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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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22 mai 2018

Conscience-flèche et conscience-coupe (K-G Dürckheim) ; regard zen

Le regard est un élément essentiel de notre façon de vivre, et K Graf Dürckheim (1896-1988) proposait de passer du "regard flèche" qui a son origine dans le front, au "regard coupe" qui a plutôt son origine dans la nuque et dans le dos. En parlant de la quadruple Sagesse de l'homme éveillé, Eizan Rôshi a donné les caractéristiques du regard zen. Chacun nous invite à développer ce nouveau regard.

Après un extrait de son livre Méditer, pourquoi, comment ?[1], et un extrait de l'enseignement de Eizan Rôshi, sont proposés cinq textes de personnes qui ont travaillé avec Graf Dürckheim et dont plusieurs étaient amis de Jacques Breton et sont venus au centre Assise (ce blog des Voies d'Assise leur est dédié).

En zazen, pendant la méditation, on baisse les yeux en regardant à environ un mètre de soi, sans fixer. À un premier niveau on constate effectivement que les yeux fermés engendrent la somnolence, que les yeux complètement ouverts font rentrer trop d'images et amènent à cogiter, mais que par contre, le regard baissé permet la vigilance. À un niveau plus profond, on découvre qu'on peut sentir la moindre chose qui se passe dans la pièce avec ce regard non fixé – il est en quelque sorte ouvert –, les yeux baissés.

 

Conscience-flèche et conscience-coupe

Regard zen

 

Après une proposition d'exercice sur le regard donnée oralement par Jacques Breton :

  I.  Graf Dürckheim : extrait de Méditer, pourquoi, comment ?

  II. Eizan Rôshi, responsable du monastère zen du Ryutakuji au Japon qui est lié au centre Assise. Lorsqu'il commentait le Hakuin Zenji Zazen Wasan, ce chant de Hakuin à la louange de zazen, du fait que celui-ci la citait, il a énuméré la quadruple Sagesse de l'homme éveillé qui est basée sur la métaphore du miroir.

 III. Bernard Durel[2], dominicain : extraits de conférences où il parle du regard-flèche et du regard-coupe de Durkheim et aussi du "regard zen", le "regard de l'au-delà" dont parle Shigeto OSHIDA (1922-2003), un dominicain japonais qui était maître zen, beaucoup d'entre nous l'ont connu par le film "Zen ou le souffle nu"[3].

 IV. Bernard Rérolle (1926-2000), religieux mariste : extrait de Prier corps et âme, il a fait partie comme Jacques Breton du voyage inter-monastique de 1983 dans les monastères zen du Japon[4]

 V. Jean-Yves Leloup, écrivain, théologien et prêtre orthodoxe : extrait de "l'œil de la nuque", article qui se trouve sur son site.

 VI. Jean Marchal, docteur en médecine, psychothérapeute : quatre textes dont un où il écrit avec Gisèle Marchal, et un où il écrit avec Renata Farah. Il a été enseignant à l'Ecole française de yoga, de même que R. Farah. Il est venu en 1991 au centre Assise, rue Quincampoix pour faire des conférences[5].

 VII. Françoise Blévot, professeur de yoga : extrait d'un article trouvé sur internet.

 Les textes mis ici, sauf le III et le VII, n'étaient pas centrés sur la distinction conscience-flèche / conscience-coupe, aussi j'ai laissé le contexte dans lequel la distinction apparaissait.

Dans les textes qui suivent vous trouverez des propositions d'exercices sur le regard, soit implicitement, soit explicitement (l'exemple de  la rose donné par Dürckheim, la proposition du paysage de Bernard Rérolle). Et voici pour commencer une proposition de Jacques Breton.

 

Un exercice proposé parJacques Breton pour développer le regard de derrière la nuque.

Je n'ai pas trouvé de texte écrit de Jacques Breton sur la distinction de la conscience-flèche et de la conscience-coupe, mais oralement il parlait de la conscience-coupe et de la nécessité en zazen de développer un regard situé dans la nuque, et aussi, d'assouplir la nuque. Et lorsqu'il nous faisait faire des exercices préparatoires au zazen, dans l'appartement de la rue Quincampoix, il nous proposait un exercice pour développer ce regard de derrière la nuque. Dans ces exercices préparatoires il nous faisait souvent utiliser un jo (canne de kinomichi ou de aikido[6]) car il y en avait plusieurs dans la salle. Comme exercice pour développer le regard de derrière la nuque, nous mettions le jo à l'horizontale devant notre visage, bras étendus tenant le jo, puis nous le faisions passer petit à petit au-dessus de la tête puis dans le dos jusqu'au niveau de la nuque : notre regard devait continuer à suivre le jo le plus longtemps possible.

 

I – Karlfried Graf Durckheim

Deux extraits de Méditer, pourquoi, comment ?

 

Méditer, pourquoi1/ Conscience objective et conscience sensitive (p. 130-131)

Méditer, dans une intention initiatique, exige la maîtrise de la conscience objective. Quel que soit le contenu particulier de celle-ci : images, pensée, situations inquiétantes – la première règle pour les dominer est de les laisser passer comme des nuages, sans leur opposer de résistance ni s'y arrêter.

Il y a cependant une différence entre la façon juste de traiter des contenus de conscience et une réalisation de la forme de conscience qui favorise l'unité avec l'Être essentiel.

Il y a deux modes humains d'être conscient : l'un est celui de la conscience objective, l'autre celui de la conscience sensitive. En outre, intervient encore un sens intime supra-objectif.

Quel que soit le contenu objectivement présent dans la conscience à l'état d'éveil, un sens intime de l'espace et du temps où nous nous mouvons l'embrasse et le dépasse. On possède le sens intime du lieu où l'on se trouve et de l'heure qu'il est. C'est seulement en répondant à la question « Où suis-je ? », « Quelle heure est-il ? » que la réalité interrogée "saute" dans la conscience objective. Quelque part en lui-même, celui qui aspire à l'unité avec l'Être essentiel a le sens intime du degré, fort ou faible auquel il est déjà profondément imprégné de cet Être.

Le rapprochement conscient, l'enracinement dans la profondeur recherchée ne peut s'accomplir que si, libéré de l'hégémonie de la conscience objective, on prête l'oreille au mouvement en train de s'accomplir et que l'on développe la conscience sensitive orientée non vers l'objet mais vers l'au-dedans du sujet. C'est cette intuition sensitive qui permet de traverser les couches profondes de notre intériorité pour nous rapprocher de l'Être essentiel, pour atteindre aussi ce champ du devenir intérieur où la souffrance est reçue comme le germe d'un fruit nouveau.

Alors que nous localisons la conscience objective dans le front, il nous faut situer ailleurs la forme inobjective de la conscience : en arrière de la tête, derrière les oreilles, dans la nuque, entre les épaules – les hindous parlent ici des portes de prana, ou encore de "la porte de la conscience de Dieu" – dans la colonne vertébrale, jusqu'à la région du ventre et du bassin. On ignore le plus souvent que cette dernière, dans son ensemble, est le lieu d'une conscience dans laquelle l'homme, au-delà de la peau, peut se sentir en liaison avec les forces cosmiques.

 

2/  La vue (p. 155-156).

La simple vue d'une couleur, si l'on s'y attarde, peut mener à la profondeur d'une expérience transcendante. Tout ce que nous voyons si, dans un état d'esprit juste, nous nous y arrêtons, de passer la frontière de la vision objective. Avec l'union au contemplé qui fait surmonter la distance avec le l'objectivement regardé, une qualité lumineuse intervient. Toute œuvre d'art authentique invite à cette contemplation supra-objective car c'est justement grâce à cette transparence de la transcendance qu'elle est une œuvre d'art.

De même que par l'exercice d'immobilité du corps, le disciple peut aussi, par une longue contemplation silencieuse, découvrir au-delà du donné objectif son appartenance à un tout plus grand puis, enfin, au Tout infini. Dans la mesure où l'homme ressent le tout auquel il appartient, il se sent lui-même en son centre. En d'autres termes : chaque fois que l'homme est bien centré vibre en lui le tout dont il fait partie et qu'il est lui-même par cette participation. Cette résonance, cette vibration qui lui est commune avec le tout infini est vécue intuitivement chaque fois que le méditant réussi à percer le mur de l'objectivité. Mais pour le vivre vraiment, il faut une attitude initiatique fondamentale, une présence ininterrompue à l'Être essentiel, un "flair" spirituel soutenu sans relâche.

La sphère ouverte à la quête du disciple dans le domaine du visible, des couleurs et des formes est infinie et les fruits qu'il en tire dépendent de son art de s'y attarder.

rose au centre AssiseUn exemple simplement : la rencontre, longtemps prolongée, avec la rose.

Devant moi se trouve une rose. Je la regarde – je demeure dans cette contemplation. Alors, il arrive ceci : elle me regarde – expérience surprenante. La rose est devenue un "toi" qui me regarde comme je la contemple. Je continue à ne pas la quitter des yeux. Tout à coup ce que j'éprouve gagne en profondeur. Il semble que le regard de la rose pénètre mon être essentiel. Je me sens touché profondément par l'expérience de la rose en sa nature essentielle. Si je m'attarde davantage à cette contemplation immobile, ce que je sens être la nature essentielle de la rose et la façon dont je me vis moi-même en mon être essentiel se fondent en une seule expérience. À ce moment, je ne suis plus là, il n'y a plus la rose, il ne reste qu'une vibration qui nous unit dans le numineux. Lentement je reviens au face-à-face du moi et du toi, à mon face-à-face avec la rose. Je suis de nouveau là, comme avant. La rose est là : une rose. Comme elle est belle. Lorsque maintenant je dis « la rose » : quelle plénitude, quelle profondeur, quelle richesse renferme ce mot ?

La rencontre à laquelle aboutit une véritable halte contemplative ouvre l'objet vis-à-vis de moi à la profondeur de la réalité qui se trouve par-delà les contraires, d'ici et ailleurs. Lorsque me touche cet au-delà des contraires, l'expérience du surnaturel, du Verbe unique qui anime toutes choses et s'exprime à travers elles est proche. Ce qu'éprouve l'homme ici, c'est lui-même, dans la profondeur de son être essentiel.

L'éducation à de semblables expériences fait partie des exercices les plus importants sur la voie initiatique.

 

II – La quadruple sagesse et le regard de l'homme éveillé

Extraits de l'enseignement de Eizan Rôshi[7]

 

De toute éternité les hommes sont bouddha, donc tout le monde peut avoir le kenshô (le satori). Ceux qui ont le kenshô c'est l'eau, ceux qui ne l'ont pas, c'est la glace. Mais, pour le bouddhisme, l'eau et la glace sont parfaitement semblables, elles sont une même substance, seule la forme est différente. Avoir le kenshô, quelle blague ! L'éveil n'est pas autre chose que la vie ordinaire. […]

 

miroir shinto du JaponHakuin parle du « parfait clair de lune de la quadruple Sagesse ».

1) La sagesse du grand miroir.

Un miroir reflète le monde tel qu’il est : il est capable de tout refléter, que ce soit beau ou laid. Un miroir est sans attachement : si vous enlevez le miroir, il n’y a plus rien.

2) La sagesse de l'égalité.

Un miroir considère tout ce qui se présente de façon égale. Il s'agit d'avoir la même attitude devant toutes choses[8].

3) La sagesse de la perception juste.

Si le miroir reflète tout, il reflète aussi les différences et voit chaque chose telle qu'elle est, elle. La vraie nature de Soi est la "non-nature" et ainsi le cœur-esprit de Bouddha a une perception juste des choses telles qu'elles sont.

4) La sagesse de la capacité agissante.

Le kenshô (le satori) est reversé dans le quotidien, en actes.

Le kenshô n'est pas l'objectif du zen, mais on fait le kenshô pour vivre pleinement sa vie. Il faut aller jusqu'au « chaque jour est un bon jour » de maître Unmon, c'est jusque-là qu'il faut pousser le zazen. Pratiquement tout le monde se rapproche de cet état, mais à un moment, fait demi-tour à cause du mal de jambes ! Or après le kenshô, tout paraît différent de ce qu'on avait perçu jusque-là. Et c'est seulement celui qui voit qui a changé, mais tout continue.

 

III – Bernard Durel parle de deux distinctions qui se recoupent :

Regard-flèche / regard-coupe (K-G Dürckheim),

Look of the prison / zen look (Shigeto Oshida)

 

Bernard DurelLors de conférences[9] Bernard Durel a plusieurs fois parlé :

  • de la distinction faite par Oshida de deux regards : look of the prison / zen look (ce dernier, Oshida l'appelait aussi "regard de l'au-delà).
  • Et de la distinction faite par Karlfried Graf Dürckheim à propos des deux regards du quotidien : regard-flèche et regard-coupe,

Il traitait en quelque sorte les deux à la fois.

Voici des extraits de ses conférences. Ce sont soit des citations directes, soit des reprises commentées. Ont été ajoutées deux citations de Oshida.

 

●   Regard-flèche / regard-coupe (look of the prison / zen look).

Le regard-flèche part du front entre les deux yeux et va vers l'objet (l'objet du désir), c'est un regard discriminant : je suis dans la rue, je cherche une boulangerie, je passerai à côté de mon meilleur ami sans le voir, tout le reste n’existe pas. Le regard-flèche exclue tous les autres objets en ne les voyant pas.

Par contre le regard-coupe, lui, reçoit (comme la coupe), il n'est plus centré sur un objet. Nous sommes dans le regard-coupe quand le mouvement va en sens inverse : l'univers vient vers moi et je l'accueille. C’est le regard de l’accueil. Et il n’est pas impossible de chercher une boulangerie tout en étant dans le regard-coupe.

Dans la prière traditionnelle, on ferme les yeux pour préserver sa tranquillité, cultiver l’intériorité, et il y a beaucoup de vrai là-dedans, il y a des moments où l’environnement est tellement défavorable... Pourtant, si nous méditons les yeux mi-clos[10], nous apprenons peu à peu à cultiver une intériorité qui n’est pas dirigée contre l’extériorité, ceci au plan du regard et aussi au plan du bruit. On pourrait dire : écartons tous ces bruits, je ne pourrai méditer tant qu’il y aura de la musique à côté… mais non, on accepte : c’est le regard ouvert. C'est le regard de la grande maturité.

La difficulté est de passer du regard-flèche au regard-coupe par le lâcher-prise, de re-trouver le regard d'avant la naissance de ses parents[11] et non le regard écrasé par le poids des héritages ancestraux, afin de voir les choses telles qu'elles sont… éliminer les discriminations (agréable/désagréable, profitable/non-profitable..), sortir de la position d'être intéressé en permanence (de façon consciente ou inconsciente), arrêter de ne voir que ce qu'on veut voir… Aller vers le réel, c'est aller vers l'inconnu, c'est se rendre vulnérable : cet inconnu sera-t-il agréable ? La tendance plus facile consiste à aller vers le connu, le prêt à porter, le prêt à penser.

OshidaLe regard-coupe est plus exigeant mais plus fécond. Le Père Oshida va jusqu'à dire : ‘‘Sans ce regard, ce zen-look, aucune charité n’est possible’’. C’est vrai parce que la charité présuppose le regard non discriminant. C’est la phrase du Christ dans Mt 6 : ‘‘Il fait briller son soleil sur les justes et les injustes…’’ Sans une certaine pratique du regard-coupe une authentique charité ne peut se développer. Et à la limite, l'œil éveillé qui ne refuse plus rien fonctionne comme une oreille : il écoute les cris du monde, les cris des malheureux.

 

 Oshida : "Quand je regarde la fleur..." (Extrait du film "Zen ou le souffle nu")

« Quand on voit la fleur, la logique nous dit que la fleur n'est pas moi et que je ne suis pas la fleur. On dit que c'est logique, que c'est absolu ! Mais quand je regarde la fleur, je ne suis pas coupé de fleur, je suis fleur ; fleur et moi c'est là, unis. »[12]

 

●   Le regard de l'au-delà (zen look).

Dans le film, Oshida dit :

« Par la concentration sur la respiration on se libère de la prison de la conscience, on commence à entrer dans la sensation au niveau de l'être : ni par l'intérieur ni par l'extérieur, au-delà. Dans le bouddhisme zen il y a deux colonnes : la respiration naturelle et le regard vers l'au-delà. Le regard n'est pas fixé sur phénomènes, mais déjà contemplatif ; regard ni extérieur ni intérieur… regard libéré. C'est la liberté où on commence à vivre selon la lumière d'au-delà, selon le souffle du Bouddha. Alors le vide n'est pas le vide, c'est plutôt plénitude de l'autre vie. »

 

Il s'agit de regarder les choses et en même temps de toujours regarder au-delà. Cela veut dire regarder les objets dans le monde et non pas comme ma propriété. Les objets isolés, on peut les mettre dans des coffres forts…

Oshida expliquait aussi comment voir la personne qui est là devant vous : elle a 55 ans, et il faut la voir entre le berceau et la tombe : son berceau, c’est-à-dire les choses qui ont pesé sur son enfance ; la tombe parce qu’elle n’est pas encore achevée…

D’une façon générale, on peut dire – et ce n’est pas une mince affaire –, qu’on entre dans ce regard à petits pas. Ce qui est proposé, c’est de sortir de la vision statique des choses pour entrer dans une vision où les choses apparaissent comme fluantes.

Dans la vision statique, notre monde est comme une grande étagère où les choses sont posées avec des étiquettes – et quand je dis les choses, disons aussi les personnes, les religions, les traditions, les livres sacrés –, et les choses qui sont au premier étage ne doivent pas se trouver au second… tout est à sa place. On sait ce qu’est un laïc, ce qu’est un religieux, ce qu’est un bouddhiste, un chrétien... Mais ceci est largement illusoire, il s’agit de grilles abstraites qui n’ont rien à voir avec le réel. Oshida le dit dans le film que Patrice Chagnard a fait de lui, à cet endroit où il y a le carré, le triangle, et le cercle : ce sont des figures connues de tout le monde, mais ça n’existe pas dans la nature ! C’est ce qu’il appelle « la troisième patte du poulet ».

 

IV – Bernard Rérolle

Conscience-flèche et conscience-coupe[13]

 

Bernard Rérolle, Prier corps et âmeLorsque notre attention et notre regard se focalisent sur un point précis ou sur un spectacle qui a lieu dans une portion d'espace plus ou moins proche de nous, ils adoptent spontanément la "forme pointue". Notre regard et notre attention se comportent comme une flèche pointée vers une cible. Tous les muscles qui animent nos yeux conjuguent leurs efforts pour adapter notre vision au champ à explorer. Ce qui n'est pas dans ce champ de vision disparaît peu ou prou de notre attention et ne fait pas partie des objets perçus. Cette fascination peut être plus ou moins grande suivant l'intensité de l'intérêt suscité par le spectacle que nous regardons.

Le cas inverse complémentaire serait une vision et une attention en forme de coupe, et non plus de flèche. C'est une attention et un regard qui se calment et se rendent capables de voir tout l'espace qui est devant nous sans en privilégier aucun objet particulier. Un regard qui accueille et non plus un regard qui cherche à atteindre, un regard qui reçoit et non plus un regard qui cherche à posséder.

Reprenons notre place de spectateur. Au lieu de nous laisser "exorbiter" et de suivre docilement du regard et de l'attention le spectacle par lequel on cherche à nous captiver, nous prenons intérieurement un peu de recul, nous calmons notre esprit et nos yeux, nous voyons tout nettement sans rien regarder de particulier. Attention ! Il ne s'agit pas du tout de laisser errer notre regard flottant, car dans ce cas-là nos yeux ne s'accrocheraient à rien de précis mais ils n'auraient rien d'une coupe accueillante. Au contraire, notre regard conserve sa direction sans défaillance, ce qui exige une concentration réelle, mais il s'ouvre à la profondeur de champ. Le regard en forme de coupe n'est autre que le regard contemplatif. Il ne plane pas, il ne s'absente pas distraitement, les yeux ouverts, il n'est pas le regard de "l'astronome qui tombe dans un puits". Il est à la fois distancié (avec justesse !) et extrêmement réaliste.

   Proposition d'un exercice.

Pour le sentir une première fois et pour l'exercer par la suite, on propose l'expérience suivante : placez-vous de sorte que vous puissiez embrasser du regard un espace assez vaste. Lorsque vous balancez votre corps de droite à gauche et de gauche à droite tout en tenant notre regard fixé sur l'horizon, les différents plans donnent l'impression de glisser les uns sur les autres : les fenêtres glissent sur les arbres du premier plan, lesquels glissent sur les arbres ou maisons placés plus loin. Nous empêchons nos yeux de s'accrocher à tel ou tel détail, à telle ou telle partie de l'ensemble. Il faut un peu d'entraînement avant d'aboutir à une sensation de repos, une ambiance intérieure de paix et de bienveillance.

Mais, lorsque ces sensations nous sont enfin données, nous pouvons ressentir quelque chose d'étonnant. Dans le moment même où nous percevons ce monde dans sa réalité, dans l'acte même de le regarder, nous percevons quelque chose de l'au-delà de ce monde. Nous ne sommes plus captivés par un spectacle qui nous "exorbite", nous sommes reliés à l'au-delà des apparences, nous lui sommes présents de façon vivante. Le geste concret de regarder est indispensable au sentiment d'être relié, il faut que nous soyons réellement liés à la terre si nous voulons sentir à quel point nous sommes liés au ciel. N'est-ce pas à une vigilance de cette qualité que Jésus nous convie inlassablement dans l'Évangile ?

 

V – "L’œil de la nuque"

Jean-Yves Leloup 

Source  « L’œil de la nuque »  Extraits très légèrement modifiés

 

le petit prince– Le regard ordinaire est la plupart du temps un regard frontal, un œil "flèche" qui vise, définit, objective.  Il voit des "choses" et s’il les voit "bien", "précisément", il est heureux.

– Un autre regard est possible, il ne part pas des yeux ou du front, mais de derrière les yeux, de derrière la tête, depuis ce qu’on pourrait appeler « l’œil de la nuque », c’est davantage un "regard coupe" qui accueille, il ne vise rien, il acquiesce à ce qui est sans chercher à le définir, ou à l’objectiver, il ne voit pas des "choses", mais un champ d’énergie ou de lumière dans lequel des lignes, des formes, des densités apparaissent…   

Si le mot existait, il faudrait dire que « l’œil de la nuque » veut davantage "infinir" que "définir" ce qu’il voit ; autant dire qu’il ne veut rien, il laisse planer l’oiseau dans son vol, il ne cherche pas à le saisir.

 Regarder quelque chose ou quelqu’un, un paysage, un corps ou un visage avec l’œil de la nuque c’est cesser immédiatement de se l’approprier, c’est le rendre à l’Espace, à l’entre-deux, au "fond" ; à ce qui ne se voit pas dans le visible. […]

Déjà Aristote et plus tard Maître Eckhart – par l’intermédiaire de la relecture d’Averroes par Albert le Grand et Thierry de Freiberg – distinguent trois types d’intellect :

  • intellect agent (intellectus agens),
  • intellect passif (intellectus passibilis),
  • l’intellect possible (intellectus possibilis),

ce que je traduirais par trois types de regards :

  • le regard actif ou créateur
  • le regard passif ou accueillant
  • le regard possible, ni déterminé, ni déterminant

Le regard actif ou créateur peut être celui de l’individu qui regarde et qui objective ce qu’il voit, c’est-à-dire, qui pose un objet en le séparant de la totalité ou de l’infini qui le constitue – c’est le regard frontal, c’est aussi le principe d’incertitude selon Heisenberg.

Mais le regard actif ou créateur peut être aussi celui d’une vision plus vaste que celle de   l’individu, le regard de l’individu étant alors « passif » (intellect passif), il laisse la place au Regard créateur proprement dit considéré comme le seul « intellect agent »…

L’œil de la nuque correspond à l’intellect possible, c’est-à-dire, à ce moment de recul, où le regard, prenant conscience de ses projections, s’efface ; ce moment d’effacement ou de retrait correspond à l’intellect passif qui peut alors accueillir, laisser être le regard créateur (intellect agent), qui n’est ni déterminant (il n’objective rien), ni déterminé, (il ne se laisse pas imprimer ou « impressionner » par quelque chose de particulier).

 L’œil de la nuque place le regard humain dans son ouverture maximale, il le replace dans l’Ouvert…  il ne s’agit pas seulement du "regard éloigné" qu’on reconnaît au sage, mais du regard infini de l’infini Réel.

 

Les écrits bibliques attirent notre attention sur les peuples "à la nuque raide". Qu’est-ce qu’avoir la nuque raide, sinon demeurer dans une attitude rigide qui entrave notre vision, c’est prendre le réel pour ce que peuvent en saisir nos "œillères" (que ces œillères soient scientifiques, philosophiques ou religieuses), c’est être "borné", voir le monde dans des limites qui ne sont plus "ouvertes"…

Retrouver la souplesse de la nuque, c’est retrouver notre capacité de regarder dans les quatre directions, mais aussi de regarder la hauteur et la profondeur de tout ce qui vit et respire.  Tout « ce qui est vu » est alors perçu ou contemplé comme des formes poreuses à l’infini qui les enveloppe…

C’est cela, donner aux êtres et aux choses, leur "poids", leur présence, présence ni objective, ni subjective […] :

  • retrait des projections,
  • accueil d’un autre regard,
  • laisser être ce qui est donné dans son allure infime et infinie, transitoire et éternelle…

Regarder le monde avec l’œil de la nuque, cela suppose une certaine "tenue" ; la nuque n’étant capable de "regard" que lorsqu’elle se tient souple sans doute, mais toujours dans l’axe de la colonne vertébrale, antenne vivante et vibrante qui relie le ciel et la terre, le visible et l’invisible.

 

VI – Extraits de 4 textes de J. Marchal,  avec G. Marchal ou R. Farah[14]

 

1/ Conscience-flèche et conscience-coupe. (Par Jean Marchal dans Mémoire éternelle pour Graf Dürckheim. p. 67)

Durkheim dit, dans L'Esprit-Guide :

« Les expériences initiatiques créent toujours la naissance d'une nouvelle conscience, où une petite voix nous dit : “Écoute, tu viens d'avoir une expérience de quelque chose d'extraordinaire, qui te montre ton noyau le plus profond. Mets-toi en chemin, accepte l'exercice d'une discipline et essaye de te transformer de telle façon que toi, en tant qu'être existentiel, tu sois capable de témoigner dans le quotidien de cette réalité profonde.” »

Année après année, il nous était ainsi donné au cours de ces réunions la chance de développer notre relation à ce noyau le plus profond de nous-mêmes : par cet enseignement vivant du sage lors des réunions matinales autour de lui, et l'après-midi par les exercices divers avec ses collaborateurs, exercices élaborés dans le but de développer notre "conscience-coupe" et favoriser ainsi la survenue de ces "expériences initiatiques".

 

deux premiers cavaliers de l'Apocalypse, Beatus de Valladolid, 970Note de J. Marchal :

Cette distinction sur laquelle insistait tellement Durkheim entre "conscience-coupe" et "conscience-flèche" m'a toujours semblé revêtir une très grande importance pour la compréhension de nos fonctionnements psychiques, et pour nous permettre de bien discerner ce qui, dans nos fonctionnements, fait constamment obstacle à ce que « chaque situation soit pour nous la meilleure occasion de faire l'expérience de la transcendance ».

Je dois dire que c'est cette image de la flèche comme expression de la conscience objectivante qui m'a livré la première clé pour un décryptage de l'Apocalypse de saint Jean : ceci le jour où m'est apparu, dans la grande rose de la Sainte-Chapelle de Paris, le premier des quatre cavaliers de l'Apocalypse monté sur un cheval blanc et armé de l'arc et des flèches : symbole parfait de cette conscience objectivante dont la tyrannie nous interdit de nous ouvrir à la transcendance dans la conscience-coupe, cette image nous donne une grille d'interprétation non seulement pour décrypter le sens des images des trois autres cavaliers et de leurs fléaux, mais de toute la révélation de l'Apocalypse de saint Jean[15].

 

2/ Conscience-flèche et conscience-coupe. (Par Jean et Gisèle Marchal, extrait d'article, Regards inédits sur G Dürckheim, p. 40-41)

En 1931, Dürkheim est nommé professeur de psychologie à l'académie de Breslau. Puis en 1937, à 42 ans, c'est le départ pour le Japon où l'exile le gouvernement nazi et où il va demeurer jusqu'à la fin de la guerre comme attaché de l'ambassade d'Allemagne (puis après 1945, seize mois emprisonné par les Américains à la suite d'une méprise !). C'est là que va s'ouvrir pour lui l'accès au monde du zen à travers la fréquentation de sages divers, et surtout grâce à la pratique assidue du tir à l'arc et de la méditation en zazen.

C'est le maître Suzuki qui révèle dans une formule concise l'essence de la sagesse orientale :

« Le savoir occidental regarde au-dehors, la sagesse orientale regarde en-dedans. Cependant, si vous regardez en-dedans comme vous regardez au-dehors, alors vous faites du dedans un dehors. »

Et Dürckheim écrit :

« Cette phrase révèle tout le drame de la psychologie occidentale, qui regarde au-dedans comme on regarde au-dehors, en faisant du dedans un dehors, c'est-à-dire un objet… Et la Vie s'en va. »

Dürckheim, dans son enseignement, insistait sans cesse sur la nécessité, dans le travail psychologique, de dépasser cette conscience objectivante ou "conscience flèche" qui fait du monde intérieur un objet d'étude et vise un but comme l'archer vise la cible, dans la tension vers le résultat objectif et la performance. Il s'agit au contraire d'entrer dans une "conscience coupe" faite d'ouverture et d'acceptation envers notre réalité existentielle ici et maintenant (comme la coupe accepte le liquide que l'on y verse, nectar ou poison), afin de s'appuyer sur cette réalité pour le travail de transmutation de l'ego, et

« faire ainsi de chaque situation existentielle, heureuse ou malheureuse, agréable ou désagréable, la meilleure occasion d'entrer dans la grande expérience. »

 

Revue de yoga, Flexions et enroulements2/ "Le symbolisme du dos" (Par Jean Marchal, extrait d'article, Revue Française de Yoga, n°10, juillet 1994, pp. 69-79)

 Notre expérience de l’espace implique toujours ce fait incontournable: ce qui se passe dans notre dos ne nous est pas visible, d’où un premier aspect du symbolisme du dos, qui est le côté du corps tourné vers le non-visible, c’est-à-dire l’inconscient, ce qui échappe à notre conscience habituelle. Ce qui se passe derrière notre dos représente donc ce que nous ignorons de nous-mêmes, notre "ombre".

Cet aspect du symbolisme du dos s’exprime parfois dans les rêves et, aussi, dans bien des expressions populaires. Ainsi, « faire quelque chose dans le dos » de quelqu’un, c’est agir à son insu. « En avoir plein le dos », c’est plier sous le poids de problèmes dont la solution échappe à notre conscience rationnelle et qui souvent s’expriment dans le langage du corps sous la forme d’un « mal au dos », « tourner le dos à un problème », c’est refuser de le voir et de l’ «affronter » (vision par le front, par l’avant), refus qui nous fait « plier l’échine ». […]

●   L'empreinte de ce qui est dans notre dos.

Un autre aspect du symbolisme du dos est celui qui associe l’arrière au passé et l’avant à l’avenir. Le passé, c’est ce qui a été mais n’est plus, et “se retourner sur son passé” est d’un certain point de vue dangereux, en ceci que nous sommes alors exilés du moment présent. […]

Cette nocivité du « retournement vers le passé » s’illustre par exemple dans le mythe d’Orphée. Ayant perdu Eurydice ravie par la mort à son amour, il réussit par ses supplications à convaincre les dieux de lui rendre sa bien-aimée. Ceci lui fut accordé à la condition expresse que, l’ayant cherchée à la sortie des enfers et la précédant dans ce retour à l’existence terrestre il ne se retourne jamais sur elle pendant tout ce trajet. Incapable de résister à la tentation de la regarder, en se retournant il perdit instantanément ce qu’il venait de reconquérir.

De même, Lot, sa femme et ses deux filles furent conduits par deux anges hors de Sodome, la ville pervertie, avant sa destruction par la puissance divine, avec cet avertissement « Debout ! Sauve-toi, sur ta vie, ne regarde pas derrière toi et ne t’arrête nulle part dans la plaine, pour n’être pas emporté » (Genèse, 19, 15), « Or, la femme de Lot regarda en arrière et fut changée en colonne de sel » (Gn, 19, 25).

Cette empreinte du passé (ce qui est derrière nous, dans notre dos) sur toutes nos perceptions et conceptions présentes et sur les comportements qui en découlent, correspond à ce qu’en Inde on appelle samskâra, traces inconscientes laissées en nous par les expériences de notre lointain passé. Ces samskâra s’expriment par les vâsanâ, tendances irrésistibles à répéter des comportements inadéquats qui nous interdisent de répondre de façon juste et adaptée à ce que chaque situation existentielle nous demande. […]

●   La colonne vertébrale.

L’aspect le plus important du symbolisme du dos chez l’homme est lie à sa verticalité. L’homme est en effet le seul mammifère à port complètement vertical, spécificité directement associée au fait qu’il est le seul être vivant doué d’une conscience reflétant la Conscience divine. Or, c’est la colonne vertébrale qui est porteuse de cette verticalité, colonne au sens plein du terme: soutien vertical d’une structure élancée vers le ciel […]

La colonne vertébrale ainsi constituée, milieu du dos, réalise une structure métamérique faite d’un axe central (vertèbres et moelle épinière) traversant des plans horizontaux virtuels successifs et d’où émergent à chaque étage des nerfs spinaux. Ceux-ci portent l’influx nerveux moteur dans tous les territoires moteurs du corps et, en sens inverse, les stimuli sensitifs vers les centres cérébraux.

Cet axe central, le névraxe, constitué de l’encéphale et de la moelle épinière, transmet donc :

  • une énergie centrifuge yang, motrice,
  • et une énergie centripète yin, sensitive,

qui animent l’ensemble de l’organisme humain.

Echelle de Jacob, Bible du XIIe s●   L’échelle de Jacob.

Il exprime le même archétype que l’épisode biblique de l’échelle de Jacob (Gn 28, 11-19). Jacob endormi rêve : « Voilà qu’une échelle était plantée en terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et descendaient …» Et YHWH lui dit « La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne à toi et ta descendance qui deviendra nombreuse comme la poussière du sol. »

A la suite de ce rêve, Jacob prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête (horizontale, donc) avant de s’endormir et la dressa comme une colonne (verticale) et la consacra: « Et cette pierre que j’ai dressée comme une colonne sera la maison de Dieu ».

Dans cet épisode de la Genèse est bien mise en évidence la relation entre verticalité et présence divine. R. Guénon écrit :

« Il est très probable que chez les peuples celtiques certains menhirs avaient cette signification et les oracles étaient rendus auprès de ces pierres comme à Delphes, ce qui s’explique aisément dès lors qu’elles étaient considérées comme la demeure de la Divinité » 

On voit que l’échelle offre ainsi un symbolisme très complet :

« Elle est, pourrait-on dire, comme un "pont" vertical s’élevant à travers tous les mondes et permettant d’en parcourir toute la hiérarchie en passant d’échelon en échelon et en même temps, les échelons sont les mondes eux-mêmes, c’est-à-dire les différents niveaux ou degrés de l’existence universelle ».

[…] Plus loin, parlant du songe de Jacob, Guénon écrit :

« Les anges représentent proprement les états supérieurs de l’être; c’est donc à ces états que correspondent aussi plus particulièrement les échelons… »

L’échelle étant posée sur la terre, c’est cette terre, notre monde, qui est le support à partir duquel l’ascension vers ces états doit s’effectuer, et c’est ce monde et notre état humain que nous avons à intégrer pleinement, préalablement à cette ascension. D’où la parole de Yahvé à Jacob : « La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne à toi et ta descendance qui deviendra nombreuse comme la poussière du sol ». […]

●   Dans la méditation.

Remarquons ici que dans la méditation, yeux fermés et corps immobile dans l’assise verticale, il n’y a pratiquement plus d’influx sensoriels ou moteurs qui circulent dans cet axe. Les pensées et émotions qui nous agitent continuellement et troublent la pureté de notre conscience peuvent alors s’apaiser, voire s’évanouir et nous permettre l’expérience de la pure conscience sans formes, non identifiée, non déterminée, cette « beauté inouïe de l’infini du dedans » qui est l’Esprit.

Le fait de nous situer intérieurement dans le dos facilite cette approche de l’Esprit. […]

En nous recentrant dans notre verticalité, nous pouvons ainsi prendre conscience de notre situation centrale dans ce plan d’existence terrestre où nous vivons: centrale par rapport aux états périphériques minéral, végétal ou animal, du fait même de cette conscience qui nous habite et peut diriger notre énergie.

Ainsi pouvons-nous apprendre à n’être plus emportés par cette énergie comme par un cheval emballé, et à retrouver cette pure conscience d’être, non identifiée, qui est notre sens sublime.

 ●   "Conscience coupe" et "conscience flèche" 

C’est la raison pour laquelle  K. Von Dürckheim conseillait à ses disciples, pour méditer, de se situer consciemment dans la nuque et le dos, dans cette « conscience coupe » qui accepte tout ce qui survient mais ne retient rien, comme une coupe (ou comme un miroir).

Cette « conscience coupe » s’oppose à la « conscience flèche », conscience objectivante et projective qui part du front (avant de la tête) comme une flèche vers sa cible pour soumettre le monde selon sa propre vision. S’opposant et s’agrippant dans le refus et la possession, elle fait de chaque objet et de chaque situation une cible à atteindre, pénétrer et soumettre par l’intelligence rationnelle. Elle est conscience d’un sujet, l’ego, séparé de l’objet : conscience d’un intérieur coupé de l’extérieur.

L’intégration de cette "conscience coupe", à laquelle il nous est d’ordinaire si difficile d’accéder car toute notre éducation et les suggestions de notre «"civilisation" vont en sens contraire, peut être préparée et facilitée si nous prenons l’habitude de faire régulièrement ce recul et de nous situer intérieurement dans le dos et la nuque. Ce geste intérieur amène à un "lâcher-prise" de nos buts habituels, des tensions et perturbations chroniques ou aiguës que leur poursuite induit dans le courant de l’énergie qui nous traverse, et qui obscurcissent notre conscience de la transcendance. Or le chemin spirituel consiste à devenir de plus en plus transparent à cette "transcendance" immanente qui constitue l’essence de notre conscience.

 

3/ Les piliers du quotidien : vigilance, acceptation (conscience-coupe)…. (Jean Marchal - Renata Farah – Extrait d'article, Revue Française de Yoga  n° 23, janvier 2001, pp. 271-283)

Une vie spirituelle épanouie repose sur deux piliers à chaque instant de notre quotidien. D’une part, la vigilance qui permet de gérer les émotions, de comprendre le monde et de se comprendre ; d’autre part, l’acceptation de ce qui est. L’assise en silence permet de développer ces capacités.

●   Le quotidien comme exercice

Karlfried Dürckheim insistait sur le fait que si un exercice particulier régulièrement pratiqué est nécessaire pour avancer sur la Voie, c’est en fait toute l’existence qui doit devenir un exercice. Vivre le quotidien comme un exercice au service de la Grande Vie repose avant tout sur deux attitudes qui sont comme les deux colonnes sur lesquelles se construit l’édifice de la vie spirituelle. Toutes les traditions religieuses sont d’accord là-dessus : il s’agit de la vigilance et de l’acceptation. […]

●   La vigilance

Cette vigilance doit bien sûr s’appliquer à tous nos actes, mais très particulièrement dans certaines circonstances. Tout d’abord chaque fois que se lève en nous une émotion: vigilance pour ne pas nous laisser emporter comme un fétu dans la tempête, mais aussi, une fois le calme revenu, vigilance pour discerner quel aspect particulièrement vulnérable de notre psychisme a été touché et pourquoi. Vigilance nécessaire également pour discerner le sens des évènements, heureux ou malheureux, qui viennent infléchir le cours de nos existences et qu’en général nous attirons en fonction de nos états intérieurs. En particulier, il faudrait nous interroger sur ce que veulent nous dire les maladies qui nous frappent et qui ont toujours une racine psychologique. Vigilance aussi pour accorder de l’importance aux phénomènes de synchronicité, plus fréquents qu’il n’apparaît superficiellement et que nous avons trop tendance à banaliser sous le vocable de « hasard ». Ils nous rappellent que le monde où nous vivons, et que nous prenons pour la réalité, conditionné par l’écoulement du temps et les lois du déterminisme, n’est que le reflet d’un monde où règnent l’instant éternel et les lois de l’analogie. […]

●   L’acceptation

C’est le second pilier de la vie spirituelle. C’est dire qu’acceptation n’est pas résignation et que là encore l’intelligence vigilante est nécessaire pour distinguer ce que, devant un évènement que nous ressentons comme injuste, nous pouvons ou non essayer de changer. Il s’agit simplement d’accepter ce qui, indiscutablement, est : et ne pas surimposer sur « ce qui est » ce qui selon nous devrait être (à savoir que la personne disparue soit toujours là). Il est des circonstances où « accepter ce qui est » nous paraît impossible et où toute notre conscience est envahie par le refus. Dürckheim en distingue trois où l’acceptation est particulièrement difficile : la proximité immédiate de la mort, la solitude totale et l’absurde. Dans ces trois épreuves extrêmes il s’agit, dit-il, d’accepter l’inacceptable :

« L’homme peut alors faire l’expérience d’une protection inconcevable pour l’esprit humain, alors qu’il est abandonné par le monde. Dans les trois cas, l’acceptation de l’inacceptable n’est ni de l’héroïsme, ni de la résignation, mais l’expérience d’une liberté inconnue de lui par laquelle il dépasse l’expression de son moi habituel. Au cœur de l’anéantissement, des ténèbres et de la cruauté de ce monde, l’homme accède à une Force, une Clarté et un Amour qu’on peut dire surhumains parce qu’il les éprouve en contradiction avec toutes les contingences de ce monde. ». […]

En cette attitude « d’acceptation de ce qui est » réside l’aspect essentiel de ce que Dürckheim appelle  "conscience-coupe" ; la coupe accepte tout ce qu’on y verse, nectar ou poison, sans refus. Elle a son contraire dans la « conscience flèche » qui malheureusement caractérise la plupart de nos états de conscience ordinaires : sans cesse tendus vers un but et d’autant plus dans le refus de l’échec que le résultat espéré paraît important. […]

●   L’assise en silence

S’asseoir en silence et tenter d’entrer dans l’état méditatif, c’est d’abord renoncer momentanément à toute action et à tout attachement aux pensées concernant les actions passées ou à venir, pour demeurer immobile dans la seule présence de l’ineffable : centré sur l’unique Réalité, l’Un sans second au-delà de toutes les apparences dans lesquelles nous nous agitons à l’état ordinaire. Cela suppose le renoncement provisoire mais inébranlable à toute impulsion aux mouvements : mouvements du corps dans l’immobilité totale, fluctuations des pensées dans le détachement de leur déroulement sans fin. Ne plus être emportés par le besoin continuel de bouger, de parler, de considérer le passé et de préparer l’avenir, c’est le grand silence qui nous fait entrer en relation avec notre réalité ultime, « notre visage originel, celui que nous avions dès avant la naissance ». L’assise en silence donne de l’importance à la tenue, à la forme et à l’unité. S’asseoir, s’enraciner, croître. Renouveler, approfondir, recommencer l’expérience de s’asseoir extérieurement et intérieurement au plus profond de soi-même. Se lâcher : c’est la personne entière qui se lâche dans une bonne tension. Passer de la performance à la « transformation » en devenant de plus en plus transparent à la « Présence » qui nous donne la chance de devenir disciple de l’Être Essentiel.

 

VII – Conscience-flèche   et  conscience-coupe 

Par Françoise Blévot

Extrait de Cœur de cible[16] (chronique de Infos-yoga 2016)

 

Dans  l’enseignement  de  K.G.  Dürckheim,  ô  combien  riche  de  sens  et  de  profondeur,  parmi  les  belles  images  qu’il  utilise,  j’affectionne  particulièrement  celles  de  la  "conscience-flèche" et  de  la  "conscience-coupe",  pour parler d’une part de nos tendances à vouloir faire, et d’autre part de notre difficulté à remplacer le volontarisme par la confiance se manifestant dans le laisser faire.

Notre  "conscience-flèche"  nous  fait  naviguer  à  vue,  dans  la  hâte  et  l’objectivation.  Elle  pourrait  être  symbolisée  par la sculpture de Giacometti intitulée «  l'homme  qui  marche  »  :  Il  n’est  pas  droit,  mais  penché  en  avant  comme  entraîné  par  le  poids  de  sa  tête  trop  pleine,   projeté   à   grandes   enjambées   vers    ses    multiples    préoccupations,    dépourvu  d’épaisseur,  illustrant  à  merveille l’expression « être dans une fuite en avant ». Lorsque nous sommes ainsi, il  est  à  prévoir  que  la  flèche  que  nous  incarnons ne va pas tarder à se retourner contre nous..

La  «  conscience-coupe  »,  quant  à  elle,  pourrait  être  représentée  par  un  personnage  en  assise  méditative.  Il  a  établi  une  communication  harmonieuse  entre  sa  tête  et  son hara, alignés l’un au-dessus de l’autre. La voûte crânienne  étant  une  coupe  ouverte  vers  le  bas  et  le  bassin  une  coupe  tournée  vers  le  haut,  l’espace  intérieur  y  est  circonscrit,  le  corps  est  habité.  Une  force  tranquille  se  dégage alors naturellement de lui. Assis, l’homme renoue avec  le  grand  rythme  des  cycles  immuables.  La  dignité  toute  simple    évocatrice  de  paix  qui  en  résulte  met  en  valeur le fait que « nos deux cerveaux » peuvent communiquer  et  se  répondre.  D’autant  plus  que,  ces  dernières  années, des travaux scientifiques ont clairement démontré  les  similitudes  du  cerveau  avec  les  intestins,  notamment au niveau des neurotransmetteurs... (Nous savons tous qu’ils sont le champ de bataille de nos émotions !)

Déjà,  rien  qu’à    prononcer  ces  deux  mots,  «  coupe  »  et  « flèche », on sent que l’un accueille et que l’autre nous parle  de  vitesse,  (qu’il  ne  faudrait  pas  confondre  avec  précipitation, et, dans le cas qui nous occupe, c’est plutôt du  deuxième  terme  qu’il  s’agit.

[…]

 



[1] Paru au Courrier Du Livre. 1978

[2] B. Durel est venu animer des week-ends ou des conférences au centre Assise sur la mystique rhénane. Il pratique également le zen.Il intervient à divers endroits.

[3] En 1985Patrice Chagnard a fait un film Zen ou le souffle nu qui est passé au Jour du Seigneur" les 29 décembre 1985 (I) et 5 janvier 1986 (II) : Shigeto Oshida converse avec Patrice Chagnard. Les réflexions de Oshida sont exprimées sur un ton extrêmement expressif et sont ponctuées de rires. On peut voir 5 mn du film surhttp://spinescent.blogspot.fr/2012/08/zen-avec-vincent-oshida.html . Le film complet (69 mn) est paru en DVD, on peut se le procurer avec la revue "La Source" n° 29 (11 € en novembre 2016) : http://www.sources-vivre-relie.org/feuilleter/seul-et-ensemble/15/2.aspx.

[5] Conférences de Jean Marchal les 8 et 22 février 1991 : Jean Marchal  « Jamais deux sans trois, l'Esprit comme grand troisième ».

[6] À défaut de jo (canne de kinomichi ou de aikido) on peut prendre un manche de balai.

[7] Cet enseignement concernait le chant de Hakuin qui est chanté chaque soir en sesshin : Hakuin Zenji Zazen Wasan. Une transcription de l'enseignement va paraître très prochainement sur le blog, ainsi que le texte du chant

[8] Cette sagesse voit l’égalité ultime de toutes les choses, de soi et des autres

[9] Figurent ici des notes prises par C. Marmèche lors de deux soirées où B. Durel est venu au Centre Regards à Eaubonne dans les années 1996 (le Centre a été dissout en 2002) - elles ont été mélangées et très légèrement retouchées -, et il y a deux ajouts venu du film "Zen ou le souffle nu". Cela a été relu par B. Durel. Ce texte fait partie d'un message plus complet que j'ai mis sur le blog La Christié, il y a de nombreuses références sur Oshida à la fin : Shigeto Ohida (1922-2003) : une parole venue de l'Orient et fécondée par les traditions chrétienne et bouddhiste-zen.

[10] En zazen : assis sur un coussin, le regard est posé sur le sol, à 1 m devant soi, sans fixer quoi que ce soit.

[11] Allusion à un kôan zen « Quel était votre visage avant la naissance de vos parents? ».

[12] Dans un autre texte Oshida distingue différents types de paroles, et il dit : « En japonais, nous appelons cela koto : ce mot signifie à la fois l'événement et la parole[12]. Il fait percevoir l'écho qui peut naître entre un être unique et un autre, par exemple entre une rose qui se balance doucement dans la lumière du couchant et moi qui me tiens devant elle. Je la reçois et je reconnais qu'il y a koto. Dans ce moment de reconnaissance, la fleur me parle, me dit une parole réelle que j'appelle « parole-événement ». » (Voir note 9 pour la référence internet)

[13] Extrait de Prier corps et âme, Centurion, 1994, p. 132-133

[14] Le 3 et le 4 sont donnés sur internet dans Jean Marchal

[15] J. Marchal a écrit un commentaire de l'Apocalypse (revue "Question de" n° 68) de réédition prochaine..

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