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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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15 mai 2019

Souvenirs de Jacques Breton sur la vie au Ryutaku-ji, monastère zen du Japon

Le Centre Assise créé par le Père Jacques Breton est relié au Ryutaku-ji, monastère zen du Japon, dont l'actuel responsable, Eizan Rôshi est garant du zen au centre Assise. Jacques Breton a vécu là-bas pendant trois mois en 1983-84 puis y est retourné chaque année vivre un sesshin. Des membres d'Assise y vont régulièrement vivre un sesshin depuis 2008. Le présent dossier regroupe des témoignages des uns et des autres après une introduction qui donne la liste des derniers rôshis du Ryuatku-ji et la signification de quelques termes japonais.   La première partie regroupe divers souvenirs de Jacques Breton, et la deuxième les témoignages de membres d'Assise  : Sesshins au Ryutaku-ji en 2008, 2011, 2013 : Souvenirs de membres d'Assise.

 

Premier message sur le Ryutaku-ji

Jacques Breton et le Ryutaku-ji

 

Introduction

 

Le Ryūtaku-ji (龍澤寺) est le monastère zen rinzaï fondé par Hakuin (1686-1769) en 1761.

 

1 Maîtres du Ryutakuji, Sôen Nakagawa, Gempo Yamamoto,So Ju Suzuki droite-gaucheListe des rôshis responsables du Ryūtaku-ji (龍澤寺), de 1916 à aujourd'hui[1] :

  • De 1916 à 1951 : Genpô Yamamoto 山本玄峰 (1866-1961). Il refonda le monastère du Ryutaku-ji en 1941 et fut choisi pour devenir responsable du Myoshin-ji en 1947. En 1951 il décide de se retirer de la responsabilité du Ryutaku-ji. Il a laissé de nombreuses calligraphies.
  • de 1951 à 1984 : Soen Nakagawa 中川宋淵 (1907-1984)
  • de 1984 à 1990 : Sochu Suzuki 鈴木宗忠 (1921 – 1er janvier 1990). Il a fondé également un centre zen à Londres.
  • de 1990 à décembre 2007 : Kyûdô Nakagawa 中川 球童(1927-2007)
  • depuis 2008 : Eizan Goto 後藤 榮(1930- ).

Eizan Goto est le référent zen du Centre Assise, centre fondé par Jacques Breton (1925-2017) dont les locaux sont situés à Saint-Gervais (Val d'Oise, France) et Paris près des Halles.

Jacques Breton a connu tous ces rôshis sauf Genpô, étant venu au Ryutaku-ji en 1983 pour la première fois (cf. Voyage de chrétiens (J. Breton…) dans les monastère zen au Japon en 1983 dans le cadre du Dialogue Interreligieux Monastique).

 

Quelques termes à connaître car ils figurent dans les récits :

Rôshi est un titre honorifique japonais qui signifie « vieux maître ».

Unsui est le nom du moine (littéralement : nuage et eau). Il n'ay a pas de veou perpétuel comme en Occident, donc un unsui peut très bien n'y passer que quelques années.

Sesshin : littéralement "cœur-esprit recueilli" ou "cœur-esprit appliqué". Le sesshin au Japon consiste en une semaine exclusivement consacrée au zazen (méditation assise) et au sanzen (entretien avec le rôshi). Il y a des temps quotidiens de samu c'est-à-dire de "pratique des tâches quotidiennes", cela concerne la cuisine, l'entretien, le nettoyage, le jardinage.

Hondô du monastère : c'est là qu'a lieu l'enseignement du rôshi et la récitation des soutras

Zendô du monastère : salle où se fait le zazen ( signifie "chemin", "voie"). C'est là aussi que les moines dorment et parfois mangent. Cette salle est le centre vital du monastère, plus que le hondô. Au Ryutaku-ji c'est un bâtiment à part. Le zendô comprend une allée centrale, avec de chaque côté des estrades pour les pratiquants, et autour il y a une deuxième allée avec une estrade contre le mur extérieur (voir les photos). Aucune femme n'est admise au centre… Les fenêtres sont en général ouvertes en journée quel que soit le temps. Le kin-hin (marche lente) se fait sur une corniche autour du zendô.

 

Ryutakuji, bâtiments

Souvenirs de Jacques Breton

 

Voyage dans les monastères zen1) Extrait du récit fait par Benoît Billot dans Voyage les monastères zen.

  • Lors de la rencontre inter-monastique organisée par le Vatican au Japon pendant un mois en octobre en 1983, Jacques Breton, Bernard Rérolle et Jaap Hendrix ont vécu un moment au Ryuatku-ji[2]. Puis Jacques est resté deux mois et demi, donc fin 1983 – début 1984 en plein hiver. Voici ce qu'il en est dit dans le livre Voyage les monastères zen réalisé par Benoît Billot à la suite de cette rencontre (p.120-126).

 

« Ce monastère, fondé par Hakuin Zenji, est situé à Mishima, au sud du mont Fuji. On peut y contempler le mont et jouir d'un magnifique panorama. Hakuin Zenji fut l'un des plus grands maîtres rinzaï au Japon. Ses sermons, psaumes et récits forment un ensemble littéraire qui est une des bases de la formation monastique actuelle. […]

Après cette semaine passée chez Sochu Suzuki rôshi, successeur du grand Hakuin, Jacques Breton demandera et obtiendra l'autorisation de ne pas retourner avec nous en Europe, mais de rester deux mois de plus au Ryutaku-ji. Il entend un appel à aller se placer sous la direction d'un rôshi capable, comme les Anciens, de "fouetter" ses disciples pour les faire avancer sur la voie.

Bien qu'assis au zendô à côté du jiki-jitsu [responsable des moines], il ne fera pas partie à proprement parler des unsuis, mais du groupe des stagiaires qui viennent partager la vie des moines pour une durée limitée et ont un endroit commun pour ranger leurs affaires. Ils désirent garder un statut de laïcs :

« Les stagiaires étaient au nombre de sept : un Hollandais et six Japonais. Parmi eux, il y avait un étudiant en architecture, un apprenti cuisinier, un travailleur au chômage, un cadre en congé et un anglican japonais. Ce dernier était beaucoup plus avancé dans sa recherche. Il venait là, selon ses propres dires, pour “pousser jusqu'au bout son cheminement”, sans être moine, bien qu'il prit souvent l'habit, comme lorsqu'il allait mendier, par exemple. Il était responsable des stagiaires, et souvent plus exigeant avec eux que les moines eux-mêmes. Il connaissait un peu de français, et trouvait toujours les mots pour me reprendre. Mais à la façon zen, il ne me donnait jamais une explication.

Parmi les unsuis, je ferai une distinction entre ceux qui étaient envoyé par leur père, bonze lui-même et prêtre de temple, afin de prendre sa succession, et ceux qui venaient d'eux-mêmes pour une formation spirituelle. Cela peut se voir dans la vie commune ; on peut repérer ceux qui acceptent de rentrer réellement dans le cheminement et ceux qui cherchent quelques échappatoires. Ainsi ai-je vécu, avec deux ou trois moines, une communion spirituelle qui allait bien au-delà de nos différences de religion. Au moment de Noël, ils m'ont posé beaucoup de questions sur le Christ, alors que les autres s'en désintéressaient. Grâce à son rôshi, le Ryutaku-ji est un très bon monastère. Y entrent des jeunes qui ont la vocation.

J'ai éprouvé beaucoup de sympathie pour ce rôshi. Quoique très rude, je l'ai trouvé profondément humain et me suis senti proche de lui. D'une grande simplicité, il donnait le sentiment d'un paysan bien enraciné, solide et plein de bon sens. Mais son regard nous scrutait bien au-delà de ce que nous sentions. »

Ce qui frappera Jacques le plus profondément… c'est que dans la vie d'un monastère rien n'est laissé à l'improvisation. La vie quotidienne est tissée de rites qui rappellent le lien au sacré et la soumission au dharma, c'est-à-dire à l'ordre cosmique permanent : il s'agit d'entrer dans cet ordre cosmique pour que tout puisse se mettre en place en l'homme, et en harmonie avec le monde. Réaliser le dharma amène à l'illumination. Le dharma est fait de tradition séculaire et de coutumes introduites par des rôshis successifs. La loi du dharma est immuable et impose son rythme, sa manière de faire et d'agir, le comportement vis-à-vis des autres… Seul le rôshi peut donner des dispenses dans certaines limites. Le dharma impose des actes à la limite de l'absurde :

« Par exemple, un après-midi, lors du samu, nous avons perdu deux heures à chercher des pierres destinées à comprimer des radis en saumure dans des tonneaux. Nous avions trouvé de grosses pierres mais la tradition voulait que l'on en mette deux plus petites, l'une sur l'autre… Ou bien, lorsqu'on me demandait d'épousseter le hondô, j'avais tendance à le faire de la manière qui me paraissait la plus juste et la plus simple. Mais non : tous les gestes sont prévus, même ceux-là. Ou bien encore, si par mégarde, je gravissais la première marche du temple avec mes chaussures, je les scandalisais. Pour eux, c'était l'équivalent d'un sacrilège.

Au début, je me révoltais, car tout ce que je vivais allait à l'encontre de ma logique, de notre système de vie occidentale et de notre besoin d'efficacité.

Mais peu à peu, j'ai pu accepter cet esprit du zen qui conduit le disciple à abandonner le recours au mental et à la volonté propre. Se démettre de soi-même pour se soumettre et se remettre à son Être intérieur à chaque instant. Je retrouvais la grande pédagogie des pères du désert qui demandaient à un novice de venir arroser tous les jours un bois mort jusqu'à ce qu'il verdisse ! « Non pas ce que je veux mais ce que tu veux. » J'ai vécu ceci à la limite de mes forces. S'ouvrir à une entière disponibilité : ne pas savoir pourquoi l'on fait ceci ou cela, ne pas connaître le programme d'une journée ni même l'heure du coucher ou du lever. Être toujours prêt et entièrement présent dans tout ce qui est proposé. »

 

C'est là qu'apparaît la souffrance. […] Comme chacun d'entre nous dans sa propre vie monastique, Jacques vivra cela avec intensité au Ryutaku-ji :

« Il n'a jamais fait aussi froid que cette année-là. Habituellement en janvier, la température ne descend pas au-dessous de – 4 °C. Or, en décembre, nous avions déjà – 8 °C. Malgré tout, les portes et fenêtres restaient grandes ouvertes pendant la journée. Le Ryuaku-ji est situé au pied de la montagne. On aperçoit au loin le Fuji. Et lorsque le vent glacial descend des sommets, il pénètre jusqu'à la moelle des os.

Pendant le zazen, l'énergie circule, et je supportais le froid. Mais la nuit, je n'arrivais pas à m'endormir, tellement j'avais froid. Il m'arrivait de dormir seulement trois heures. D'ailleurs les unsuis souffraient comme moi. Par contre, il en va différemment pour les permanents du monastère. Ils ne partagent pas toute la vie des unsuis. Le rôshi, par exemple, profitait d'un chauffage à la mode japonaise, situé sous la table où il travaillait la calligraphie.

Cependant, vivre par ce froid était une extraordinaire pédagogie spirituelle. Car cela nous obligeait à demeurer très centrés en nous-mêmes, pour y puiser toutes nos énergies. Il n'empêche que ce combat incessant était épuisant et que j'ai fini par contracter une diarrhée continuelle. J'ai perdu 10 kilos. Les médicaments ne faisaient aucun effet. Le rôshi m'a alors emmené suivre un traitement auprès d'une japonaise qui faisait passer une boule brûlante sur le corps en insistant sur certains points.

Le premier traitement a duré 1 h 30 et a été très efficace. En sortant de là, la diarrhée a cessé et j'ai retrouvé mon appétit. Mais comme les traitements se sont renouvelés, la situation est devenue intenable. Car les Japonais ont la peau bien plus résistante que la nôtre, et la boule était réglée pour eux. Si bien que j'ai été couvert de brûlures au troisième degré qui se sont transformés en plaies. Mais plutôt que de me raidir contre la douleur, j'ai essayé de la laisser entrer pour éveiller l'Être intérieur en moi, ce que les bouddhistes appellent la "nature de bouddha". [….] »

 

Jacques soulignera que toute l'organisation du monastère est faite pour favoriser le pèlerinage aux sources. Il dira même qu'il y a quelque chose du « Marche ou crève ! » dans ce style de vie.

« On touche là à une limite du zen. Pour les moines zen, la personne n'existe pas, mais seulement la nature-de-bouddha. Ils sont très attentifs, très présents aux autres, mais uniquement dans la mesure où ils voient en eux la nature-de-bouddha. Ils désirent la faire vivre pleinement. Or, comme seul le dharma peut y conduire, leur "amour" pour l'autre sera d'exiger la soumission à cette loi. Ils n'ont cure des problèmes psychiques, affectifs, sexuels, éthiques, physiques. […]

Cependant je dois dire que, même si parfois on était repris vertement, ce n'était pas pour nous écraser mais pour nous éduquer. Je n'ai jamais senti que l'on voulait exercer un pouvoir sur moi. Aussi, ce travail d'intériorisation, de présence, de disponibilité, de mort à moi-même n'allait pas à l'encontre de ma foi. Au contraire. Cela m'a aidé à vivre l'Évangile. « Celui qui veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même… Qui perd sa vie à cause de moi l'assurera » (Mt 16, 25).

J'ai beaucoup reçu de tous et surtout du rôshi. Chaque fois que j'allais le voir, pour le sanzen, il me transmettait une énergie, un dynamisme considérable qui m'ont permis de surmonter mes épreuves. Le kôan qu'il m'a donné et que j'ai essayé d'intégrer m'a bien aidé, ainsi que ses conseils. De lui émanait une grande bonté. À ses côtés, j'éprouvais un plus grand désir d'être à Dieu. Le rôshi lui-même tenait à ce que je célèbre l'Eucharistie tous les jours dans un petit temple qu'il avait mis à ma disposition… »

 

2) La vie au Ryutaku-ji (extrait d'un manuscrit de J. Breton écrit en 1986[3])

En octobre 1983, un échange spirituel entre moines chrétiens et moines bouddhistes fut organisé sous l'obédience du Vatican. Son contenu a été longuement relaté par le père Benoît Billot dans le livre Voyages dans les monastères zen[4]. Je faisais partie du groupe, et ce fut l'occasion de prolonger le séjour en partageant pendant deux mois et demi la vie des moines bouddhistes zen. J'ai eu l'autorisation de célébrer chaque jour l'Eucharistie dans un petit temple qui m'était destiné.

1 Ryutaku-ji, entréeSitué à la hauteur du mont Fuji, le Ryutaku-ji est un vieux monastère du Japon fondé par Hakuin Rôshi, l'un des plus grands maîtres zen japonais. Ses enseignements, ses chants et ses récits restent encore à la base de la formation monastique actuelle[5].

Le rôshi d'aujourd'hui, Sochu Rôshi s'inscrit dans la ligne des successeurs du grand Hakuin. Sa réputation de sagesse est grande au Japon.

La vie monastique bouddhiste est bien différente de la vie monastique chrétienne. Dans la perspective bouddhiste, le but essentiel est de vous faire mourir à votre volonté propre pour vous ouvrir totalement à ce que j'appelle "l'Être". Aussi très peu de place est réservée à la vie individuelle. Il n'y a pas de lieu, pas de temps pour soi, pas de liberté d'initiative. Le moindre geste est codifié : la manière de manger, de travailler, de se laver… et cela peut conduire jusqu'à l'absurde. À la question « Pourquoi faire cela ? », la réponse était toujours : « C'est la tradition », « C'est comme cela », « C'est le dharma (l'ordre cosmique transmis de maître à disciples) ». Trois attitudes étaient alors possibles : ou bien se révolter, ou démissionner, ou s'abandonner à la réalité profonde.

Accepté en tant que stagiaire dans ce monastère, je devais me soumettre au plus jeune moine qui n'avait qu'une vingtaine d'années ! Pendant des heures je balayais le parc dans lequel aucune brindille, aucune feuille ne devait être oubliée. Une heure après, le vent pouvait défaire tout ce labeur ! Peu à peu on apprenait à ne plus se préoccuper de ce qui allait advenir et à se donner entièrement dans chaque geste, quelle que soit la tâche. Continuellement il fallait vivre non pas le « je veux » mais « ce que tu veux » dans une totale remise de soi à la volonté divine.

Ryutakuji, zendo intérieur,Chaque mois se déroulait dans le monastère un sesshin de sept jours. Il consistait en de longues heures de méditation silencieuse.

  • Le lever avait lieu à trois heures trente. Il devait se faire très rapidement.
  • Nous avions cinq minutes pour sortir du lit, rouler le matelas et les couvertures, les ranger dans un placard, s'habiller, ouvrir les fenêtres, aller aux toilettes, se laver et s'installer pour la méditation.
  • La journée commençait par la récitation des soutras – genre de psaumes bouddhiques – rythmée par le mokugyo[6].
  • Puis le zazen (méditation) faisait suite,
  • Le zazen n'était interrompu que par les repas pris en commun en assise et en silence.
  • Après le petit déjeuner, deux heures de travail en silence assuraient le nettoyage du monastère.
  • Après le repas de midi,  le maître enseignait ses disciples pendant une heure.
  • Au cours de la sesshin trois entretiens personnels avec le Rôshi étaient obligatoires.
  • La journée se terminait par une courte récitation de soutra vers 21 heures 15.

Toute la journée, même par grand froid, les fenêtres restent grandes ouvertes. Parfois le vent glacial descend de la montagne et transperce jusqu'à la moelle des os. C'est une extraordinaire pédagogie qui oblige à rester centré, toujours présent, pour s'ouvrir aux énergies internes permettant de faire circuler vie et chaleur.

Rester immobile en position zazen pendant dix à onze heures par jour était une rude épreuve. Cependant, à travers cette posture, fruit d'une longue expérience, s'opérait un dépassement, une traversée du mur opaque de la dualité, du bien et du mal, du bon et du mauvais… Par-delà le bien-être et la douleur se découvrait un état de sérénité et d'équanimité tranquille quels que soient les bouillonnements du monde.

 

Accepter l'inacceptable.

En dehors des sesshin, par la rigueur exigée, la réalité quotidienne est à la limite de ce qui est habituellement humainement supportable. Le vécu se déroule dans le « Marche ou crève ! » comme en témoigne l'histoire d'un vieux moine. En effet, un moins âgé, entré tard au monastère était encore novice et devait, par conséquent, accomplir les tâches les plus ingrates[7]. Tandis que nous nous reposions après le travail, il devait aller chercher le thé, parfois fort loin, apprendre toutes les coutumes du monastère, et faire toutes les corvées. Un jour il était à la limite de l'épuisement. Aucun des moines ne se préoccupait de son état et n'avait de geste à son égard. En effet, le but ultime du zen est d'entrer entièrement dans ce que j'appelle l'Être pour en recevoir l'illumination en acceptant la mort qui ouvre à la vie. Le moine pouvait crever si c'était à ce prix qu'il pouvait recevoir le satori ! Par contre, le rôshi qui, lui, était sorti du monde de la dualité, fut à même de venir en aide au vieux moine et le conduisit à l'hôpital dans lequel il séjourna plus de trois mois.

Dans ce contexte, il est étonnant de ne trouver chez les moines aucune ombre de tristesse ou de mélancolie. De la communauté se dégage une atmosphère saine, et l'impression d'une grande sérénité. Jamais je n'ai rencontré de moine en colère, agressif ou énervé contre les autres. Pourtant il n'est pas évident de vivre tous les jours à côté du même moine pour manger, travailler ou dormir. À travers des exercices quotidiens et la répétition des mêmes gestes ou circonstances extérieures s'établit au fil des jours, dans le silence, une profonde communion d'être à être. Ainsi une attention sans relâche s'exprime dans les plus petites choses. Les relations entre les moines reposent sur l'hospitalité, le respect et la tolérance les uns par rapport aux autres. Ces relations sont simples, directes et sans non-dits. Par exemple, un moine qui souffrait d'insomnie reçut l'autorisation de loger à part, et tous ceux qui passaient devant sa chambre s'exerçaient à ne pas faire de bruit en marchant afin de respecter son repos.

Le fait de devoir se plier à une discipline très stricte, d'accepter de se laisser diriger par des hommes beaucoup plus jeunes et moins expérimentés, de n'avoir aucune possibilité d'initiative et donc de se percevoir comme un "petit rouage", une goutte dans l'océan, exige une remise en question de la personnalité. Certains moines, frustrés par l'exigence de cette vie ont besoin de compensation et se jettent sur la boisson, la nourriture, le tabac… dès que l'occasion s'en présente[8].

Toutefois, lâcher prise peu à peu et revenir sans cesse à cette écoute silencieuse dans l'assise zen aide à entrer dans la profondeur et à trouver la paix intérieure.

 

« Le maître est l'homme devenu expression incarnée de la vie » (K. G. Dürckheim)

Dans cette recherche du bonheur inaltérable, la personnalité du rôshi tient une grande place. Sochu Rôshi a aujourd'hui 65 ans (en 1986). Fils de paysan, ancien militaire, il conserve de ses origines le sens du concret, de l'organisation et de la rigueur dans l'exécution. Une grande force spirituelle émane de lui qui tient à tout son passé monastique.

Dans une école zen, n'est pas reçu qui le désire, il faut être choisi par ses pairs, pouvoir témoigner d'expériences mystiques vécues et vérifiables enracinées dans 25 ans de formation !

Sa rudesse s'associe à une grande bonté. Souvent il infléchit la règle du monastère pour protéger la santé des moines ou leur permettre un plus grand épanouissement. Il n'hésite pas, dans d'autres circonstances, à reprendre un moine avec dureté. Sa présence, rare au cours des méditations ou des sesshin, fait renaître un dynamisme et une énergie nouvelle. Après un entretien avec lui, même bref, tout moine reprend son bâton de pèlerin avec force. À la différence des monastères chrétiens, tout moine japonais s'en remet entièrement et pour toutes choses à son rôshi.

Sans le travail de prise de conscience débuté chez Graf Dürckheim, il ne m'aurait pas été possible de poursuivre cette expérience. Le seul autre européen stagiaire en même temps que moi a dû rapidement repartir. Au sein de cette expérience, il existe un risque permanent de destruction profonde de la personnalité. Pour passer de la volonté propre à la volonté divine, il est important que cette volonté individuelle ait été forgée préalablement, sinon la personnalité peut entrer en dissolution.

La dureté de cette vie m'a appris à vivre avec plus de sérénité les épreuves que je devais rencontrer. Cette descente en moi-même et ce lâcher-prise du moi superficiel m'ont permis d'affronter les événements quels qu'ils soient avec plus de paix et de sérénité, en relativisant l'importance accordée à tout ce qui me concerne. L'ajustement continuel dans l'ici et le maintenant ouvre un esprit neuf et permet d'agir avec plus de justesse au moment opportun. Avant cette expérience, il me fallait beaucoup de temps pour me mettre en mouvement dans les situations conflictuelles.

Sochu Suzuki Rôshi, calligraphie MuAu cours de mon séjour, le rôshi m'invita dans sa chambre pour participer à son travail de calligraphie. Il transmettait ainsi de façon directe à travers son art – la calligraphie – son enseignement et le rayonnement de toute sa personne.

Lors d'une des séances de calligraphie précédant mon départ, j'avais l'impression qu'il voulait me transmettre ce qu'il avait de plus précieux : sa sagesse, sa sérénité…

Quelques jours plus tard, le jour de mon départ, il me remit en cadeau tout ce qui est nécessaire pour diriger une sesshin : son propre kyosaku (bâton de bois plat), son autel d'encens, ses "bois" (claquoirs), une sonnette et trois kakemono[9]. Par ce geste, il me signifiait qu'il m'acceptait comme disciple sur la voie du zen et m'autorisait à diriger d'autres personnes sur ce chemin.

Sur chacun des objets qu'il m'avait offerts, il avait calligraphié l'idéogramme "MU" pour me rappeler que je ne pouvais poursuivre ma route que dans une fidélité à ce "rien"[10].

 

Toute la vie monastique est orientée vers ce MU que l'on peut traduire par l'expérience du vide, du désert, de la mort à soi-même. Tout invite à ce vide dans le monastère : le cadre de vie aussi bien que le rythme de vie. Il n'existe aucun mobilier dans le monastère ; tout est dépouillé à l'extrême. Il n'y a pas de dortoir : le petit matelas très mince que chacun déroule le soir doit être enroulé le matin et placé dans un placard. Les bancs sur lesquels nous mangeons servent de table et sont placés au début de chaque repas, remis en place aussitôt après la fin du repas.

Dans le zendô seuls demeurent les coussins de méditation. L'austérité de la vie accentue ce vide. Il n'y a pas de chauffage. Le soir une petite lampe éclaire le zendô et laisse les moines dans une demi-obscurité. Dans le déroulement des journées, il n'y a pas de temps libre pour soi, pas de place pour la lecture, rien pour nourrir la pensée la vie intellectuelle, rien pour alimenter la sensibilité ou l'émotion. On ne vous laisse pas contempler un paysage. La nourriture n'est pas goûtée mais avalée.

Le seul appui dans le zen rinzaï est le kôan. Il s'agit d'une sentence, d'une énigme qui ne peut se résoudre au niveau intellectuel et oblige la pensée à se vider de sa logique. Par exemple, le rôshi frappe dans ses mains et pose le kôan suivant : « Quel est le bruit d'une seule main ? »

Ce travail sur le vide peut paraître absurde pour ceux qui aspirent à la plénitude. Il s'agit d'une pratique vécue dans un temps limité et qui permet une purification. En effet le principal obstacle à notre vie spirituelle est représenté par les désordres engendrés par nos émotions, le manque de maîtrise de nos pensées, de notre imagination, de nos sentiments, de nos tendances instinctuelles. Plusieurs remèdes peuvent être proposés à ce niveau émotionnel, mais dans le zen le remède est le nettoyage par le vide.

 

3) Trois extraits de textes écrits par Jacques Breton.

 

Voix d'Assise n° 5a) Extrait de la "Lettre aux amis" de juin 1995 (Voix d'Assise n° 5).

Je viens de quitter un Japon beaucoup moins perturbé que nous ne le pensons par le tremblement de terre et l'échappement des gaz. La vie se poursuit normalement et les moines zen gardent leur sérénité. Aussi j'ai pu vivre dans le monastère du Ryutakuji une retraite de calme, de silence. Certes les conditions de vie demeurent très spartiates et les sesshins aussi durs – 14 heures d'assise par jour. Mes jambes en ont un peu souffert, mais ces longs temps de méditation nous amènent à un véritable lâcher-prise et une plus grande attention à sa respiration.

Le MU prononcé régulièrement dans l'expiration permet une descente plus profonde en soi, alors peut se dégager une grande énergie. Elle nous envahit, nous porte, nous redonne confiance et paix. Elle nous transmet une force capable de vaincre toutes nos résistances, nos peurs, nos inquiétudes. Nous pouvons nous abandonner complètement en elle. Est-elle naturelle ? Est-elle surnaturelle ? Est-elle spirituelle ? Qu'importe ! Nous la recevons comme un don de l'Être qui se communique à nous. Elle n'est pas notre propriété car elle jaillit comme une source, un volcan. Par ce fait elle nous libère de notre ego si centré sur lui-même. C'est pour cela que cette énergie nous ouvre et nous met en harmonie avec notre entourage.

Je suis toujours très touché de la disponibilité de ces moines zen. Certes le monastère est touché par la crise matérialiste. De 15 moines qu'ils étaient quand je suis venu la première fois il y a dix ans, ils sont passés à 7. Mais ceux qui restent ont une qualité de présence, d'attention qui se manifeste dans leur manière de marcher, de s'asseoir, de travailler et d'être à l'autre. Malgré cette vie rude ils conservent une certaine joie de vivre.

 

L'itinéraire singulier, Jacques Bretonb) Extrait de Itinéraire singulier d'un prêtre catholique, p. 82-83.

La vie dans un monastère bouddhiste zen qui garde un caractère très moyenâgeux ressemble peu à celle que j'ai pu vivre au Carmel ou dans l'abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire. Malgré toutes les transformations modernes de la société japonaise, les moines ont peu changé leur mode de vie, pas de lit, pas de chaise… Seule l'électricité a été introduite[11], le chauffage n'existe pas et le froid se fait rudement sentir. La température peut descendre jusqu'à – 8 °C ; à cause de l'humidité ambiante toutes les fenêtres restent grandes ouvertes et parfois un vent glacial qui descend de la montagne toute proche nous saisit alors que nous sommes en méditation sans bouger.

Durant les sesshins qui durent sept jours, le lever se fait à trois heures trente et le coucher à vingt et une heure quinze. Le temps de méditation est de dix heures par jour, sans compter le zazen de nuit, et certaines méditations peuvent durer quatre heures sans interruption. La nourriture est très sobre, sans viande, sans poisson et produits animaux. Tous les jours, le monastère est entièrement nettoyé et il reste peu de place pour le temps libre. De plus, les différentes activités sont toutes vécues en position de lotus : la récitation des soutras, l'enseignement, les repas. Je n'ai jamais autant souffert du froid et du manque de sommeil. Par contre, le zazen développe une telle énergie que, malgré l'état de fatigue, il est possible de rester vaillant.

 

c) Extrait d'une interview de J. Breton faite en 2006 (Voix d'Assise n° 36)

Jacques Breton et Eizan Rôshi

J'ai rencontré Eizan au Ryutakuji, un monastère zen au Japon, où je m'étais rendu à l'occasion de la rencontre spirituelle entre moines bouddhistes et moines chrétiens, organisée en 1983 à l'initiative du Vatican. J'ai eu la chance de pouvoir y rester trois mois, et j'y suis retourné régulièrement les années suivantes. Comme j'étais très assidu et faisais de nombreux sesshins, les prêtres bouddhistes qui fréquentaient le monastère – à la fois pour eux-mêmes et pour nous accompagner – avaient un a priori favorable à mon égard. Parmi eux, Eizan venait très régulièrement vivre des sesshins. Responsable de deux temples à Tokyo, il n'était pas encore rôshi, mais poursuivait son chemin avec Sochu Rôshi.

Je cherchais alors quelqu'un qui pourrait nous aider dans cette démarche du zen. Je ne connaissais pas beaucoup Eizan, mais je savais qu'il allait régulièrement en Angleterre[12], et je lui ai demandé un jour s'il accepterait de venir animer un sesshin en France. Voyant que j'étais quelqu'un de sérieux, il a acquiescé et nous avons organisé son voyage.



[2] Dans son livre Le Japon du silence et la contemplation du Christ, Bernard Rérolle dit : « Mes deux compagnons européens et moi-même étions logés dans une ravissante petite maison de bois traditionnelle dans un verger de plaqueminiers couverts de kakis bien mûrs. Le rôshi avait installé là quelqu'un de sa famille naguère, à 200 m du monastère. Et nous, nous y trouvions un accommodement princier ! »

[3] Ce manuscrit non fini qui n'a jamais été publié avait pour titre "Oui à l'inaltérable".

[4] Bayard, collection "Religions en dialogue", 1991. Un message du blog des Voies d'Assise porte sur ce voyage : Voyage de chrétiens (J. Breton…) dans les monastère zen au Japon en 1983 dans le cadre du Dialogue Interreligieux Monastique

[5] Hakuin (1686-1769) a écrit un chant qu'on récite lors des sesshin : "Hakuin zenji zazen wasan". Cf. HAKUIN ZENJI ZAZEN WASAN Le chant de Maître Hakuin à la louange de Zazen, texte japonais et traduction française.

[6] Un mokugyo (木魚) ou "poisson en bois" est un bloc en bois rond avec une ouverture et quelques ornements. Il est frappé à rythme régulier avec un bâton.

[7] C'est le dernier entré au monastère qui effectue les tâches les plus ingrates jusqu'à ce que quelqu'un de nouveau arrive.

[8] Il faut savoir que de nombreux moines sont envoyés au monastère par leur père qui tient un temple. Les moines bouddhistes au Japon, surtout depuis la réforme de Meiji (1868), par décret gouvernemental, sont autorisés à se marier, à posséder des biens personnels et à manger de la viande. C'est à partir de ce moment-là qu'être moine devient un métier au Japon. En particulier le fils aîné succède à son père au temple, et le temple a beaucoup de terrains, de bâtiments, de biens, donc il faut que la dynastie continue. Le fils aîné fait des études jusqu'en terminale (ou en troisième) et à ce moment-là il est envoyé par son père dans un monastère, celui-ci dépend de l'affiliation du temple du père. Et la durée du séjour dans le monastère dépend du niveau d'études. Souvent c'est trois ans.

[9] Le kyosaku est le baton du réveil, il sert à taper sur les épaules des pratiquants qui le demandent lors du zazen selon un rituel donné. Un kakemono (掛物, littéralement « objet accroché ») désigne une peinture ou une calligraphie sur soie ou sur papier encadrée en rouleau et destinée à être accrochée.

[10] Mu (無) signifie "il n'y a pas", "non", "rien". De nombreuses calligraphies de Mu sont effectuées, il y en a une dans le zendô de Saint-Gervais effectuée par Eizan Rôshi. Le Mu joue un rôle important dans le zen Rinzaï, voir Le kôan Mu (Le chien de Jôshû), base de la méthode des kôan en zen Rinzai : texte japonais, traductions anglaise et française et Enseignement Eizan Rôshi.

[11] Il n'y a pas de connexion internet…

[12] Eizan allait dans le monastère zen fondé par Sochu Rôshi à Londres.

 

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