Les quatre Voeux commentés dans Éveil et quotidien par Silvia Ostertag formée par K-G Dürckheim et maître zen
Éveil et quotidien est un livre où Silvia Ostertag (1942-2011) est en conversation avec Michael Setlinger. À plusieurs reprises ils ont abordé les quatre vœux que récitent les pratiquants du zen. Ces quatre vœux ont fait l'objet du message précédent du blog.
Le présent message donne d'abord une présentation du livre puis donne les extraits relatifs aux quatre vœux. Dans ces extraits certains paragraphes ont été divisés en plusieurs paragraphes.
Éveil et quotidien
2013, Éditions Accarias-L'originel
Titre original : Erleuchtung und Alltag
Expérience d'une maître zen en conversation avec Michael Setlinger,
Traduction de Suja Stockhausen-Lefranc et Brigitte Rouget-Deleuze revue par Pierre Philippon
Le chemin que propose Silvia Ostertag nous mène à faire l'expérience de la réalité de l'être et à une transformation de nous-mêmes, de notre quotidien et de notre action dans le monde. Elle explore tous les aspects de ce processus de transformation d'un être jusqu'à la réalisation de l'unité avec tout ce qui existe. Elle témoigne avec une grande sincérité des obstacles, étapes, et expériences qu'elle a elle-même vécus dans son cheminement personnel et illustre avec clarté et sagesse les grands thèmes de la quête spirituelle. Ses indications sont précieuses sur l'intégration de la voie au quotidien, sur la sortie des automatismes, sur la nécessaire vigilance du regard, la prise de conscience du sens de notre existence. Ce dont il s'agit dans le zen est l'expérience du Maintenant : expérience possible seulement si notre vigilance est en contact avec l'instant présent. "L'esprit du quotidien est le chemin". La réalité absolue n'est pas séparée d'un iota de l'esprit ordinaire. "Marcher est zen, être assis est zen". L'auteur insiste sur le caractère universel de la pratique. Qu'elle parle de l'éveil, de l'illumination, source de tant de fantasmes et de représentations illusoires, qu'elle aborde les émotions, ou encore la pratique méditative, Silvia Ostertag trouve des exemples concrets, des images révélatrices, qui pointent toujours l'essentiel ; cet essentiel est l'essence de la vie quotidienne.
Extraits de Éveil et quotidien concernant les 4 voeux
Voici tout d'abord les quatre vœux tels qu'ils apparaissent dans Éveil et quotidien
- Aussi nombreux que soient les êtres de l'univers, je forme le vœu de les sauver.
- Aussi inépuisables que soient les illusions (les pensées et les émotions trompeuses), je forme le vœu de les abandonner.
- Aussi infinies que soient les portes du dharma, je forme le vœu de les passer toutes.
- Aussi incomparable que soit la vérité, je forme le vœu de parvenir jusqu'à elle. (Ou, selon la traduction allemande : « Le chemin de l'éveil est incomparable. Je forme le vœu de le parcourir jusqu'au bout. »)
Extraits du chapitre « Poursuivre et aller plus loin – Phases et impasses sur le chemin de la méditation »
p.69-71.
M : Dans le contexte du zen on récite ce que l'on appelle les quatre grands vœux, et que le premier vœu est : « Aussi nombreux que soient les êtres de l'univers, je forme le vœu de les sauver. » Cette phrase peut être dangereuse car elle peut renforcer une prise de responsabilité tout à fait exagérée et inadéquate. Au fond, elle est supposée situer notre propre exercice dans un contexte plus vaste ?
S : C'est surtout dans mes enseignements que je parle de cette corrélation fondamentale : on ne s'exerce pas seulement pour son propre salut, mais notre exercice est au service d'un salut plus global. Mais les instructions concernant l'exercice proprement dit ne doivent surtout pas être imprégnées de l'idée de responsabilité vis-à-vis des autres. Ceci pourrait en effet introduire une exigence morale à laquelle les uns s'opposeraient, en fonction de leur histoire personnelle, ou avec laquelle les autres s'identifieraient, selon leur origine, ou qui accablerait les troisièmes, à nouveau en fonction de leur histoire. Mais pour rester un instant encore dans la situation concrète d'une sesshin : quand on perçoit la force extraordinaire qui émane d'un groupe assis en silence, on cherche volontiers, par son propre recueillement, à contribuer à l'exercice des autres.
M : Comment expliquez-vous plus exactement la signification de ce vœu : « Aussi nombreux que soient les êtres de l'univers, je forme le vœu de les sauver » ?
S : Il faut préciser que cela ne veut pas dire qu'il faille aller par-delà le monde et devenir missionnaire du zen. Et cela ne veut pas dire non plus qu'il faille se sentir élu pour pouvoir ou devoir sauver le monde entier ni par les actes ni par les paroles. Il s'agit plutôt de reconnaître que nous sommes déjà sauvés nous-mêmes. Et c'est cette certitude profonde, cette reconnaissance, qui sauve et amène les autres à cette même certitude.
Dans ce sens, le travail que nous faisons sur nous-mêmes dans l'assise en silence est en liaison avec tout notre entourage. Plus les illusions tombent, plus nous percevons que toute créature est déjà sauvée, plus nous ressentons le désir de continuer cette purification et d'approfondir cette reconnaissance, pour ainsi servir les autres. Avec ce sentiment, on ressent souvent aussi une gratitude envers tous ceux qui, par leur travail sur eux-mêmes, nous ont fait progresser sur notre propre chemin d'évolution, qui nous ont "sauvés".
En plus, je pressens depuis longtemps déjà que nous sommes reliés les uns aux autres par chaque élan intérieur, par chaque nouvelle compréhension, reliés les uns aux autres comme par des "ondes" : la science commence à le démontrer maintenant.
M : Vous voulez dire que dans un champ spirituel il y a comme des fils très fins, tissés, qui se renforcent ?
S : Oui. Et dans ce sens, je suis persuadé que chaque exercice spirituel se propage, agit dans le cosmos et sert au salut de manière plus globale.
Extraits du chapitre « Illumination – S'éveiller à son être originel »
p. 129-131.
M : Nous allons maintenant aborder un sujet qui joue un rôle tout à fait prépondérant dans les mouvements de méditation et qui est désigné par le terme "illumination". […] J'aimerais donc parler avec vous de ce sujet, pour clarifier certains aspects, là où c'est possible de clarifier. Qu'en pensez-vous ?
S : De quoi ? De l'illumination ? De tout ce que l'on en dit et que l'on ne devrait peut-être pas dire ? De la motivation que l'on peut gagner quand on connaît le but que l'on s'est fixé ? Dans le sens que l'on dit : pour atteindre l'illumination, je vais continuer à m'exercer ?
M : Oui, commençons donc avec cela : c'est un but si fondamentalement grand qu'il s'agit d'atteindre, que l'on est prêt à endurer des moments qui peuvent parfois être difficiles.
S : Cela me fait penser au dernier des quatre grands vœux du zen qui dit : « Aussi incomparable que soit la vérité, je forme le vœu de parvenir jusqu'à elle. » (Il existe d'autres variantes de traduction pour ceci).
Oui, c'est comme avec une randonnée en montagne : arriver au sommet, c'est un exploit ! Cette idée réveille bien sûr des forces et surtout une grande capacité d'endurance, quand, épuisé, on craque à mi-chemin et qu'on veut abandonner.
De ce point de vue-là, l'idée de l'illumination a un bon effet stimulant sur la concentration lors de l'assise en silence, surtout justement dans les phases pendant lesquelles on se trouve confronté à des difficultés, de sorte que la vue du sommet – qui doit être la fin de toutes nos peines – nous fait continuer.
L'attente de l'événement de l'illumination à venir comporte le danger qu'alors on soit assis là pour l'expérience d'après-demain. Et, par pur espoir de vivre le grand événement, on oublie que dans cet exercice, il ne s'agit que de maintenant. Et qu'en se focalisant tout le temps sur le succès, on ne voit plus comment le silence est justement maintenant avec nous. C'est comme quand, en ayant toujours ce regard rivé sur le sommet de la montagne, on ne jouit plus du pas que l'on fait et que l'on ne remarque pas la gentiane au bord du chemin.
Mais ce n'est pas uniquement en ce sens qu'il n'est pas sans danger de se réjouir d'avance du grand événement à venir. Quand on fait cela, on pense que seule cette expérience peut nous combler et avoir l'effet libérateur et transformateur attendu. Dans une telle illusion, on ne remarque pas et on n'estime pas à quel point chaque minute d'assise silencieuse a son influence sur la vie entière, que l'on vive jamais quelque chose comme l'illumination ou pas. Elle renforce la fausse idée selon laquelle la vie devrait être plus facile après l'illumination. Elle est plus facile, elle est incontestablement plus facile ! Et en même temps, elle ne l'est pas, vraiment pas.
Alors les problèmes du quotidien seraient balayés tout d'un coup. Vous pensez que personne ne pense cela ? Peu de personnes l'avouent. Et justement, ce n'est absolument pas ainsi. Et surtout, s'ajoute à cela qu'à partir d'une telle expérience on éprouve d'autant plus clairement et peut-être aussi plus douloureusement la discordance entre l'état dans lequel on a été pendant un moment et qui nous a permis de voir les choses telles qu'elles sont réellement, et l'état d'esprit habituel qui nous rattrape quand même et s'empare de nous.
M : L'expérience de l'illumination ne suffit donc pas pour que tout baigne ?
S : Non, car ensuite vient le devoir d'intégrer ce que l'on a vécu et ce devoir n'est pas nécessairement chose facile. Nous en parlerons certainement.
M : Nous venons d'utiliser le terme illumination comme si c'était une évidence. Est-ce qu'il est bien approprié à ce qu'il doit désigner ?
S : "Illumination" est un joli mot pour illumination !
Mais il prête également à confusion car, quand on entend "illuminer", on pourrait penser qu'il devrait s'agir d'une perception sensorielle exceptionnelle. Avec une telle idée, on se tient à l'écart de ce que "s'éveiller" pourrait signifier pour soi-même, tout comme avec tout autre représentation que l'on s'en fait.
M : Vous venez d’employer le terme « s’éveiller ». C’est d’ailleurs la traduction littérale de buddha - l’éveillé, et non pas l’illuminé.
S : Oui, c’est ça. S’éveiller est également pour moi une expression adéquate. Car dans une telle expérience, c’est comme quand on se réveille après un rêve. Tout à coup, on voit la réalité. Ce qui est spécial dans ce vécu, ce n’est pas que l’on fasse l’expérience de quelque chose de plus clair, ou plus beau, ou plus grand que ce que l’on a vu et entendu jusqu’alors. Cela signifie que l’on perçoit autrement la réalité, qui est comme elle a toujours été.
[…]
M : … exactement, je souhaiterais surtout que l’on regarde de façon plus nuancée la disposition intérieure qui a à voir avec l’éveil ou qui précède l’éveil.
S : Je vois ce que vous voulez dire et je ne sais pas si je peux en dire quelque chose, car cela se passe de façon différente à chaque fois et pour chaque pratiquant. Mais si on met de côté les autres possibilités et si on cherche à décrire uniquement quelque chose de général, je vais essayer de le dire ainsi :
Une personne est assise là, elle respire et écoute le silence. Elle s’aperçoit du silence, comme si celui-ci était autour d’elle. Elle là, le silence autour d’elle. Elle écoute attentivement en sa direction. Puis, elle ressent peut-être que le silence est aussi en elle-même, ou seulement en elle-même. Elle là, le silence en elle. Elle écoute attentivement et observe ce qui se passe avec le silence et avec elle-même. Si elle arrive alors à lâcher progressivement l’observation, sans somnoler, bien qu’elle soit clairement éveillée et présente à ce qui se passe, ce n’est qu’après qu’elle pourra dire comment c’était à ce moment-là avec le silence. Et puis il se peut aussi qu’en elle tout devienne encore de plus en plus silencieux, et cela n’a rien à voir avec l’absence de bruit. Comme si le silence remplissait complètement l’espace et la personne elle-même, jusqu’à ce qu’à un moment il n’y ait plus que silence, un silence pur et naturel, chargé d’aucun « goût mystique », de sorte que l’on s’oublie soi-même dans ce silence, en étant clairement éveillé.
Quand c’est ainsi, souvent, on oublie tout à fait le temps aussi, et l’on est surpris alors de réaliser qu’au lieu de cinq minutes ressenties, une demi-heure est déjà passée. Ce silence que l’on peut comparer à une étendue sans limites ou avec rien d’autre que de l’ouverture ou du vide, ce silence, aussi paradoxal que cela puisse paraître, devient subitement et sans cassure : juste ça ! Tout d’un coup, il est lui-même : juste maintenant. Le « non-temps » est juste maintenant. Rien d’autre que le toujours-silence ou le vide ou le rien lui-même ne constitue ce maintenant. Le silence devient événement, il est un fait, un tangible là. Si quelqu’un demandait à ce moment-là : « Et qu’est-ce qui se passe pour toi ? » On ne pourrait que répondre : « Je suis ce “là”. » Je veux dire que c’est également ainsi que le silence lui-même peut être le déclencheur de l’éveil au silence même. Et bien sûr, quand cela arrive ainsi, tout ce qui surgit juste après dans notre perception n’est encore une fois rien d’autre que ce fait unique, un avec le silence, un avec moi-même.
M : Alors, le sens ultime de cette expérience est que l’absolu n’est pas vécu comme au-delà du monde, qui en serait séparé, mais que l’absolu est complètement dans ce monde, à l’intérieur de ce monde. Ou même, d’une façon mystérieuse, qu’il est ce monde. Ceci rend totalement nul le cliché que la méditation serait sans lien avec le monde.
S : Oui. Comme il est dit dans le Sutra du cœur[1] : « La forme n’est pas différente du vide, le vide n’est pas différent de la forme. » Tout le reste est illusion.
Et comme le dit le deuxième des quatre grands vœux : « Aussi inépuisables que soient les illusions (les pensées et les émotions trompeuses), je forme le vœu de les abandonner. » C’est de cela qu’il s’agit. La fixation sur la forme se dissout dans l’expérience du vaste, l’expérience du vaste se renverse en quelque sorte, dans la compréhension que la forme n’est rien d’autre que le vaste, que le vaste n’est rien d’autre que celui qui est assis là et qui est juste en train d’entrevoir ceci. C’est cela que l’on nomme connaissance de soi ou vision de l’être essentiel.
p. 158-160.
M : Aujourd'hui un certain nombre de scientifiques allèguent aussi que nous sommes tous reliés les uns aux autres à l'intérieur d'un filet subtil d'influences mutuelles ; est-ce dans ce sens que vous dites que l'exercice n'est pas seulement pour nous-mêmes mais qu'il a un effet sur tout ce qui nous environne ?
S : Oui, pour Willigis Jäger, mon enseignant, ceci est un point de vue important.
Et ainsi, nous revenons au premier des quatre grands vœux : « Aussi nombreux que soient les êtres de l'univers… » : avec mon exercice et mon vécu, je souhaiterais contribuer à ce que nous parvenions tous à l'éveil. C'est ainsi que je le comprends. Chaque pratique donne une impulsion pour l'exercice de chaque autre pratiquant.
D'ailleurs, le dernier des vœux dit : « Aussi incomparable que soit la vérité, je forme le vœu de parvenir jusqu'à elle » (ou, selon la traduction allemande : « Le chemin de l'éveil est incomparable. Je forme le vœu de le parcourir jusqu'au bout. ») Je veux suivre l'appel intérieur et je mets en œuvre ma pratique pour m'éveiller de plus en plus à la réalité qui – comme je l'ai expérimenté ou je le pressens – donne à ma vie le "sens de l'être" et qui – comme je l'ai expérimenté ou je le pressens – me fait entrer dans la relation qui, depuis notre origine, nous unit à chaque instant. Je voudrais faire ce chemin entièrement – sans fin ; faire ce chemin entièrement – précisément maintenant. Précisément maintenant : être là entièrement – comment ? Comment pourrais-je faire autrement que d'être entièrement là, maintenant, juste comme ça ! Oh, quelle révélation : on ne peut pas du tout le rater, le chemin ! C'est ainsi que je le comprends !
M : Vous avez déjà parlé du premier, du deuxième et là, tout de suite, du quatrième des grands vœux. Quel est le troisième ?
S : « Aussi infinies que soient les portes du dharma, je forme le vœu de les passer toutes. » Les portes qui nous permettent de nous éveiller à la réalité de l'être se créent sans cesse : maintenant – maintenant – maintenant. Celui qui en a fait l'expérience ou qui le pressent retrouve dans ce vœu sa détermination à s'ouvrir à lui-même.
M : Détermination.
S : La détermination d'abandonner les pensées et les émotions trompeuses pour reconnaître la porte du maintenant. Au fond, il suffit de laisser tomber une seule pensée trompeuse : la pensée que, juste maintenant, quelque chose devrait être différent de ce qu'il est. Abandonner cette pensée trompeuse en même temps que le sentiment de tristesse à cet instant précis, il manque quelque chose. Laisser tomber cette pensée trompeuse ainsi que l'idée qu'on devrait ou pourrait ajouter quelque chose au maintenant. Dans l'illusion, on oublie que cette omniprésence est parfaitement une avec chaque phénomène du monde, toujours précisément avec celui-ci.
[…]
[Fin du chapitre, p. 169]. Alors, nous sommes libres aussi dans ce que nous devons faire, exempts de résistance inconsciente, et paradoxalement, grâce à cela, les forces qui étaient nécessaires pour maintenir la résistance se libèrent et deviennent disponibles pour transformer ce qui veut être transformé ou créé. Car l'expérience du sens n'enlève rien à la capacité de planifier et de modeler le quotidien concret selon ses propres objectifs. Ce sens pénètre tout objectif, tout but, que notre planification poursuit dans le monde des conditions.