Henri Le Saux, moine et Swami : Partie 1 du week-end animé par O. Baümer au Centre Assise en 1991
Voici le début du week-end qu'Odette Baumer-Despeigne (1913-2002) a animé au centre Assise, en février 1991, e qui avait pour thème : Henri Le Saux, moine et Swami. Jacques Breton (1925-2017) le fondateur du centre Assise était présent lors de ce week-end.
O. Baümer était diplômée de science et philosophie religieuses à l’Université de Louvain, spécialiste du dialogue interreligieux et conseillère pour le Dialogue Inter-Monastique (pays francophones et Etats-Unis), elle fut l’une des proches disciples d’Henri Le Saux et entretint avec lui une correspondance suivie durant les sept dernières années de sa vie. Elle s'est occupée de publier plusieurs livres de Le Saux, en particulier son Journal. Elle a également connu Marc Chaduc, "le" disciple de Le Saux, en particulier elle l'a hébergé plusieurs jours chez elle en Europe. Elle faisait partie du Centre de Fleurier en Suisse fondé par Henri Hartung (1921-1988) qui a écrit un livre sur Ramana Maharshi et où J. Breton animait des sesshins zen.
Le programme du week-end de février 1991 était le suivant :
- Samedi matin : projection du film de Patrice Chagnard, "Swamiji, un voyage intérieur".
- Samedi après-midi : topo d'O. B. sur "Henri le Saux et l'expérience d'advaita" suivi d'histoires concernant la relation de Le Saux et de Marc Chaduc.
- Samedi en soirée : écoute méditative d'un montage fait pas O. B. à partir des paroles d'Henri le Saux sur le Notre Père en ordre inversé.
- Dimanche matin et après-midi : topo d'O. B. à partir de l'échange de lettres qu'elle a eu avec le Saux suivi de questions des participants et réponses d'O. B.
Une suite de 4 messages concernant H. Le Saux figure sur ce blog des Voies d'Assise :
- Le 1er message donne une première approche d'Henri Le Saux à travers le séjour de Jean Sulivan à son âshram : : extraits de lettres, extraits d'un article de Guy Deleury et extraits du Plus petit abîme, livre de J. Sulivan. Séjour de Sulivan chez Le Saux en Inde
- Le 2ème message donne des références sur Henri Le Saux et contient deux parties : I – Bibliographie et II – Biographie avec une carte des principaux lieux où a vécu Henri Le Saux en Inde. Bibliographie et biographie
- Le présent message contient la première partie de l'intervention d'Odette Baümer en février 1991 (avec en début une présentation du week-end) : topo sur "Henri le Saux et l'expérience d'advaita" suivi d'histoires concernant la relation de Le Saux et de Marc Chaduc.
- Le 4ème message contient la deuxième partie de l'intervention d'Odette Baümer en février 1991 : topo d'O. B. à partir de l'échange de lettres qu'elle a eu avec le Saux suivi de questions des participants et réponses d'O. B.. Partie 2 du week-end
Note de Christiane Marmèche à propos de la transcription : J'avais enregistré sur K7 et transcrit le tout par écrit à la main peu de temps après le week-end, ensuite les K7 m'avaient servi à autre chose. Je viens de mettre la transcription sur ordinateur sans avoir le moyen de vérifier en écoutant les enregistrements, il est donc possible qu'il y ait des erreurs. De plus je n'ai pas toujours pu vérifier les citations faites par O. Baümer, elles sont donc parfois approximatives.
Une note sur les différents types de samâdhis figure à la fin de ce message.
Partie 1 du week-end animé par O. Baümer à Assise, 1991
Henri le Saux et l'expérience d'advaita
Lecture d'un texte des upanishad.
- « L'Esprit suprême ne naît ni ne meurt. Il ne provient de nulle part. Il ne donne naissance à nul être. Sans naissance, permanent, éternel, ancien, il n'est pas tué quand le corps est tué. […] Il repose au secret de ses créatures, lorsqu'on est sans désir et qu'on a rejeté toute affection. Si on devient limpide jusqu'à la racine, on aperçoit alors la majesté du Soi. […] Le Soi ne peut s'atteindre ni par l'exégèse, ni par la rigueur intellectuelle, ni par une grande érudition. Celui qui peut l'atteindre est élu par le Soi, qui lui dévoile sa nature. » (Katha Upanishad II, 18-23)
C'est un texte important parce qu'on reproche souvent aux religions orientales le fait que l'homme se sauve par lui-même. Or ici, c'est bien clair : il est élu par le Soi, donc il y a une question de grâce qui intervient.
Quelques remarques liminaires pour commencer.
Parler de l'expérience de l'advaita (de la non-dualité) est pour le moins une gageure, si ce n'est une trahison. On ne peut mettre en paroles détachées ce qui est au-delà des mots et qu'aucun concept ne peut définir. L'expérience de l'advaita ne peut se décrire. Elle ne se laisse enfermer en aucune déduction de cause à effet. Le mot même d'expérience dérivé du latin et qui veut dire "faire l'essai de" indique clairement qu'il s'agit de quelque chose de subjectif, du vécu individuel qui n'a d'objectivité à proprement parler que pour celui qui essaye. Le Petit Robert et le Larousse définissent l'expérience comme le fait d'éprouver quelque chose que l'on considère comme un enrichissement, une connaissance ou une aptitude. Pour exprimer une expérience intérieure, on ne peut que recourir à la dynamique du paradoxe, ou en parler à la manière d'un feu d'artifice qui projette des éclairs de lumière, lesquels apparaissent, disparaissent et se renouvellent sans cesse. À l'autre extrême, on pourrait dire que l'advaita est un style de vie, un état stable dans lequel la conscience demeure en son fond ultime, à sa source, au travers de toutes les activités extérieures quotidiennes.
On ne peut que cerner les traces d'une telle expérience intérieure, sa trajectoire demeurant mystérieuse et inaccessible. Au moment où la pensée réflexive opère, l'expérience s'est envolée. Le langage ne peut l'évoquer qu'a posteriori.
Si on s'émerveille devant un tableau, une œuvre d'art, au moment où on dit : « Oh c'est beau ! », c'est fini !
Une dernière remarque : je fais mienne la pensée de Raimon Panikkar quand il écrit : « L'auteur est convaincu de tout ce qu'il dit, il est tout autant convaincu que tout ce qu'il dit n'est pas ce qu'il voudrait dire. Mais il ne sait pas comment le dire mieux. Tout ce qu'il dit est seulement une intimation, une invitation à cheminer sur le sentier où les profondeurs divines et les hauteurs humaines (la fine pointe de l'âme) se rencontrent en une vision non duelle de la réalité.
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Abordons maintenant les étapes d'une avancée solitaire en dehors de tous les chemins battus, le cheminement du Père Henri le Saux.
Henri Le Saux est né à Saint Briac en 1910. A dix-huit ans il entre à l’Abbaye bénédictine de Kergonan. Son cheminement commencera le jour où, exerçant les fonctions de bibliothécaire, il découvre les Pères grecs et tout spécialement l'hymne de Grégoire de Nysse :
« Ô toi, l’au-delà de tout
Quel nom faut-il te donner ?
Aucun nom ne t’exprime.
Tu as tous les noms et comment te nommerais-je
Toi le seul qu’on ne peut nommer… »
Il raconte que, alors qu'il avait pris le livre de Grégoire de Nysse dans sa cellule, le prieur était venu lui dire : ce sont des livres dangereux, vous y avez accès en tant que bibliothécaire, mais je vous prie de ne pas les sortir de la bibliothèque.
Cette intuition de Grégoire de Nysse, il la fait sienne et elle l'accompagnera toute sa vie : Dieu (l'Absolu) est au-delà de toute catégorie, de tout nom que l'homme puisse lui donner, de toute forme, au-delà même des possibilités de l'intellect humain. C'est cette intuition qui est à la base de sa vocation pour l'Inde : « L’homme peut-il se poser en face de l’Absolu pour le définir ? »
Tout en restant moine bénédictin, il quitte l’Abbaye en 1948 et rejoint l’abbé Jules Monchanin en Inde. Celui-ci a 15 ans de plus que lui, et déjà 9 ans de séjour en Inde. Dans le sud de l’Inde Monchanin mène une vie de missionnaire dans une optique différente de l'optique habituelle, car il se consacre à la préparation de l’implantation de la vie contemplative chrétienne sous une forme intégralement indienne et nullement en vue d’effectuer des conversions. Le Saux partage cent pour cent avec Monchanin cette vision d’intégration chrétienne de la vie monastique indienne.
En 1950, ils fondent ensemble l’âshram du Shântivanam qui existe toujours, son nom signifie le bois de la paix.
Monchanin se fait le premier gourou de Le Saux pour l'initier à la vie matérielle, à la vie spirituelle, à la vie sociale de l'Inde. Il lui fait faire le tour des hindous des environs et des chrétiens de la région.
C'est au cours d'une de ces randonnées que le premier coup de foudre va se produire et son impact devenir le leitmotiv du cheminement intérieur de Le Saux au pied de la montagne sacrée d’Arunâchala que les hindous identifient à Shiva : il reçoit le darshana de Ramana Maharshi, mystérieuse communication d'influx spirituel au travers du silence – puisqu'il n'y a pas eu un seul mot échangé entre les deux.
Il décrit cette première rencontre :
- « Avant même que ma pensée n'ait pu le reconnaître ni surtout l'exprimer, l'auréole intime de ce Sage avait été perçue par quelque chose en moi, au plus profond de moi-même. Des harmonies inconnues s'éveillaient dans mon cœur. Un chant se laissait deviner, et surtout une basse qui enveloppait tout… dans ce Sage d'Arunâchala et de ce temps, c'était le Sage unique de l'Inde éternelle qui m'apparaissait, c'était la lignée à jamais interrompue de ses sages, de ses renonçants, de ses voyants, c'était comme l'âme même de l'Inde qui perçait au plus intime de mon âme à moi et entrait en communion mystérieuse. C'était un appel qui déchirait tout, qui fendait tout, qui ouvrait tout grand un abîme. » (Souvenirs d'Arunâchala, p. 27-28)
Cela le pénètre jusqu'au tréfonds de son âme et y grave trois mots : QUI SUIS-JE. Pour pouvoir répondre à cette simple question qui paraît la plus évidente, ça ne sert à rien de montrer une carte d'identité ou un passeport. Tout homme est invité à se poser cette question essentielle qui résume tout l'enseignement de Ramana Maharshi et tout le cheminement d'Henri le Saux. En premier lieu cela nécessite de se débarrasser de toutes les identifications superficielles et éphémères, et « l’abandon absolu du moi périphérique au Mystère intérieur en est la condition. En d’autres mots, il faut descendre dans la crypte du cœur, la guhâ, et là découvrir le réel, l’être, Dieu en terme chrétien. »
Sur le champ, il entrevoit ce que l'Inde peut lui apprendre, lui qui était parti pour créer un monastère bénédictin en Inde et apporter le christianisme, le mettre à la portée des hindous. Il se rend compte tout de suite qu'avant de donner des leçons aux autres, il doit apprendre d'eux leur façon d'approcher l'Absolu.
Ce qui est en jeu c'est donc la connaissance de soi au travers de son propre mystère intérieur : ne pas chercher Dieu au dehors, mais le chercher à l'intérieur, et ce, au-delà de toute étude intellectuelle de la tradition hindoue, même la plus haute comme celle des Upanishad. Et c'est ce qui fait la différence entre Monchanin et Le Saux : Monchanin est un érudit, un grand savant, un philosophe, et Le Saux n'est pas un imbécile loin de là, mais il a tout de suite compris qu'il faut aller au-delà de l'érudition et au-delà du mental et au-delà de toutes les conceptions.
À la fin de sa vie, il me dira : « J'ai beaucoup aimé le Gange, mais pour moi le sud demeure un lieu de naissance. »
Entre 1952 et 1958, Le Saux retourne maintes fois dans les grottes de la montagne d’Arunâchala. Ce n'est plus pour voir Ramana décédé en 1950, mais pour y vivre dans un dépouillement total, en ermite chrétien, au milieu des solitaires hindous.
Et ces cavernes, il faut les avoir vues pour se dire que c'est de l'âge plus que préhistorique ! Comment est-ce qu'on peut encore vivre à l'heure actuelle dans ces conditions ? Notez que, depuis plus d'une dizaine d'années, il y a une Française qui habite dans une de ces cavernes, elle a quand même construit une petite porte parce que c'était tout de même plus prudent pour une femme !
À l'époque, Le Saux est habité par une conviction inébranlable : la vérité est à prendre d'où qu'elle vienne, c'est elle qui nous possède, ce n'est pas nous qui la possédons.
Son journal intime et sa correspondance permettent de suivre son évolution spirituelle. En 1950, il dit :
- « Je me sens profondément hindou et profondément chrétien, mais mon vrai guru, mon sad-guru, c’est le Christ. C’est dans sa conscience universelle que je dois me perdre moi-même et me sentir en tout ; oublier mon propre aham, mon petit je, dans son Je majuscule, Aham divin.»
Pour autant, Le Saux insiste sur cette parole de Jésus au jugement dernier : « On ne nous demandera pas si on a cru en ceci ou en cela, on nous dira : “Merci, tu m'as donné à manger quand j'avais faim et tu m'as vêtu quand j'étais nu” ; et si les gens demandent : “Quand Seigneur ?” Il répond : “Celui qui fait cela au plus petit des miens, c'est à moi qu'il le fait. » (Matthieu 25, 40). Donc il ne s'agit pas de panthéisme, je le souligne.
En d'autres mots, ce que Le Saux cherche, c'est vivre lui-même l'omniprésence divine, oublier son propre aham (son "je") dans l'Aham divin qui est à l'origine de l'être.
Après avoir médité ainsi sur le mystère du Fils, il tente de méditer sur le mystère de l'Esprit, « la personne mystérieuse, impersonnelle en qui mon ego se perd. » Mais il prévient :
- «Toutes mes affirmations théologiques sont des vecteurs de recherche libre ; il ne faut pas les prendre à la lettre. »
En 1952,
- « Après de nombreux mois de décapage intérieur, de purification drastique du niveau conceptuel, du fond de la douloureuse nuit obscure, jaillit une lueur d’aurore. »
Le 14 juillet 1952, il note dans son journal :
- « Expérience de la présence omnipénétrante de Dieu en mon action, comme en mon être, comme en chaque chose ; c’est cela le vrai baptême. Non pas connaissance intellectuelle mais transformation abyssale, cataclysmale de l’être. Joie profonde, pré-profonde ».
Le 17 juillet 1952, il ajoute :
- « État d’au-delà où l’on sombre. Qu’est-ce qui sombre ? Je ne sais. Mais il y a sombrage comme on dit sombrer dans le sommeil ».
Mais la véritable percée spirituelle eut lieu l'année suivante, toujours dans sa grotte, en 1953. Il écrit dans son journal :
- « Rentré au-dedans, je m’abandonne au mystère. Journées extraordinaires. J’ai compris le silence et l’au-delà du Silence. Shunyata. Alors être seulement est possible. Pur être, pure conscience, pure félicité. J’ai compris hier soir enfin la position bouddhiste de l’anâtman [il n'y a pas d'ego, il n'y a pas de je]. Ce n’est plus moi qui rejoins le réel au fond de moi, mes sens et ma pensée sont impuissants. C’est le fond lui-même qui se révèle dans l’évanouissement de ce moi. »
Il semble bien ici que nous ayons l'écho de l'expérience décrite dans les Upanishad, l'expérience de soi, de l'unicité de la réalité, de l'être.
Désormais Abhishiktânanda est l'homme d'une seule pensée : quel est le rapport entre cette expérience upanishadique de non-dualité, cette identification avec le tréfonds divin, avec l'image de Dieu en nous, et l'expérience chrétienne relationnelle d'union à Dieu ? La question qui le hante et qui le hantera jusqu’à la fin de sa vie est la valeur vis-à-vis de l’advaita des concepts tant bibliques que grecs aux travers desquels s’exprime l’expérience chrétienne.
Il est intéressant d'ajouter ce qu'il écrira plus tard :
- « Le message évangélique n'est pas lié au monde juif où il est né. Sa valeur universelle et ontique brûle les apories du monde judéo-grec où ce miel est déposé. Il est l'écho mêmes des profondeurs du cœur humain, le message de la condition divine de l'homme. »
Signalons en passant ce que les théologiens asiatiques en 1990 (donc 30 ans plus tard) écrivent sur la question : « Il nous faut faire éclater les modes de pensée hérités d'autres cultures et d'autres temps : hellénique, cartésienne et hégélienne. Les questions que pose notre existence même en tant qu'Asiates pourraient ajouter de nouvelles dimensions de vérité à la compréhension de l'Évangile. » (Congrès de 1990).
La quête sera continue et comprendra beaucoup de souffrances intérieures pour cet homme qui a été modelé à la scolastique pendant 18 ans à Kergonan. Il m'écrit en 1970 :
- « Le mieux est encore, je pense, de tenir, même en tension extrême, ces deux formes d'une unique "foi" [la présence de l'upanishad et de l'Évangile dans un même cœur] jusqu'à ce qu'apparaisse l'aurore. »
Le 27 décembre 1954, il écrit dans son journal :
- « Le fond de l'âme, c'est le mystère même du Christ, le lieu de la rencontre essentielle à laquelle introduit la Présence eucharistique, au fond de la guhâ, du mûlasthanam [lieu de l’origine, le saint des saints du temple]. Le Christ est essentiellement l'éveil de l'homme à son origine a Patre, l'entrée de l'homme au plus profond de soi, au-delà de son propre fond, de son propre soi. »
« Le renoncement et la purification que suppose cet éveil est impitoyable. L'image de Dieu est le fond ultime de notre être, mais pas à fabriquer : il est à découvrir, il est là. »
C'est un des parallèles avec la pensée hindoue qui dira : « Tout est donné, il faut seulement le découvrir », ce n'est pas quelque chose qui vient de l'extérieur. Comme disait Jacob : « Dieu était là et je ne le savais pas. » (Genèse 28, 16).
En 1956, c'est le deuxième coup de foudre. Il rencontre Gnânânanda qu'il reconnaîtra comme son gourou, il dit :
- « C'est à ses pieds que j'ai appris quelque chose aux Upanishad. Ce livre est scellé tant qu'un sage, un éveillé n'y a pas initié. »
« Un sage, c'est celui qui a pénétré en sa source et reconnu au secret de soi le mystère de Dieu en son épiphanie… il ne découvre rien de nouveau, simplement il voit la réalité dans toute sa splendeur et il découvre Celui qui est. »
Pendant 32 jours claustré dans une cellule au sous-sol du petit temple du Mauna Mandir, il plonge et poursuit cette plongée conscientielle. Il essaie de voir clair dans son bouillonnement intérieur, dans sa mise en pratique de l'idéal même qu'il avait en commun avec Monchanin et que ce dernier avait déjà prophétiquement formulé en 1938 : « L'assimilation complète au genre de vie, aspiration, pensée, spiritualité de l'Inde, la patrie d'élection. »
Et Le Saux, parlant de ses expériences, dit dans son Journal :
- « Un soir, fatigue physique et psychique. Grande concentration pratiquement impossible, et le lendemain présence absorbante, dévorante, engloutissante, engouffrante. Et l'on cherche à la cerner par l'intelligence… et puis au bout de ses syllogismes, on s'aperçoit qu'elle n'est plus et qu'on est seul avec ses propres pensées. »
« Arunâchala m'a trop pris pour qu'il me soit possible de revenir en arrière. »
Ceci a été un des sujets de discussions entre Monchanin et Le Saux. En effet, Monchanin lui fait des reproches : « Il ne veut pas prendre du recul vis-à-vis de son expérience. » Or, vis-à-vis d'une expérience, il est difficile de prendre du recul, on peut en faire la description, mais on ne peut pas la renier.
Le Saux dit :
- « Ce qui importe pour le salut, quel que soit le nom qu'on lui donne, c'est la sincérité avec soi-même. Et le salut est de l'instant : la sincérité avec moi-même en ce moment présent avec ce que je suis en ce moment présent et non pas avec ce que j'étais il y a 10 ans, ou avec ce que je serai dans 20 ans. La foi est une purification, la foi est cathartique. La foi est un acte d'éternité – [il fait une différence entre la foi et une proposition doctrinale] – la foi est un acte universel et humain. La foi ne s'origine pas dans le temps. Elle jaillit comme cela. L'occasion est n'importe quoi – [rappelez-vous Claudel qui était appuyé sur une colonne à Notre-Dame et puis tout à coup, il en est ressorti et il était chrétien] –. Le premier ersatz de la foi, c'est le raisonnement du théologien, et le second c'est la faiblesse et la peur d'agir qui fait qu'on remet toutes ses responsabilités à un autre. La foi jaillit au-delà de l'intelligence, elle jaillit des profondeurs de l'être. »
La mort de Monchanin en octobre 1957 est un tournant décisif pour le Père Le Saux. Il est absolument seul, et rares sont ceux à qui il ose parler pour ouvrir son cœur. Raimon Panikkar est sans doute unique avec qui il s'est vraiment confié en profondeur, en dehors de ceux qui l'ont approché oralement ou ceux qui avec qui il a eu une certaine correspondance parce qu'il sentait qu'ils cherchaient dans la même direction. Mais presque tous ceux qui ont entendu ses conférences ou qui l'ont entendu parler au cours de ces années-là ne se sont pas douté du drame intérieur qui se vivait en lui, et de la profondeur à laquelle il vivait l'expérience de l'Inde.
Avec Marc
Ce n’est qu’en 1971, deux ans avant sa mort, qu’il fera connaissance de celui qui deviendra son disciple, Marc Chaduc. Comme le dira Marie-Madeleine Davy : « Qu’un solitaire devienne guru et s’accepte comme tel peut surprendre. Comment oublier l’esseulement de Le Saux, sa nécessité de communiquer ce qu’il a pu saisir. »
J'ai eu la chance qu'à un moment donné Marc ait dû revenir en Europe pour avoir un nouveau visa. Nous avons passé presque trois semaines ensemble chez moi. Nous avons travaillé sur les écrits du Père le Saux qui étaient en anglais et qu'il fallait traduire.
J'ai donc assez bien connu Marc, et du fait que j'étais de l'âge de sa mère, je pouvais me permettre beaucoup de familiarité avec lui pour lui tirer les vers du nez !
Mais Marc était une boule de feu. À un moment il est en train de me raconter ce qu'il avait vécu – il n'a écrit son journal qu'après – et tout d'un coup j'ai vu qu'il commençait à changer et je me suis dit : je ne sais pas s'il va monter au créneau comme sainte Thérèse… et je lui ai dit : « Marc, parlons d'autre chose. » Je n'ai qu'une petite pièce de méditation et si jamais il tombait en extase, je me demandais ce que je pourrais faire !
L'année d'après, quand je suis arrivée à Rishikesh, il m'a dit : « J'ai très mal aux dents, on devrait aller chez le dentiste. » Et les vibrations de Marc étaient tellement fortes que je ne les supportais pas. Alors je lui ai dit : « C'est demain matin qu'on va chez le dentiste. »
À ce moment-là il m'a donné certaines choses qu'il avait déjà écrites dans son journal, et j'ai eu le temps de me mettre au diapason.
Voici le récit des deux grands moments entre le Père Le Saux et Marc.
En mai 1972, au cours d'un séjour de trois semaines avec Marc à l'âshram de la jungle, le Père Le Saux vit avec lui une fulgurante expérience intérieure durant la vigile de la fête de l'Ascension. Voici le récit de Marc :
- « Trois semaines intensives, merveilleusement lumineuses sur les Upanishads. Au milieu la "grande nuit" du 10 mai, le jour de mes 28 ans […]. Vision soudaine et terrassante de la param jyotir, de la Grande Lumière pendant trois heures ; engouffrement tout au fond de moi, dans la Lumière ineffable que je suis. Expérience de mort annihilante, béatifiante, éveil à Soi ! Dans le même temps, j'ai la révélation définitive qu'Henri (le Saux) est mon guru. Je le vois en sa gloire aveuglante, transfiguré dans cette Lumière. Mais lui vit l'angoisse terrible de ne pas savoir si je vais "revenir" et si oui, avec toute ma raison. […] Cette lumière de "grande mort" nous a terrassés tout autant l'un que l'autre[1]. »
Et voici ce que Swamiji m'écrivait le lendemain même de son retour à Rishikesh le 22 mai :
- « J'ai trouvé votre lettre à Rishikesh, après ces merveilleux temps de solitude avec Marc dans l'ashram de Phulchatti. Trois semaines consacrées à la lecture des Upanishads, remplies de grâces. Compris là que l'Upanishad est un secret qui ne se délivre proprement que dans le secret de la communication du guru au disciple.
Écrire ? Pour cet au-delà, la théologie ne suffit plus, il faut la poésie ou son équivalent. Il faut l'inspiration au sens le plus fort. Pour le moment il faut "revenir" de Phulchatti et que le corps se remette. C'est trop fort de se sentir en présence du Vrai, et comment dire en mots ce que les mots ne peuvent que trahir ? »
Cinq jours plus tard il m'écrit dans une autre lettre :
- « Tout ce que j'ai dit ou écrit ici me paraît académique. C'est à un autre niveau de conscience qu'il faut s'éveiller. Je sais maintenant que l'Upanishad est vraie - satyam [vérité].»
Et là il dit non pas "les Upanishads" mais "l'Upanishad", c'est l'équivalence entre âtman et brahman. Autrement dit, l'âme du Seigneur qui est créateur et l'image que nous avons en nous ne forment qu'un. Et si quelqu'un peut dire qu'il sait maintenant que l'Upanishad est vraie, c'est qu'il a l'expérience de cette image de Dieu en lui et sait que c'est sa vraie personnalité.
À Marc, il écrit encore :
- « En te voyant comme fils, je me suis reconnu moi-même. L'acte par lequel le père engendre le fils est indivisiblement l'acte dans lequel le père se contemple lui-même. »
« Les Upanishads ne sont pas une science que l'on enseigne mais l'expérience qui se communique par génération spirituelle […], tu m'as vidé. Il me faudra du temps pour me remettre de la lumière vécue à Phulchatti, cette vision soudaine et terrassante. Le christianisme c'est une explosion de l'Esprit […]. Les mots que j'ai pu te dire valaient par leur résonance plus que par leur sens immédiat. Conceptualiser cette vérité que je porte n'est plus vrai. »
Ainsi, vers la fin de sa vie, Le Saux se rendait compte qu'il avait quelque chose qu'il pouvait transmettre.
Après cette expérience, Marc n'a plus envie de retourner au séminaire en France, il a juste envie de devenir sannyâsi-moine selon le modèle hindou au sein de l'Église. Il reçoit l'initiation le 30 juin 1973 simultanément dans les deux traditions, la chrétienne par le Père le Saux et l'hindoue par Swami Chidânanda.
Dans le film de Patrice Chagnard, on a vu la cérémonie d'initiation, quand Marc jette ses vêtements dans l'eau et qu'il ressort de l'eau, et que c'est le gourou qui lui donne son nouveau nom. Ensuite il part en errance pour un temps indéfini.
Or le Père le Saux était très affaibli et avait l'intention de chercher un petit ermitage dans les environs de Rishikesh qui soit moins dur que celui du cœur des Himâlaya, et lors de son errance Marc avait découvert une kutiya qui était à vendre au bord du Gange. Il est donc revenu à Rishikesh mettre un mot chez le policier avec lequel il restait en contact, afin de donner l'adresse au Père le Saux. Et comme par hasard celui-ci est allé ce jour-là chez le policier, il a trouvé l'adresse et y est allé. Mais Marc lui-même avait repris sa route, et ne sachant pas qu'entre-temps le Père le Saux avait trouvé l'adresse, il était retourné voir le lieu où son maître allait vivre en pensant qu'ils ne reverraient pas puisqu'ils avaient décidé de ne plus se rencontrer. Et ils se sont donc finalement rencontrés. Ils ont appelé cela "hasard", "providence". Marc a donc choisi de rester avec lui et ils ont décidé de rentrer à pied à Rishikesh par le chemin des pèlerins, mais ils ont été surpris par un orage terrible, c'était la mousson. Ils se sont donc arrêtés dans un petit temple à Ranagal.
Sur le film de Patrice Chagnard, le petit temple qu'on voit n'est pas le temple authentique car de très pieux hindous ont trouvé qu'il était trop humble, l'ont détruit et en ont construit un autre à la place.
C'est dans ce temple qu'ils ont donc passé la nuit et la journée d'après. Et cela a été une explosion d'expériences spirituelles les unes après les autres. Quand on entend le récit, au moment où Marc a les pieds sur la terre, c'est le Père le Saux qui est perdu dans son silence, alors Marc veille pour qu'il n'arrive rien. Et puis le Père le Saux dit : « On a faim – parce qu'il était très concret –, et il faut aller dans la petite boutique en bas pour chercher des chapati. » À ce moment-là, c'est Marc qui entre dans le silence et c'est le Père le Saux qui surveille Marc. C'était réciproque et ça a duré quatre jours.
Voici des extraits du récit de Marc.
- « Durant ces quelques jours Swamiji fut comme agi par une force qui le dépassait. Il furent vécus au travers de quelques grands symboles tels que l'enlèvement du prophète Elie dans son char de feu, celui de Dakshinamûrti, la manifestation de Shiva comme jeune guru enseignant par son seul silence, enfin sous le mythe de la Colonne de feu sans base ni sommet d'Arunâchala-Shiva.»
Il parle du mythe de la Colonne de feu sans base ni sommet d'Arunâchala-Shiva. Dans ce mythe c'est Brahmâ et Vishnou qui se disputent et Brahmâ dit : « C'est moi le plus grand des dieux, c'est moi le créateur », et Vishnou répond : « Tu n'es rien du tout, si je n'étais pas là pour soutenir toute la création, il y a longtemps qu'elle n'existerait plus. » Au moment où ils se chamaillent, ils sont devant une colonne de feu et ils se demandent ce que c'est. Alors ils décident : « Celui qui découvrira ou le sommet ou la base de la colonne est le plus grand de nous deux, et l'autre le reconnaîtra. » Il faut savoir par ailleurs qu'en Inde chaque dieu a son véhicule. Pour Vishnou c'est Garouda un oiseau[2], et Vishnou envoie son oiseau qui monte, monte et ne trouve rien. Brahmâ, lui, a un sanglier, celui-ci gratte, gratte mais n'arrive jamais jusqu'à la base de la flamme. Donc ils reviennent tous les deux bredouilles. C'est alors que Shiva leur apparaît au travers de la colonne de feu et dit : « Le plus grand, c'est moi, je crée et je détruis, et je détruis pour créer. » En effet, dans l'Inde il y a plusieurs créations successives : tout est détruit puis tout recommence et il y a différentes ères : d'abord c'est paradisiaque et maintenant nous somme dans la quatrième ère, là où le mal règne. Alors, en souvenir la colonne de feu, à la pleine lune de Karthigaï, fin novembre, ils ont un chaudron qui a quelque chose comme 5 mètres de diamètre, ils mettent de l'huile et on l'enflamme. Le feu dure environ deux jours et deux nuits. C'est alors qu'on fait pradakshina[3] à la pleine lune, autour de la montagne c'est-à-dire 18 km à pied, principalement autour de la flamme quand on est au moment de la fête.
Le moment où l'on allume la flamme c'est celui où la lune se lève, et puisque les militaires sont là, il y a un coup de canon. Mais avant on attend dans la cour du grand temple parmi la foule, on chante "OM Nama Shiva", on attend au moins pendant trois heures si l'on veut entrer dans le temple. Et au moment où ils allument la flamme il y a une sorte d'alléluia vraiment grandiose. Ensuite, pendant toute la nuit des milliers et des milliers de pèlerins tournent autour de la montagne.
C'est ce symbole qui avait frappé le Père Le Saux puisqu'il avait séjourné là-bas et avait assisté plus d'une fois à cette fête.
Dans son journal Marc a dit :
- « Le 11 juillet sous l'emprise de l'irruption de l'Esprit sortent de la bouche du Père, imprévisiblement, des mots qui balbutient l'indicible, suggérant que celui qui était après est passé devant, sans après ni avant ; il n'y a plus ni maître ni disciple. Je l'écoutais avidement, non pas tant de la bouche d'un autre que des profondeurs de moi-même inconnues jusqu'alors et qui se seraient décelées […]. Ce qui s'est dit, nul ne s'en souvient […].
Soudain un éclair illumine la montagne voisine et en cette lumière Swamiji re-vit l'irruption de la Colonne de feu et lumière de Shiva-Arunâchala. Toutes les profondeurs de son être en frissonnent et vibrent jusqu'à se rompre […]. La pluie tombe à torrents, elle coule jusque dans le mandir. Nous restons longtemps assis en silence. De tout émane un pouvoir extraordinaire. Finalement nous nous recroquevillions comme on peut pour passer la nuit allongés autour du linga [la pierre levée symbole de Shiva].
Le 12 juillet, l'aube commence à s'annoncer, il pleut toujours. Une force – une shakti – de dépouillement total règne dans ce lieu, l'homme ne peut plus se couvrir d'aucun oripeau, il n'y a plus que l'Absolu qui resplendit dans sa clarté éblouissante.
Toujours sous l'emprise du numineux qui irradie le mandir, Swamiji entonne le OM pour en faire vibrer le silence de la quatrième syllabe. [Ils sont quasi immobiles et le OM vibre avec une puissance extraordinaire dans l'espace de ce minuscule petit temple et plus encore en eux-mêmes.] […]. Fatigué Swamiji s'endort. Quand il se réveille il me voit assis, les yeux clos, profondément absorbé au-delà des sens et de la pensée. Tout de suite il se rappelle l'expérience de la veille de l'Ascension. Mais ce qui était pour moi lumière éblouissante à Phulchatti n'est ici que silence. Sorti de cette expérience, je me sens cloué au sol. Je sus alors que le silence est le mystère de ma vocation. »
Et Swamiji qui ne perd pas le nord ne manque pas d'insister sur le fait que le silence n'est pas le but final mais le but c'est bien le sahaja samâdhi*, c'est-à-dire la reprise de la vie ordinaire naturelle sans manifestation extérieure que ce soit de silence ou de parole.
Le jour suivant Marc reprend son récit :
- « Le jour suivant Swamiji me parle du mystère de l'engendreur du Non-Né. De plus en plus je me rends compte que ce "mystère" est le mystère unique et non-duel qui réside au cœur de chacun de nous deux et qui s'est révélé au sein de notre relation guru-disciple, et plus encore père à fils. Le mystère de la communion guru-disciple touchait à son paroxysme, ce mystère abyssal du fils qui engendre le père, dans l'acte même où le père engendre le fils à soi, tous deux s'éveillant Non-Né.
Swamiji me dit alors : « Tu auras à transmettre ce mystère par et dans l'Esprit. Tout ce qui est donné est reçu pour être donné à nouveau […] »
Le 14 juillet au matin, Swamiji me quitte pour quelques heures afin de faire un aller-retour à Rishikesh en bus (pour chercher du ravitaillement […], Il n'en reviendra pas). […] Quand il me quitte, des paroles d'adieu lui viennent plus fortes que lui, et son visage transfiguré rayonne de toute la gloire de l'ekarishi, de l'unique voyant dans sa manifestation totale. Jamais je n'oublierai ses derniers mots : « Nous avons chevauché les vents, bu à la même coupe d'ivresse, je suis l'ekarishi qui donne la vision unique. Bien que je parte, je ne te quitte pas. Je suis toujours avec toi. »
Le même jour à midi il est terrassé par une crise cardiaque sur le trottoir. Ce grand coup marque l'explosion finale. Il le disait lui-même peu de temps avant : « Comment est-ce que tout cela n'éclate-t-il pas ? »
Pour lui cela a été une expérience extraordinaire. Il était sur le bord du trottoir et disait :
- « Si je tourne de ce côté-là c'est ce que les gens appellent la mort ; mais si je reste comme ça, c'est ce que les gens appellent la vie. Et moi JE SUIS. »
Autre détail : toute cette grande expérience s'est vécue en partie sous le symbole d'Élie (Cf. l'enlèvement d'Élie, 2 Rois 2, 1-25). Vous savez qu'Élie a laissé son manteau à Élisée, et c'est ce que Le Saux a réalisé en ce sens que lorsqu'il est parti à Rishikesh, il a laissé son écharpe auprès de Marc et sur la route il a abandonné son bâton de pèlerin car il pensait que cela allait le gêner, il n'avait plus que son sac à dos. Ce sont des choses qu'ils ont vécues et Marc s'en est rendu compte peu après mais pas sur le moment, il l'a noté : « Il m'avait laissé son châle le 14 juillet au matin dans le petit temple de Ranagal. »
Je passe quelques mois par raport à ce que j'ai raconté avant. Moi je devais retrouver Le Père Le Saux sur les bords du Gange. Malheureusement, après cet infarctus il est allé à Indore à la clinique des franciscaines qui le soignaient.
Je lui avais demandé : que puis-je vous apporter qui puisse vous être utile ? » Et il m'avait dit : « Je serai content d'avoir un imperméable. » Je lui avais acheté et je me disais : « Qu'est-ce que je pourrais lui trouver de plus ? C'est un moine qui n'a plus rien. » Alors j'ai pris une reproduction d'icônes et j'ai collé en dessous un petit calendrier pour 1974. Or l'icône était celle du char d'Élie. Et quand je suis entré dans sa chambre de malade, je lui ai remis l'imperméable un peu court… puis je lui ai montré l'icône. Et quand il a vu cette icône, il m'a regardé d'une façon telle que j'ai cru tomber à la renverse. J'ai lu dans ses yeux : « Alors, moi aussi, je dois partir… » C'est ce petit détail qui en grande partie m'a mise dans la confidence à la fois de Marc et du Père Le Saux. En effet en général quand on apporte une icône, c'est plutôt une sainte Vierge ou… mais ici c'était extraordinaire d'avoir choisi le char d'Élie.
Marc y fait allusion dans une de ces lettres :
- « Sur la table de sa chambre Swamiji n'avait plus sous les yeux qu'une seule image, celle que lui avait apportée O. B. qui lui rappelait par trop le mystère vécu à Ranagal : le mystère de la disparition du guru dans l'acte même de la transmission totale, c'était l'icône d'Élie emporté dans son char de feu – la Colonne de feu d'Arunâchala – et donnant son manteau à Élisée. »
Nous sommes très peu de proches à avoir été présents auprès de Le Saux à la fin. R. Panikkar était à Bénarès… on attendait toujours qu'il revienne du côté des Himâlaya. J'ai eu la grâce de passer quelques jours avec lui. Il était prévu que nous resterions plus longtemps mais il baissait tellement, il avait de l'asthme et ne pouvait plus parler… Un de ses grands amis, un bénédictin belge qui maintenant est rentré en Belgique pour raisons de santé était encore allé le voir trois ou quatre jours après moi. Mais sinon il était totalement inconnu des gens de là-bas, sauf par la supérieure de la communauté.
Marc avait conduit Swamiji à Indore en août puis était retourné dans la solitude des Himâlaya. Entre août et décembre, ils se sont écrits. On n'a plus les lettres de Marc mais on a celles de Le Saux : « Il a tout de même fallu qu'on fasse un fameux détour pour retrouver Jésus-Christ dans sa plénitude mais ça en valait la peine. »
À la fin il avouait : « Ce qui me fait toujours réfléchir, c'est la Trinité. »
Après qu'ils aient vécu tous ces expériences à Ranagal, Henri le Saux avait imposé dix ans de silence à Marc. Marc qui était équilibré, intelligent – il avait été reçu dans des Grandes Écoles – avait pris cela à la lettre. Or Henri Le Saux voulait seulement dire qu'après de grandes expériences spirituelles il ne faut pas commencer à aller jaser, à aller raconter son affaire à droite et à gauche et à prêcher. C'est ce qu'il avait fait lui-même, il était arrivé pour prêcher en Inde et s'était rendu compte qu'il fallait d'abord rester en silence et écouter les autres.
Mais cette expérience pour Marc à 28 ans a été trop forte, sa psyché n'a pas supporté.
► Qu'est-ce qu'a vécu Henri le Saux comme expérience ?
O B : Il a vécu le sahaja samâdhi*, le plus haut, c'est-à-dire celui de pouvoir vivre à la fois dans le quotidien – que ce soit manger, lire, écrire ou bavarder –, et en même temps garder cette conscience de la présence du Soi. C'est le "samâdhi naturel", celui de la vie quotidienne. Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas eu à certains moments des samâdhis qui lui enlevaient les exercices de ses sens. Il vivait dans la présence de Dieu ; et cette identification à lui-même et dans le fond de lui-même en tant qu'image de Dieu, reflet de Dieu, il l'a eue. C'est une expérience authentique et son rayonnement en témoigne. On était ébloui et fasciné devant quelque chose d'inconnu.
Jacques Breton : Nous portons tous en nous ce trésor, il s'agit de le dévoiler. Il s'agit de libérer la source, un travail de libération et de purification.
► Mais peut-être faut-il être désigné ?
J B : Là-dessus je n'étais pas d'accord avec Graf Dürckheim quand il disait : « Il y a peu d'appelés et peu d'élus. » Non, beaucoup sont appelés mais peu y arrivent. Cette ouverture vient de Dieu mais cela nous demande un oui continuel. C'est une question d'attention, d'écoute à sa vérité : accepter que sa vérité se transforme. On reste trop attaché…
Note sur les différents types de samâdhis d'après H. Le Saux
Extrait de Gnânânanda p. 118-119
En tradition spirituelle indienne, le samâdhi l'aboutissement de la pratique de dhyâna : con-fixation, comme on l'a parfois traduit étymologiquement en français, extase qui est enstase, et enstase qui est extase, car, à ce niveau, il n'est pas de dehors (ex-tase) qui ne se consume et ne s'achève au-dedans, ni de dedans (en-stase) dont l'intériorité n'embrasse le tout de l'être.
« Il y a trois sortes de samâdhi, explique-t-il (H. Le Saux).
Le premier est le savikalpa samâdhi. Ici, il n'y a plus ni dehors du dedans, ni soi, ni autre. Rien ne frappe plus les sens, ni ceux du corps, ni ceux de l'esprit. Il n'y a plus ni pensée, ni sentiment. On peut vous toucher, vous mouvoir, vous soulever, vous êtes totalement inconscient. C'est plénitude et c'est béatitude ; plénitude de joie, plénitude et joie indivises, englobant tout ; la félicitée du brahman, la félicitée du Soi, de l'âtman ; la félicitée et la joie toutes pures, la félicitée et la joie totales : pûrnam, ânandam, pûrnanandam, brahmânandam, âtmânandam, akhandânandam… […]
Plus haut encore cependant, il y a le sahaja samâdhi quand enfin on atteint l'état, plutôt le point original de soi : originel parce que né-avec-soi (sahaja), mais mieux encore "non-né", car en effet, quelle est l'origine de l'être ? Ici entase comme extase sont dépassées. Aucune différence nulle part n'est plus perçue. Le jnâni vit au milieu du monde comme tout le monde, mange, boit, dort et se promène comme tout le monde. Cependant, alors que les autres voient d'abord la diversité des choses, lui, il les voit dans leur unité. En découvrant le Soi, il a découvert soi et le Soi en tout. Le moi a disparu qui s'interposait entre "lui", "soi" et les autres et déjà entre sa conscience de soi et la réalité de son être. Rien ne s'oppose plus désormais à la perception de la réalité en soi.
[1] Cf. La montée du fond du cœur pp. 424-428, Paris ŒIL 1986.
[2] On représente Garouda soit sous la forme d'un homme qui a la tête et les ailes d'un vautour, soit sous celle d'un oiseau avec la tête d'un adolescent.
[3] Pradakshina : tourner autour d'une montagne ou d'un linga… dans un sens bien précis suivant les traditions (assez souvent c'est dans le sens des aiguilles d'une montre).