmes, mais elle est devenue bien souvent la servante malgré elle d'une culture narcissique. Beaucoup de gens sont, de manière obsessionnelle, à la recherche de grandes expériences pour échapper à la vie ordinaire dans le monde et aux tâches de l'existence ; certains veulent réaliser de grandes expériences de percée par leur propre effort volontariste et leur propre lutte : pour ces gens-là, la méditation devient un voyage narcissique de l'ego. Pour les gens qui cherchent à fuir la détresse de leur propre soi, des mots comme vacuité, vide, détachement et non-soi deviennent des portes magiques pour sortir de l'embrouillamini de leur devenir personnel et des relations humaines qui deviennent incontrôlables et imprévisibles. Beaucoup aussi sont allergiques à la tradition, à l'autorité et à la discipline. Certains sont trop plein de volonté propre pour être capables d'écouter un maître, certains sont trop inquiets, trop perturbés pour être capable de s'asseoir tranquillement en zazen ou pratiquer la pleine conscience. La thérapie peut être l'option la meilleure pour toutes ces personnes. Mais pour ceux qui sont dans une recherche spirituelle sérieuse, la thérapie ne peut pas remplacer la spiritualité ou la quête religieuse de la réalité et du sens ultimes. Le Zen ou la spiritualité ont quelque chose à voir avec le salut ou l'éveil, et cela va au-delà du bien-être et de la santé ordinaire, qui sont habituellement le domaine de la thérapie et de la médecine. Cependant, la thérapie peut être d'une grande aide pour beaucoup de méditants. Car souvent la méditation peut "contourner" les émotions, la complexité émotionnelle et les motivations inconscientes, voire même, quand elle est maniée par des maîtres avec des vues fausses et erronées, elle tend à réprimer et nier les désirs humains et l'identité personnelle ; et, dans des cas semblables, la thérapie peut être libératrice. Cependant, il est important de ne pas confondre spiritualité et méditation avec la psychothérapie, ni de les prendre l'une pour l'autre.
Retour à la place du marché.
Il y a aussi le danger de prendre la méditation comme le premier et le dernier mot. La méditation n'est qu'une partie du chemin spirituel. Bien plus, la méditation et l'éveil doivent pénétrer dans la vie quotidienne et dans nos relations. On doit prendre la responsabilité de sa vie et de sa manière de vivre. C'est en vivant sa vie quotidienne, en apprenant à être en lien avec d'autres, à prendre soin du monde, en s'engageant dans une vocation, que notre pratique de la méditation et de l'éveil est authentifiée. L'éveil n'est pas seulement pour soi, c'est un appel à prendre soin du monde et des autres comme de soi-même. La plupart du temps, quelqu'un va mieux et est même guéri, lorsqu'il commence à prendre soin des autres et du monde et à s'engager pour eux. En même temps, on a aussi besoin de se comprendre soi-même, d'apprendre à écouter son cœur et son esprit, de discerner le bien et le vrai du non-vrai et du mauvais, et de choisir la voie qui donne la vie. Cela impliquera d'apprendre à vivre en communion avec d'autres, d'apprendre à écouter, à partager et à dialoguer. De cette façon, la vie elle-même devient une thérapie ; et le champ de la vie est le lieu de l'authentification et de l'actualisation de l'éveil. La source de la vie éveillée surgit de la vision du Mystère de la Vacuité de soi-même et du monde et de leur non-dualité.
Permettez-moi d'exprimer cela dans les mots de l'éveil zen : demeurer dans la Vacuité, tout en marchant sur les routes du monde ; et marcher sur les routes du monde, tout en demeurant dans la Vacuité.
Bibliographie :
Benson, Herbert, M.D. with William Proctor: Beyond the Relaxation Response : How to Harness the Healing Power of Your Personal Beliefs. New York Times Book, Co., Inc., 1984.
Capper, Daniel: Guru Devotion and the American Buddhist Experience. Laviston, NY: The Edwin Mellen Press, 2005.
Hayes, Steven. C., Kirk D. Strosahl and Kelly G. Wilson, eds. Acceptance and Commitment Therapy: An Experiential Approach to Behavior Change. New York, London. Guilford Press, 1999.
Hayes, S. C., Dermot Barnes-Holmes and Bryan Roche, eds. Relational Frame Therapy: A Post-Skinnerian Account of Human Language and Cognition. New York: Kluwer Academy/Plenum Publishers, 2001.
Samy, Ama : Zen: Awakening to Your Original Face. Cre-A, Chennai. 2005.
-----------------: Zen und Erleuchtung. Zehn Meditationen eines Zen-Meisters. Berlin 2005.
--------------: (Arokiasamy, Arul.M.): Warum Bodhidharma in den Westen Kam: oder Kann es ein europaeisches Zen geben. Ch. Falk verlag, Seeon, 1995. (Why Did Bodhidharma Come to the West? Zen Transmission: problem, perils and promise. English Mss.)
[1] Cette introduction est extraite de l'éditorial de la revue des Voies de l'Orient n° 104, juillet-août-septembre 2007. L'essentiel de l'article qui est mis ici vient de la traduction parue dans ce numéro. À l'époque l'article d'Ama Samy était disponible en anglais sur le site du Père Ama Samy (https://www.bodhisangha.net/index.php/en/zen-teachers/ama-samy), La revue des Voies de l'Orient a fini de paraître en 2022. Pour Jacques Scheuer qui est jésuite, voir https://www.jesuites.com/portrait-jacques-scheuer-sj-centre-sevres-paris-et-lumen-vitae-namur/
[2] L'anglais dispose de trois mots distincts : ici awareness et minfullness, mais consciousness aussi. En français, l'habitude a été prise, notamment dans la production des ouvrages de Thich Nhat Hanh, de traduire mindfullness par "pleine conscience". Nous traduisons ici awareness par "prise de conscience" et consciousness par "conscience", faute de mieux. (NdT)
[3] Livre de Hayes, S. C., Dermot Barnes-Holmes and Bryan Roche cité en bibliographie.