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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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4 mars 2018

Présentation du livre de G. Dürckheim "L'homme et sa double origine" par Jacques Breton en 1978, revue Le Supplément du Cerf

L'homme et sa double origine, débat« L'homme a une double origine : l'une céleste, l'autre terrestre ; l'une naturelle, l'autre surnaturelle. Nous connaissons tous cet axiome. Mais que faire pour le prendre sérieusement comme l'expression d'une promesse, d'une expérience et d'une vocation ? K.G. Dürckheim tente ici de répondre à cette question qui engage toute la vie, en s'appuyant sur sa longue expérience de thérapeute, et sans jamais séparer la question du sens de l'homme (sa dimension transcendante) de la méditation qui permet à chacun de se réorienter vers son être véritable. Pour lui, la réintégration par l'homme occidental de cette part d'Orient qui lui est congénitale et inaliénable, mais qu'il a laissée s'étioler au cours des derniers siècles, est l'une des conditions de sa guérison. » (Présentation du livre de K. Graf Dürckheim L'homme et sa double origine par Albin Michel[1])

À la suite de la parution de ce livre, la revue Le Supplément[2] des éditions du Cerf a publié un débat autour de ce livre : il y avait d''abord une analyse critique venant de Jean-Claude Sagne puis une lecture positive venant de Jacques Breton[3], c'est ce qui figure dans ce message (les sous-titres et les notes ont été ajoutés dont plusieurs notes sur les mystiques).

 

Présentation du livre de K. Graf Dürckheim

L'homme et sa double origine

Par Jacques Breton en 1978

 

Le livre de K. Graf Dürckheim est un livre abstrait pour qui n'est pas entré dans cette voie, la voie de l'expérience et de la méditation. Qui est donc ce "Maître de méditation" selon les éditions du Cerf, dont L'homme et sa double origine représente la "somme" ?

 

I – L'auteur et son langage.

K G DürckheimK. Graf Dürckheim reçut une solide formation philosophique auprès de Kierkegaard, Heidegger, H. Gehon, et enseigna pendant plusieurs années la psychologie à Leipzig et Kiel. D'origine protestante, il devint contestataire au sein de son Église, lui reprochant son moralisme et son institutionnalisme. Grâce à Maître Eckhart[4] qu'il médita pendant longtemps, il fit l'expérience d'une spiritualité nouvelle.

●  Découverte d'une autre dimension en l'homme.

Envoyé au Japon durant la guerre de 1939-45, il entra en contact avec le bouddhisme zen et s'initia aux arts martiaux ainsi qu'au zazen[5]. Cette rencontre fut pour lui décisive. Elle lui fit prendre conscience de la dimension transcendantale qui habite l'homme.

Contraint à la solitude pendant 16 mois, à la suite d'un emprisonnement dont il ne connut jamais la raison, il approfondit son expérience de l'homme, et découvrit en celui-ci la présence de l'Être. Il acquit suffisamment d'équilibre et d'unité intérieure pour venir en aide à ses codétenus. C'est ainsi qu'il fit l'apprentissage de ce qui devait être son futur métier.

●   Découverte du massage thérapeutique.

Comprenant les limites de la psychologie occidentale, qui reste trop rationalisante, il découvre que le corps est un médium pour la spiritualité et la maturation de la personne. C'est à partir de cette expérience qu'il pratiquera le massage « thérapeutique ». Celui-ci consiste à toucher le corps d'une manière dépourvue de toute sensualité. Alors, les tensions s'éliminent, la sensibilité se libère, et l'homme s'ouvre à la Vie. La pratique de ce massage exigea de la part de Dürckheim de descendre de plus en plus profond dans son être. Dans cette profondeur, il comprend qu'il existe un mode de présence à l'autre qui le fait exister et c'est de là aussi que peut jaillir le geste et le mot juste qui va éclairer.

●   Création d'un centre de psychothérapie en Forêt-Noire

À son retour en Allemagne, Maria Hippius, une analyste jungienne, lui demande de collaborer dans son centre de psychothérapie en Forêt-Noire. Il entre aussi en contact avec un disciple de Jung, Éric Neumann, et s'initie à cette psychologie des profondeurs.

Grâce à cette approche, il réalise que l'homme est habité dans sa profondeur, au-delà des archétypes, par l'Être profond, source de force, de lumière et d'amour. En effet, en tout homme existe un noyau central, origine d'une vie nouvelle. Quand l'homme commence à en prendre conscience, il peut alors abandonner ses principes de sécurité, ces superstructures qui l'emprisonnent, pour retrouver le vrai lui-même.

Peu à peu naît en lui l'idée que la spiritualité transcendantale n'est pas une sublimation, mais fait partie intégrante de l'homme. Dans cette perspective, la thérapie implique de tenir compte de cette dimension et d'aider l'homme à la redécouvrir en lui pour se personnaliser. Pour réaliser cette thérapie, il fait appel à son expérience du Japon en introduisant dans son Centre les techniques orientales (zazen, kin-hin[6], aïkido[7]…).

Son mérite et son originalité est d'avoir su intégrer l'Orient et l'Occident, la mystique chrétienne et le bouddhisme zen, la psychologie contemporaine et la sagesse orientale dans une synthèse harmonieuse.

Malgré son grand âge, il poursuit ses recherches et s'ouvre toujours davantage à toute autre nouvelle technique susceptible d'aider l'homme à trouver son être propre.

Il s'entoure d'un grand nombre de collaborateurs qui apportent de nouvelles pratiques : dessin méditatif, travail de l'argile, musique, expression corporelle, gestalt thérapie… Todtmoos-Rutte devient un véritable centre de thérapie, mais centre original, car il est le seul à développer le sens vertical en même temps que l'horizontal, la relation humaine en même temps que la relation à l'Être transcendant.

●   La personnalité de Graf Dürckheim.

Et, malgré cette diversité des techniques, règne un esprit commun qui fait du Centre une véritable famille dont Dürckheim est le guide. Il n'est pas un gourou, ni un supérieur religieux, ni même un maître, mais il s'impose à tous par une présence d'être exceptionnel. Malgré ses 82 ans[8], il reste étonnant de jeunesse, de présence d'esprit, de clairvoyance, d'un humour qui traduit une origine française. Ce qui frappe le plus, c'est son accueil, l'impression d'être aimé jusqu'au fond de soi-même alors qu'on le voit pour la première fois.

Il perd la vue, et ne peut plus lire ni écrire. Qu'importe : il gagne en intériorité. Sa santé est précaire, qu'importe aussi, il se lève à 5 heures chaque matin pour faire 2 heures de méditation et dirige ensuite la méditation du Centre, qui dure 1 heure 1/4. Puis il dicte son courrier ou le texte d'un nouveau livre sur la vieillesse, déjà presque achevé, et il reçoit. Il reçoit beaucoup moins qu'avant : cinq ou six personnes, c'est déjà beaucoup. Le soir, il repart dans la solitude : un petit chalet perché dans la montagne.

Est-il vraiment si loin du monde ? Comme tout mystique authentique il connaît bien le monde, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur. Il en connaît les limites, mais aussi les appels. Ni théologien, ni homme politique, il est avant tout un sage, c'est-à-dire un homme capable de comprendre, d'éclairer, de guider. Rien ne le choque ni ne le scandalise, il voit le monde tel qu'il est, les gens tels qu'ils sont. Au lieu de porter un jugement, il offre à tous la possibilité de se dépasser. Il discerne, il éclaire, il ouvre des voies là où l'on croit voir une impasse. Au fond, ce qui le caractérise, c'est le « vrai », le désir d'aller jusqu'au bout de la réalité et la « bonté » qui offre à chacun la possibilité de vivre mieux.

●   Le langage de Graf Dürckheim

Son langage est-il différent du nôtre ? Il est vrai qu'il peut faire difficulté par son style plus métaphysique que théologique et mystique. Il essaie de traduire son intuition dans un vocabulaire adéquat, qu'il cherche à améliorer au cours de la rédaction de chaque nouveau livre pour essayer de le faire mieux coller à la réalité dont il veut rendre compte. Il se distingue par là du langage de nombreux mystiques prisonniers de toute une scolastique. Il se libère ainsi de tout schème de pensée, et recherche les mots, les expressions qui consonnent le plus harmonieusement avec son expérience. Il connaît trop l'importance des mots « dits » pour ne pas y prêter la plus grande attention.

Il sait par exemple que le mot "Dieu" a perdu son sens et préfère le mot "Être" ou "Transcendant". Il sait aussi combien « certains concepts théologiques, certaines formules religieuses vidées de leurs substances ont été à l'origine de la crise actuelle de la foi » (p. 22-23). Il est persuadé que toute une théologie chrétienne fait obstacle à la vraie foi.

Il se heurte à cette difficulté que tout mot est déjà chargé d'idéologie, ne correspond pas pleinement à l'expérience vécue et ne la provoque pas. Nous atteignons là la limite de tout langage. Mais je puis affirmer, pour avoir suivi sa voie qu'il n'est rien de ce qui est écrit qui ne soit le fruit d'une expérience.

 

II – « L'homme et sa double origine »

L'homme et sa double origine, DÜrckheim

Dans son livre L'homme et sa double origine, Dürckheim pose le problème du rapport entre le naturel et le surnaturel. À la différence de tous les systèmes métaphysico-théologiques, il aborde cette question en partant de l'homme envisagé sous l'angle du développement de sa personnalité. Cette méthode d'approche implique un retournement de toutes les valeurs qui ont fait vivre l'homme jusqu'à présent.

« Autrefois » la société très imprégnée par le matérialisme et le scientisme ne reconnaissait comme "réel" que ce qui avait de l'importance à ses yeux, c'est-à-dire sa puissance rationnelle. Par elle, en effet, l'homme se croyait capable de surmonter son moi égoïste, de structurer la nature et de l'organiser pour son bien-être. « Maintenant », la jeune génération « s'apprête à chercher le vrai" réel" : elle s'intéresse non plus à ce que l'on a et sait, ce que l'on est capable de faire, mais à ce que l'on est. Elle veut être ce qu'elle est réellement, être selon son être essentiel » (p. 111).

●   Prendre en considération sa personne profonde.

En effet, dans la mesure où l'homme reste attaché à l'ordre profane, c'est-à-dire que sa vie est réduite à une structure qu'il peut maîtriser et organiser par sa raison, il devient un "fonctionnaire" de sa propre organisation et oublie de prendre en considération sa personne profonde. C'est ainsi qu'il se retrouve prisonnier d'une civilisation très masculine, qui tronque l'homme de l'autre aspect de sa propre réalité : le féminin. Ainsi tronqué, l'homme n'est plus entièrement lui-même : il n'est pas encore un "sujet". Cependant, il peut le devenir : il lui suffit de devenir capable d'affirmer « je suis ». Cette simple affirmation ne consiste pas seulement à dire « je suis moi » car dire "je suis moi" situe l'homme dans le monde uniquement par rapport à ce qui n'est pas lui. Elle consiste à dire un « je suis » de telle façon qu'il ne puisse être vécu que dans une relation intime avec le « Je suis » divin[9]. Au fond, l'homme ne peut atteindre sa maturité que lorsqu'il reconnaît et accepte son être essentiel : la manifestation individuelle de la vie divine présente en son corps terrestre.

Dürckheim réagit là contre une conception qui existe non seulement dans la société profane mais dans l'Église où, depuis des générations, l'homme implore trop souvent un Dieu de l'au-delà, extérieur à lui-même, un Dieu providence, lumière, toute-puissance, et oublie le divin qui est déjà là en lui, au cœur de sa vie.

Dürckheim rejette tout dualisme : corps-âme, Dieu transcendant - Dieu immanent, extérieur-intérieur. Il demande à l'homme de faire l'expérience du divin pour devenir réellement lui-même, pour être Homme.

●   La double origine de l'homme : terrestre et céleste.

Le rêve de Jacob, William Blake, vers 1800Cette exigence humaine considérée par certains comme une expérience mystique n'est pas pour Dürckheim le privilège de quelques-uns. Elle concerne tout homme en quête de sa réalité humaine liée à sa double origine terrestre et céleste. L'originalité de l'auteur est bien de comprendre la vie dans son mouvement dynamique entre les deux pôles : l'un terrestre, l'autre divin. Dans cette approche l'homme n'est plus tantôt terrestre tantôt céleste, il est dès maintenant et ici à la fois terrestre et céleste.

Cette conception nouvelle de l'homme risque d'être totalement incomprise, à la fois des théologiens qui font rentrer les données révélées dans un système conceptuel qui fige la réalité, et des psychologues qui veulent réduire l'homme à son seul aspect terrestre d'individu uniquement conditionné par ses pulsions et ses désirs.

Pour Dürckheim, cette approche de l'homme n'est pas de l'ordre de la croyance. Elle est du domaine de la connaissance. Car c'est dans la mesure où je fais l'expérience du divin que ma foi se dégage de la simple croyance pour devenir vie et certitude. Alors l'homme atteint peu à peu sa maturité, sa vraie personnalité. Dès lors, il s'enracine dans la « foi en la transcendance rencontrée dans l'expérience ». Il peut la manifester à chaque instant, s'exercer continuellement à la développer, et à en témoigner toujours davantage. C'est ainsi qu'il l'enseigne.

●   La voie initiatique.

Mais est-il autorisé à affirmer la réalité d'une autre dimension qui n'est pas de ce monde sans produire les critères de sa réalité ? Dürckheim fournit ses critères, les analyse, faisant là une œuvre apologétique puisqu'il nous donne un moyen d'accès au divin qui ne passe pas par le langage ou une catéchèse, mais par l'expérience. Il est vrai que le Centre a été pour beaucoup- un chemin de conversion.

Comment accéder au divin par l'expérience ? C'est là ce qui constitue selon l'auteur la « voie initiatique ». Pour lui, « l'expérience d'unité avec l'Être et celle de notre origine céleste éprouvée à une heure lumineuse de notre vie n'est pas seulement le commencement et la finalité possible… Le but de la grande expérience n'est pas la totale dissolution de ce moi, mais sa transformation. Celle-ci est la tâche de la voie intérieure. Sur cette voie, l'homme doit apprendre sans cesse, au sein de l'en dehors à donner sa juste place à l'en-dedans » (p. 92).

La voie initiatique trouve donc son point de départ dans l'homme concret plongé dans le monde réel, c'est-à-dire l'homme encore gouverné par le petit moi, par une conscience objectivante, prisonnière de sa coquille. Deux forces sont à l'œuvre dans le cheminement de tout homme : l'étonnement et la souffrance. Ce sont elles qui vont amener l'éveil, la croissance et l'accomplissement, à condition de discerner l'action propre et le danger. Cette réalisation exige une coopération responsable. L'homme doit sans cesse sacrifier tout "devenu" à la vie en perpétuel renouvellement. C'est le « Meurs et deviens »[10]. Par là il est mené à une libération croissante de la force divine qui l'habite pour parvenir au but de la voie qui est la Vie, Vie dans sa triple unité, sa plénitude, sa loi, son unité.

Dürckheim distingue cette voie initiatique de la mystique. Est-ce légitime puisque toute vie mystique cherche à faire l'expérience du divin ? La vie mystique s'intéresse à la vie spirituelle. La voie initiatique est un travail qui non seulement favorise l'union au divin, mais permet de construire la personnalité tout entière dans une structure durable.

Actuellement, le renouveau charismatique qui, certes, développe la vie spirituelle, risque de s'instaurer dans un psychisme déficient et d'entraîner des conséquences graves dans le comportement s'il n'est pas soutenu par une voie initiatique.

Comment donc s'initier à cette voie ? La réponse de Dürckheim est simple : la vie méditative.

 

III – La méditation.

La méditation, exercice de transformation, est l'exercice fondamental de la voie initiatique. Pour Dürckheim, elle est une « disposition d'esprit où l'homme entier, corps, âme et esprit devient transparent à l'être divin présent… devient capable d'en prendre intimement conscience et de le laisser se manifester à travers lui dans le monde ». Il prend donc la méditation au sens d'exercice d'intériorisation.

Celle-ci est l'exercice fondamental[11]. Elle consiste à lâcher prise, à se relâcher dans toutes les parties du corps pour s'établir dans le bassin. Par là, elle peut éliminer toute tension et donc affranchir du petit moi. Elle fait retrouver le centre vital, ce que Dürckheim nomme le hara. L'essentiel de l'exercice repose sur la respiration. La respiration est en effet la condition d'une spiritualité juste car tout exercice qui la négligerait aboutirait à une spiritualité étrangère au corps, donc sans racine. Par le contrôle de sa respiration, l'homme médite, c'est-à-dire qu'il descend progressivement dans sa profondeur, au cœur de lui-même. Il acquiert une plus grande confiance par la certitude qu'il a part à la Vie. Sa conscience s'intériorise ; détaché de l'apparence, il acquiert un regard nouveau, un cœur nouveau animé par l'Amour.

Ainsi la conception dürckheimienne de la méditation diffère-t-elle de la méditation chrétienne, qui est la réflexion profonde à partir d'un texte biblique ou spirituel. Du reste, Dürckheim critique cette méthode : au nom de notre vérité il est faux de vouloir se concentrer d'une façon ininterrompue sur un objet, une parole, qui peut faire obstacle à la véritable Présence dont elle n'est que le signe. Développant la conscience objectivante, nous risquons d'en rester à l'apparence, au voile, à l'enveloppe sans atteindre le noyau. Au contraire, l'homme doit se vider de lui-même, de toute pensée consciente, de toute image pour s'ouvrir à l'Être et se laisser transformer par lui.

En effet, la méditation chrétienne demeure souvent trop cérébrale et nous laisse tels que nous sommes. Elle ne met en œuvre qu'une petite partie de nous-mêmes. La méditation dürckheimienne nous fait renaître à la vie nouvelle en nous faisant faire l'expérience du « meurs et deviens ».

●   Comparaison avec la tradition des grands mystiques chrétiens.

Le Nuage d'inconnaissance, Bernard DurelNous retrouvons là une expérience séculaire. Mais cette méditation est-elle prière chrétienne ? Nous sommes très loin de l'enseignement du Christ aux apôtres sur la prière.

Si, dans la tradition orthodoxe, la "prière de Jésus" se base sur la respiration, il reste qu'elle fait appel à un langage[12]. Et si nous retrouvons aussi l'intuition des grands mystiques – les nuits de saint Jean de la Croix, les « nuages de l'inconnaissance » du mystique anglais[13], la pensée de Maître Eckhart[14], le mouvement d'abandon du Père de Caussade – elle s'en distingue pourtant. Car Dürckheim ne considère que l'homme dans sa relation au divin, non le divin en tant que tel. Ce n'est pas un théologien.

Mais peut-on faire l'économie de la théologie ? Si, pour ne pas heurter le lecteur non chrétien, il tient à laisser ouvert le mystère, n'y a-t-il pas un risque de mettre Dieu au service de la personnalité ? Si Dürckheim réagit contre tout un courant de spiritualité qui a sacrifié l'homme et son épanouissement sous prétexte de renoncement, ne tombe-t-il pas dans l'excès inverse ? Dürckheim répond lui-même à cette objection en distinguant la thérapeutique de « la voie initiatique qui sans équivoque possible sert l'Être et lui seul » (p. 175). Du reste dans une civilisation aussi inhumaine et matérialisée, ce risque reste faible. L'homme plus que jamais a besoin de retrouver son identité, une plus grande confiance en lui-même, sa vraie dimension de fils de Dieu.

●   Ce qu'est la vraie mystique chrétienne.

Cependant, je pense que Dürckheim n'a pas encore découvert la vraie mystique chrétienne. Si, ces dernières années, il a repris conscience de Jésus-Christ et médite régulièrement saint Jean, son "dieu" reste encore un dieu cosmique et impersonnel. Je n'ai jamais eu l'impression que le Christ dont il nous parle soit réellement une personne. Sans doute fait-il allusion à la grâce, à la mort et à la résurrection du Christ, mais on n'y retrouve pas ce qui fait le propre de la spiritualité chrétienne : cette relation de foi, de confiance et d'amour. Le Christ n'est pas pour lui le vrai chemin, le maître, encore moins le sauveur. Il ne vit pas cette relation qui se trouve déjà dans le divin que nous avons à redécouvrir en nous-mêmes dans l'Esprit Saint. Cela se manifeste aussi dans la relation au prochain. Si Dürckheim distingue l'amour naturel de « celui qui consiste à nous reconnaître et nous considérer dans la vérité de notre origine divine », le prochain pour lui demeure le compagnon de route, non celui à qui l'on donne sa vie : « Tu aimeras comme je t'ai aimé ».

En guise de conclusion.

Pourtant, cela ne retire rien à la valeur de l'ouvrage, à sa portée humaine et spirituelle. Ce livre arrive à un moment de notre civilisation où la mystique chrétienne a besoin de sang nouveau, où l'ascèse chrétienne doit repartir sur des bases nouvelles. Il n'est plus honnête de parler seulement de jeûne, de pénitence, d'aumônes. Devant toutes les idéologies actuelles et toutes les sectes, le christianisme doit pouvoir présenter une initiation qui ne soit plus seulement intellectuelle mais pratique, qui englobe tout l'homme. Or L'homme et sa double origine présente un programme, une voie, une praxis qui peut acheminer tout chrétien vers le Christ. J'en parle avec d'autant plus de conviction, que personnellement j'ai suivi pendant plusieurs années son enseignement. Or, je ne me suis jamais senti en porte-à-faux avec ma vie chrétienne. Au contraire, bien qu'ayant vécu quatre ans de vie solitaire, j'ai redécouvert dans le centre de Dürckheim la vraie solitude, une communion plus intense au divin et au monde dans le Christ. Cette expérience, j'ai pu la réaliser aussi dans une abbaye bénédictine, communauté très généreuse, très fidèle mais résolvant difficilement les problèmes nouveaux posés par la jeune génération : psychisme plus fragile, désir d'authenticité, redécouverte du corps. La session n'a en rien bouleversé la vie bénédictine mais au contraire a permis son approfondissement.

Au fond, Dürckheim fait œuvre vétéro-testamentaire. Il nous rappelle celui que nous, chrétiens, avons trop oublié : Yahvé, celui qui est, ce Dieu qui est entré dans notre histoire et a fait de son peuple le lieu sacré de sa présence, ce peuple qui donna naissance à la Vierge, tellement transformée par le divin qu'elle a pu accueillir en elle le Christ.



[1] L'Homme et sa double origine de Karlfried Graf Dürckheim ; trad. de l'allemand par Catherine de Bose. Éditeur. Paris : Albin Michel, nouvelle édition 1996, 217 pages. .

[2] La revue Le Supplément a changé de titre et s'appelle maintenant "Revue de théologie et de morale". Les numéros datant de 1995 à 2003 sont disponibles sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34528112d/date.item

[3] L'article de J. Breton s'intitulait "L'expérience transcendantale".

[4] Alors qu'il vient de vivre sa première percée de l'Être, Graf Dürckheim écrit : « Tout existait et n'existait pas, ce monde et à travers celui-ci la percée d'une autre Réalité. Moi-même j'existais et n'existais pas. J'étais saisi, dans l'enchantement, ailleurs et pourtant bien là, heureux et comme privé de sentiment, très loin et en même temps profondément enraciné dans les choses. Toute la réalité qui m'entourait était tout à coup formée de deux pôles : l'un était le visible immédiat et l'autre un invisible qui était au fond l'essence de ce que je voyais. Je voyais vraiment l'Être.  En  allemand on dirait : das Sein im Sienden. Je voyais l'être dans l'Étant. […] L'attitude de conversion qui me tenaillait désormais, m'orientait vers un certain pôle de recherche à travers tout ce que je rencontrais. Pas étonnant alors que, dans ce contexte, Maître Eckhart fit irruption en moi tel un coup de foudre. Je n'arrivais plus à me défaire de ses Traités et sermons que je percevais comme un écho multiple et varié de la musique divine que je venais d'entendre. Je reconnais en Eckhart mon maître, le maître. » (Dialogue sur le chemin initiatique, éditions du cerf 1979, p. 16-17)

[6] Le kin-hin est la marche méditative entre deux séquences d'assise zen.

[7] Il faut ensuite en contact eu France avec Maître Masamichi Noro, à l'époque maître d'Aïkidô avant de créer le Kinomichi. Voir le II de Ecrits de J. Breton sur Maître Noro et le kinomichi. Réponses de Maître Noro dans "Union entre terre et ciel : le KINOMICHI".

[8] Graf Dürckheim (1896-1988) a 82 ans, on est donc en 1978 lorsque J. Breton écrit l'article.

[9] Allusion à la révélation faite à Moïse au buisson ardent que Jacques Breton affectionne beaucoup : « Moïse dit à Dieu : "Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : “Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous.” Mais s'ils me disent : “Quel est son nom ?”, que leur dirai-je ?" Dieu dit à Moïse : "Je suis celui qui suis". Et il dit : "Voici ce que tu diras aux Israélites : 'Je suis' m'a envoyé vers vous. » (Ex 3, 13-14) En fait la traduction est difficile car l'original du texte est en hébreu, et c'est une langue qui n'a pas nos temps (passé, présent, futur) pour les verbes, mais deux états (accompli et inaccompli), ce qui fait que c'est "je suis" ou "je serai"…

[10] On trouve cela chez Goethe : « Tant que tu ne comprendras rien / Au sens des mots "meurs et deviens" / Tu seras un obscur passager / Sur la terre enténébrée. » (Le Divan occidental-oriental). Cela a trait à l'initiation.

[11] Comme la suite le montre, cette méditation s'inspire du zazen (l'assise zen) où la position du corps est importante : on est assis sur un coussin plutôt dur (ou sur un petit banc), les genoux touchant terre (jambes croisées devant soi ou en tailleur sur le côté), le buste vertical, le menton à l'aplomb du nombril, les yeux ni grand ouverts ni fermés.

[12] La Prière de Jésus appelée aussi Prière du cœur ou encore Prière d'une pensée unique. La forme et les mots exacts de cette prière peuvent varier, mais elle est toujours courte afin d'être répétée en permanence. Elle n'est pas enseignée au centre Assise mais à un centre analogue, la Maison de Tobie qui privilégie 3 axes : la contemplation (tradition chrétienne de la lectio divina); la Prière du Cœur (tradition chrétienne orthodoxe); la voie du zazen (bouddhisme zen). http://www.lamaisondetobie.com Secrétariat : 01 45 46 57 19. Au centre Assise, du mercredi 28 mars (18h) au dimanche 1er avril 2018 (17h) aura lieu Chemins de Pâque une session d'expérience symbolique animée par Charo et Patrice Sauvage, de la Maison de Tobie, ils pratiquent eux-mêmes la Prière du cœur.

[13] Le Nuage de l'inconnaissance est un écrit anonyme en moyen anglais de la fin du XIV e siècle. Un ami de Jacques, Breton, Bernard Durel (dominicain) en a fait un commentaire : Le nuage de l'inconnaissance : Une mystique pour notre temps, Poche – 7 janvier 2009 dont voici la présentation :

« Le Nuage de l'inconnaissance, ce traité anonyme de la mystique médiévale anglaise, est une invitation à abandonner toute forme de savoir, et même toute quête positive de Dieu, pour se laisser conduire jusqu'au mystère au-delà de tout nom. L'âme ainsi libérée, vidée de tout volontarisme, peut alors consentir à l'appel divin, et être tout entière occupée à l'amour de Dieu. En commentant pas à pas ce grand classique de la mystique chrétienne, Bernard Durel déchiffre les codes de la pensée apophatique, qui refuse toute formule affirmative concernant Dieu. La lecture de ce dominicain formé par ailleurs aux pratiques zen permet de rapprocher le silence de l'intellect proposé par le Nuage des traditions orientales de méditation et de lâcher-prise. On découvre ainsi ce que ce texte peut avoir d'universel et d'actuel pour toute recherche spirituelle, et comment chacun peut l'adapter à son quotidien pour en faire une règle de vie. »

[14] Maître Eckhart a certaines formules qui vont très loin : « Si tu comprends quelque chose de Dieu, il n'est rien de cela [...] Ton âme doit être non-intellectuelle, dépouillée de toute intellectualité, demeurer sans intellect, car si tu aimes Dieu en tant qu'il est Dieu, en tant qu'il est intellect, en tant qu'il est Personne, en tant qu'il est Image - tout cela doit disparaître [...] Tu dois l'aimer en tant qu'il est un Non-Dieu, un Non-Intellect, un Non-Personne, un Non-Image. Plus encore : en tant qu'il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer : du Quelque chose au Néant.» (Sermon 83)

« La fin dernière de l'être, ce sont les ténèbres ou l'inconnaissance de la déité cachée qui fait briller la lumière [...] C'est pourquoi Moïse dit : "Celui qui est m'a envoyé vers vous" (Ex 3,14), Celui qui est sans nom, qui est la négation de tous les noms et qui n'eut jamais de nom. Et c'est pourquoi le prophète dit : "Vraiment, tu es le Dieu caché" (Is 45,15) au fond de l'âme ; le fond de Dieu et le fond de l'âme n'étant qu'un seul et même fond. » (Sermon 15)

 

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