Foi et Gyô (行 la pratique). Article de Shigeto Oshida (un maître zen qui a rencontré le Christ) suivi de textes de B. Rérolle
En Occident nous avons souvent une notion de la foi assez intellectuelle, surtout quand il s'agit de la foi chrétienne. Shigeto Oshida (1922-2003) qui est au carrefour du christianisme et du bouddhisme zen japonais, nous propose d'entendre ce mot en un autre sens. Comme on le voit dans les évangiles, la foi est un événement, et organiser sa vie à la perfection comme le font certaines communautés empêche cette expérience d'être "dans la main de Dieu". Par ailleurs la foi n'est pas séparable de la pratique de "se vider soi-même". Après ces données, Oshida parle de la voie chrétienne du "sacrifice", puis de la pratique zen et de deux expériences vécues au Japon : "la voie de l'examen de conscience" qu'il a faite au sein du bouddhisme de la Terre Pure, et "la pratique de la mendicité" qu'il a faite dans le cadre du bouddhisme zen.
Le Centre Assise auquel est dédié ce blog fait lui aussi le lien entre bouddhisme zen et christianisme (cf Accueil du blog Voies d'Assise). Son fondateur Jacques Breton, prêtre décédé en 2017, a raconté que le film sur Oshida, "Zen ou le souffle nu", paru lors de deux émissions du Jour du Seigneur, l'avait beaucoup intéressé.
Présentation de Shigeto Oshida et du présent message
Né au Japon en 1922 Shigeto Oshida[1] a pratiqué très tôt le zen sôtô avec son père. En 1943 il se convertit au christianisme et est baptisé d'où son prénom chrétien, Vincent. Il aimait à se définir comme un « bouddhiste qui a rencontré le Christ ». En 1948, il échappe de peu à la noyade et ne garde qu'un poumon gravement atteint. Il fait de longs séjours de convalescence à l’hôpital, mais ça ne l’empêche pas de partir se former plusieurs années au Canada et d’y être ordonné prêtre dominicain dans les années 1950. Ce séjour lui permet en outre de savoir parler français. Au début des années 1960 il revient au Japon, et s’installe en solitaire à Takamori dans une petite ville au sein des montagnes. Petit à petit, une communauté se forme autour de lui. Il écrit des livres et des articles, anime des sessions à l'étranger, la Conférence épiscopale d'Asie fait appel à lui…
Plusieurs moines et religieux, Pierre de Béthune, Bernard Durel, Bernard Rérolle ont séjourné dans sa communauté. En particulier Bernard Rérolle (1926-2000) raconte que lors de sa première visite Oshida lui a donné des articles écrits en anglais pour qu'il les traduise en français. Et justement le présent message est constitué d'une traduction que Bernard Rérolle[2] a faite d'un de ces articles, elle a été légèrement modifiée par endroits à l'aide du livre Enseignements de Vincent Shigeto Oshida (1922-2003), un Maître Zen qui a rencontré le Christ, Les Voies de l'Orient, Leuven, 2009 dans lequel cet article est séparé en deux parties.
En annexe figure des extraits du livre de Bernard Rérolle, Le Japon du silence et la contemplation du Christ, les passages où il parle de la traduction des articles de Oshida, et ceux où il parle de la pratique de la mendicité (Oshida en parle au V-3 du présent article).
Le film Zen, le souffle nu qui suit Oshida pas à pas est visible sur https://vodeus.tv/video/zen-le-souffle-nu-2231.
Un extrait d'un autre article de Oshida sur le regard zen figure dans Conscience-flèche et conscience-coupe (K-G Dürckheim) ; regard zen.
- Pour lire, télécharger, imprimer cet article c'est ici en fichier pdf : Oshida_Foi_et_gyo.
Foi et Gyô (行 la pratique)
Traduction de l'article de Shigeto Oshida paru en 1983
Le mot foi ne désigne pas une simple vertu théologale il désigne encore moins un concept dont la définition en ferait une entité séparée de l'espérance et de la charité. Lorsque saint Paul prononce le mot "foi", il ne veut pas parler de l'objet d'une analyse mentale mais de quelque chose que l'on doit goûter (dont on doit faire l'expérience) dans la lumière - ou dans l'obscurité- du mystère.
C'est pendant la dernière Cène que Jésus a révélé ce qui est profondément en lui : « Que votre cœur ne se trouble pas : vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi – croire : pisteuô en grec, leha'amin en hébreu – il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père, quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai auprès de moi, afin que là où je suis, vous soyiez vous aussi. Et du lieu où je vais, vous savez le chemin. »
Les disciples cherchaient à comprendre les paroles de Jésus mais ils sentaient que ces paroles contenaient quelque chose qui restait au-delà de leur atteinte. En toute sincérité, Thomas a demandé : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas, comment saurions-nous le chemin ? »
Ce à quoi Jésus a répondu : « Je suis le chemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon père. Dès maintenant vous le connaissez et vous l'avez vu. »
Philippe alors intervint : « Seigneur, montre-nous le Père et ça nous suffit ! »
Et Jésus répondit : « Voici longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m'a vu a vu le Père : comment peux-tu dire “Montre-nous le Père ?” Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » (Jean 14, 1-10)
Quand Jésus dit « Crois », il n'appelle pas à créer des idées de Dieu. Pour Jésus, la parole "Crois" n'est pas une parole-idée, c'est une parole-événement. Elle signifie : « Est-ce que tu ne peux pas encore me faire confiance ? » Elle veut dire combien réellement le Dieu visible [Jésus] est en souci de la racine invisible de notre être – notre foi –, notre confiance profonde à l'intérieur de nous, et d'un appel mutuel.
La foi est une parole qui jaillit de la réalité d'une étreinte impossible à desserrer : l'étreinte qui joint la main de miséricorde de Dieu et notre main implorant miséricorde - du fond de notre nudité.
L'étreinte de miséricorde s'est réalisée dans la vie des évangélistes. En saint Marc, cette étreinte est exprimée différemment qu'en saint Matthieu. C'est la raison pour laquelle saint Marc ne fait pas mention du Sermon sur la montagne. Au lieu de cela, il rapporte systématiquement plusieurs des paraboles de Jésus concernant la foi.
Puis il nous raconte la Tempête sur la mer. Ce n'est pas d'un simple phénomène de tempête qu'il nous parle. Son compte-rendu commence par ces mots de Jésus : « Passons sur l'autre rive. » C'était le soir, d'autres barques les accompagnaient. Une mauvaise bourrasque s'éleva et les vagues venaient se briser sur la barque qui commença à prendre l'eau. Et au milieu de tout cela, avec la poupe de la barque comme oreiller, Jésus dormait profondément. Les disciples finirent par le réveiller en disant : « Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssons ? » (Mc 4, 35-41). Jésus leur répondit en leur demandant pourquoi ils étaient tellement effrayés et pourquoi ils ne pouvaient pas avoir confiance en lui.
Ce drame continue encore aujourd'hui. Comme les disciples, nous ne comprenons pas les paroles de Jésus, elles sont au-delà de notre compréhension. Et d'ailleurs, un tel drame n'a pas de sens pour ceux qui vivent en sécurité dans la paix superficielle de leur auto-satisfaction intellectuelle.
Notre connaissance est enveloppée d'obscurité. Nous ne voyons pas ce que Dieu voit. La lumière de notre intelligence n'atteint pas la lumière de Dieu. Lorsqu'avec notre propre lumière nous avons l'impression de voir ce qui ne peut être vu, la "forme" de la foi disparaît ; il n'y a là rien d'autre que notre imagination. Et c'est là que commence une tentation qui vient de l'esprit mauvais, l'esprit faux. La foi, elle, commence seulement lorsque notre propre lumière comprend sa propre obscurité.
La foi est un événement : elle est une rencontre entre deux mondes complètement différents. Pour nous, c'est une confiance au-delà notre compréhension, une confiance qui jaillit d'un lieu plus profond que la conscience, plus profond que notre capacité de compréhension, et qui de là s'écrit en gémissant. « Oui » en direction d'un monde entièrement différent.
Après le récit de la tempête sur la mer, Marc raconte l'expulsion des démons de Gérasa, la femme guérie d'une hémorragie simplement en touchant le vêtement de Jésus, et le retour à la vie de la fille de Jaïre. Telle est sa façon de proclamer la puissance de l'Esprit de Dieu. Après quoi il raconte les réactions des gens de Nazareth, la ville où Jésus habitait : ils étaient étonnés. « Qu'est-ce que cette sagesse qui lui a été donnée et ces grands miracles qui se font par ses mains ? » Ils n'avaient pas atteint le niveau d'une confiance complète. La foi n'est pas la pure et simple reconnaissance de quelque phénomène merveilleux, et pourtant les gens de Nazareth se sont contentés de cette reconnaissance, en faisant leurs propres observations : « N'est-ce pas là le fils de Marie ? » Ils n'avaient aucun pressentiment de l'urgence d'une crise, ce sens permanent de l'urgence qu'ont les gens qui vivent l'étreinte de la miséricorde de Dieu.
C'est un démon qui a éprouvé ce sentiment d'urgence et qui a fait publiquement une proclamation de foi : « Jésus de Nazareth, je sais qui tu es : le Saint de Dieu ! » (Mc 1, 24). Après l'appel des quatre – Pierre et André, Jacques et Jean – sur les rives de la mer de Galilée, Marc nous parle de la guérison d'un démoniaque. Le démon, reconnaissant l'état précaire de sa propre existence, s'écria d'une voix forte : « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous perdre ? » Mais si le démon a pressenti l'urgence, cela n'impliquait pas pour lui la foi, et Jésus le menaça en disant : « Sors de lui ! » (Mc 1, 23-25). Cela s'est passé de la même manière avec les démons de Gérasa : « Que me veux-tu, Jésus, fils de Dieu très haut ? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas ! » (Mc 4, 7). C'est le démon qui nous apprend ce que c'est que l'urgence d'une situation réelle.
Le sentiment d'être sous une urgence provenant d'un autre monde écrase notre orgueil et notre auto-centrage. L'esprit – le souffle à l'intérieur de nous – est oppressé, et notre désir réalise sa propre vacuité. Alors, soudain, tout devient simple ! De cet autre monde nous viennent voix, lumière, force. L'homme qui demeure devant Dieu dans une telle simplicité, les juifs l'appelait "le Juste" (tsadik). Dans cet état d'écrasement et de vacuité, la foi prend "forme". Fondamentalement, c'est précisément la même chose que l' "impermanence" et le "caractère éphémère" (mujô) dont parle le bouddhisme.
Pourquoi les dignitaires religieux et les pharisiens n'étaient-ils pas capables de faire confiance à Jésus ? C'est parce qu'ils n'éprouvaient pas ce pressentiment d'urgence. Lorsque les hommes ne méditent pas avec simplicité les lois de Dieu mais commencent à réfléchir sur elles et sont, comme les pharisiens, attachés aux applications concrètes spécifiées par des hommes, lorsqu'ils se justifient eux-mêmes par l'observance de ces lois, sans s'en douter, ils ont commencé à vivre à l'intérieur de la sécurité de leur propre monde - et tout cela au nom de Dieu. La Loi de Dieu est dans leur esprit et non dans leur chair. Ils n'ont pas la moindre idée que la Loi de Dieu n'est rien d'autre qu'"urgence" !
Un ermite, un jour, a demandé à un démon : « Quand vous tentez un ermite, qu'est-ce que vous faites pour commencer ? » Et le démon répondit : « Je le laisse organiser sa vie. »
En organisant notre vie à la perfection - en nous donnant un ordre du jour : heure de se lever, de prier, etc. - et en suivant cet ordre du jour à la lettre, nous commençons à nous donner l'illusion que nous sommes en train de servir Dieu. Dans cette paix et cette sécurité superficielle, il n'y a pas de place pour la confiance[3].
Les paroles d'un psaume d'imploration au sujet de la loi de Dieu rendent un son bien différent vraiment (Psaume 118, versets 25, 83 et 120) :
« Mon âme est collée à la poussière, vivifie-moi selon ta parole… »
« Rendu pareil à une outre qu'on enfume, je n'oublie pas tes volontés… »
« De ton effroi tremble ma chair, sous tes jugements je crains… »
Lorsque la transparence divine commence à exister dans "le Juste", au moment où s'éteint le bruit des émotions – crainte, contrition, joie –, la respiration profonde de Dieu demeure.
La prière de Catherine de Sienne a un son d'urgence. Elle commençait chacune de ses actions en disant : « Je n'existe pas, et c'est vous qui existez. »
Qu'est-ce que "Gyô"[4]行 ? C'est yuku (行く)[5], le kanji 行 étant formé de deux éléments :
- 彳 exprime l'action d'avancer le pied gauche ;
- 亍 exprime l'action d'avancer le pied droit.
Yuku signifie donc « s'avancer vers le lieu où l'on désire aller ». Ilest à la racine des mots okonau (行う) et gyôzuru (行ずる) :
– okonau signifie « faire consciemment des pas concrets en avant. »
– la conscience (consciousness) est au centre des actions humaines ordinaires. Aller au-delà de la sphère de la conscience - d'une manière ou d'une autre -, et se libérer des limitations du comportement conscient ordinaire, cela présente un problème, d'où le mot gyôzuru.
Dans le domaine de la foi, de la tradition ou de l'Écriture, tant que nous restons dans la sphère de la compréhension consciente (celui de la conscience discriminante ordinaire[6]), nous nous situons dans le monde des actions conscientes (okonau), lequel n'a rien à faire avec gyôzuru. Mais si nous touchons le monde invisible – qui est un monde absolument différent de celui d'okonau – nous étreignons la main de Dieu avec toute l'urgence de la confiance. Alors yuku-koto (le fait d'avancer) et okonau-koto (le fait d'agir) deviennent gyô-zuru (le fait de faire le vide).
Là où il y a à la foi, il y a "Gyô", et avec "Gyô", c'est la foi. La foi bouddhiste nous conduit à gyô-zuru : par sa foi en Bouddha et par son sens du vide et de l'impermanence (mujô 無常), le bouddhiste est conduit à pratiquer "Gyô".
Ce "Gyô" n'est ni une pratique délibérée de notre part, ni quelque chose qu'on fait parce qu'il faut absolument le faire. Il provient de la motivation spirituelle dont Dôgen[7] parle constamment : si nous pratiquons l'assise contemplative en étant ainsi motivés, nous sommes unis au Bouddha[8].
Si j'étais un démon et que je veuille tenter un groupe de religieux zélés, je leur demanderais de se faire beaucoup de lois et de règlements, et à partir de là, d'organiser leur vie. Ils pourraient penser que l'observance de ces lois serait le moyen de servir Dieu, mais peu à peu, Dieu battrait en retraite. Après quoi, au nom de la recherche de la vérité, ces religieux propageraient leur loi à l'aide de paroles et d'idées. Mais cela signifierait seulement qu'ils tournent indéfiniment en rond dans leur conscience et que leur vie de consécration resterait vide. Et plus ils ressentiraient cette sorte de vide, plus ils se mettraient à organiser toutes sortes de rencontres et d'activités - tout cela au nom de Dieu. Petit à petit, ils se mettraient à la place de Dieu.
Autre chose encore, laissez-les posséder de grandes richesses. Dans ce cas le démon et le monde n'auraient pas besoin de les persécuter puisqu'ils seraient déjà alliés !
Dans le monde moderne, l'Église – et l'Église du Japon en particulier – ressemble souvent à ce groupe de religieux. Dans ses paroles, on la sent s'attarder dans une réflexion insuffisante, on ne sent pas qu'elle étreigne consciemment "Gyô". Et alors, où est l'enseignement traditionnel des Anciens concernant la motivation spirituelle ?
Un paysan qui travaille dur depuis l'aurore jusqu'à la tombée de la nuit sait qu'un grain de riz n'est pas son produit, n'est pas une chose qu'il a fabriquée par ses propres efforts, mais une chose qui lui est donnée par Dieu. Ce grain de riz, il doit l'offrir à un Dieu qui est caché, bien que ce soit lui qui donne toutes choses. Il lui faut dire : « C'est à Toi ». Ce paysan vit alors constamment dans un respect mêlé de crainte et de gratitude ; il offre sa vie même. "Sacrifice" signifie "vie offerte".
Pour les Judéens de la Bible, le sentiment de l'urgence d'étreindre la main du Dieu invisible existait parce que Dieu intervenait historiquement dans leur vie. De là venait qu'ils percevaient clairement la nécessité du sacrifice. Cela apparaît dans un certain nombre de lois du Lévitique.
Par exemple, la fleur de froment doit être la meilleure, un animal doit être un mâle sans défaut. En offrant ce qu'ils avaient de meilleur, en renonçant à leur attachement, ils s'offraient eux-mêmes puisqu'il n'y a pas de sacrifice sans "Gyô". Ces actes sacrificiels ouvrent une communication avec un autre monde, ils ouvrent une fenêtre pour (vers) Dieu.
L'offrande pour la paix était légèrement différente : l'animal pouvait être une femelle, mais il fallait aussi qu'elle soit sans défaut. Personne ne pouvait manger la graisse ou boire le sang, la graisse était réservée à Dieu.
Dans l'offrande pour le péché, la victime pouvait être un jeune taureau. En cas de péché d'inattention, on pouvait offrir une chèvre : un mâle pour une personne de sang royal, une femelle pour les autres.
Mais un sacrifice offert sans une véritable motivation n'est pas un sacrifice. Nous devons prendre garde aux paroles d'Isaïe : « Que m'importent vos innombrables sacrifices ? dit YHWH. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs me répugne. Quand vous venez vous présenter devant moi, qui donc vous a invités à fouler mes parvis ? Cessez de m'apporter des offrandes inutiles, leur fumée m'est en horreur. Nouvelles lunes, sabbats et assemblées… je ne supporte plus fêtes et solennités. » (Isaïe 1, 11-13).
A l'inverse d'une pareille situation, Dieu décrit son serviteur : « Il ne crie pas, il n'élève pas le ton, il ne fait pas entendre sa voix dans les rues, il ne rompt pas le roseau broyé, il n'éteint pas la flamme vacillante » (Isaïe 42, 2-3).
Jean-Baptiste, montrant du doigt Jésus, dit à ses disciples : « Voici l'agneau de Dieu ». Dans la révélation finale du sacrifice éternel, lorsque dans l'obéissance à la voix du Père, Jésus a accepté la Croix, il nous a fait connaître sa propre vie intérieure. Et là, nous sommes invités à nous perdre nous-mêmes dans le sacrifice de Jésus et à recevoir notre nom nouveau, connu de Dieu seul. Tel est le "Gyô" de chacun de nous. Mais pour nous libérer des obstacles qui se dressent sur le chemin de "perdre notre vie" – pour cette "disparition" – nous avons besoin d'un directeur spirituel. Souvent nous ne sommes pas bons juges de nos propres pensées.
Où chercher un tel directeur ? Nous ferions mieux d'éviter tout ceux qui enseignent cela de leur propre autorité, qu'ils résident chez nous ou à l'étranger. C'est du côté des petites gens qu'il nous faut chercher, du côté des pauvres, des humbles qui vivent le mystère de la foi. C'est ainsi que devraient être les personnes en situation de responsabilité dans l'Église, et les supérieurs d'ordres religieux.
C'est une relation intérieure que nous avons à vivre avec Dieu, et elle doit être directe. C'est seulement en nous que la divine providence peut s'incarner.
La communauté d'Église qui a laissé se créer une distance entre elle-même et la foi réelle, entre elle-même et "Gyô", ferait mieux de chercher de l'aide en se tournant par exemple du côté de l'Église d'Éthiopie : là, la foi et l'humilité sont encore vivantes. Ne la dédaignez pas comme si elle n'était qu'une Église ignorante, mettons-nous plutôt à genoux et supplions qu'on nous permette de puiser l'eau de son courant mystique. Il n'est déjà plus temps d'envoyer les jeunes gens faire leurs études en Europe.
De même encore, rendons-nous compte qu'en dehors de la tradition chrétienne historique, la divine providence a fait d'autres œuvres, et qu'il nous faut les étudier en toute humilité.
Après nous avoir montré la nouvelle voie révélée par le Christ, Mathieu nous donne la clé de notre relation intérieure avec Dieu ; il cite les paroles du Christ : « Quand nous prions, prions notre Père dans le secret ; quand nous jeûnons, veillons à ce que personne ne voit que nous sommes en train de jeûner ; quand nous faisons l'aumône, que notre main gauche ignore ce que fait notre main droite. » Ces paroles montrent que la vie spirituelle ne peut être une réalité que si sa motivation est spirituelle. Elles montrent aussi le besoin absolu d'une sagesse qui accepte de se tenir devant l'invisible et qui juge la réalité à partir de ce point de vue particulier. Le savoir à lui seul ne conduira jamais à la sagesse. La sagesse vient de la source de la profondeur, apportant sa bénédiction à toutes les sphères de l'être. Car notre chair et notre sang sont, eux aussi invités à goûter (expérimenter) la Réalité.
Toutes sortes de "Gyô" sont les instruments mystiques de cela, d'innombrables ont été vécus par les êtres humains de génération en génération.
Le mystère du Christ s'offrant lui-même nous est révélé par les paroles qui sont sorties de son cœur juste avant qu'il s'abandonne lui-même. Nous devons remercier Dieu d'avoir fait à saint Jean la grâce de se souvenir de ces paroles. La mémoire consciente reste dans la dimension de la conscience tandis que la mémoire spirituelle a une dimension spirituelle. Si saint Jean n'avait pas été fortifié dans sa dimension spirituelle, il lui aurait été impossible de se souvenir de toutes ces paroles :
« Tout ce qui est à moi est à toi et ce qui est à toi est à moi. Et je suis glorifié en eux. Je ne suis plus dans le monde, mais eux sont dans le monde. Moi je viens à toi, Père saint. Garde en ton nom ceux que tu m'as donnés pour qu'ils soient un comme nous…
Consacre-les dans la vérité (la sincérité) : ta parole est vérité (sincérité). Comme tu m'as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde. Et pour eux, je me consacre moi-même, afin qu'ils soient eux aussi consacrés en vérité (sincérité). » (Jn 17, 10-11 et 17-19).
Chacun est appelé à ce "Gyô" qui étreint la main de Dieu et ainsi chacun est « consacré en vérité (sincérité) », car c'est par cette voie de sacrifice qu'une personne devient "un" avec Jésus.
1/ La voie de la profondeur – Dhyâna (zen).
J'ai déjà parlé de cela au cours de mes interviews avec M. Kanemitsu (Tôi Manazashi, Regard contemplatif) et avec M. Tetsuya Nasada (Nahm, un magazine bouddhique). Ici je ne souhaite aborder que quelques points avec simplicité.
À l'époque de la Rome antique, un ermite dans le désert a commencé à exercer la concentration de son attention par la respiration. Il le fit en adoptant la posture d'un enfant dans le ventre de sa mère. Cela ressemble au Gyô zen. C'est un moyen d'échapper à l'obscurité en entrant dans la lumière de Dieu. Mais cette posture ne nous amène pas à une respiration naturelle.
En Inde, a commencé un Gyô similaire, mais en adoptant une posture plus naturelle, et cela s'est propagé dans l'Asie tout entière en même temps que la tradition mystique du bouddhisme. Il nous faut apprendre humblement tout ce qu'il y a à apprendre là, et éviter toute imitation servile.
Pour pratiquer Gyô sous une forme ou une autre, nous devons être dirigés par quelqu'un qui soit capable de discerner une motivation spirituelle. Défions-nous de nous lancer dans une longue période d'entraînement (dans une longue pratique de discipline) afin de connaître de petites expériences mystiques. Cela deviendrait une fin en soi et cela créerait un attachement qui serait la fin de notre vie spirituelle.
Ceux qui n'ont d'autre désir que de s'asseoir dans l'immobilité sont déjà sur le seuil de dhyâna - dhyâna dans l'immobilité (seichû no kufû) doit être étroitement lié à dhyâna dans l'action (dôchû no kufû)[9], comme la jambe droite et la jambe gauche sont unies pour marcher. Alors tout devient la vie elle-même qui est dhyâna.
Tenons-nous dans la compagnie de l'homme humble. Plus il s'assoit longuement, plus il devient humble. Évitons l'homme qui sent l'arrogance comme celui qui transpire une odeur d'autorité.
Au fur et à mesure que nous entrons plus profondément dans cette sorte de Gyô, nous commençons à être baignés dans la lumière de l'autre monde. Peu à peu nous grandissons dans l'art de savourer la Sainte Écriture et la contemplation. Dhyâna est sagesse.
Il est bon d'ajouter à cela quelque jeûne.
Dhyâna dans l'assise immobile est particulièrement efficace quand nous nous trouvons dans un état désespéré d'impuissance.[10]
2/ La voie de l'examen de conscience. Devenir conscient de son vrai soi.
Je me sens comme quelqu'un qui veut faire une conférence sur le goût du thé après avoir goûté du thé pour la première fois ! Mais celui qui m'a enseigné (cette voie) m'a encouragé à dire quelques mots de mon expérience. C'est ce que je vais faire.
Durant ces quelques dernières années, j'ai été invité à plusieurs reprises à me rendre dans un temple bouddhiste, mais je trouvais toujours une raison pour différer ma visite. Je n'aimais pas le genre sentimental et apologétique des personnes qui résidaient là-bas. Et de plus, des travaux inattendus m'empêchaient d'y aller. Mais ce printemps, je reçus une lettre écrite au pinceau par le Rév. Korenobu Yoshimoto, le maître de ce temple. « Tiens, tiens ! Nous y voilà ! » Me suis-je dit, et laissant tout, je me suis hâté vers Yamato-Koriyama[11]. Je connaissais la pratique ascétique Nai-kan[12] (examen de conscience) et je savais qu'elle a produit de bons résultats comme par exemple la conversion de certains prisonniers ou la guérison de certains alcooliques. Cette ascèse fait partie de la tradition de l'école Jōdo shin-shū (École de la Terre Pure).
Jusque-là je ne connaissais que le bouddhisme zen et j'attendais avec impatience de faire connaissance avec le bouddhisme de la Terre Pure car je connaissais déjà le chant de Saichi, le mystique dont parle M. Daisetsu Suzuki.
J'arrivais au temple à 10 h du soir. Généralement on commence la pratique de cet exercice un dimanche pour la terminer le dimanche suivant. Mais comme j'étais arrivé tard le jeudi soir, Yoshimoto a voulu que je dispose d'un temps aussi long que possible et je restais donc sur place jusqu'au jeudi suivant au matin. L'exercice commence à 5 h du matin et dure jusqu'à 9 h du soir de chaque jour.
Le premier thème de mon examen de conscience fut d'examiner mon attitude envers ma mère. Je commençais donc à m'examiner sur ce point, revoyant ma vie passée par période de cinq ans. Toutes les deux heures, le maître venait me demander ce que j'avais découvert. Il m'avait fixé trois points : 1. Qu'est-ce que ma mère a fait pour moi ? 2. Qu'est-ce que j'ai fait pour ma mère en retour ? 3. Quels soucis lui ai-je causés ?
Depuis ma petite enfance, j'ai toujours considéré ma mère de mon seul point de vue, et voici que je le fais encore maintenant. Trois fois le maître m'a sévèrement réprimandé : « Vous n'êtes pas supposé faire l'examen de conscience de votre mère, vous devez examiner comment vous vous êtes comportés envers elle. » Et ma façon de considérer ma mère a commencé à changer. Ce que j'ai reçu d'elle, c'était le trop-plein de son être véritable, ce n'était pas quelque chose que je puisse lui rendre par des actes conscients. Pas une seule fois elle ne m'a grondé, même quand j'avais mouillé mon lit. Une seule fois, elle s'est demandé tristement par-devers elle comment cela pouvait se produire. Le jour où je lui ai dit : « Tes seins sont moches », elle m'a répondu en souriant : « Ils sont moches pour toi. » Je ne comprenais pas pourquoi elle ne voyait pas sa propre laideur.
Kannon-Bosatsu, la divinité de la Miséricorde dans le bouddhisme, commença, pour moi, à ne plus faire qu'un avec ma mère. J'ai commencé à sentir la présence de Notre-Dame. Je réalisais pour la première fois pourquoi ma mère aimait Marie, notre Mère.
Lorsqu'elle a été mourante, je ne suis pas venu lui rendre visite souvent parce que j'étais occupé ailleurs. Après sa mort, j'ai senti que prier pour elle constituait notre parenté. Après réflexion, j'ai réalisé que maintenant encore ma vie ne peut pas être séparée de la sienne. J'étais rempli de son trop-plein et d'un sentiment de culpabilité parce que j'avais négligé cette réalité.
Après cela, j'ai examiné mon attitude avec mon père, mes enseignants et mes disciples puis j'ai quitté le temple : je ne pouvais plus tenir ma tête aussi haute qu'auparavant. J'étais transformé, non sur le plan émotionnel, mais dans la profondeur de mon âme. Cela a été un gyô merveilleux.
La coutume de la confession des péchés dans l'Église catholique a tendance à être pratiquée en restant dans la sphère de nos pensées conscientes. Or être pécheur, ce n'est pas penser, c'est sentir profondément dans son âme et dans son corps : « Je suis un pécheur. »
3/ Takuhatsu. Mendier religieusement[13]. Danser dans le ciel.
Plein de vanité et de crainte de l'opinion d'autrui, me voici debout devant une porte, faisant retentir la clochette. Je vais de porte en porte. Peu à peu mon cœur se libère complètement et j'entre dans un autre monde qu'on ne peut comparer à rien. Lorsque quelqu'un m'accueille, je prie : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce. Jésus votre enfant est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pécheurs. »
Celui qui donne une offrande et celui qui la reçoit, tous les deux éprouvent de la reconnaissance. Celui qui donne dit habituellement : « Go-kuro-sama » et celui qui reçoit prie seulement. Ils ne se remercient pas l'un l'autre, c'est la rencontre spirituelle qui demeure en eux. Le mendiant n'a même pas à penser à cette rencontre spirituelle, il n'a qu'à faire retentir la sonnette.
Nous ne pouvons pas comprendre la valeur de Gyô tant que nous ne l'avons pas pratiqué.
Un jour, j'ai invité un prêtre zen à venir quêter avec moi dans Shinshu. Deux prêtres zen, une sœur et moi-même, nous sommes allés de la vallée d'Ina à la grande route d'Akiba qui mène au sanctuaire d'Akiba. C'était la saison où l'on plante le riz et toutes les maisons étaient vides excepté lorsque très occasionnellement une femme âgée gardait les lieux. Chacun de nous passait par où il voulait, mais nous étions d'accord pour descendre la vallée. À midi, nous nous sommes retrouvés près de la rivière pour prendre notre repas. Puis nous nous sommes séparés de nouveau, chacun sur son chemin. J'étais justement en train de penser : « Mendier sans recevoir aucune réponse, c'est une bonne chose quand même ! » lorsqu'un petit garçon de l'école élémentaire s'est arrêté devant moi, s'est incliné profondément et m'a dit : « Je suis revenu de l'école. » J'ai répondu : « J'en suis heureux ! » et continuai mon chemin, profondément ému. C'est au moment où nous nous détachons de toutes choses créées que le Souffle de Dieu fait bouger les couches profondes de notre âme. Ah ! Que de merveilles gisent en sommeil dans le cœur humain !
Lorsque, un peu plus tard, nous nous sommes retrouvés à la station de bus, l'un des prêtres zen a dit : « J'avais l'impression d'être en train de danser dans le ciel ! » À mon sens, l'important est que, par la pratique de la mendicité, la signification des mots "sainte pauvreté" devient claire. Il ne s'agit pas de spéculation intellectuelle à l'occidentale, mais de la sagesse de la Bible.
Je ne connais ni "la pratique des mille jours", ni "la prière avec les tambours", ni l'exercice d'aller se placer sous une cascade. À ce qu'il paraît, dans ce pays d'îles, il y a toutes sortes de traditions valables de Gyô.
Inspiré par une foi vivante, tout Gyô vrai devient un Gyô de foi, le Gyô de Dieu. À ce moment de notre histoire humaine, la main de Dieu par sa providence est en train de façonner des gyô de foi de toutes les couleurs.
ANNEXE
Extraits de Le Japon du silence et la contemplation du Christ
Bernard Rérolle
1/ La vie à Takamori ; les traductions de textes d'Oshida faites par B. Rérolle.
p. 35. Takamori est à plus de 1000 m d'altitude dans une vallée assez large entourée de hautes montagnes. Il pleut et il fait froid mais je suis extrêmement heureux d'être ici, chez le père Oshida. […]
p. 43. Je décide de m'atteler à la traduction en français des articles (en anglais) que le père m'a passés. Ce sera une bonne manière d'entrer un peu plus avant dans sa pensée et ses motivations.
[…]
p. 48. Plus les jours passent, plus mon dépaysement s'accentue, je m'en rends compte. Tout d'abord le travail manuel m'éreinte. Cela fait des années que j'ai perdu l'habitude d'un rythme aussi soutenu du matin au soir, courbé sur la glèbe. Un brin de nostalgie sur le vieillissement qui m'enlève peu à peu mon endurance. Mais par ailleurs, cette fatigue apporte aussi son apaisement original.
Les textes du père Oshida que je traduis à mes moments libres me font, eux aussi, découvrir de nouveaux territoires. Ils ne sont jamais loin de la vie concrète et ils m'aident à intégrer ce que la fatigue physique a, à la fois, de sain et de spirituel : quand elle est vécue dans l'ambiance qui convient, elle conduit tout naturellement vers le silence intérieur. […]
p. 51. J'aime le rire du père Oshida, ses grimaces, ses pitreries parfois. C'est le signe de sa vitalité. Il ne pontifie jamais. On rit beaucoup, surtout à table pendant les repas. Mais je ne crois jamais sentir ni vulgarité ni sarcasme.
Aujourd'hui, dimanche, je lui demande une entrevue pour revoir avec lui les traductions que j'ai faites de ses articles. Nous n'avons pas revu grand-chose, mais bavardé. Comme d'habitude, je n'avais pas vraiment préparé mes questions, mais il se raconte volontiers. Ce n'est pas de la forfanterie, c'est au contraire un réflexe que je connais bien. La seule chose qui nous intéresse vraiment, c'est le témoignage d'une expérience vécue et nous ne pouvons éviter d'en passer par des exemples tirés de notre propre existence. Quelqu'un qui ne fait que raconter les livres qu'il a lus nous impatiente. Par contre, nous nous laissons saisir par les parallèles qui s'établissent entre nos expériences. C'est à la fois une fonction de miroir et une fonction de partage. […]
p. 52. Les articles d'Oshida, lus ici, sur place, prennent tout leur poids. Ils m'invitent à quitter cette sorte de myopie spirituelle grâce à laquelle nous regardons toutes choses à leur échelle purement humaine. Ouvrir les yeux sur l'obscurité aveuglante du Mystère, c'est, pour commencer, renoncer à se rassurer, à se protéger. Ou plus exactement, c'est démasquer et dénouer toutes les ruses, grandes ou petites, par lesquelles nous organisons notre sécurité : l'argent, le pouvoir, les consolations affectives, l'assimilation à un groupe, la justification par la fidélité à la règle, par le devoir accompli, ou je ne sais quoi encore. Non pas que cela soit nul ou inutile ; comment, du reste, nous en passer ? Mais cela doit être mis à sa juste place, laquelle n'est pas essentielle.
[…à Tôkyô…] p. 66. J'ai achevé de dactylographier une seconde version du premier cahier du père Oshida, Parole et réalité cette version est bien meilleure que la première et je lui expédie pour vérifications, corrections. Dieu veuille qu'il en ait le temps.
Toutefois, j'interromps un instant mon travail de frappe pour noter ceci : Oshida ne fait pas démarrer ses exposés par des considérations théoriques mais par quelques anecdotes concrètes. Et d'ailleurs, il ne termine pas non plus par quelques raisonnements bien ficelés, en vue de contraindre son lecteur à adhérer à sa pensée. Son texte nous promène d'anecdotes en intuitions, en passant par beaucoup d'ellipses et de points d'interrogation. Je trouve que cette façon de s'exprimer est parfaitement cohérente avec ce qu'il a à dire.
Les petits bouts d'histoire qu'il nous raconte, ses réactions à des événements minuscules, tentent d'éveiller en nous des réactions de même ordre. À condition que nous soyons animés par ce qu'il faut de sympathie pour entrer dans ce genre de correspondance. Dürckheim agissait de même dans ses écrits et sa conversation. Ceux qui ne se sont pas éveillés à ce genre d'attention aux petites choses, à prendre au sérieux leurs réactions subjectives, restent en dehors de la conversation, ils ont l'impression d'être charriés dans un torrent de bavardages impressionnistes, insaisissables. Mais prendre au sérieux ses réactions subjectives tout en les maintenant dans la vérité, c'est tout un art ! […]
2/ Le takuhatsu, la mendicité sur la voie publique telle qu'elle est faite à Tôkyô[14].
p.101-102. Un exemple de transposition impossible (en Europe) à première vue : le takuhatsu, la mendicité rituelle sur la voie publique. Pour mendier, les moines revêtent un habit spécial, hérité du Moyen Âge et pas pratique. Les sandales de paille ou de ficelle vous torturent les pieds et s'usent en un rien de temps. L'immense chapeau de paille conique s'envole au vent, par exemple quand un bus vous frôle à vive allure. Ils marchent relativement vite, à la queue leu leu, en chantant à tue-tête un « Oooooh » caractéristique, mais s'arrêtent en silence aux feux rouges et aux passages à niveau. Tout cela paraît normal dans les rues japonaises – en tout cas dans les parages du monastère – qu'ils fréquentent deux fois par semaine. Chacun sait de quoi il est question, même les passants qui détournent la tête. Mais comment transposer une tradition aussi typique ? En Europe, pour autant que je le sache, les ordres mendiants ont presque tous renoncé à des façons de faire trop voyantes et devenues mal comprises. Ce serait d'ailleurs intéressant d'analyser ce phénomène. Mais de toute façon, qu'y aurait-il à transposer ? Ce n'est sans doute pas l'argent rapporté qui intéresse takuhatsu ; au premier chef, d'ailleurs, il y en a peu. Ce qui l'intéresse, c'est le rappel que la richesse matérielle n'est pas le tout de l'homme, que le salut est dans le lâcher-prise, et de cela, l'Europe a besoin tout autant que le Japon. Les gens dans la rue en ont besoin, et pas seulement ceux qui vont dans les églises. Mais je n'entrevois pas l'ombre d'une solution à ce problème. […]
p. 113. Le takuhatsu d'aujourd'hui m'a paru littéralement crevant : mal aux genoux, mal aux pieds, le cœur à la traîne… Heureusement que j'avais été autorisé à utiliser mes sandales en plastique. Parce que eux, en plus, ils doivent marcher avec leurs fameuses sandales en ficelle si peu résistantes qu'ils en sont vite à marcher pieds nus sur le goudron ! Il faut qu'ils aient des pieds en acier chromé ! Surtout qu'ils ne ménagent pas leur peine, le rythme de leur marche reste soutenu de bout en bout. La vigueur de leurs cris aussi, et en prime ils savent garder une constante bonne humeur. C'est un beau témoignage pour les passants. Mais ceux-ci prennent-ils le temps de les regarder et imaginent-ils la vie dans le sôdô (la salle où vivent les moines) ?
[…second séjour à Takamori…]
p. 140. Oshida a développé un thème qui lui est cher : un excellent exercice pour acquérir la "simplicité", c'est la mendicité rituelle dans la rue. Je rêve un peu à cette expérience spirituelle puisque je l'ai pratiquée avec les moines zen. Elle est à la portée de tous en ce sens qu'elle ne demande aucune qualification particulière, néanmoins elle est très rare en ce sens qu'elle ne délivre sa richesse qu'au prix d'un énorme lâcher-prise. Mais si on a la chance de la pratiquer, elle peut vous emmener très loin, jusqu'à l'expérience de la joie profonde de se confier dans la main de Dieu.
Ce n'est pas que la mendicité comporte des risques pour nos finances ou notre sécurité, mais elle nous permet d'approfondir justice et justesse dans notre cœur et dans nos relations avec notre prochain, ce que saint Jean nommait dikaiosunê (justice) ou saint Mathieu « faim et soif de la Justice » dans les Béatitudes. Il ne s'agit pas tant de la juste répartition des biens, des tâches et des pouvoirs que de notre juste place devant Dieu et devant les hommes. Quand nous nous mettons « dans la main de Dieu », nous n'abdiquons aucune responsabilité, nous n'économisons aucun de nos doutes, aucune de nos peurs, au contraire. Mais au sein de ces tempêtes nous vivons une tranquillité de fond, une sereine certitude.
[1] Vous trouvez plusieurs pages sur Oshida Shigeto (押田成人) sur le site des dominicains (http://www.dominicos.telcris.com/en/oshida.htm) : la vie de Oshida, un article en anglais ainsi que des photos de Takamori. Voir aussi http://www.trilogies.org/articles/lumineuse-simplicite-de
[2] Le texte des citations bibliques vient de la Bible de Jérusalem.
[3] D'après Bernard Durel, Oshida modifiait souvent l'horaire de la vie quotidienne dans la communauté de Takamori. (Cf. http://kergallic.org/IMG/pdf/b._durel_-_entre_le_coussin_et_l_autel_-_itw2005.pdf )
[4] Gyô (行) est souvent traduit par "pratiquer, la pratique, les pratiques" puisque pour les kanjis japonais il n'y a pas de distinction entre verbe et substantif, singulier et pluriel. Il faut savoir qu'en japonais le même kanji peut être prononcé de plusieurs façons : la "lecture on" est une lecture phonétique, la "lecture kun" est une lecture explicative parce qu'on a converti les mêmes caractères en mots japonais : la lecture on de 行 c'est gyô, et il y a plusieurs lectures kun : iku, yuku, okonau (en japonais le "u" se prononce "ou", "au" se prononce "a ou").
[5] En japonais il y a plusieurs façons de prononcer le même kanji : ici 行 se prononce gyô ou yuku ou okonau…
[6] Les anglais ont plusieurs mots pour la "conscience", consciousness est la conscience discriminante ordinaire.
[7] Maître Dôgen (1200-1253) est le fondateur du zen sôtô. Il a écrit en particulier le Shôbôgenzô qui est un recueil non chronologique d'une centaine de ses enseignements (cf www.shobogenzo.eu )
[8] Dans un autre article, "La vie comme Passion", Oshida dit : «"Gyô", la pratique, s'écrit avec un caractère qui signifie "aller" et cela signifie évidemment "se rendre à l'endroit voulu". Dans le monde conscient, "se rendre à l'endroit voulu" correspond au fait d'agir. Or lorsqu'on dit Gyô, cela signifie se rendre au monde originel des dieux et de Bouddha, autrement dit, c'est suivre une voie. Ainsi cela n'a absolument rien à voir avec le fait d'agir. Ce que l'on ne nous enseigne pas à l'école, c'est que le monde de l'au-delà et notre monde fonctionnent ensemble.»
[9] Dôchû no kufû 動中の工夫 Concentration au milieu de l'activité.
[10] Dans sa traduction, Bernard Rérolle a ajouté ici à la main : « Dhyâna va naître en nous par la main de Dieu en nous, au-delà de notre conscience. »
[11] Yamatokōriyama (大和郡山市) est une ville de la préfecture de Nara sur l'île de Honshū au Japon.
[12] Naikan (内観, littéralement "regard interne" ou "introspection") est une méthode de réflexion sur soi développée par Yoshimoto Ishin (1916-1988), un adepte du Jōdo shinshū,
[13] Takuhatsu (托鉢). Pratique bouddhique qui consiste à aller de porte en porte avec une clochette à la main en récitant des sutra boutiques avec le bol à aumône dans lequel les habitants déposent du riz ou de l'argent. Voir la description que Bernard Rérolle en fait (cf. fin de l'annexe).
[14] L'expérience de mendicité citée par Oshida dans son article semble un peu différente de celle que raconte ici Bernard Rérolle puisque, pour Oshida, ils ne sont que quatre, et que chacun passe où il veut, alors qu'ici c'est tout le groupe de moines qui se déplace, et qu'ils font ça deux fois par semaine..