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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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16 décembre 2018

Jean Tauler et la naissance de Dieu en toi, Sermon pour la fête de Noël commenté par Bernard Durel, dominicain

« Bernard Durel, prêtre dominicain, a déjà fait un long parcours spirituel qui l'a conduit, en passant par le centre de Rütte (créé par Graf Dürckheim) et le zen qu'il enseigne toujours, à s'intéresser à la mystique rhéno-flamande. » Telle était la présentation qui figurait au début de l'invitation au week-end du 10-11 décembre 1994 organisé au Centre Assise et animé par B. Durel sur le thème " Jean Tauler et la naissance de Dieu en toi".

Suzanne Eck, Initiation à TaulerDe Tauler B. Durel a lu, entre autres, le Sermon pour la fête de Noël. Du fait qu'il ne reste aucune note de ce qu'il a dit au centre Assise, avec sa permission, c'est un commentaire fait lors d'une autre session qui figure ici. Il vient d'un petit polycopié intitulé "Tauler, un maître de vie" où sont rassemblés les transcriptions de commentaires faits par B. Durel lors de plusieurs sessions dans des carmels, le style oral ayant été conservé, le commentaire figurant à part du texte.

Pour publication sur le présent blog dédié au Centre Assise (et à son fondateur Jacques Breton), le texte du Sermon a été mis, et les commentaires insérés à peu près aux bons endroits. Quelques questions-réponses figurent à la fin.

Le Sermon lui-même qui est le 1er des Sermons de Tauler est extrait de l'édition française des Sermons de Jean Tauler, coll. Sagesse Chrétienne, 1991, p. 13-2 (Cf. https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/4072/sermons-jean-tauler)

Les Rhénans sont des mystiques chrétiens qui vivaient sur un territoire s'étendant des Flandres à la Rhénanie, entre le XIIIe et le XIVe siècle. Il y a entre autres Hildegarde von Bingen et Gertrude de Helfta, Hadewijch d'Anvers et Mechtilde de Magdebourg, Maître Eckhart, Henri Suso et Jean Tauler, ainsi que Jan van Ruusbroec.

Sur la feuille d'invitation au week-end, B. Durel suggérait en guise de préparation, de lire le livre de Suzanne Eck, Initiation à Jean Tauler, Le Cerf, 1994

 

 

Jean Tauler et la naissance de Dieu en toi

Lecture du sermon 1 pour la fête de Noël

commenté par Bernard Durel, dominicain

 

 

C'est un des sermons les plus connus, les plus classiques, puisque c'est là qu'apparaît cette grande expérience, centrale chez les Rhénans, que toute la vie de l'homme – son chemin – consiste dans la naissance de Dieu en nous.

Il s'agit d'un sermon pour la fête du jour de Noël et il y a des allusions – qui ne surprendront pas les plus anciens d'entre nous – à la tradition des trois messes de Noël : la messe de la nuit, la messe de l'aurore et la messe du jour, avec leur tonalité particulière. Il s'agit du sermon pour la messe du jour, pour laquelle un des textes est « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné (Is 9, 5). »

Il y a trois parties, et nous allons essayer de le voir entièrement.

D'emblée, nous sommes déjà en droit de nous étonner : il va y avoir non pas une naissance, mais trois. Et elles nous invitent à sortir de nous-mêmes. Le début du sermon propose un petit résumé qui annonce les différentes parties, bien que l'ordre annoncé ne soit pas respecté par la suite :

  • la première naissance nous renvoie à la confession de foi, au Credo : « engendré et non pas créé, né du Père avant tous les siècles » ;
  • la seconde naissance est la naissance à Bethléem ;
  • la troisième est celle de Dieu dans l'âme.

Le parallèle établi avec les trois messes est évidemment une interprétation de Tauler !

Un verset d'Angélus Silésius, à placer en exergue de notre lecture, résume tout cet enseignement d'Eckhart et de Tauler sur la naissance de Dieu dans l'âme :

« Christ serait-il né mille fois à Bethléem,
s'il n'est pas né en toi, c'est ta perte à jamais. »

C'est de cela qu'il va s'agir.

 

Jean Tauler, Sermons1. On fête aujourd'hui, dans la sainte chrétienté, une triple naissance où chaque chrétien devrait trouver une jouissance et un bonheur si grands qu'il en soit mis hors de lui-même; il y a de quoi le faire entrer en des transports d'amour, de gratitude et d'allégresse; un homme qui ne sentirait rien de tout cela devrait trembler.

La première et la plus sublime naissance est celle du Fils unique engendré par le Père céleste dans l'essence divine, dans la distinction des personnes. La seconde naissance fêtée aujourd'hui est celle qui s'accomplit par une mère qui dans sa fécondité garda l'absolue pureté de sa virginale chasteté. La troisième est celle par laquelle Dieu, tous les jours et à toute heure, naît en vérité, spirituellement, par la grâce et l'amour, dans une bonne âme. Telles sont les trois naissances qu'on célèbre aujourd'hui par trois messes.

On chante la première messe dans l’obscurité de la nuit. Elle commence ainsi : " Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui. " Cette messe figure la naissance cachée qui s’opéra dans le mystère et le secret inconnu de la divinité. La seconde messe débute ainsi : " La lumière brillera sur nous, aujourd’hui " ; elle nous rappelle le rayonnement de la nature humaine divinisée, et c’est pourquoi cette messe se célèbre partie pendant la nuit, partie pendant le jour, symbole d’une naissance en partie connaissable, en partie inconnaissable. On chante la troisième messe en plein jour. Voici son introït : " Un enfant nous est né et un Fils nous a été donné. " Elle nous fait penser à la tout aimable naissance qui, tous les jours et à chaque instant, doit se réaliser et se réalise en chaque âme bonne et sainte, si elle veut bien y donner une amoureuse attention ; car pour sentir en nous cette naissance et en prendre conscience, il faut une concentration et un rappel de toutes nos facultés. Alors, dans cette naissance, Dieu nous devient tellement nôtre, il se donne à nous en telle propriété, que personne n’a jamais rien eu en si intime possession.

Le texte ne nous dit-il pas : " Un enfant nous est né ; un fils nous est donné " ? Il est nôtre, tout à fait nôtre, nôtre plus que tout autre bien. Il naît à chaque instant et sans cesse en nous. C’est de cette naissance, rappelée par la dernière messe, que nous voulons tout d’abord parler.

 

Tauler développe son analogie : la naissance éternelle du Fils est cachée depuis toujours. Prononçant son homélie pour la messe du jour, il en profite pour faire une synthèse du mystère de Noël tel qu'il le voit. Mais ce qui l'intéresse, c'est la naissance "aujourd'hui". Nous sommes dans la perspective de la divinisation : par cette naissance, le Fils de Dieu devient nôtre “plus que tout autre objet de ce monde peut devenir nôtre”. Il prend au sérieux la parole d'Isaïe : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné » – il est à nous, complètement, plus que nos propres enfants, selon l'affirmation bien connue : « Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu », sans réserve.

Voilà donc annoncés les trois thèmes, puis Tauler nous parle d'abord de la première naissance, parce qu'il en a besoin pour ce qu'il a à dire de la troisième.

 

2. Pour arriver à ce que cette noble naissance ait en nous toute sa noblesse et sa fécondité, il nous faut considérer le caractère propre de la première naissance, de celle où il y a un père, le Père engendrant son Fils dans l’éternité.

La surabondance de la richesse transcendante de la Bonté divine ne permettait pas à Dieu de se tenir enfermé en lui-même ; il devait se répandre et se communiquer car, au dire de Boëce et de saint Augustin : “La nature de Dieu, son caractère, c’est de se donner.” Le Père s’est donc d’abord communiqué dans la procession des Personnes divines, puis il s’est répandu au dehors dans les créatures. Voilà pourquoi saint Augustin a dit : “C’est parce que Dieu est bon que nous existons, et tout ce que les créatures ont de bon, elles le tiennent de la bonté essentielle de Dieu.”

 

Nous sommes dans l'atmosphère de la théologie grecque et de cette sorte de vitalisme très sensible chez Eckhart et Tauler – il suffit de se rappeler une des images d'Eckhart parlant de Dieu comme une marmite qui bouillonne, qui déborde, ou comme un buisson qui verdoie (Sermon 2). C'est un monde plein de vitalité où Dieu ne souhaite qu'une chose, se donner et tout donner.

Et Eckhart prend au sérieux la parole de Jésus : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis, parce que tout ce que j'ai reçu du Père, je vous l'ai fait connaître » (Jean 15) ; c'est dire que du côté de Dieu, il y a un don infini, sans réserve, immédiat. Le seul problème est de notre côté, parce que nous ne sommes pas prêts à recevoir, cela nous bouleverse trop. On retrouve sur ce point l'image, très présente chez Augustin et déjà dans les psaumes, de l'élargissement du cœur : nous sommes trop à l'étroit, nous sommes trop étroits pour contenir ce don, et au fond, l'histoire de notre vie, c'est l'image de l'élargissement de l'outre. Dans la théologie patristique, l'homme est dit capax Dei, capable de recevoir Dieu en lui-même, mais l'outre a besoin de s'élargir ! Mais Dieu, lui, veut se donner complètement.

Tauler reprend ici la théologie traditionnelle de la procession des personnes, puis, en citant saint Augustin, il nous rappelle ce qui se trouve déjà dans la Genèse : « Il y eut un soir, il y eut un matin et Dieu vit que cela était bon. »

 

Quelle est donc la propriété que nous devons considérer et étudier dans le Père engendrant son Fils ? Le Père, en vertu même de sa propriété personnelle de Père, rentre en lui-même avec son intelligence divine. Dans une claire compréhension, il pénètre en lui-même le fond essentiel de son être éternel et, par cette simple compréhension, il s’exprime parfaitement dans une parole qui est son Fils ; c’est en effet dans la connaissance que le Père a de lui-même que consiste précisément la génération de son Fils dans l’éternité. Le Père demeure en lui-même en vertu de l’unité de l’essence, et il sort de lui-même en vertu de la distinction des personnes.

 

Le Verbe est la pleine manifestation de la compréhension que le Père a de lui-même. Dans ce paragraphe il y a un thème majeur des Rhénans. Dans notre vie, quand nous sortons de nous-mêmes, le plus souvent, cela veut dire que, en quelque sorte, nous nous quittons nous-mêmes, et nous sommes vite épuisés ; on est, comme on dit, "vidés" à force d'être allé vers les autres. Pour nous, il y a donc le plus souvent, dans le vécu, opposition entre "sortir de soi-même" et "être en soi-même". Parfois, cependant, nous faisons l'expérience que notre mouvement vers l'extérieur s'est fait sans fatigue, avec joie, cela a coulé de source : il n'y a pas opposition, et nous sommes dans la vie divine. Car ce qui caractérise la vie divine, c'est que Dieu sort de lui-même – ne cesse de sortir de lui-même – sans s'épuiser. Par moments, nous goûtons à cela, il y a harmonie de l'intériorité et de l'extériorité. Négativement, Mère Teresa disait que si elle voyait qu'une sœur s'apprêtant à sortir pour servir les pauvres était triste, elle la renvoyait dans son lit parce que, dans ces dispositions, elle ne ferait du bien ni aux pauvres ni à elle-même. Dieu n'a pas ce problème ! L'exode (la sortie) est en plein accord avec la demeure.

 

Ainsi donc, le Père prend conscience de lui-même, se connaît, puis il sort de lui-même en engendrant sa propre image, celle même qu’il a d’abord reconnue et saisie en lui-même. Il rentre alors de nouveau en lui-même par une parfaite complaisance en son être. Cette complaisance s’épanche en un amour ineffable qui est le Saint-Esprit. C’est ainsi que Dieu demeure en lui-même, sort de lui-même et rentre en lui-même. Voilà pourquoi toutes les sorties ne se font que pour des rentrées. Voilà pourquoi le mouvement le plus noble et le plus parfait est celui du ciel, car au sens le plus strict, il revient à son origine et à son point de départ. Pour la même raison, le cours de la vie humaine est aussi le plus noble et le plus parfait de tous les mouvements, quand il revient à son origine.

Cette propriété en vertu de laquelle le Père rentre en lui-même et en sort doit se retrouver dans l’homme qui veut, comme une mère, concevoir en lui le Verbe, d’une façon spirituelle. Il doit rentrer complètement en lui-même et puis en sortir. Mais comment ?

 

Pour éclairer les affirmations du début du paragraphe (« Ainsi donc, le Père prend conscience de lui-même… ») qui reprennent une présentation classique du mystère de la Trinité, on peut penser à la scène du baptême de Jésus dans les évangiles : « Celui-ci est mon fils bien-aimé » dit le Père. Il ne renie pas celui qui est sorti de lui-même. Il n'y a aucun conflit en Dieu entre les mouvements d'entrée et de sortie.

« Voilà pourquoi toutes les sorties ne sont que pour des rentrées » : cette phrase anodine dit beaucoup ! il n'y a pas de sortie qui ne soit pas tournée vers une rentrée, c'est-à-dire une reconnaissance que ce qui est sorti de moi vient bien de moi. « Revenir à son origine », c'est ne pas renier son histoire, son point de départ. La comparaison de Dieu à la mère est intéressante, notons-la au passage. On va retrouver dans l'homme qui est créé à l'image de Dieu, ce qu'on vient de contempler dans le mystère de Dieu : nous retrouvons ici le mouvement de la naissance en nous ; s'agissant de l'homme, il ne sera pas le père de lui-même, mais la mère de lui-même. Lorsque nous nous épuisons, c'est qu'au fond nous faisons des choses que nous n'approuvons pas en profondeur, nous sortons avant d'avoir rejoint notre fond, avant d'être enraciné dans une intériorité. Aujourd'hui, on peut constater cela massivement : on suit le mouvement, on imite, on obéit à des incitations y compris celles de la publicité, et après on dit qu'on n'avait pas voulu telle ou telle chose.

 C'est d'abord de la troisième naissance, de celle de Dieu en nous, que va parler Tauler, gardant pour la fin de son sermon, celle qui est célébrée le jour de Noël, la naissance de Jésus à Bethléem. On est dans la logique que j'ai rappelée tout à l'heure : ce qui est important, ce n'est pas ce qui s'est passé il y a deux mille ans, c'est ce qui se passe maintenant. C'est un choix de Rhénans, un choix fascinant, d'autant plus qu'aujourd'hui, pour la plupart des gens, le christianisme est un musée, un ensemble de choses qui se sont passées il y a deux mille ans. Au contraire, ce qui intéresse les Rhénans, c'est l'aujourd'hui.

 

3. L’âme a trois nobles facultés qui en font une pure image de la Très Sainte Trinité : la mémoire, l’intelligence et le libre arbitre. Grâce à ces facultés, l’âme est capable de saisir Dieu et d’en être impressionnée de telle sorte qu’elle peut recevoir tout ce que Dieu est, possède et peut donner ; c’est ainsi qu’elle regarde déjà dans l’éternité ; car l’âme est entre le temps et l’éternité. Par ses facultés supérieures, elle appartient à l’éternité ; tandis que par sa partie inférieure, par ses facultés sensibles ou animales, elle appartient au temps. Mais actuellement l’âme se répand dans le temps et les choses temporelles, aussi bien par les facultés supérieures que par les inférieures. La raison en est dans l’étroite union de ces facultés. Cette union rend la dispersion si facile, que l’âme est toujours prête et disposée à se répandre entièrement dans les choses sensibles et qu’elle se détourne ainsi des réalités éternelles.

Mais, en vérité, il nous faut de toute nécessité un retour sur nous-mêmes pour que cette naissance s’accomplisse ; il faut nous recueillir fortement, ramener et rassembler intérieurement toutes nos facultés, les inférieures aussi bien que les supérieures, et les rappeler de toute dispersion à la concentration, qui rend plus puissantes toutes les choses unifiées. Si un tireur veut atteindre sûrement son but, il ferme un œil pour que l’autre vise plus juste. Celui qui veut comprendre une chose à fond y emploie tous ses sens et les ramène en ce centre de l’âme d’où ils sont sortis. De même que tous les rameaux viennent du tronc de l’arbre, ainsi toutes nos facultés, celles de la sensibilité, celles de désir aussi bien que celles de lutte sont unies aux facultés supérieures dans le fond de l’âme. Voilà l’entrée en nous-mêmes.

 

Après une théologie classique, nous trouvons ici une anthropologie classique, qui présente les facultés de l'âme. Notons, c'est intéressant, que de cette façon Tauler s'appuie sur les structures fondamentales de la pensée chrétienne, mais dans le cadre d'une homélie, cela veut dire dans le rôle du Lebemeister, c'est-à-dire du maître de vie. Les Rhénans s'appuient sur leurs connaissances théologiques pour ouvrir, rouvrir le chemin de vie.

La distinction des trois facultés proposée dans ce paragraphe vient d'Augustin :

  • la mémoire (qui s'occupe du passé),
  • l'intelligence qui s'occupe du présent,
  • et la volonté ou, ici, le libre-arbitre (en allemand freien Willen), qui est tourné vers l'avenir ;

La trace de l'image de Dieu dans l'homme, ce sont ces trois facultés. Et donc :

  • la mémoire c'est le Père,
  • l'intelligence c'est le Fils,
  • et la volonté c'est l'Esprit.

Parenthèse : Un problème de vocabulaire : la "volonté", chez Eckhart et Tauler, ce n'est pas la volonté volontariste de l'Occident moderne, centrée sur le petit moi, l'ego. Il s'agit plutôt de l'acquiescement, de la dynamique de tout l'être. Lors d'un séminaire sur la théologie des Rhénans, j'ai entendu dire qu'on pouvait peut-être assimiler dans ces textes la volonté au désir.

Cette structure de l'homme montre qu'il est, comme on le rappelait, capax Dei, capable d'accueillir Dieu en lui.

Si j'utilise un autre langage pour définir ces trois niveaux dans l'homme :

  • il y a le sensible et le rationnel – et ces deux premières parties sont dans le temps, dans le présent immédiat ou plus durable,
  • alors que le troisième niveau c'est le fond, et le fond divin de l'homme n'est pas lié au temps.

Cela veut dire que l'âme humaine est liée à la fois à l'éternité (par ses facultés supérieures) et au temps (par ses facultés sensibles ou animales). La difficulté est que nous nous laissons affecter par tout ce qui est lié au temps, et cela est inévitable à cause de l'étroite “union des facultés”, comme dit Tauler. C'est cela, la difficulté d'être humain, la détresse dans laquelle aucune naissance ne peut avoir lieu. Il reste à ne pas “se répandre entièrement” dans les réalités sensibles. Ici s'inscrit la nécessité du retour à soi, et pour cela, de l'exercice. Il s'agit de revenir à l'un ; nous ne pouvons pas accueillir la naissance si notre vie est un champ de bataille. Les exercices de la tradition du zen trouvent leur place à ce stade.

Cela constituait une première étape : rien ne se fera si on n'est pas là, dans sa vie.

 

La deuxième étape – entrer dans la vie divine – suppose le fond vide, l'absence de désir propre. C'est donc une attitude d'abandon, de pleine disponibilité. Tauler utilise plusieurs images courantes, notamment celle de l'œil, qui est un simple espace d'accueil, “pur, net et vide” (lehr, ledig, los). Les mots importants dans ce passage sont "patient" et "agent" dont il faut préciser le sens :

  • "patient" en allemand, c'est leidend, souffrant, un terme de sens tout à fait positif : le fait de laisser les choses se faire ;
  • "agent" c'est wriken, mot très fort pour indiquer l'action.

Dieu est "l'agent", et le rôle de l'homme est donc d'être "patient" ; pour Eckhart, l'homme, c'est l'être qui souffre Dieu (cf. Jean-François Malherbe, Souffrir Dieu, la prédication de Maître Eckhart, Paris, 1992).

Dans la suite du texte on est au plus près de ce qu'affirmait Eckhart : « L'homme humble contraint Dieu. » En termes d'aujourd'hui : quand il n'y a plus d'obstacle, Dieu ne peut que craquer. Dieu ne peut pas ne pas se donner à celui qui est prêt à le recevoir. Cela est au cœur de la foi comme expérience de confiance. Le silence de l'homme appelle la parole de Dieu, mais au contraire, tant que nous "causons", Il se tait.

Et l'on comprend, dans ces réflexions de Tauler, un dominicain, que la prédication, ce n'est pas les verbes – la multiplication des paroles –, mais la manifestation du Verbe : « On ne peut mieux servir le Verbe qu'en se taisant et en l'écoutant.» C'est à ce titre que saint Dominique a fondé en premier lieu le monastère des contemplatives à Prouilhe. La première action des prêcheurs, c'est la contemplation ; c'est un thème fondamental des Rhénans ; l'être est beaucoup plus fondamental que le faire. Mais plus largement, c'est une structure humaine comme le rappelle Paul Ricœur : notre premier rapport à la parole, c'est le silence. Et l'enfant qui n'entend pas de parole ne se mettra jamais à parler. L'écoute est première, et cela reste vrai pour l'adulte aussi, bien sûr.

 

4. Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle. En effet, pour que deux êtres puissent n’en faire qu’un, il faut que l’un se comporte comme patient et l’autre comme agent : pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide.

C’est pourquoi saint Augustin nous dit : “Vide-toi pour que-tu puisses être rempli ; sors afin de pouvoir entrer” ; et ailleurs : “O toi, âme noble, noble créature, pourquoi cherches-tu en dehors de toi ce qui est en toi, tout entier de la façon la plus vraie et la plus manifeste ? et puisque tu participes à la nature divine, que t’importent les créatures et qu’as-tu donc à faire avec elles ?” Si l’homme préparait ainsi la place, le fond, Dieu, sans aucun doute, serait obligé de le remplir et, certes, complètement ; sinon le ciel se romprait plutôt pour remplir le vide. Mais Dieu peut encore beaucoup moins laisser les choses vides, ce serait contraire à sa nature, à sa justice.

C’est pourquoi tu dois te taire : alors le Verbe de cette naissance pourra être prononcé en toi et tu pourras l’entendre ; mais sois bien sûr que si tu veux parler, lui doit se taire. On ne peut mieux servir le Verbe qu’en se taisant et en écoutant. Si donc tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera tout entier ; autant tu sors, autant il entre, ni plus ni moins.

 

À partir du paragraphe 4, le sermon aborde la seconde naissance. La référence à Augustin – souvent reprise aussi par Eckhart – souligne que la naissance spirituelle est plus importante que la naissance charnelle, et les Rhénans évoquent sur ce thème la réponse de Jésus à la femme qui s'exclamait : « Heureuse est celle qui t'a allaité ! » « Dis plutôt, dit Jésus, heureux celui qui écoute la parole de Dieu. »

 

5. De cette sortie, nous trouvons une image dans le livre de Moïse où Dieu commande à Abraham de quitter son pays et sa famille, et cela parce qu’il voulait lui montrer tout bien c’est-à-dire cette divine naissance qui à elle seule est tout bien. Son pays et sa terre d’où il devait sortir, c’est le corps avec toutes ses concupiscences et ses désordres ; la famille nous symbolise l’inclination des facultés sensibles et leurs imaginations qui attirent et entraînent ce corps, lui apportent les agitations du plaisir, de la douleur, de la joie, de la tristesse, du désir, de la crainte, du souci, de la légèreté. Cette famille nous est liée d’étroite parenté et il faut veiller avec d’autant plus de soin à s’en détacher complètement, si l’on veut voir naître tout le bien qu’est en vérité cette naissance.

6. On dit communément : l’enfant élevé en foyer clos est, au dehors, comme un veau (un grand niais). Ce proverbe a ici sa vérification. Les hommes, qui ne sont jamais sortis de chez eux, qui ne se sont pas élevés au-dessus de la nature et de ce que les sens peuvent apporter par la vue, l’ouïe, les sentiments, les émotions, qui ne sont pas allés au-delà et au-dessus de leur chez eux et de toute la région des choses naturelles, n’ont pas plus d’intelligence, pour les choses élevées, les choses de Dieu, que des veaux ou des bœufs. Leur fond intérieur est comme une montagne (mine) de fer où ne pénètre jamais un rayon de lumière ; dès que la sensibilité, les images, les formes viennent à leur manquer, ils ne savent plus rien et ne sentent plus rien. Ils sont encore chez eux, c’est pourquoi ils ne sentent pas la naissance dont nous parlons. C’est pour eux que le Christ a dit ces paroles : “Celui qui, par amour pour moi, abandonne père, mère, champ, celui-là (seulement) recevra le centuple et en plus la vie éternelle.”

 

L'usage que Tauler va faire du récit de la naissance de Jésus est de tirer un enseignement des dispositions de Marie telles qu'il les comprend pour nous encourager à nouveau à être dans une attitude juste si nous voulons enfanter le Verbe. Dans la première partie du sermon, il nous invitait à imiter le père, maintenant il nous invite à imiter la mère. Son analyse va être surprenante sur plusieurs points.

 

7. Nous avons jusqu'ici parlé de la première et de la troisième naissance, et de la leçon que nous devons tirer de la première, en vue de la dernière; maintenant nous allons expliquer celle-ci au, moyen de la seconde par laquelle le Fils de Dieu, en cette nuit, est né d'une mère, est devenu notre frère. Il a été, dans l'éternité, engendré sans mère, et dans le temps, sans père. Saint Augustin nous dit : “Marie a été bien plus heureuse de ce que Dieu est né spirituellement en son âme que du fait qu'il est né d'elle selon la chair.” Celui donc qui veut voir cette naissance noble et spirituelle s'accomplir en son âme comme dans l'âme de Marie, doit considérer quelles étaient les dispositions particulières de Marie, elle qui fut mère de Dieu, mère à la fois spirituelle et corporelle. Marie était une vierge, chaste et pure; c'était une jeune femme promise et fiancée; elle se tenait à l'écart et séparée de tout, lorsque l'ange vint à elle. C'est ainsi que doit être une mère spirituelle de cette divine naissance.

Elle doit être une vierge chaste et pure. Si elle s'est parfois égarée du chemin de la pureté, il faut maintenant qu'elle y revienne. Une vierge, c'est une personne extérieurement stérile mais intérieurement très féconde. C'est ainsi que la vierge dont nous parlons doit fermer son cœur aux choses extérieures, avoir peu de commerce avec elles et porter peu de fruits extérieurement. C'est ainsi que Marie n'avait de soucis que des choses de Dieu. Mais à l'intérieur, il faut que cette vierge porte beaucoup de fruits. “Toute la parure de la fille du Roi vient de l'intérieur.” Une vierge qui veut lui ressembler doit donc vivre dans la retraite ayant toutes ses dispositions habituelles, ses pensées, sa conduite orientées vers l'intérieur. C'est ainsi qu'elle porte beaucoup de fruits, et un fruit splendide, à savoir : Dieu lui-même, le Fils de Dieu qui est et porte en lui toutes choses.

Marie était une jeune femme mariée; c'est ainsi que notre vierge doit être mariée, d'après l'enseignement de saint Paul. Tu dois jeter à fond ta volonté changeante dans la volonté de Dieu qui est immuable, afin qu'elle aide ta faiblesse.

Enfin, de plus, Marie s'était enfermée; de même encore la servante de Dieu doit se tenir enfermée, si elle veut ressentir vraiment en elle cette naissance, s'abstenant non seulement des dispersions temporelles qui paraissent devoir lui apporter quelque dommage, mais même des pratiques purement sensibles des vertus. Elle doit assez souvent faire le silence et le calme en elle-même, s'enfermer en son intérieur, se cacher dans l'esprit pour se soustraire et échapper aux sens, et se faire à elle-même un lieu de silence et de repos intérieur.

 

Tauler rappelle d'abord la définition de la personne "vierge" : elle est extérieurement stérile mais intérieurement très féconde. C'est à rapprocher du sermon 2 d'Eckhart pour qui l'important à propos de la vierge est qu'elle soit mère. Tauler nous invite à nouveau à nous concentrer, à nous recueillir pour pouvoir enfanter le Fils, ce qui est la vocation de chacun d'entre nous, homme et femme.

Puis, par une acrobatie qui l'amène à s'appuyer sur Paul, Tauler interprète le vocabulaire de mariage dans le sens de l'alliance, d'un lien permanent avec Dieu. L'image de la "retraite" enfin rappelle tous les détachements nécessaires. C'est le chemin de la contemplation, du repos intérieur.

L'image empruntée à la sagesse – la nuit au milieu de son cours et le surgissement de la parole – va être aussi utilisée par Eckhart.

 

8. C'est de ce repos intérieur qu'on chantera dimanche prochain au commencement de la messe : “Dum medium silentium fieret. Alors que l'on était en plein silence, que toutes choses étaient dans le plus grand silence, et que la nuit était au milieu de son cours, c'est alors Seigneur, que de ton trône royal descendit la parole toute-puissante”, le Verbe éternel sortant du cœur de son Père. C'est au milieu du silence, au moment même où toutes les choses sont plongées dans le plus grand silence, où le vrai silence règne, c'est alors qu'on entend en vérité ce Verbe, car si tu veux que Dieu parle, il faut te taire; pour qu'il entre, toutes choses doivent sortir.

Quand notre Seigneur Jésus entra en Égypte, toutes les idoles du pays s'effondrèrent : Tes idoles à toi, c'est tout ce qui empêche cette naissance éternelle de s'accomplir en toi, d'une façon véritable et immédiate, aussi bon et aussi saint que cela paraisse. Notre Seigneur a dit : “Je suis venu apporter un glaive pour trancher tout ce qui tient à l'homme : mère, sœur, frère.” Car ce qui t'est le plus proche, voilà ton ennemi : cette multiplicité d'images, qui cachent en toi le Verbe, et s'étendent sur lui, empêche cette naissance en toi, sans que pourtant cette paix te soit entièrement enlevée. Cette paix ne peut, il est vrai, toujours régner en toi. Mais c'est par elle, pourtant, que tu deviendras mère spirituelle de cette naissance. Une telle mère doit souvent établir en elle ce plein silence, afin de s'habituer à le faire; l'habitude lui en donnera une certaine maîtrise, car ce qui n'est rien pour un homme exercé, paraît tout à fait impossible au novice inexercé. C'est en effet l'habitude qui donne la maîtrise.

Puisse donc chacun de nous donner place en lui à cette noble naissance, afin de devenir une vraie mère spirituelle. Que Dieu nous y aide ! Amen.

 

Dans la fin du sermon, contrairement à Eckhart, Tauler nous prodigue des encouragements avec compassion et rappelle encore la place de l'exercice – il faut "s'habituer" à faire silence.

Devenir mère spirituelle, c'est donc la détermination qui doit nous habiter. On peut être sensible à ce jeu de Tauler sur la référence au père et à celle de la mère. Il n'est pas dit que nous devons devenir des pères, mais la partie d'activité qui nous est réservée est plutôt l'accueil, le rôle attribué à la mère.

 

Pour finir, je voudrais vous lire un texte de Jeannine Maroncle, une thérapeute de couple qui tient une chronique dans La Croix ; en 1996, un de ses articles s'intitulait "La peur embusquée", voici un extrait de la deuxième partie où elle montre, sans qu'il y ait référence explicite, que ce langage du XIVe siècle est encore vivant :

 « …Mais c'est une autre peur que je rencontre au jour le jour : peur de manquer, peur de marcher, d'avancer, peur de l'inconnu, peur du conflit, peur de la différence. Cette peur nous paralyse, nous empêche de vivre, de nous exprimer, de tenter l'aventure.

Un homme de trente-cinq ans que je viens d'accompagner pendant trois ans, me disait en me quittant la veille de son anniversaire : “Jusqu'ici je suis resté rivé à mon clou, immobile, mais maintenant je réalise qu'on peut naître et que la vie, quand on arrive à l'accueillir, c'est une sorte de naissance. Je n'ai pas inventé ces paroles, elles sont sorties toutes seules après bien des aléas, des piétinements, des plongées dans la dépression, des reprises multiples.”

Naître à soi-même, c'est traverser la peur, oui. Ô combien est grande cette peur de parler au sens de se dire, au sens de s'exprimer soi. Je vois tant et tant de personnes qui "causent" bien, qui savent tenir un discours rigoureux sans jamais oser se dire à l'autre. Parler, c'est nous entendre dire, c'est toujours une nouveauté que de s'entendre parler, une surprise, une sorte de découverte de ce qui cherche à se dire. L'entreprise de parler comme l'entreprise de vivre est sans cesse en nous contrecarrée par la peur ; “Celui qui craint n'est pas consommé en amour” dit saint Jean[1]. Quand nous aimons vraiment, nous parlons, c'est même là un critère, car c'est donner au plus près de ce qu'on est, c'est un art de vivre, même dans l'adversité, même dans la souffrance. »

 

C'est cela la naissance du Verbe, c'est le moment où une personne sent que la traverse une parole qu'elle n'a jamais dite et qui est vraiment la sienne.

Le mystique Jean-Pierre de Caussade soulignait cette authenticité en disant : « Celui qui parle vraiment ne se cite pas. »

Bien sûr cette parole est faite des mots du dictionnaire, des mots ordinaires, mais elle est en même temps la naissance d'une personne à elle-même.

 

QUESTIONS.

► Tauler nous a présenté les trois étapes de la vie spirituelle, mais ne peut-on pas passer directement de la première à la dernière étape ?

B D : On ne peut pas aller directement du premier au troisième degré. C'est dans les dépouillements du second degré que l'homme se dispose, se vide, pour que Dieu puisse agir totalement. Autrement dit, la jubilation authentique du premier stade n'est pas encore la vraie jubilation, elle est liée aux dons de Dieu ; mais le véritable bonheur, la béatitude, c'est quand Dieu se donne lui-même. Eckhart le dit brutalement : si tu t'attaches aux dons de Dieu et non à Dieu lui-même, tu prends Dieu pour une vache à lait !

Question à propos de la jubilation de la première étape et du renoncement de la deuxième étape – avec cette citation du Christ : « Qui veut me suivre, qu'il prenne sa croix. »

B D : À propos du mot "renoncement" : il n'apparaît pas chez Eckhart et Tauler qui utilisent plutôt "détachement". Pour ma part, je préfère encore "non-attachement", un terme qui s'est répandu avec l'influence des traditions orientales, pour souligner que ce n'est pas quelque chose que l'on fait. Chez Eckhart et Tauler, il ne s'agit pas de quelque chose que l'on fait, c'est un état de liberté. Le mot "renoncement", un mot qui contient "non", appartient au Dieu pervers. Le christianisme authentique à la suite de Jésus ne propose pas le renoncement comme action autonome, au sens où il faudrait dire "non" à des choses.

Il faut être vigilant quant à l'impression que les Rhénans ont un certain mépris des créatures : ce n'est pas vrai. Ce qu'ils disent, c'est que les créatures ne peuvent pas nous donner le bonheur, aussi sommes-nous appelés au non-attachement ; mais cela ne veut pas dire que les créatures sont mauvaises et qu'il faut les combattre. C'est pourquoi je préfère ne pas utiliser le mot "renoncement".

La question propose un lien entre "la jubilation" et "le renoncement à soi-même". Il me semble que le texte de Tauler suggère autre chose.

« Dans la jubilation, Dieu comble l'homme de ses biens » ; la conséquence est que l'homme ne se soucie plus des autres biens, et, de là, se quitte lui-même. La jubilation crée un état de non-retour – l'image, plus rude, de l'épée dans le dos, au sermon 40, suggère la même chose. On a tellement goûté les dons de Dieu qu'on ne peut plus revenir en arrière. Du coup, je ne suis plus moi-même, je suis sorti de moi-même – mais ce n'est pas moi qui l'ai fait. Il ne s'agit pas d'un projet de l'homme, même si des formes de renoncement ont de la valeur du côté d'une sagesse humaine – comme par exemple s'arrêter de fumer lorsqu'on mesure le risque de cancer.

Mais il ne faut pas mélanger l'ascèse avec la vocation christique : là est la perversion, on a fait du christianisme une sagesse humaine. Or il faut distinguer les plans : ce qui relève d'une sagesse humaine, de l'expérience – comme le disait D. Bonhoeffer dans une lettre à sa sœur au début des années 40 : « N'écris pas le nom de Dieu sur n'importe quelle carte postale », et dans ses lettres, il développe plus largement la doctrine de l'arcane, le souci de cultiver un certain secret, de ne pas mettre le nom du Christ partout… Si l'on y réfléchit, n'est-ce pas un scandale d'accrocher la croix un peu partout comme on le fait – il a fallu des siècles pour arriver à cette habitude !

Pour continuer avec votre question, vous avez rappelé en commentant votre interrogation, ce que dit Jésus : « Qui veut me suivre, qu'il prenne sa croix… » Mais il faut lire la phrase en entier ! D'abord, on l'oublie trop souvent, Jésus ne dit pas cela tout de suite. Pendant les seize premiers chapitres de l'Évangile de Matthieu, il ne parle pas de la croix. Et lorsqu'il en parle après la confession de Césarée, ce n'est qu'à quelques-uns, qui d'ailleurs la refusent, comme Pierre. Et il est tout à fait sain que Pierre réagisse ainsi ! Or, dès la première page du catéchisme, on parle de la croix – c'est cela le Dieu pervers !

On peut penser aussi à la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche. Souvenez-vous de la question que pose ce dernier : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » Jésus entend la question et ne lui parle pas de mort ! Après sa première réponse, concernant le respect des commandements, l'évangéliste Marc nous dit : « Jésus le regarda et l'aima » – c'est magnifique ! Puis Jésus lui propose une deuxième réponse : « Une seule chose te manque : va, vends tout ce que tu as et donne-le pauvre, puis viens, suis-moi. » Ce jour-là, le jeune homme se retire. Mais voyez la logique : il cherche la vie, et Jésus la lui propose en deux étapes distinctes. La deuxième étape correspond au message de Tauler. Jésus ne l'a dit pas d'emblée, et pas à tout le monde mais à cet homme qui a posé cette question, qui est donc au bon endroit. Si au contraire vous cherchez le renoncement, la mortification, la croix, comme un bien en soi, vous êtes à l'endroit du Dieu pervers, avec une autonomisation de ce qui est négatif.

Derrière tout cela, il y a un malentendu : ce n'est pas la croix du Christ qui nous sauve, c'est l'amour –, donc la croix du Christ comme manifestation de la vie. Dans l'Évangile, le soldat romain y voit de façon juste la manifestation de la vie.

 

► Pourquoi vouloir douter si on croit, si on aime ?

B D : Mais on ne veut pas douter ! Cela nous arrive, comme toutes les étapes évoquées dans le sermon de Tauler.

Première étape, la jubilation : cela m'arrive ! Il n'y a pas de jubilation si je l'ai achetée à la Redoute !

Deuxième étape, tout m'est enlevé : cela m'arrive ! Aucun de nous, s'il n'est pas pervers – ce que nous sommes tous, en partie – ne cherche la souffrance, la privation. Aucun de nous ne cherche le doute – le doute méthodique de Descartes, c'est autre chose.

On touche à quelque point essentiel, déjà vu avec l'image de la chasse à courre : la dimension fondamentale de la vie spirituelle, c'est la passivité ; et le rôle de l'enseignement spirituel, du maître, c'est de nous dire comment bien vivre ces événements, lorsqu'ils nous arrivent, pour y trouver la vie au lieu d'y trouver la mort



[1] 1 Jean 14, 18

 

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