Le symbolisme de l’eau. 3. L'eau qui submerge et qui sépare. Conférence de Jean Marchal
L'eau est ambivalente, d'où l'aspect menaçant étudié ici, l'aspect plus positif étant étudié dans le message suivant. Il s'agit ici de la troisième partie de la conférence que Jean Marchal a donné lors des Assises nationales de yoga en 1995. La première partie figure dans le message précédent. Voir la présentation dans ce message. Des notes ont été ajoutées (celles de J. Marchal finissent par (JM)). Par endroits des numéros ont été ajoutés pour faire percevoir le plan.
1. L'eau et la cosmogenèse, message précédent
2. Les propriétés physico-chimiques de l'eau, non transcrit sur le blog
3. L'eau qui submerge et qui sépare, présent message
4. L'eau salvatrice, message suivant
Le symbolisme de l’eau
Par Jean Marchal
3. L'eau qui submerge et qui sépare
Comme tout symbole, l'eau peut revêtir deux aspects :
- l'un menaçant,
- l'autre bénéfique et salvateur.
L'eau menaçante est
- soit celle qui submerge et noie,
- ou bien celle qui sépare.
1. Il y a quelque temps, une partie de la France se trouvait submergée par la brusque montée des eaux des fleuves, d'où toutes sortes de souffrances et parfois de drames dont se repaissaient les journaux télévisés. L'eau, en effet, a ses colères, ses orages, comme les trois autres éléments : éruptions volcaniques pour le feu, tremblements de terre, tempêtes, typhons et ouragans pour l'air. La submersion par les eaux peut enfler en raz-de-marée engloutissant des régions entières, voire des continents. Les récits ou légendes concernant des villes englouties comme Ys, ou des continents entiers disparus sous les eaux, comme l'Atlantide, se transmettent de génération en génération dans tous les pays.
Mais ces colères de l'eau ont aussi un aspect symbolique. Parmi les quatre attitudes dans lesquelles le bouddha est traditionnellement représenté, il en est une où, debout, il tend les mains en avant, paumes ouvertes verticalement : c'est l'attitude dite de l' "absence de crainte" qu'il vaudrait mieux traduire par "absence d'émotion". Elle fait référence à un épisode de l'histoire du Bouddha où il a calmé par ce geste une énorme tempête sur la mer. Il en est une variante où une seule main est étendue en avant qui évoque l'apaisement d'une discorde familiale (pensons aux tempêtes familiales que déclenchent souvent des problèmes d'héritage !). Or, on retrouve la même attitude dans certaines représentations du Christ, notamment sur des sculptures où il préside au Jugement dernier[1], moment où toutes les émotions qui nous agitent, tout au long de notre existence, se sont définitivement éteintes. Le Christ, comme le Bouddha, a apaisé sur le lac de Tibériade une énorme tempête dont les vagues menaçaient de submerger le bateau où pêchaient les apôtres soudains terrorisés.
Qu'elle mette en scène le Bouddha ou le Christ, cette scène rappelle que l'action de tout maître spirituel comporte un enseignement destiné à apaiser ces tempêtes émotionnelles qui se lèvent en nos cœurs pour un oui ou pour un non (émotion heureuse si c'est oui, malheureuse, voire désespérée, si c'est non !) et qu'il n'y a pas de cheminement spirituel possible sans purification des mécanismes émotionnels qui, précisément, nous interdisent l'accès au royaume intérieur qui est béatitude éternelle. Certaines images ou icônes du Christ le représentent dans cette attitude de l' "absence de crainte" lors de la résurrection (comme la Résurrection du retable d'Issenheim de Matthias Grünewald à Colmar) et lors de l'Ascension[2]. Cela a le mérite de souligner la relation étroite qui existe entre un psychisme libéré des mécanismes émotionnels et la possibilité de ressusciter de la mort spirituelle que sont nos existences ordinaires.
Il est une histoire de submersion que nous connaissons bien car elle a nourri nos imaginations d'enfants, au catéchisme ou ailleurs, c'est celle de Noé et du Déluge, que relate en détail le livre de la Genèse et qu'illustre en de nombreux médaillons un superbe vitrail du XIIIe siècle de la cathédrale de Chartres[3]. Sur ce vitrail, Noé construit l'arche sous l'inspiration divine, y fait entrer une paire, mâle et femelle, de tous les animaux peuplant la terre avant d'y entrer lui-même avec sa femme et ses trois fils. Puis les eaux du déluge submergent toute la terre, sauf l'Arche qui, comme l'écrit dans un poème Lanza del Vasto « surnage en maintenant sa majesté géométrique ». Enfin, le reflux des eaux étant annoncé par la colombe lâchée par Noé, et l'Arche échouée sur la terre enfin émergée, la partie haute du vitrail représente les animaux libérés quittant l'Arche pour repeupler la terre. Noé rend grâce à Dieu, qui fait apparaître l'Arc-en-ciel comme signe de l'alliance entre lui et la nouvelle humanité qui va sortir des trois fils de Noé.
Si cette histoire revêt une telle importance dans la Bible, c'est qu'elle nous renvoie à notre propre situation existentielle. En effet, cette possibilité, qui existe virtuellement en chacun, d'accéder à la conscience du divin pour nous, de notre véritable identité de fils de Dieu, est constamment submergée et engloutie sous le double effet de nos dynamismes pulsionnels et de nos mécanismes émotionnels. Toute voie spirituelle commence par la construction d'une arche intérieure où puisse se purifier notre animalité, où ces pulsions et ces peurs ataviques que nous partageons avec l'animal qui animent notre mental ordinaire puissent être protégées des innombrables dévoiements et occasions de noyade que suscite le monde. Cette arche, c'est ce que les Indiens appellent la "conscience-témoin", capable de voir ce qui est, sans en être affectée. C'est aussi ce que le Christ évoque comme "l'homme nouveau", appelé comme les occupants de l'Arche de Noé à habiter une terre nouvelle enfin dégagée et libérée de la submersion des émotions grossières. C'est aussi, pour les chrétiens, l'Église qui surnage au-dessus des vicissitudes de l'histoire (y compris sa propre histoire) depuis vingt siècles, en offrant aux hommes le refuge de son enseignement et de ses rites : ce que représente un vitrail de l'église Saint-Étienne-du-Mont à Paris, où l'on voit superposés : en haut, l'Arche de Noé ; en bas, l'Arche de l'Église chargée de ses saints, de ses sages et de ses martyrs.
Il existe bien d'autres mythes de submersion toujours axés par le même symbolisme. Citons seulement, au chapitre 12 de l'Apocalypse de saint Jean[4], l'histoire de la femme poursuivie au désert par le dragon qui vomit de sa bouche un fleuve pour l'engloutir. Mais la terre s'ouvre sous le fleuve qu'elle absorbe pour sauver la femme. De la même façon, une icône montre saint Jean ermite sauvé de la submersion par un fleuve craché par le diable grâce à l'intervention de l'archange Michel qui frappe le sol de sa lance afin qu'il s'ouvre et absorbe le flot menaçant. Tout méditant connaît ce flot de pensées et d'images engendrées par le mental et qui menacent de submersion l'ineffable silence intérieur.
2. La submersion et l'engloutissement ne résument pas toutes les menaces possibles de l'eau. Il y a aussi l'eau qui sépare comme le fleuve qui coupe en deux une région, ou la mer qui sépare deux continents, séparation à laquelle depuis toujours ponts et bateaux tentent de porter remède. Là où ne pouvait construire de pont, c'était le passeur qui permettait avec sa barque le passage entre les deux rives. Certains, historiques ou légendaires, ont été canonisés, tels saint Christophe qui s'était chargé du Christ enfant sur son dos pour le passer d'une rive à l'autre du fleuve, ou saint Julien l'hospitalier qui, après avoir tué son père et sa mère à la suite d'une tragique erreur, avait, pour expier ce crime, consacré sa vie à assumer le passage du fleuve pour qui le demandait. C'est dire l'importance symbolique du passage d'une rive à l'autre, et du passeur qui s'y dévoue.
Le passeur, comme le pont, représente le troisième terme qui permet dans tout conflit entre deux adversaires de conduire à la solution qui les réconcilie. Ce troisième terme, dans quelque forme ou fonction qu'il surgisse, est toujours l'expression du grand Troisième[5], l'Esprit Saint du christianisme qui unifie ce qui est divisé et conduit de la dualité à l'unité. Cela est vrai particulièrement de l'action de l'Esprit dans notre psychisme, qui conduit le méditant à réunir sa conscience dualiste ordinaire en conscience de l'Un sans second, qui est celle du sage éveillé à sa nature ultime. Les deux pôles de notre personne, l'animal et le spirituel, toujours en conflit chez l'homme ordinaire, se trouvent ainsi réunifiés dans une conscience bienheureuse, d'un bonheur non dépendant des aléas de l'existence.
C'est l'importance de ce symbolisme du passeur comme expression du grand Troisième que soulignent les nombreux vitraux consacrés à saint Christophe ou à saint Julien l'hospitalier dans l'histoire racontée en détail dans plusieurs fenêtres, notamment à la cathédrale de Rouen.
Un aspect particulier du passage d'une rive à l'autre est le passage de l'existence terrestre à la vie post-mortem : la mort est un passage mystérieux que diverses civilisations, égyptienne et tibétaine surtout, ont étudié et illustré de façon très détaillée. Déjà dans l'antiquité gréco-romaine, la figure de Charon, le passeur qui faisait franchir à l'âme du défunt le fleuve Styx séparant le monde des vivants de celui des morts, symbolisait ce mystérieux passage. Bien des peintres depuis la renaissance l'ont présenté conduisant l'âme vers le royaume des morts, comme Platinir ou Arnold Böcklin au XXe siècle.
Pour les Tibétains, toute l'existence y compris la mort est passage : ce qu'ils appellent Bardos[6]. Le passage qu'est la mort est particulièrement détaillé dans leur tradition, avec ses trois étapes (le "processus universel") que l'âme du défunt doit traverser : l'apparition de l'aube de la luminosité fondamentale, puis celle du rayonnement intrinsèque, enfin celle des formes des divinités, bienveillantes ou courroucées. À chacune de ces étapes une chance est donnée au défunt de s'unir à la lumière qui lui apparaît et d'être par là même libéré de la transmigration dans un nouvel état d'existence. Mais cela suppose que l'on s'y soit préparé durant l'existence terrestre, que l'on ait construit l'arche spirituelle que nous avons évoquée tout à l'heure, faute de quoi, rien ne peut s'opposer au flot irrésistible du karma qui débouche dans une nouvelle incarnation dans le monde des formes.
Ce n'est pas toujours la figure du passeur qui permet la traversée des "eaux qui séparent". Il y a, dans la Bible notamment, des passages miraculeux où c'est la puissance divine qui sépare en deux les eaux pour ouvrir le passage. Chacun connaît l'histoire des Hébreux en quête de la Terre promise guidés par Moïse, qui se trouvent brusquement acculés à la mer Rouge et donc à la merci des Égyptiens qui les poursuivent : la mer Rouge s'ouvre miraculeusement, pour livrer passage au peuple juif, et se referme sur l'armée de Pharaon qu'elle engloutit. On trouve ici associés les deux aspects de l'eau menaçante, l'eau qui sépare et celle qui submerge. C'est Dieu qui ouvre la mer et la referme, et qui rappelle la parole du Christ dans l'Apocalypse de Jean : « J'ai la clef de David, celle qui ouvre et personne ne ferme, celle qui ferme et personne n'ouvre » et qui rappelle le "pouvoir des clés" confiées à saint Pierre : celle d'or et celle d'argent, Yang et Yin. Un autre passage miraculeux, celui du Jourdain, est relaté dans le livre de Josué. Ces ouvertures prodigieuses nous rappellent que dans les moments désespérés de notre existence, une issue heureuse, totalement imprévue, est toujours possible si l'être s'ouvre avec une foi ardente à la puissance divine.
[1] Ces scènes du Jugement dernier existaient aux tympans de nombre des cathédrales romanes et subsistent encore à Autun, Sainte-Foy de Conques, Amiens, Rouen, Chartres, etc. (JM)
[2] Voir Décorchemont, vitrail couverture du livre de Jean Marchal.
[4] Jean Marchal a écrit le livre : L'Apocalypse de Jean : un message pour notre temps, Question de n° 68, Albin Michel (réédité récemment)
[5] Jean Marchal a écrit le livre : Jamais deux sans trois, Althess éd., 1996. Voir sur le blog : Jamais deux sans trois, L'Esprit comme Grand Troisième, conférence n°1 de Jean MARCHAL au centre Assise en 1991.
[6] Cf. le livre de Sogyal Rinpoche : Le livre tibétain de la vie et de la mort (éditions de la Table ronde). (JM)