La relation de maître à disciple : Entretien avec maître Masamichi Noro, mai 2003
Maître Masamichi NORO - fondateur du kinomichi issu de l'aïkido - était ami avec le Père Jacques Breton décédé en 2017. Celui-ci avait créé le centre Assise, d'où ce blog des Voies d'Assise.
Dans les papiers de J. Breton trouvés après sa mort figuraient quelques documents concernant maître Noro, en particulier, un entretien datant de mai 2003 qui avait été réalisé par un étudiant qui écrivait un mémoire sur "Maître et disciple". C'est cet entretien qui figure ici, les notes ayant été ajoutées. Il est suivi d'un extrait de Le kinomichi - Un art martial sans combat, livre de Bernard Hévin aux éditions Dervy, extrait concernant la relation entre maitre et disciple.
Le 26 avril dernier nous avons fêté le cinquantième anniversaire de la mort de maître Morihei Ueshiba, Fondateur de l’Aïkido, et le 15 mars nous avions fêté le sixième anniversaire de la mort de maître Masamichi Noro, c'est donc un hommage qui leur est rendu.
- 1935 : Masamichi NORO naît à Aomori, ville du Nord du Japon.
- En 1954, sur l'insistance de son père, il suit des cours à la faculté de médecine. Il pratique le judo depuis plusieurs années et est attiré par la pratique des budos... il obtient de son oncle maternel qui a été camarade de classe de Kisshomaru UESHIBA, le fils de Maître Morihei Ueshiba, d'être présenté à ce Maître. La condition posée par son oncle est qu'il réussisse le concours d'entrée à la faculté de Médecine, ce qu'il fait.
- 1955-1961 : Masamichi NORO étudie auprès de Maître Morihei Ueshiba en tant que pensionnaire[1] (uchideshi) à l'Aïkikaï[2] (Dojo de Tokyo) et aussi à Iwama.
- 1961 : À la demande de Morihei UESHIBA, Masamichi NORO quitte le Japon avec le titre de Délégué officiel de l'Aïkikaï de Tokyo pour l'Europe et l'Afrique. Succédant ainsi à Tadashi Abe, il arrive en France à Marseille le 3 septembre 1961.
- 1964 : Masamichi NORO s'installe en France, à Paris.
- 26 avril 1969 : Décès du Maître Morihei UESHIBA. Masamichi NORO rencontre Karlfried Graf VON DÜRCKHEIM, qui devient son père spirituel occidental.
- 1979 : création officielle du KINOMICHI, "la voie de l'énergie".
- 2001: Le ministère des sports reconnait le KINOMICHI en tant que discipline sportive. Création de la KIIA (Kinomichi International Instructors Association) association d'enseignants autorisés à enseigner le KINOMICHI. Affiliation de cette association à la FFAAA (Fédération Française d'Aïkido, Aïkibudo, et Affinitaire).
- 15 mars 2013 : Masamichi Noro nous quitte.
D'autres informations figurent dans les messages du tag kinomichi ainsi que dans des articles d'autres sites (Cf. http://aiki-kohai.over-blog.com/2016/08/chroniques-de-masamichi-n-2-ce-vieil-homme-qui-changea-tout.html et https://www.guillaumeerard.fr/aikido/entretiens/entretien-avec-ueshiba-morihei-et-ueshiba-kisshomaru-avec-annotations/)
Entretien avec maître Masamichi Noro, mai 2003
La relation de maître à disciple
Maître Masamimi Noro : La relation de maître à disciple, ici [en France] et au Japon, est complètement différente.
À l'époque [dans les années 1955], il n'y avait pas beaucoup de pratiquants, c'était très dur de se faire accepter en tant que uchideshi[3]. Le maître choisissait un disciple seulement s'il sentait que ce disciple serait capable de le dépasser. Un maître pense sans cesse à l'évolution de sa pratique, cette pratique qu'il confie à son disciple pour qu'un jour il prolonge au-delà de ce que lui-même avait fait.
Ici, en Europe, il ne faut pas dépasser le maître, mais au Japon, quand cela se produit, c'est le plus beau remerciement qu'un disciple puisse faire à son maître. Cette notion est importante dans le choix du disciple car elle permet l'évolution de la discipline. Si le disciple ne dépasse pas le maître, à long terme, on arrive à la dégénération de la discipline.
Un jour un maître chinois de tai-chi chouan est venu regarder notre cours à l'Aïkikaï. Il est venu comme ça pendant plus d'un mois, presque tous les jours. Un jour, il me demanda de pratiquer avec lui. Il était venu de Chine à la recherche d'un disciple capable plus tard de poursuivre son enseignement. Tous les enseignements m'intéressaient, et j'ai accepté. J'ai commencé à pratiquer avec lui, mais je ne sentais pas l'énergie. L'énergie et la technique sont indissociables mais, avec lui, je n'ai pas senti le développement de mon énergie. Lorsque je lui ai dit, il en a été très attristé. Il avait envie de tout m'apprendre, me confier tout ce qu'il savait de sa pratique pour qu'elle puisse continuer à évoluer.
Le maître choisit son disciple mais le disciple aussi choisit son maître. Les notions d'étudiant, d'élève et celle de disciple sont très différentes. Entre le maître et le disciple, il faut qu'il y ait une harmonie. Avec ce maître chinois, je ne sentais pas cette harmonie, ni avec lui en tant que personne, ni par la pratique. Et bien qu'il ait envie de tout me transmettre, j'ai dû refuser. Ce fut une grande déception pour lui.
La relation maître-disciple ne prend pas en compte la seule pratique, elle demande une harmonisation totale où l'ego n'existe plus. Avec ce maître chinois, je n'ai pas senti cette harmonisation. J'aurais pu tricher et prendre sa technique, mais le lien maître-disciple est un lien sacré qui les unit à vie. Pour le maître, le disciple est sacré ; pour le disciple, le maître est plus que sacré.
► Vous avez été l'élève d'Ô Sensei[4] ?
Me Noro : Oui, à cette époque-là déjà. Je culpabilisais de m'être investi dans la pratique du tai-chi, je ressentais ça comme une trahison vis-à-vis de lui. Je lui en ai parlé et je lui ai dit que je n'avais rien ressenti dans cette pratique. Je voulais m'excuser mais, à partir de ce moment-là, il m'emmena partout. Je me suis occupé de lui, j'ai été son cuisinier.
► Vous logiez alors à l'Aïkikaï ?
Me Noro : Oui, c'est ça.
Puis un jour, il m'a dit « Maintenant tu es prêt », ça voulait dire qu'il me reconnaissait, et il m'a demandé d'aller en Europe. S'il ne m'avait pas senti prêt, il ne me l'aurait pas demandé.
C'est l'histoire du tigre. Lorsque ses petits arrivent à un certain âge, il les jette dans la rivière. Ceux qui meurent ne sont pas capables d'être les rois des animaux.
Face à la demande d'Ueshiba, j'ai ressenti une grande joie, sa demande était un acte de confiance et d'amour. Nous nous séparions, mais nos cœurs restaient liés.
J'ai pris le bateau jusqu'à Kobé. Sans que cela ne soit prévu, Ô Sensei est venu jusqu'à Osaka. Il m'a cherché[5], puis fait demander sur mon bateau pour me revoir une dernière fois. Il avait envie de me faire plaisir, et il me demandait sans cesse de quoi j'avais envie. Bien que ce soit lui qui m'ait demandé de partir…
Même si, aujourd'hui, je fais du kinomichi, je lui reste fidèle. Ce que je pratique, je le fais dans l'esprit d'Ô Sensei. Il disait souvent que l'aïkido, c'était avant tout aï et ki, la réalisation de l'amour, la technique n'est qu'un outil. Il ne faut pas oublier ça.
Pendant six ans, du matin au soir, j'étais avec lui. Nous discutions beaucoup, surtout lorsque nous étions en déplacement, dans les trains, à l'hôtel.
Beaucoup de personnes n'ont retenu de l'aïkido que la technique pour en faire une technique de combat, un moyen de domination de l'autre. Ce n'est pas ce que Maître Ueshiba voulait, il n'était pas dans cette voie-là. J'ai suivi son chemin, dans le sens qu'il m'a donné, et ma mission, c'est de le prolonger. C'est le sens même de cette relation maître-disciple.
Il y a d'abord le ciel... puis la terre ; le but c'est la création du ciel sur la terre. Cela concerne l'homme. L'harmonisation entre terre et ciel est le vrai travail[6].
C'est le message qu'il a laissé et, bien qu'il ait été un technicien extraordinaire, c'est cela le plus important. En tant que disciple, je me suis occupé de lui pendant six ans. Ma mission est de prolonger son enseignement et, si c'est possible, un jour de le dépasser.
► Vous avez des élèves vous-même, vous avez un système d'uchideshi dans votre dojo ?
Me Noro : À une époque, oui, il y a de ça une trentaine d'années. À cette époque-là, je n'avais pas encore l'esprit ouvert comme aujourd'hui. Il y avait alors beaucoup d'Allemands et même des experts japonais qui voulaient être uchideshi ici. À ceux qui me demandaient, je répondais : « Je ne suis pas votre maître, votre maître, c'est Maître Ueshiba. »
À vrai dire, ce sont mes élèves qui me poussent à continuer dans ma voie, ce sont eux qui me donnent la force. À côté de ça, je suis arrivé à un certain niveau, et ça j'aimerais bien le transmettre. Au final, ce sont aux autres de juger. Je suis encore très loin du but, c'est pour ça que mes élèves, je ne dis pas que ce sont mes disciples, mais je dis que ce sont mes amis. Un jour, si j'arrive au but, ce sera différent.
► Cette relation de maître à disciple, vous avez l'impression qu'elle a changé au Japon aussi ?
Me Noro : Oui, et c'est triste parce que c'était une relation forte, et c'était beau, c'était de cœur à cœur.
► Vous pensez qu'elle n'existe plus ?
Me Noro : Si, elle doit encore exister.
Pour moi, mon maître reste présent, j'ai son image en moi, il est là avec moi.
► Comment ça s'est passé avec lui ? Est-ce que la première fois que vous l'avez rencontré, vous avez senti que c'était votre maître, ou, est-ce que c'est une relation qui s'est mise en place petite à petit ?
Me Noro : Je lui ai donné toute ma vie. Je me suis mis à son service.
C'est difficile à expliquer. C'est comme… voilà, j'adore le café, expliquer pourquoi, c'est impossible !
► À l'Aïkikaï, cette relation n'existe plus ?
Me Noro : Naturellement si, elle devrait exister.
Tous les ans, je retourne à l'Aïkikaï, mais ce n'est plus comme avant, c'est dommage.
Un jour, j'ai débarqué à l'Aïkikaï et il y avait le maître Arikawa, neuvième dan. Il a réuni tous les instructeurs de l'Aïkikaï. Il était très en colère et il leur disait qu'à notre époque à nous, notre pratique, notre façon de faire était très différente. Moi, je ne connais pas trop leur manière de pratiquer d'aujourd'hui mais, d'après lui, il y avait eu énormément de transformations. Quand il m'a vu, il a éclaté. Nous avions le souvenir de notre époque extraordinaire, celle des années 1955-1956.
► C'est à cette époque que vous étiez uchideshi ?
Me Noro : Oui, je ne faisais alors que de l'aïkido. J'ai passé un an en tant que uchideshi, puis Maître Ueshiba m'a choisi pour l'accompagner dans ses déplacements. Je me suis occupé de lui pendant six ans, j'étais son serviteur. Ce n'était pas facile. Il ne dormait pas avant une heure du matin, et il fallait être présent ; puis il se levait à cinq heures du matin. Il était vigilant et, avec lui, c'était dur, et beaucoup abandonnaient. Mais il a donné un sens à mon existence et j'en étais heureux.
Son fils Kisshomaru, c'était un peu comme mon grand-frère. Quand il est venu en Europe et que j'ai créé le kinomichi, il était vexé, il l'a très mal pris, et mon nom a été radié de l'Aïkikaï. Pour lui, j'avais trahi. Mais non, je n'ai pas trahi. La trahison aurait été de continuer sous le nom d'aïkido, et je me serais trahi moi-même. Finalement, il a compris.
Je suis fier de dire que je suis disciple de Maître Ueshiba, et un jour, je le dépasserai. Mais ce jour est encore loin.
Il y a eu une époque où des experts japonais sont venus ici et ont dit que j'avais dépassé Maître Ueshiba. J'étais très fier et j'ai pris la grosse tête ! Et puis un jour, en regardant un film (8 mm) de Maître Ueshiba, j'ai pris une claque, je me suis rendu compte qu'il était bien au-delà de moi. J'ai prié, je lui ai demandé pardon.
Il est mort, mais il reste présent pour moi. Et aucune personne ne pourra nous séparer.
* * *
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Extrait du livre de Bernard Hévin
La relation maître-disciple (p. 166-167)
Il me semble important de situer les conditions générales dans lesquelles s'exerce l'activité d'un maître.
Le disciple choisit son maître en même temps qu'il le reconnaît comme tel. Curieuse demande qui, généralement, a suivi un long cheminement.
D'abord élève, bien avant de devenir disciple, celui-ci n'est jamais très au clair avec ce qu'il est venu chercher dans un beau jour : une pratique sportive, une recherche philosophique, spirituel, une rencontre avec un art martial japonais dont il a la vague intuition qu'elle peut lui être bénéfique à tous niveaux ?
Les mois et les années passent, il a maintenant conscience de ce qu'il est venu chercher. Mais il sait également que cela ne lui sera pas donné et qu'il n'atteindra son but qu'après un surcroît d'effort et de persévérance et à la condition unique d'avoir trouvé son maître et d'être accepté par lui comme disciple. Cette démarche exprime la volonté d'un être libre qu'aucun mobile extérieur ne vient contraindre. Elle suppose donc que le (futur) disciple ait atteint un certain niveau de maturité et d'autonomie à l'égard de son milieu familial et éducatif.
Le disciple choisit son maître, il est le solliciteur. Le maître ne choisit (ou accepte) le disciple que dans un second temps, celui de sollicité. Il n'y a pas de maître sans qu'un élève mature fasse la demande d'être accepté comme disciple.
L'instructeur sollicité peut décliner la demande qui lui est faite, mais s'il l'accepte, c'est l'élève qui, de mille manières, va lui indiquer s'il se reconnaît pleinement comme son disciple et, de ce fait, le reconnaît comme maître.
Est-ce à dire que c'est l'élève qui fait loi, ou qui fait la loi ? Pas vraiment, mais c'est malgré tout lui qui détermine, sans en avoir conscience, la place que doit occuper l'instructeur dans cette relation s'il veut devenir le maître de ce disciple. […]
À ce stade de nos réflexions, nous ne pouvons qu'évoquer à nouveau la relation de Masamichi Noro aujourd'hui devenu Maître Noro avec ses principaux maîtres et le lien qu'il a tissé lui-même dans la relation maître-disciple et père-fils : « J'ai eu trois pères dans ma vie : le mien, Maître Ueshiba et Karlfried Graf Durkheim, mon père spirituel occidental. »
Cette reconnaissance de cette triple filiation est très éloignée de notre pensée occidentale qui semble, paradoxalement, n'avoir retenu comme dignes d'intérêt que les effets découlant de la génération.
[1] L’année 1955 est une très bonne année pour l’Aïkido en général, et le nombre de pratiquants réguliers à l'Aïkikaï de Tokyo passe d’une petite dizaine à plus d’une trentaine. La vie quotidienne était dure : lever à 5h 45, suivi d'un petit déjeuner frugal, de cérémonies religieuses et d'accomplissement de tâches ménagères. Il y a des cours deux fois par jour, le matin avant 9 h, puis le soir à partir de 18 h, pour permettre les études ou un travail à l'extérieur.
[2] Ce Dojo de Tokyo ouvert par Morihei UESHIBA, est aujourd’hui le centre mondial de l’aïkido.
[3] A cette époque, il faut des garants pour pouvoir être accepté, et Masammichi Noro a un bon soutien par son oncle maternel qui fut camarade de classe de Kisshomaru Ueshiba, fils de maître Morihei Ueshiba, et de plus sa tante fait partie de l’entourage de la famille Ueshiba. Le terme d’uchideshi est formé de uchi 内 qui désigne "l’intérieur", "la maison", et de deshi 弟子 qui désigne le "disciple".
[4] Ce terme "Ô Sensei" désigne Maître Ueshiba. En fait, en japonais, sensei s'écrit 先生 et veut simplement dire "celui qui est né avant", c'est-à-dire celui qui a plus d'expérience. Ce terme s’applique en général à quelqu'un en position d’autorité, telle qu’enseignant, médecin, avocat… ou même homme politique, écrivain ou journaliste.
[5] En fait, à l’escale de Kobé, Maître Ueshiba vient pour lui remettre le 8ème dan car il sait que les dan sont importants aux yeux des Européens. Mais Masamichi Noro est obligé de refuser ce titre et donc de désobéir dans l’intérêt du développement de l’Aïkido : « Maître, je vais en Europe pour introduire votre création. Si vous faites cela, me passer du 5ème au 8ème dan, on va parler de copinage. Comment pourrais-je être crédible ensuite en Europe ? » (Aïkidoka Magazine, avril 2008). Un jour, en s’adressant à des élèves, il a précisé qu'être 8ème dan d’Aïkido à 26 ans ça n’existait pas.
[6] « Mon maître était un génie parce qu'il a donné la synthèse de l'union entre le ciel, la terre et l'homme. Il ne disait d'ailleurs pas « Ciel - Terre - Homme » parce qu'il était japonais, ce sont les Chinois qui utilisent cette symbolique, et souvent les Japonais refusent d'utiliser ces termes-là. Pour mon maître, le ciel était le cercle, la terre le carré et l'homme le triangle. […] Ciel, infiniment grand ; terre, infiniment petit : ces deux forces ne s'arrêtant jamais, se manifestent constamment, passant dans notre corps, dans notre Hara, et au moment où elles se croisent, elles donnent de la lumière. L'amour est dans le Hara, il faut sentir l'amour dans votre Hara. Deux forces s'harmonisent parfaitement, créant la lumière qui est lumière d'amour.» (Maître Masamichi Noro, La méthode de maître Noro, le Kinomichi ; L'apparition de K G Dürckheim dans la vie de Maître Noro)