Henri Le Saux, moine et Swami : Partie 2 du week-end animé par Odette Baümer au Centre Assise en 1991
Dans le message précédent Odette Baümer-Despeigne a abordé le thème "Henri Le Saux et l'expérience d'advaita", la fin relatant des expériences de non-dualité faites par Henri Le Saux et son disciple Marc Chaduc. Dans le présent message O. Baûmer retrace l'itinéraire de Le Saux entre 1966 et 1973, date de sa mort, à partir de l'échange de lettres qu'elle a eu avec lui. En 1991, ces lettres étaient inédites, depuis elles ont été e partie publiées dans un article de la Vie spirituelle : "Cheminement spirituel d'Henri le Saux" qui sera publié ultérieurement sur ce blog, et dans Le bénédictin et le grand éveil, par James Stuart, Ed. Salem 1999.
Les présentations d'H. Le Saux, d'O. Baümer et du week-end de février 1991 se trouvent au début du message précédent. Il est question à plusieurs reprises du livre Gnânânanda d'Henri Le Saux, il a été réédité aux Ateliers du Bec en 2014 dans Secrets de l'Inde qui reprend Gnânânanda et Souvenirs d’Arunàchala comme H le Saux l'avait prévu.
Une suite de 4 messages sur Henri Le Saux figure sur ce blog des Voies d'Assise :
- Le 1er message donne une première approche d'Henri Le Saux à travers le séjour de Jean Sulivan à son âshram : extraits de lettres, extraits d'un article de Guy Deleury etextraits du Plus petit abîme, livre de J. Sulivan. Séjour de Sulivan chez Le Saux en Inde
- Le 2ème message donne des références sur Henri Le Saux et contient deux parties : I – Bibliographie et II – Biographie avec une carte des principaux lieux où a vécu Henri Le Saux en Inde. Bibliographie et biographie
- Le 3ème message contient la première partie de l'intervention d'Odette Baümer en février 1991 (avec en début une présentation du week-end) : topo sur "Henri le Saux et l'expérience d'advaita" suivi d'histoires concernant la relation de Le Saux et de Marc Chaduc. Partie 1 du week-end
- Le présent message contient la deuxième partie de l'intervention d'Odette Baümer en février 1991.
Partie 2 du week-end animé par O. Baümer à Assise, 1991
Réflexions à partir de lettres inédites d'Henri Le Saux
Lecture d'un texte sacré de l'Inde :
- « Tout ce monde (vivant) est sous-tendu par moi dans mon état non-manifesté ; tous les êtres se tiennent en moi, et moi je ne suis pas contenu en eux. Mais à vrai dire, les êtres ne se tiennent pas en moi. Vois la puissance souveraine de mon yoga : porteur des êtres et non inclus en eux, mon Soi amène (ces) êtres à l'existence. C'est un grand vent qui va partout sans jamais pour autant sortir de l'espace. Considérez-le de la même manière, tous les êtres qui demeurent en moi. » (La Bhagavad Gîtâ, IX, 4-5)
Voici un mythe raconté par le Père Panikkar sur la prédominance de l'Esprit – c'est-à-dire l'Esprit de sagesse – sur le Verbe (la Parole), ce qui est la pierre de touche, comme écrit Panikkar, de la tradition indienne orientale en comparaison avec l'Occident :
- « Un jour, la Parole et l'Esprit viennent trouver Prajapati (le père des dieux) et lui demande de trancher leurs différents, chacun étant persuadé d'être plus grand et plus fort que l'autre. La Parole prit la parole et fit son réquisitoire : “Je suis bien plus grand que toi, Esprit, car sans moi tu es incapable de te manifester, d'exprimer ce que tu penses à l'intérieur de toi. » Et l'Esprit répondit : “C'est toi qui es l'instrument, car si je ne t'insuffle pas ce que tu as à dire, tu ne peux que bégayer des phrases sans signification ; c'est de l'intérieur que moi je remplis ton discours.” »
Ma correspondance avec Le Saux va de 1966 à 1973, date de sa mort.
Moi-même, à l'école j'avais refusé d'apprendre le catéchisme par cœur. Un jour un conférencier a parlé du bouddhisme et de l'hindouisme et ce fut une révélation. J'ai fait des études de théologie et de philosophie à l'université de Louvain puis j'ai tapé à la machine des milliers de pages sur l'hindouisme. J'ai vu les problèmes de théologie comparée avec le bouddhisme et l'hindouisme, et j'ai cherché un correspondant pour dialoguer. J'ai écrit alors à Lanza del Vasto et à Henri Le Saux. Le premier ne m'a jamais répondu et le second a tout de suite été d'accord.
EN 1966
Swamiji n'avait pas beaucoup de temps pour répondre à mes questions. La première fois, je lui ai écrit : « La lecture de vos livres n'est pas une découverte pour moi au sens littéral du mot, mais comme un phare qui s'allume dans la nuit. Je fais miennes les paroles de Lanza del Vasto : “Si, en lisant ces pages, c'est votre propre pensée qu'il vous semble suivre, si c'est par votre voix intérieure que ce livre vous parle, alors le signe est là : c'est un appel à intégrer dans votre propre vie de foi la dimension d'intériorité de l'approche spirituelle hindoue.” »
Swamiji me répond le 15 juillet 1966 :
- « La rencontre avec l'Inde à ce moment voulu de l'histoire de l'Église est ordonnée à cette reconnaissance par les chrétiens, de ses propres richesses. L'Inde est prédestinée à témoigner de cette dimension non-duelle de l'expérience de Dieu. Comme Israël le fut de sa dimension prophétique – le face-à-face avec Dieu. Culmination de tout dans la révélation trinitaire. L'Abba du Fils, le OM de l'Esprit. […]
Ce qu’il faudrait c’est qu’à partir de ce que nous donne l’Inde, des chrétiens redécouvrent directement dans le Nouveau Testament les valeurs d’intériorité et de non-dualité qui sont au fond de l’expérience védantine, et cette expérience de divine filiation, de l’ineffable non-dualité du Père et du Fils en l’unicité de l’Esprit qui est le constitutif de l’expérience de la foi chrétienne. […]
Votre problème est un de ceux que j'ai posés discrètement dans mes livres et auquel j'ai esquissé des réponses encore plus discrètes. L'Église doit être sensibilisée à tout cela. Le moment viendra alors de tirer les conséquences obvies de certains textes révolutionnaires du Concile [concernant la pluralité des religions]. Et dans la foi tout est simple. Naturellement l'hindou verrait le problème différemment, et plus d'une page de mes livres le choquerait. C'est que j'ai écrit directement pour les chrétiens, en vue justement de les sensibiliser à ce murmure de l'Esprit, à ce OM qui sourd au fond des cœurs. Que nous voudrions avoir de l'hindou l'expérience chrétienne totale (celle de Ramakrishna demeurera bien superficielle hélas), afin d'aboutir au vrai dialogue. »
Et cette première lettre s'achève par ces mots :
« Que le Seigneur vous mène toujours davantage aux profondeurs de l'Esprit, car le chrétien sait que ces profondeurs sont sans fin jusqu'à l'abîme innommable du Père. »
Quand il parle "des questions et des réponses discrètes", il se réfère à son livre Éveil à Dieu – Éveil à soi qui n'était pas publié en français mais existait déjà en anglais.
Il précisait aussi :
- « L’éveil au réel est un éveil au-delà de la pensés à travers et dans le silence de l’ego. L’acte d’amour pur, c’est cela qui éveille. L’advaita, c’est bien plus l’impossibilité de dire deux que l’affirmation de un. À quoi bon dire "un" dans sa pensée si on dit "deux" dans sa vie. Dire "un" dans sa vie c’est l’amour. »
Six mois plus tard, il répond à une question concernant le gourou.
- « Revenons à la question du gourou. Il y a sous-jacent cette idée que j'ai insinuée plusieurs fois : le contemplatif agit dans le milieu de l'Esprit, le milieu divin en un sens, plus profond encore peut-être… à la manière dont l'homme ordinaire agit, parle, transmet dans le monde matériel. Qui est possédé de l'Esprit, possède l'Esprit, et avec cela il a tout. Du centre de l'être, il est présent à tout ce qui est. Mais pour que la présence soit réciproque, il faut être accordé, et tout cela est un autre plan que le working du mind (l'activité mentale). C'est cela la base de la valeur, la valeur de la vie contemplative. »
EN 1967
En février 1967 il m'écrit depuis le Shântivanam :
- « Je crois qu'il faut aller aux sources hindoues et bouddhistes, surtout pour devenir capable de s'abreuver au plus profondes sources chrétiennes. Accepter l'Église, les prêtres tels qu'ils sont, tels que l'évolution présente de l'Occident et du monde les a faits. Travailler discrètement et courageusement au renouveau de la chrétienté par le dedans. Mais à nouveau ce dedans, ce fonds, doit être le vrai fond et non le rêve qui attire tant d'ésotéristes aux Indes, espérant y trouver un "sentiment bon marché" de la présence divine. Dieu en face de la création n'est plus Dieu. Ce n'est qu'en face de soi qu'il peut demeurer lui-même, mais il faut encore bien davantage un mûrissement de la pensée chrétienne que les conclusions inéluctables du Concile puissent être tirées… La non-dualité, le Vedanta c'est merveilleux, mais dans les individus non-préparés il tourne les têtes. Et l'advaita qui n'est pas expérience mais simple pensée est luciférien. C'est un de ces remèdes qui ressuscitent ou bien qui occisent ! Je crois profondément qu'il faut réapprendre aux chrétiens que le Dieu vivant et vrai est au-delà du Dieu pensé. »
Et je lui ai posé la question : « Dieu est toujours masculin, est-ce que vraiment on ne pourrait pas appeler Dieu "Mère" et pas seulement "Père. »
Réponse : « Dieu est aussi Mère, bien sûr. »
Swamiji aimait beaucoup se tenir au courant des publications de la théologie. À cette époque il tenait toujours le Shântivanam, le Père Griffiths ne l'avait pas encore repris en main, c'est-à-dire qu'il faisait ses 40 heures de train, de Delhi jusqu'à Trichy (Tiruchirapalli) pour arriver au Shântivanam.
● À propos de réincarnation.
Et il m'écrit, c'était en mai 1967 :
- « Vos questions sur la réincarnation, sur la valeur des mantras sont de fausses questions pour un advaita. Seule cette valeur foncière de l'hindouisme m'intéresse. Les mantras ont leur valeur, bien sûr, car il n'y a rien de purement profane. Il y a des lieux où souffle l'Esprit, mais il y a aussi des sons où souffle l'Esprit. Le maximum est la formule sacramentelle chrétienne, le maximum du sacré vers quoi tout tend dans l'univers, est achèvement de la matière et du son en le corps du Verbe. »
Je peux ajouter ici un propos du père Oshida[1] : « Pour un chrétien, il n'y a qu'un seul kôan de valable : “Ceci est mon corps.” »
[Ensuite Le Saux revient sur la réincarnation :]
« Avant tout, la réincarnation c'est le sens que je ne suis rien de ce qui passe : je suis ce qui en moi ne passe pas. Et le mythos de la réincarnation est avant tout pour me détacher, me libérer, me faire sentir que je suis répandu en tout, je suis non touché par quoi que ce soit. Pourquoi se tracasser des mythes et des formulations ? Tout est signe : “Je suis”, c'est l'expérience fondamentale. Et ce “Je suis” est a-temporel, non-devenant. Pourquoi vouloir imaginer ce que j'étais ou ce que je serai ? Je suis, cela suffit. Au niveau des discussions, ce que je dis toujours est ceci : il me serait insupportable d'avoir à craindre de renaître à nouveau, d'attendre encore des temps pour trouver Dieu réellement ; si illusion il y a, je préfère celle-là : faire de sa vie présente l'unique ou bien la dernière, ne même pas accepter la possibilité de revenir. Accepter la possibilité de revenir sur la terre c'est prouver qu'on n'aime pas Dieu totalement. »
7 juin 1967. Je le remercie de m'avoir envoyé le manuscrit de Gnânânanda, livre qu'il a écrit après le séjour chez Gnânânanda. À la fin de sa vie il disait :
- « De tout ce que j'ai écrit, Gnânânanda est le plus vrai, et je ne retirerai pas encore aujourd'hui un seul mot. »
En fait le livre Gnânânanda est écrit à la troisième personne alors que le manuscrit original est en "je", mais les censeurs lui ont dit à l'époque : « Vous ne pouvez pas publier ça », alors il s'est donné un nom Vanya qui signifie "celui qui séjourne dans la montagne ou dans la forêt" et il a réécrit le manuscrit en "il". Ce manuscrit avait deux parties, Gnânânanda était la première, et la deuxième partie c'était Souvenirs d'Arunâchala, et cela, le Père Le Saux me l'a donné en 1971 quand il a eu un premier gros accroc de santé, il se disait que si le manuscrit restait en Inde, il ne serait jamais publié. Il m'a envoyé le manuscrit en disant :
- « Publiez-le comme vous voulez, récrivez les pages que vous voulez, il y a des pages qui sont en mauvais français ; mais il faut le faire une fois que je ne serai plus sur terre. »
Alors j'ai repris les Souvenirs d'Arunâchala et je les ai réécrit en "je". Et si on lit Gnânânanda il faut le lire en "je". On peut dire que dans Gnânânanda vous avez le condensé de l'enseignement contemplatif de l'Inde.
Alors je l'ai remercié de m'avoir envoyé le manuscrit à lire et à ne passer à personne et j'ai ajouté : « La saveur de vécu qui se dégage de la lecture de Gnânânanda est unique, je comprends votre réaction à mes questions quand vous les appelez de fausses questions si l'on s'en tient comme vous dites à l'expérience fondamentale qui doit résoudre toutes les questions particulières, mais tant qu'on n'en est pas là, la réflexion discursive a beau jeu. »
Toujours du Shântivanam, une lettre au mois d'août.
- « OM. Je m'aperçois avec stupeur que votre dernière lettre est datée de 5 juin. J'ai été fort occupé ces temps-ci par des réparations au mandapam (c'est-à-dire la véranda, portique couvert de la chapelle), quelques plantations d'arbres et j'ai laissé dormir tout le courrier. Je quitterai le sud le 16 août et compte monter aux Himâlaya fin septembre. Après je ferai un long et fatigant périple par Bombay, Indore, New Delhi etc. Écrivez-moi à la fraternité anglicane à Delhi où je descends régulièrement. »
En effet, ceux qui ont été les plus accueillants au point de vue hospitalité pour le Père le Saux, ce n'est pas l'évêché, ce n'est pas une paroisse, mais ce sont les anglicans ! Encore aujourd'hui, toutes les archives sont à la fraternité anglicane. Maintenant ça s'appelle l'Église unie de l'Inde du Nord, toutes les dénominations protestantes sont unies en Inde, il n'y a qu'une seule Église, l'église du Nord et l'église du Sud qui réunit tout. Et le bulletin de la société Abhishiktânanda est publié par les anglicans.
Au paragraphe suivant, il ajoute :
- « Si la lecture des manuscrits de Gnânânanda et d'Arunâchala vous appellent au grand silence, Dieu en soit loué. Résolvent-t-ils toutes les questions ? J'en doute. Mais au moins ils montrent le chemin où toutes les questions disparaissent. – Et il cite une upanishad –: « la science que connaissant, on connaît toute autre science »… mais je ne crois pas qu'ils soient publiables. »
- [La lettre s'achève par cette phrase :] « Que des gens hindous en premier lieu dissertent de l'advaita (la non dualité). Le concept de la non-dualité est un signe très épuré du réel. Mais quel risque de prendre le concept pour l'expérience ! Le pauvre villageois qui adore l'idole de pierre est plus près de Dieu que celui dont l'idole est sa propre conception de l'expérience de Dieu. In spiritu. Abish.»
La lettre suivante datée du 13 septembre est postée depuis Jyotiniketan. C'est un petit âshram anglican qui est présidé par un de ses amis le révérend Murray Rogers. En 1971 celui-ci est ensuite allé à Jérusalem, puis à Hong Kong et il est maintenant au Canada[2].
Sur le film de Patrice Chagnard, on le voit penché, et le texte qu'on a mis semble dire qu'il est recueilli, mais il n'est pas du tout recueilli, il est en train de faire la cuisine et il a un manteau sur le dos qui est un vieux manteau militaire anglais !
- « OM. Au cours de ma montée vers le Gange, ce mot en réponse à vos trois questions.
Première question. “Rédemption atemporelle, c'est le problème essentiel entre l'Inde et la Bible. Pour le chrétien c'est historique : Jésus est né à telle date au milieu des siècles, il y a les temps avant et les temps après. Et pour l'Inde la rédemption (ou le salut, la libération) est hors du temps, est atemporelle. Elle a pu se passer il y a 5000 ans comme elle peut se passer dans 5000 ans. Et c'est le problème vraiment essentiel pas seulement entre l'Inde et la Bible mais entre toutes les religions d'Orient et la Bible. Qu'est-ce que c'est que cette entrée de Dieu dans le temps ?”
Aucune solution au plan spéculatif ni au plan théorique. Ma réponse sera advaitine : qui dans le temps peut expérimenter le non-temps ? Il en parle, il la pense, mais cette éternité pensée, ce n'est pas cela l'éternité. Voyez Bergson. Il y a dualité et contradiction entre le temps vécu et l'éternité pensée. Dieu n'est trouvé que par Dieu. Le dieu pensé, c'est une idole.
La seule dualité vraie est celle du Père et du Fils, elle jaillit et s'achève en advaita, en l'Esprit. La rédemption est temporelle et l'invasion du temps par Dieu est réelle pour qui a conscience dans le temps. Tous les problèmes naissent des théoriciens.
Deuxième question : “Le terme sanscrit Vak, la parole créatrice, c'est féminin…”
Oui, plus encore que le terme sémitique rouah. Et certains, à la limite, interprètent le terme sanskrit bakti, l'énergie divine, dans le sens du Saint Esprit. L'Inde permettra de nouvelles méditations sur la Trinité, d'autres formulations seront découvertes car Père, Fils, Saint Esprit ne veulent rien dire en tradition sanskrite, mais je n'ai encore résolu aucun problème, sauf pour le Fils qui est vraiment le Purusha, à la fois le Verbe, l'Homme cosmique, indivisible, le Fils de l'homme. Mais l'important est que ces méditations ne sont jamais considérées comme définitives et exclusives. – et là il a un très bon mot d'humour – Il y a assez d'un clown en Inde, il n'en faut pas un deuxième, il ne faut jamais imiter ce que je dis ni ce que je fais. »
Et je crois que c'est vrai, le Père Le Saux, comme d'autres pionniers, est un phare dans le désert qui éclaire, mais chacun doit recevoir la lumière, avoir des yeux pour recevoir la lumière, l'intégrer dans son propre intérieur.
Il dit aussi :
- « Je n'aime pas le mot "conscience divine". Il est terriblement ambigu. Le mot "divine" veut dire Dieu par opposition à l'homme, puisqu'il n'est pas vrai que Dieu et la créature soient identiques. C'est à un tout autre niveau de conscience que se place l'expérience d'être. Toujours le danger d'un faux advaita, un advaita pensé, non éprouvé (le défaut congénital de l'ensemble des ouvrages indiens comme européens sur l'advaita). Ceux qui s'enchantent d'un "feeling d'unité" n'y sont pas. L'advaita est un secret royal à ne révéler qu'en toute dernière heure par le gourou qui connaît, au disciple qui est proche, prêt à savoir. »
Ensuite le Père remonte à son ermitage et y séjourne jusqu'en décembre. Le silence règne.
La missive suivante (9 décembre 1967) est de nouveau écrite à Jyotiniketan. À ce propos, je vous signale une chose très sympathique, c'est que quand les anglicans se sont retirés, ils n'ont pas cédé leur âshram qu'ils avaient achetés de leurs sous, à d'autres anglicans, ils en ont fait cadeau à des capucins parce que ce qu'ils ont cherché, c'est une continuité spirituelle ; or il y avait des capucins dans les environs qui ont repris et qui y sont toujours.
C'est dans cette missive du 9 décembre 1967 qu'il répond à ma troisième question : « Dieu est-il personnel ou impersonnel ? »
- « Il est bien clair que les notions de "personnes" en Dieu ont fort peu à voir avec notre idée de personne. Seul le Fils s'en rapproche un peu, et c'est ainsi que lui conviennent les textes védiques sur le Purusha, l'homme archétypal… Mais le Père, la source inatteignable… mais l'Esprit, l'insaisissable s'il en est un ? Cependant dire que le Père, que l'Esprit sont impersonnels n'a pas davantage de sens. Nos catégories du temps et du contingent ne s'appliquent pas à l'Être qui "est". L'Esprit est le Soi de Dieu, son âtman. Oui, il est sa shakti ; oui ! et aussi il ne l'est pas. Toutes nos notions sont un doigt qui indique une direction. Mais ni la lune ni Dieu ne sont au bout du doigt qui les montre. Ici plus que nulle part, est requis l'esprit de finesse. Rien ne peut se dire en vérité du Père, transcendant à tout ; rien ne peut se dire non plus de l'Esprit immanent à tout. Quoi que nous disions du Père, le placer en face-à-face de celui qui parle, du disant, évacuator : la place en dehors ; il en est de même de l'Esprit : il ne remplit plus tout, ni en la sphère de Dieu, ni en la sphère du créé. L'Esprit n'a pas de place et pas de forme car il les a toutes. Paix aux mânes de Descartes, sa logique ici n'a plus de place, pas plus que celle d'Euclide dans l'infiniment grand ou petit. Changement de niveau de conscience il faut, et non changement d'idées sur Dieu ou sur l'homme.
Je serai pour Noël au Shântivanam.»
Ici je fais une parenthèse. Je viens de lire dans la Documentation Catholique un discours du Pape à une audience générale au mois de novembre 90 où il a parlé sur la Trinité. J'ai lu particulièrement ce qu'il dit sur le Saint Esprit. Et en parlant du Père et du Fils, il dit évidemment qu'ils sont personnes par analogie, mais il dit que, trouver une analogie en tant que personne pour le Saint Esprit, on n'y arrive pas. En effet, ce que désigne l'Esprit, ce sont des choses de la nature, c'est le feu (les langues de feu), c'est le vent, la tempête, c'est l'eau, ou c'est du règne animal comme la colombe. Ceci pour dire que les réflexions du Père Le Saux ne sont pas tellement in-orthodoxes.
Dans la même lettre, il complète ce qu'il avait dit sur la "conscience divine".
- « Oui je demeure réticent à "conscience divine". Le mot de "conscience" est trop profané et donc trompe, autant que la notion de personne, quand attribué à l'Infini, à l'Absolu. La conscience divine n'a rien à faire avec quoi que ce soit que nous appelons "conscience". Dieu seul prend conscience de soi. Toute soi-disant conscience de Dieu que l'homme arrive à reconnaître en lui n'est que projection. L'Awareness du Soi est tout autre chose. J'ai toujours peur du mot "divin" ; il est si mal compris tandis que chacun croit bien l'entendre. C'est par fausse interprétation de "conscience divine" que les occidentaux affluent à Rishikesh en quête d'expériences, et que les hindous assiègent leurs gourous. »
EN 1968
Il m'écrit du Shântivanam en 1968 :
- « Je quitterai ce lieu le jour de la saint Benoît. Ce fut ce même jour en 1950 que j'y célébrai la première messe. Je reviendrai sans doute en passant. Mais bientôt Shântivanam passera sous la responsabilité du Père Griffiths. À Dieu vat ! »
À cette époque-là, dans toutes mes lettres, je lui demandais de traduire Prayer en français, et ce n'est qu'en 1971 que cela paraîtra sous le titre Éveil à Dieu – éveil à soi parce qu'il a dit : « je suis incapable de me traduire, il faut que je réécrive. » En anglais il y avait eu 8 ou 9 éditions.
Le 8 mars 1968 il m'écrit :
- « Je suis heureux que la brochure [Prayer] vous ait plu. Elle demeure très élémentaire, cependant, pour ceux qui comprennent, elle véhicule beaucoup de choses. L'essentiel était de faire passer aux chrétiens quelque chose du Réel en termes abordables. J'aurais écrit différemment m'adressant à des hindous. Des amis hindous m'ont reproché gentiment d'avoir mis en première page que la prière continuelle est l'appel-devoir des chrétiens. “Sûrement de tous” m'ont-ils dit. Pour une traduction éventuelle, j'attends les réactions de mon éditeur. Ce serait alors une traduction un peu gonflée.
Mais je suis occupé d'abord à réécrire à la troisième personne ce que j'ai appelé d'abord "Secrets de l'Inde". Quand ce sera prêt, je verrai à vous en envoyer une copie, du moins de la première partie, "Gnânânanda". On verra alors pour une publication éventuelle […].
Votre appréciation sur Guhântara m'intéresse. Pour moi c'est l'expression directe des premiers éblouissements. Plus tard, on verra la possibilité de remettre cela sur le chantier, cependant le goût est faible. À quoi bon d'écrire et écrire ! En quelques lignes tout est dit […]. Pour le moment je suis en train de travailler, presque officieusement, à une liturgie en sanskrit qui reprendrait les thèmes et les textes de la grande tradition. C'est passionnant. »
Son lieu de séjour permanent c'est l'ermitage de Gyansu à Uttarkâshi, au cœur des Himâlaya d'où il m'écrit.
- « Votre question sur le Dieu personnel, n'est-ce pas une fausse question et un essai de plus de mettre Dieu dans nos catégories ? Genre, nombre, personne, qu'est-ce que cela peut bien avoir à faire avec Dieu ? Elohim [= Dieu en hébreu] n'est-il pas un pluriel ? Je vous ai parlé autrefois de Dieu même. Demander si Dieu est personnel ou non, c'est l'aveu d'un aveugle qui demande si l'objet est rouge ou vert, alors que les couleurs ne sont pour lui que des mots. Dire que Dieu est personnel veut dire qu'il n'est pas une force aveugle… mais d'autre part, Dieu n'est certainement pas une personne et encore moins trois personnes au sens où vous, votre mari, votre fils sont des personnes. L'Évangile lui-même devient faux quand on le traite philosophiquement.
Dire que Dieu est ou non une personne vise avant tout à exclure les conséquences du contraire. Dieu est au-delà de toute notion. Tout ce qu'on en dit, ce sont des tremplins en vue de plonger. Le tremplin n'est pas le lac, mais le danger est toujours dans cette voie de vivre dans un univers mental de sa fabrication sous prétexte de vivre in spiritu. C'est ici que la réalisation évangélique qui englobe tout le réel ne permet pas à la réalisation védantine de demeurer dans les nuages. Il y a malheureusement dans l'Inde plus de réalisations spirituelles conceptuelles ou imaginatives que de réalisations en vérité et en esprit. C'est pourquoi on a peur de parler tant que l'auditeur ou le disciple n'est pas prêt intérieurement… »
Là vous avez l'explication pourquoi des jésuites comme le Père Dupuis sont passés à côté… parce qu'il estimait que son auditoire de jésuite n'était pas préparé pour entendre le fond de sa pensée.
- « …Seul le Fils a un visage compréhensible pour nous comme visage. Dans l'Évangile Dieu même est le Père de Jésus : “Qui me voit, voit le Père” dit Jésus. L'Esprit pas davantage n'est vu sinon dans le Fils. Et maintenant, ce n'est pas dans un souvenir que nous voyons le Fils, point n'est besoin de l'imaginer. En tout visage d'homme, en toute rencontre de créature, il est présent et il est au-delà de tout visage comme soi-même on est à soi-même au-delà de tout visage, de toute perception même intérieure. Ce n'est point cartésien, sans doute. Mais Dieu n'attendit point Descartes pour être fait sur modèle. Alors, tous ces noms de Dieu ? Excellent, mais toujours avec un sourire car c'est plus beaux encore… Neti, neti…
Que n'a-t-on fait de la Trinité ! Ce terme de "trois" ne pouvait venir à l'esprit des auteurs du Nouveau Testament ni des premiers Pères. On ne compte pas Dieu, et malgré toutes les précautions théologiques, les chrétiens d'Orient comme d'Occident en fait comptent Dieu. Alors ? Rien ne peut plus être dit ? Eh bien non ! Et alors seulement on peut commencer à parler.
Il y a le visage de Dieu dans la communauté ecclésiale et humaine, dans la communion au pain eucharistique unique, un rite où le sacramentum est repas et non une assistance dévote qui fait du rite un absolu. Et ce visage est le Fils en moi, en tous, en tout. Il y a l'au-delà, le plus profond de mon cœur, et au plus profond de mon cœur, la source, le Père en soi, inatteignable sinon par le Fils précisément ; et il y a la présence rayonnante, brûlante, rafraîchissante, transformante de l'Esprit lui-même au-delà de tout visage. Et pourtant, cette source et cette présence qui se manifestent par le visage, ne peuvent pas ne pas être déjà mystérieusement visages. Pas des forces impersonnelles, mais un don, un amour, un "ad" [vers]. Créateur, générateur et sauveur. »
Vous voyez qu'on retrouve dans ses lettres exactement ce qu'on retrouve dans ses livres. Et c'est intéressant parce que, si on recoupe les lettres que j'ai reçues, par exemple avec ce qu'il écrivait à sa sœur bénédictine : il lui parlait des mêmes choses mais avec des termes que la mère abbesse pouvait lire avant la petite sœur. Et quand il écrit à Panikkar c'est encore plus direct et ce sont toujours les mêmes questions qu'il a creusées pendant des années. On retrouve toujours les mêmes questions mais adaptées aux destinataires.
Et donc moi, je lui réponds sur ce terme de Dieu un et trine : « Votre dernière lettre m'a été droit au cœur, elle m'a apporté joie et paix. On ne compte pas Dieu comme vous dites. Tout le carcan des formules est étouffant. Un certain goût intérieur de cet ad créateur est beaucoup plus nourrissant. Cette fois je n'ai pas de questions à vous poser, je commence à dépasser le stade des scrupules dogmatiques, des formulations strictes et exclusives. Ce n'est pas facile de trouver la liberté intérieure. »
● Anecdote personnelle d'Odette Baümer à propos de la fabrication d'un mandala :
Tout ce qui était dogmatique et toutes les notions hindoues me faisaient difficulté. Comme je ne savais pas dessiner, j'ai pris des images pieuses anciennes, de valeur au point de vue artistique. J'ai commencé à découper, et j'ai fait l'extérieur d'un mandala. J'ai mis trois mois à le faire sans savoir ce que je faisais. Tous les soirs je travaillais au moins une heure à ça, à découper. Ce n'est qu'après que j'ai pu voir la symbolique. Par exemple, dans un coin il y a l'aveugle guéri, et dans l'autre la transfiguration ; au centre il y a l'Esprit et il y a une forme féminine découpée d'une image hindoue de Dieu comme mère. Au bout de trois mois mes problèmes étaient partis. Il a fallu que ça passe par le manuel.
Je pense ici au travail de l'argile [allusion au travail proposé par Graf Dürckheim[3]]. Ce n'est qu'à la fin que j'ai vu… Cela commençait par des flammes du Saint Esprit au sud et au nord ; et au nord c'est intéressant parce que c'était un extrait d'une vieille gravure d'une église romane allemande où le Saint Esprit est représenté sous forme d'espèce de tuyau d'orgue…
En arrivant à Gyansu, le 1er octobre 1968, il m'écrit.
- « … Cette vie régulièrement ici va être une nouvelle expérience. Je peux difficilement être cet acosmique dont j'ai parlé dans Gangotri [Cf. Une messe aux sources du Gange] au moins puissai-je être quelque chose.
… Je vous ai dit les espoirs et aussi les inquiétudes que donne la nouvelle génération de théologiens ici. Le problème le plus important actuellement est celui que pose à toutes les religions le besoin de dépassement, de vérité, de sincérité, qui caractérise le monde actuel. L'advaita est une chose merveilleuse en soi, hélas trop souvent on en fait une sorte de nouvelle et super religion, aussi insatisfaisante que toutes les formules que prétend dépasser cet advaita, et trop souvent aussi une indifférence aux vrais problèmes de l'homme. J'ai été frappé par l'article de Garaudy dans un des derniers Concilium[4] reçus. L'advaita qui est l'expérience supérieure du mens ne peut isoler l'homme et produire des groupes ésotériques. Acte suprême de l'homme, il ne peut couper le cordon ombilical. Il sort l'homme de soi pour lui faire atteindre sa plénitude d'homme. N'est-ce pas le sens profond de la résurrection ? Tout meurt mais tout renaît. L'advaita doit aboutir à l'intégration totale de tout l'homme et à l'intégration de chaque homme dans l'humanité totale. La religion est un service, non une fin en soi. »
Ceci est très important : tout ce qui est non-dualité, il ne faut pas croire que c'est ça qui écarte les hommes les uns des autres et qu'on se retire dans sa carapace intérieure. C'est exactement le contraire. En effet, si on a plus ou moins découvert – ou bien si on a reniflé comme un chien de chasse – dans quelle direction se trouvait le ciel, c'est alors qu'on découvre ce que nous avons tous de commun. Si nous n'avions pas tous en commun quelque chose, nous ne pourrions pas, moi jacasser et vous, écouter. Il y a quelque chose qui nous est commun : un langage intérieur qui passe par le silence, une question de nature… Nous sommes tous faits pareils même si la forme du nez n'est pas la même… Mais c'est par l'intérieur.
Et le Père Le Saux insistait énormément là-dessus, que cette expérience en profondeur n'est pas du tout s'enfermer dans une cage même si elle est vitrée. Non, c'est une ouverture totale.
En 1969
Ma lettre pour la Noël 68 contenait plusieurs questions, et notamment celle-ci : « La foi qui consiste à adhérer à des dogmes me paraît insuffisante. La foi sans le surrender – ce mot surrender a aussi en anglais le sens de "capitulation" : l'ennemi qui est vaincu se rend, s'abandonne et met son sort dans les mains du vainqueur ; cela dit beaucoup plus que "l'abandon de soi" en français – la foi sans le surrender, la transformation intérieure, ça ne me paraît pas sérieux. »
Il me répond le 23 janvier 69.
- « Vous me posez des questions théologiques ou plutôt ce que nous appelons ici des anti-prajñâ, c'est-à-dire des questions qui n'ont pas de solution au plan conceptuel. Oui, la foi comporte le surrender. C'est un acte d'adhésion au Christ. Quoi qu'il arrive : laisser sa maison, ses biens, en détail comme en gros. C'est justement l'oubli de cette foi – "abandon de soi total" qui a réduit l'Église à "formules + Écritures". À propos du mal et de la dualité, ce sont des questions qui n'ont pas de solution au plan conceptuel. »
- « La tension entre Vedanta et christianisme est insoluble. J'ai essayé d'en sortir dans Sagesse. Le dernier chapitre montre que je n'ai pas pu. Surtout parce que nous tentons, conceptuellement, du dehors de juger des expériences. “Qui pose la question ?” dirait Ramana. Le danger de tout ce qui est "mystique" c'est qu'on s'en enchante, qu'on en jouit, pour peu qu'on ait l'âme accordée à ce "beyond mind". Au sommet certes, le surrender est total, mais sur la voie ? Qui a encore quelque ahamkâra [égoïsme] ne devrait pas parler d'advaita. On ne compare ni le grégorien à Honegger, ni Mozart à la vîna [instrument indien à cordes]. Chaque chose est très belle, seulement de dessus on pourrait juger […]. Autrement on dit seulement son goût.
[Référence à ses livres] Tout est biographie et rien ne l'est, tout vient de l'expérience de cette tension, mais tout a été repensé par le mind [esprit], dans le halo d'une double culture. Le "Je" naturellement est littéraire. Qui a le droit de dire "Je" quand il parle de l'advaita ? »
Quelques mois plus tard, sa lettre est expédiée d'Indore où il était allé se faire faire une opération à l'hôpital. Il répond à ma question concernant la rédemption par le sang du Christ. Je lui avais écrit : « Faudrait-il dire que la théologie de l'incarnation-rédemption est terriblement dépendante du concept juif de sacrifice sanglant ? » Il répond :
- « Je suis sûr qu'une théologie chrétienne indienne parlera en orbite de l'expérience spirituelle advaitine [la prise de conscience de l'être] au travers et dans le silence de l'ego. »
Remarquez ici, c'est très important, ce n'est pas seulement le vide – « Mon ego, pof, je le mets par terre. » Non ! L'ego nous sert à aller plus loin et à aller en profondeur. C'est au travers de l'ego et dans le silence de l'ego… mais l'ego en tant qu'ego n'est pas détruit. En effet, si nous n'avions plus d'ego, au niveau de la vie concrète de tous les jours, nous ne pourrions plus vivre ! Et ça, c'est une nuance psychologique qui est très fine, et qui sort de l'expérience. Il ne faut pas dire : « Je tue mon ego », ça, c'est de la blague ! Mais au travers de cet ego, il faut le faire se tenir tranquille et pouvoir le reprendre quand on en a besoin. Parce que si d'ici deux heures j'ai trop soif, je dirai : « J'ai soif » et je retrouverai mon ego automatiquement. Si je ne le retrouvais pas, je deviendrais un cadavre déshydraté !
Alors ça, c'était une des grandes questions. En effet la "rédemption par le sang", c'est ce que nous voyons dans tout l'Ancien Testament avec ces hécatombes de bêtes à Jérusalem, ces égorgements de bœufs à n'en plus finir. Et c'est une alliance sanglante. Il répond :
- « La prise de conscience de l'être au lieu de l'alliance sanglante juive et de l'eidos (le concept hellénique) trouvera d'autres formules pour exprimer le mystère humano-divin. »
Et c'est exactement ce que les théologiens asiatiques maintenant essayent de faire comme je vous l'ai lu hier. Ils ne veulent plus penser dans des catégories qui leur sont étrangères, qu'elles soient cartésienne, hégélienne, kantienne… Leurs catégories ont des nuances que nous n'avons pas et il y a des nuances qu'eux ne peuvent pas comprendre que nous ayions. Ici le christianisme veut être universel, il faut qu'il renaisse sur place, depuis la source indienne, depuis la source bouddhiste… et reprendre l'essentiel du mystère de ce que Jésus est venu dire, mais le mettre dans une phraséologie et dans des catégories philosophiques et intellectuelles compréhensibles pour les gens de ces pays.
Et Le Saux ajoute :
- « Mais ce bond en avant est inéluctable. Et la sagesse est… Je crois que tout en demeurant à l'avant du peloton dans une course cycliste, il ne faut pas décoller trop vite. Il y a partout beaucoup d'Athéniens désireux de savoir, mais, qui est désireux d'être ? »
Pendant toutes les années, jusqu'à la fin des années soixante, le Père Le Saux était un solitaire dont on se méfiait. Mais à partir du séminaire de Bangalore[5] (1er-25 mai 1969) qui est en quelque sorte le 1er concile de l'Inde, séminaire où il a joué un rôle très important, il a vraiment été reconnu comme un des pionniers d'un renouveau de l'Église suivant les directives du concile Vatican II.
Peu après il m'écrit :
- « Vous avez lu dans les Informations Catholiques Internationales de juin un excellent compte-rendu du séminaire de Bangalore. Un bel éveil de l'Église. On s'est bien rendu compte que notre position, comme au concile, est plus vocale que nombreuse…»
- « J'ai plusieurs articles en chantier pour l'Inde […]. Je me trouve vraiment coincé entre l'appel au non-faire de mes voisins sâdhous dans ces montagnes de l'Himâlaya, d'autre part l'appel d'écrire, de témoigner qui m'est lancé par tant d'amis chrétiens. Cette vie de compromis n'est pas de tout repos, mais ce compromis lui-même doit devenir unité. »
puis il reprend une lettre antérieure.
- « Vous n'aviez pas de question de votre dernière lettre. Cela me fait plaisir. Auriez-vous découvert le point où tous les nœuds sont tranchés [ce sont les nœuds du cœur, les nœuds de l'ignorance], tous les doutes sont dispersés comme dit l'Upanishad. Quand on a reconnu celui qui est en même temps à part et au-dedans de tout…
Chaque jour je commence ma messe solitaire par des mantras védiques : appel à la terre, aux éléments – au feu, à l'eau – à l'espace infini, appel au Purusha, adoration au Purusha sous la forme du Christ. »
« Je m'inquiète d'écrire. Le mystère intérieur quand il passe en mots est trop… En forme de rêve ou d'abstraction. »
[Alors il parle de nouveau de l'éveil et de la non-dualité.]
« Les vieux rishis [les sages de l'Inde] mettaient en garde contre la transmission de l'enseignement suprême de la non dualité à qui n'est pas préparé. Le repas qui peut fortifier un homme sain, peut tuer un malade. À nouveau le problème est d'éveiller. L'éveil est toujours indirect : un cri, un son, un toucher brutal. Nul n'éveille qui que ce soit. On ne peut que provoquer l'éveil. Nul ne s'éveille que de soi-même [même si le réveil fait tic-tac, c'est l'occasion pour vous de vous éveiller, mais ce n'est pas le réveil qui vous réveille]. Et pourtant, sans cet éveil au fond, l'Église ne peut pas sortir de sa crise. Si l'ermite n'a pas le cœur grand comme le monde, c'est en soi qu'il cherche, c'est soi qu'il cherche et non la solitude du seul. Paradoxe, oui, que le christianisme a mis en pleine lumière : le paradoxe vivant depuis le Christ et qui demeure au fond de l'être pensant. La délivrance en nous de ce Purusha couleur d'or en qui seul nous passons à l'autre rive.
Je vous souhaite de tout cœur ce passage à l'autre rive : cette autre rive que nul jamais ne quitta. »
Le 24 août il m'écrit :
- « Je suis occupé par des articles […] Où est la belle liberté du sannyâsi qui n'a jamais aucune obligation que ce soit, la liberté merveilleuse des enfants de Dieu ? C'est dans cette méditation au-delà de tout problème que se trouvera seulement la solution à tous les problèmes.
Les Upanishads sont merveilleuses. Cependant leur cadre de pensée est encore plus inintelligible pour le XXe siècle que celui de la Torah ! Tout cela devrait être redit à neuf par un Maître. Mais les soi-disant maîtres hindous de l'heure sont tellement ou bien spéculatifs ou bien émotionnels ! J'ai eu la grâce de rencontrer Ramana et Gnânânanda […] c'est à leurs pieds vraiment que j'ai compris quelque chose aux Upanishads. Il faudrait un maître […] qui aura passé par – mais dépassé – la bouleversante confrontation de l'Évangile (je ne dis même pas de l'Église) et de l'expérience védantine. »
EN 1970
En 1910 sa correspondance avec moi est surtout faite de toutes les tractations pour les éditions de ses livres.
Je lui avais posé une autre question : « Quelle est la différence entre la foi et l'expérience ? En effet tout l'Orient parle de l'expérience : “il faut avoir l'expérience spirituelle… la foi ne suffit pas (au sens de croire avec des définitions bien claires)” », et il répond :
- « La question foi/expérience est trop importante pour quelques lignes. Il faudrait une grande lettre que je ne pourrais poster que dans la plaine. Mais la vraie foi n'est-elle pas expérience déjà ? “Tu ne me connaitrais pas si tu… ” L'expérience mystique "sentie insensiblement" me semble être la simple explicitation de l'expérience ténébreuse de la foi : c'est quand l'âme (l'être) atteint à soi, à un niveau supérieur ou plus profond. Et il y a une progression infinie à partir de ce niveau inférieur : l'expérience de foi est sentie de façon nouvelle. – [Donc pour lui, l'expérience est toujours là, mais à des niveaux différents.] – Elle est présente déjà en tout surrender réel et total de soi à Dieu. Mais tant que l'âme vit au niveau du pur mental, elle n'a pas les yeux qui pourraient illuminer cette expérience de foi. Dans l'atteinte à un nouveau niveau mental, il y a éveil : éveil successif, mais éveil à ce qui est déjà. Et c'est le surrender [l'abandon], l'acceptation d'un au-delà de soi qui réalise la conversion intime. Et c'est la manifestation dans la vie, dans la conduite (behaviour) de cette conversion qui est le signe de la valeur réelle de l'expérience. »
Donc voyez que Le Saux est extrêmement pratique : le chrétien ou l'hindou qui commence à raconter qu'il a été au quatrième ciel et qu'il en est descendu depuis, si sa conduite n'est pas en rapport avec son expérience, s'il parle de charité et qu'il n'est pas charitable avec son voisin, cela n'a pas de valeur.
Ensuite il y avait toute une discussion au sujet de Swedenborg, un mystique suédois qui a une certaine explication de la Trinité.
Par ailleurs je l'avais mis en rapport avec des amis qui voulaient traduire en allemand Éveil à soi, éveil à Dieu, un couple de philosophes.
- « Comme je viens de l'écrire à vos amis d'Allemagne, nous cherchons à comprendre rationnellement ce que la raison est incapable d'étreindre dans la sphère qui lui est propre. Ni l'expérience d'advaita, ni l'expérience vraie du Je-Tu ne sont au niveau des notions. L'expérience est supra-notionnelle. Le malheur est que la sagesse de l'Inde est couramment comprise en Europe comme quelque chose d'en deçà de la notion : les vagues, les effluves de l'inconscient. D'un autre côté, on ne peut en parler que par symboles. Nous ne pouvons saisir directement que ce qui est à notre niveau, sur notre plan actuel. Notre contact avec l'au-delà, c'est la pure expérience du "Je suis". C'est le pont vers l'immortalité, c'est le pont qui relie ce monde à l'autre. Mais rien de passager ne passe à travers ce pont. »
Voici le texte de l'Upanishad :
- « Cet âtman est un pont (une digue) qui sépare les mondes. Ce pont, les jours et les nuits ne le franchissent pas, ni la vieillesse, ni la mort, ni la souffrance, ni les bonnes actions, ni les mauvaises. En s’y heurtant tous les péchés reculent ; car ce monde de brahman [de l'absolue Réalité] est affranchi du péché. C’est pourquoi, en vérité, en traversant ce pont, l’aveugle devient clairvoyant, le blessé est guéri, le malade bien portant. C’est pourquoi, en vérité, la nuit, à qui traverse ce pont, se mue en jour. Car le monde de brahman est, une fois pour toutes, lumineux. » (Chândogya-Upanishad, VIII, 4, 1-2),
Et Le Saux revient toujours sur la question de la Trinité :
- « Sur la Trinité, votre citation de Swedenborg, c'est une des façons rationnelles d'aborder le problème. La Trinité c'est avant tout pour moi le mystère en soi complémentaire de l'advaita [de la non-dualité] du face-à-face. L'accès au moi dans l'advaita de l'esprit est réciproquement indivisiblement : il n'y a pas les trois là et moi ici. Il n'y a rien en face des trois. Tout se passe, le temps et l'éternel, aussi bien au sein de l'unique mystère. Si je suis, c'est là seulement. C'est au fond de l'unique expérience réelle possible, celle du "Je suis" que je me découvre fils en me découvrant. Mais c'est la foi seulement qui me révèle ce nom. Je suis l'unique monogène [l'unique engendré] et celui qui fait l'expérience est aussi unique [chacun de nous est unique]. Que les théologiens chrétiens et hindous dissertent, mais qui sait sait, mais ne sait pas l'exprimer. Au revoir. À vous et à votre mari mon vœu de découvrir ce savoir. »
Je fais ici une remarque importante. Il dit qu'il ne faut pas s'arrêter aux notions et aux concepts, mais il dit aussi :
- « Sans doute, l'idée du dedans [les concepts] est une voie d'accès indispensable pour l'Occidental et pour l'Oriental occidental également. Cependant il faut dépasser cela comme le tison que l'on jette après avoir allumé le feu, ou le radeau des Upanishads qu'on abandonne une fois qu'on a atteint la rive. Mais il arrive un moment où on doit refuser d'essayer de comprendre, ce qui ne veut pas dire qu'on resterait sur des positions antérieures intellectuellement. C'est toute sécurité, même intellectuelle, qu'il faut avoir le courage d'abandonner, et même l'effort inconscient pour découvrir cette sécurité quelque part. La solution du problème de "sagesse hindoue"/"christianisme" n'est que là : qui aura accepté de vivre cette nuit sera peut-être capable un jour d'aider ses frères et de proposer des formules pour la vie courante. »
Il récuse encore une fois lui-même d'avoir fait une synthèse et d'avoir pu expliquer au niveau intellectuel en disant « l'advaita c'est vrai parce que : 1° 2° 3°… ou la Trinité c'est ça : 1° 2° 3°...» Et ça c'est très important parce qu'il a répété aussi dans son Journal :
- « Si jamais un théologien lit ce que j'écris, qu'il ne prenne pas cela pour des choses définitives. Ce sont des vecteurs de recherche libre. »
Le Père Le Saux n'est vraiment pas quelqu'un à imiter, c'est une invitation à chacun de nous à nous dépasser, nous, au point où nous en sommes, et à savoir qu'on n'est pas arrivé au bout, même si on est très malin, même si on a des doctorats, même si au point de vue théologique on est un sommet. Ne pas penser qu'il y a une imitation. Des gens comme Le Saux ou Monchanin sont des pionniers, ce ne sont pas des gens qu'on peut imiter. Et même j'ajouterai : "imitation de Jésus-Christ" ça n'existe pas, on ne peut pas imiter ou sinon c'est faire le singe.
Dans sa lettre du 5 décembre 1970 ce sont les mêmes questions qui reviennent.
- « La confrontation christianisme/vedanta est au centre de ma vie depuis les grottes d'Arunâchala. L'expérience chrétienne qui a réussi tant bien que mal à passer sous les fourches caudines du judaïsme et de l'hellénisme, sera-t-elle capable de s'exprimer à partir de l'expérience advaitine sans se diluer ? Dans Sagesse j'ai essayé une voie méditative dans le cadre de la théologie classique. le dernier chapitre montre que le problème demeure entier. Le mieux est encore, je pense, de tenir même si en tension extrême, ces deux formes d'une unique foi jusqu'à ce qu'apparaisse l'aurore. Car advaita et théologie sont à deux niveaux différents. L'assurance hautaine des advaitins philosophes est aussi vide que celle des théologiens. Un vrai advaitin de mes amis eut le mois dernier une bouleversante vision du Christ, pieds sur terre, bras et tête dépassant les cieux, repliant les bras "as if he told me". J'attends de rencontrer cet ami pour en parler avec lui. Comme je l'ai dit sans doute dans ma précédente lettre, je crois qu'il faut insister sur l'expérience de Paul, Augustin, Luther, que le salut n'est pas dans l'acte mais dans la foi – cette foi dans son point central, l'éveil même du fond de l'âme à cet Absolu qu'on peut appeler Brahman ou qu'on peut appeler Dieu… »
Pour lui il n'y avait que "la" foi, celle qui va au-delà de l'intellect, qui va dans le mystère. Et c'est aussi un des points importants à l'heure actuelle : réviser notre vocabulaire. Nous avons un vocabulaire qui est usé, il est pelé, il ne touche plus, il n'a plus d'impact. Par exemple quand on parle du "mystère", qu'on soit chrétien ou qu'on ne le soit pas, on comprend qu'il s'agit d'un mystère intérieur : tout le monde sait qu'on a un mystère à l'intérieur de soi qu'on ne connaît pas. Et la question de vocabulaire est assez importante, c'est ce qu'il veut dire en parlant de cette "unique foi" qui peut s'exprimer dans différents vocabulaires, prendre différentes formes.
- « …Une symbolique chrétienne peut-elle jaillir de l'anubhâva [l'expérience upanishadique] l'expérience ? Toute la systématisation judéo-grecque-romaine du christianisme y explosera. »
C'est exactement ce que veulent faire les théologiens aujourd'hui, faire exploser les cadres occidentaux dans lesquelles on leur a présenté le christianisme. C'est un problème en Asie où il y a tout un passé philosophique et c'est aussi un problème en Afrique où il y a tout un passé qui est différent, et aussi en Amérique du Sud. On ne peut pas importer le christianisme uniquement avec la forme occidentale que nous comprenons. Ici en France tout le monde sait qui est Descartes mais déjà, allez en Allemagne… Donc déjà pour ça, il est important de se rendre compte qu'un hindou pensera beaucoup plus facilement dans les termes de Shankara.
► Est-ce que ce n'est pas aussi une histoire de comportement ? En Afrique par exemple c'est la solidarité qui prime alors que les Occidentaux sont plus individualistes.
O B : Oui… mais je ne connais pas l'Afrique.
Au point de vue philosophique de l'Inde et du bouddhisme, il y a une notion tout à fait importante, c'est que tout est interrelated, relié et en relation. Nous sommes tous en relation les uns avec les autres et en relation avec tout.
[O. Baumer montre son pull] : il a bien fallu un mouton pour la laine, quelqu'un qui l'a récoltée… jusqu'à celui qui a fait le pull ; pour le pain que nous mangeons, c'est la même chose… Nous sommes entièrement reliés les uns aux autres, nous sommes tributaires d'un médecin et de la pharmacie si nous sommes malades, et nous sommes tributaires du temps, de la lune, du soleil et des étoiles. Donc au point de vue philosophique il y a une solidarité totale.
En Afrique aussi il y a une solidarité totale avec la nature. Mais déjà en Inde, il y a cette vénération de la vache qui est un symbole animal – respect de cet animal qui fournit d'abord le lait (qui est un symbole maternel) et aussi ce qui reste de ce qu'elle a mangé : on le fait sécher, on se chauffe avec… On respecte la vie dans cette bête.
Chez nous aussi la colombe est un symbole animal. Quand vous voyez une colombe sur le toit d'une chaire à prêcher, c'est toujours le Saint Esprit qui plane. Une colombe, cela évoque pour nous l'Esprit Saint, et c'est très beau de voir le Saint Esprit comme un oiseau. C'est quelque chose qui vole, qui n'est pas collé à la terre et qui peut très bien marcher – les uns marchent, d'autre sautillent mais c'est toujours pour avancer.
Une de nos difficultés c'est que nous n'avons plus le contact avec la nature, avec le feu, la lumière en général, même si au point de vue social nous sommes plus reliés.
En Inde ce qui joue, c'est certainement la loi du karma. Ça a du bon et ça a du mauvais. Je peux me dire : « J'ai une vie de chien parce que j'ai été une rosse dans la vie précédente, alors maintenant je supporte ma vie de chien et je vais tâcher de la vivre le mieux possible pour qu'après j'ai une vie de chien de luxe peut-être. » Mais ça peut être aussi l'autre côté si je suis devant un malheureux : « Vous n'avez pas de sous, je regrette, moi j'en ai, c'est votre mauvais karma, tant pis pour vous ; moi j'ai un bon karma, j'ai des sous, tant mieux, je les garde », ça c'est le mauvais côté.
Mais il y a une partie du karma qui certainement aide les gens à vivre, c'est ce qui fait que dans des pays aussi pauvres que l'Inde, vous avez des gens qui ont l'air heureux, qui vivent leur vie et acceptent la réalité au jour le jour. Mais ce qui leur manque – car chaque religion a quelque chose à apporter aux autres – c'est l'amour du prochain en dehors de toute affaire de karma. Cette question du partage, ça c'est vraiment chrétien, et c'est ça que nous avons à apporter en Orient. Mais eux ont à nous donner cette question d'être inter-reliés et aussi la question d'immanence : nous ne sommes plus conscients en Occident de cette merveille de la présence de Dieu en nous et de la présence de Dieu en tout. Nous sommes dans le transcendant, nous avons établi un trône pour Dieu dans les cieux, alors qu'eux ont l'avantage d'avoir plusieurs dieux en mythologie. C'est comme chez nous les saints : vous êtes plus attiré par saint Ignace de Loyola ou par saint Jean de la Croix, et là on peut faire son choix, on peut choisir le dieu qui nous convient le mieux. Vous pouvez avoir plus besoin de dévotion que de vous faire travailler la cervelle ou bien avoir l'esprit de sagesse – en Inde il y a la dévotion (la bakhti) – mais ce qui est merveilleux c'est qu'ils savent très bien que tous leurs dieux ne sont pas définitifs. N'oubliez pas qu'à la fin d'un éon, d'une période de création, tous les dieux s'endorment comme tous les êtres. Il n'y a que Brahman - ce qui est l'Absolu - qui ne change pas. Tous les dieux sont donc provisoires, et il y a une différence entre les dieux et l'Absolu. L'Absolu se manifeste à votre niveau par les dieux car ceux-ci sont accessibles : Shiva, Vishnou… et il y a les mythes. Nous avons perdu aussi le sens des mythes, mais aujourd'hui avec le changement de paradigme et tout ce qui se passe dans le New Age, avec le verseau… nous retrouvons le sens du mythe. Un mythe n'est pas une histoire qui n'est pas vraie, c'est une certaine manière d'expliquer sous une histoire une très grande réalité qui est au-delà de la compréhension intellectuelle.
Par exemple l'histoire de la colonne de feu d'Arunâchala[6], c'est évidemment un mythe. Or si on vous dit la vérité métaphysique : “Cela n'a ni fin ni commencement” et qu'on vous l'explique philosophiquement, vous n'allez pas la comprendre ; mais si on vous dit que la colonne de feu n'a ni fin ni commencement, vous voyez tout de suite la flamme, c'est un symbole qui vous parle. C'est bien un mythe mais c'est l'expression d'une vérité métaphysique sous une forme facile à comprendre.
Je vais vous lire une lettre en entier. En octobre 70 j'avais posé la question suivante : « Si l'expérience spirituelle comme vous dites est simplement un effet, une prise de conscience d'une réalité existentielle, quel est le rôle de l'amour dans tout ça ? » Il répond le 20 novembre 1970 :
- «OM ! J'ai reçu votre lettre avant-hier, je vais tâcher d'y répondre. Le soleil est brillant, mais froid. Dix heures du matin. Les carreaux sont choses inconnus dans nos montagnes, il faut ouvrir la porte et le vent entre avec le soleil. C'est ici qu'on réalise la paresse sénile de l'organisme [il n'avait que 60 ans]. J'ai l'impression qu'en Europe bien plus encore qu'ici, on utilise ces textes ou réflexions d'ici [les Upanishads] pour sa propre satisfaction intellectuelle, et qu'on manque ainsi de la plus urgente qualification pour les entendre, c'est-à-dire le mumukshutva, "vouloir se convertir" en termes chrétiens, ce qui me donnerait la nausée en face de ces auditoires d'Occident qui courent vers les swamis pour se distraire comme les Athéniens de Paul à l'Aéropage.
Éveil ? Je suis depuis des semaines plongées dans les commentaires de Shankara. Que dire d'autre sinon que l'éveil n'est causé par rien et ne cause rien : la cloche provoque des réactions psycho-nerveuses mais l'éveil, cette lumière de présence, n'est pas causé par le son de la cloche. "C'est", tout simplement. Et cela ne cause pas davantage les choses présentes. Présence non duelle à ce qui est. L'amour antécédent à l'éveil, c'est comme la cloche, ça retire l'obstacle.
À ce propos il y a une jolie histoire pouranique.
Vishnou [c'est le dieu qui soutient la création] faisait le fier appuyé sur son arc [c'est l'un de ses symboles] et narguait les autres dieux. Ceux-ci s'énervèrent et envoyèrent des termites ronger la corde de l'arc. La flèche partit et coupa la tête de Vishnou. Mais on se demanda : est-ce que ce sont les termites qui ont tué Vishnou ?
L'amour subséquent, lui, n'est pas autre chose que l'éveil lui-même. C'est la présence qui illumine tout et tous. L'amour de non-dualité [donc qui n'a plus de face-à-face], qui ne se sent plus comme amour, est d'une pureté totale. Le soleil pense-t-il qu'il donne la vie ? il est cette vie, ce prana. Pour parler en termes chrétiens, la justification par la foi chez Paul ou Augustin ou Luther où nul acte ne me rend fils de Dieu, je le suis ab initio, d'un don absolument gratuit qui est l'être même de Dieu, sa manifestation, acte de pure gratuité de l'infinie liberté de "Celui qui est", acte éternel qui se manifeste dans le temps, en fin des temps, dans la plénitude des temps ; bien plus qui fait être le temps, car il est faux de penser que l'éternel est encore le temps – problème annexe de la foi – au sens vrai qui est cet éveil même, la foi est une conversion. La foi : un éveil à ce qui n'est pas apparent parce qu'elle n'est qu'un passage (une pâque) à l'autre monde, à l'autre rive ; foi qui est satori, illumination. Dès son initiement, éveil où tout le champ de la conscience est pris, où tout l'objectal est dépassé, ce jaillissement d'éveil où l'amour n'est plus analysé en données reçues, où l'ananda [la béatitude] ne peut même plus être ressentie car, "qui" la sentirait ? Pour la sentir, il faudrait la porter ; pour voir mon œil, il me faudrait l'extraire et donc le perdre.
Je viens justement de recevoir le dernier paquet de revues de Rome. Cela m'aide tant à éviter l'évasion dans un advaita mythique ou un solipsisme… mais que cela sonne creux !
Qui comprend que seul un nouveau niveau d'awareness [prise de conscience], d'Éveil, sauvera religion et culture de la crise envahissante. Mais nul pratiquement n'est prêt à cet Éveil. Là sans doute le rôle de l'amour, le termite qui ronge l'égoïsme, et pour cela l'Évangile, libéré quand besoin est de ses oripeaux, est de valeur unique. Sa mise en pratique doit éveiller chacun à l'awareness d'être a Deo, en communion avec chaque être pensant et au-delà, chaque être, alors comme dit saint Benoît à la fin du chapitre 7 [de sa Règle], ce qui était devoir devient nature, - sahaja, "l'état naturel" disait Ramana.
OM ! Que dire d'autre ? C'est tellement fin.
Je ne pense plus écrire aucun livre, sauf peut-être quelques bleuettes pour tenir en alerte les chrétiens d'ici éventuellement. Lorsqu'on a compris que l'objectal devait être transcendé, qu'est-ce qui reste pour spéculer et méditer ? OM ! Abhishiktânanda. »
Une autre lettre envoyée le 23 décembre 1970.
- « … le froid aidant qui me met en état d'hibernation et aussi, par extraordinaire, je n'ai pas de travail urgent. J'ai vécu depuis un mois ici l'ascèse très forte du moment présent : pas demain, pas tout à l'heure, pas de problème pratique ou théologique à résoudre mais simplement être là. C'est justement ce que font mes voisins, libres de tout, insouciants de tout. Pas de présent, ni de passé, ni d'avenir. L'au-delà des trois temps comme dit du OM la Mundaka Upanishad. Quelle ascèse pour un occidental ! Et comme la demande occidentale pour du compris ou du senti est à côté. Tout est si simple ! On comprend la voie d'abandon total du disciple au gourou. Seule la sortie totale de soi donne accès aux trois. Plus je vais, plus je sens comme tout se ramène à la conversion de l'Évangile. Au-delà et à travers et par-delà toutes les voies. Le danger est de faire de l'ésotérisme, la sagesse du karma yoga… tout cela. J'ai de moins en moins envie de quitter ma montagne. […]
En vous lisant je me disais que nous étions comme en train de jouer au tennis, nous renvoyant sans arrêt la balle. Si nous nous rencontrions jamais, quelles étincelles cela ferait ! […] Cependant, bien que je ne me rappelle pas les termes, je croyais en avoir dit beaucoup plus dans ma lettre que vous ne semblez y avoir lu, je veux dire, le sentiment de mon impuissance à aller au-delà des réflexions déjà faites [dans les livres et lettres] sans que le christianisme explose…J. Monchanin, dans sa dernière année, devenait de plus en plus sceptique sur la possibilité d'harmonie entre Vedanta et christianisme ; et, par crainte de voir à nouveau se dissiper une foi péniblement recouvrée sur son rationalisme hellène, préférait renoncer au Vedanta. E pur si muove ![7] ou plutôt cela tient, inébranlable comme Arunâchala.
Il faudrait reprendre tout le sujet à partir de l'expérience vedantine, et non – comme je l'ai fait ou plutôt écrit – à partir de la "foi chrétienne" et de sa "symbolisation conciliaire" ; comme une sorte d'hypothèse qu'on mène jusqu'au bout. En fait, j'ai souvent écrit mes réflexions là-dessus, et j'ai des cahiers pleins de notes rédigées, mélangées de grec, de sanskrit et illisibles. Écrire sur le sujet au moins des draft [brouillons], j'avoue que je ne m'en sens pas la force actuellement. Je suis très vite à bout quand je me concentre, et cet hiver m'abat, tout comme la saison des pluies le fit il y a cinq mois. Plus tard, on verra, mais soyez sûre que pour moi, c'est le sujet essentiel, bien qu'aux Indes, il n'y ait pas une demi-douzaine de chrétiens capables de le sentir et d'oser le regarder en face. Que voulez-vous ? Dans l'éblouissement que dissipe tous contours, quelle place demeure-t-il pour une "symbolique" quelle qu'elle soit ?
Pour calmer un peu votre impatience là-dessus quand même, je vous envoie quelques essais écrits cette année, les numéros 29 et 33 surtout posent quelques jalons dans cette ligne. J'y joins une brochure horriblement imprimée qui est parue cet été.
Je viens de relire Arunâchala pour l'envoyer à quelqu'un. Le style en est très faible ; si vous l'éditez un jour, il ne faudra pas avoir peur d'en réécrire des pages entières. Et puis j'ai l'impression que c'est tellement personnel que cela ne devrait pas être publié "me vivente". Cette confrontation christianisme-vedanta est au centre de ma vie depuis les grottes d'Arunâchala. La première expression en fut le Guhântara que vous n'appréciâtes pas, plus tard le Bhairava et l'Autre Rive [Cf. Initiation]. L'intuition qui s'explicita dans Sagesse vint vers 1960 ; mais plus j'allais, plus il devenait impossible de supporter cette contention, de maintenir cette vision profonde (rien de physique, rien de psychique, tenez, comme un compte à rebours d'une tension extrême). Mon Gnânânanda est entièrement vrai, je ne m'y superpose pas au maître. »
EN 1971
Fin janvier il rencontre le Père Shigeto Oshida. Celui-ci fait une courte initiation au zen au Jyotiniketan puis Le Saux l'emmène voir des amis et des lieux sacrés. Il en parle dans sa lettre du 31 janvier 1971.
- « Ici rencontre cette semaine d'un dominicain japonais qui a établi à la campagne un petit âshram à la façon des maîtres zen. Il avait déjà pratiqué le zen dans sa jeunesse bouddhiste. Quelle différence d'être initié au zazen par un maître qui le pratique journellement, ou bien de lire des livres ! Mêmes problèmes théologiques et paradoxes que nous ici. Libre de toutes formules, il est chrétien existentiellement à une profondeur combien plus réelle que celle atteinte par les rites et les symboles. Mais quand il s'agit de définir en quoi et pourquoi il est chrétien, il est impossible de cerner cette réalité – les explications sont toutes fuyantes. Celui-là seulement qui a atteint le "fond" comprend celui qui parle du "fond". Un sourire, une liberté qu'interpréteront de travers ceux qui ne savent pas. »
Le 18 avril, il me parle de ses chantiers.
- « … J'ai pris l'habitude de penser sur "les ailes" de n'importe quel mythe, pris uniquement comme point d'appui, comme l'air pour l'avion ; il n'a d'autre valeur que de préparer l'éveil un peu plus loin. Mais comme la traduction de Sagesse le montre, il ne faut pas écrire à trop de distance du contexte mental du lecteur, sous peine d'être mal compris… J'ai en fait quelques pages non encore rédigées sur le rôle des théologoumena, sur Jésus Sauveur, sur Jésus Révélateur de Dieu, Jésus Fils de Dieu, qui répondraient à plusieurs de vos questions, mais il me faudra des mois avant que cela ne puisse être mis au point. Je vais avoir une année chargée. Je vais être absent presque tout mai, d'abord pour un séminaire à Poona, pour les Indologistes catholiques avec le propos de préparer études et publications de théologie et spiritualité, je dirais, indo-chrétiennes. L'idée excellente, mais le plan proposé lamentable. Sans doute il sera cependant possible d'amorcer quelque chose. »
Un peu plus tard je lui ai envoyé une reproduction d'une icône de la Trinité dans laquelle le Saint Esprit est représenté sous une forme féminine. Aussi il me répond le 28 juin :
- « … Merci pour l'image du Saint Esprit. Justement à Poona nous avions discuté de certains textes qui, partant de l'Esprit féminin, conduisaient à la famille divine, idée totalement fausse. Quelqu'un fit remarquer que la shakti est épouse mais non mère. Quand Dieu est adoré en Mère, tout principe masculin a disparu de la pensée. L'image est très belle, mais je ne vois pas pour le moment quelle théologie en tirer. Je crois que c'est bien plus profondément qu'il faudrait rénover la théologie trinitaire.
Oui, je continue à écrire mes réflexions qui pourront déboucher un jour en articles, mais pas cette année, trop de travail avec l'édition. Cependant je me demande si ma pensée est dans le vrai. Surtout il est certain que l'expérience advaitine fournit à la crise actuelle une dimension de réflexion qui renouvelle tout le problème. Cependant il est dangereux de formuler les conclusions auxquelles mène l'advaita avant que cette expérience ne soit sentie, autrement ce serait apporter de l'eau au moulin du pire sécularisme. »
Après, il y a toute l'histoire de Marc, j'en ai déjà parlé hier.
En 1972
Par ailleurs il est parfois obligé de s'occuper de sa santé. À l'été 72 il va faire un check up dans une clinique à Indore et on lui conseille de se faire opérer immédiatement des hémorroïdes.
- « Ce rappel aux réalités les plus vulgaires du corps humain est un merveilleux contrepoids au risque de "haute gnose" du milieu dans lequel je vis souvent. Le Seigneur est partout. Tout est Brahman, autant le point de douleur qui vous arrache toute votre attention que le silence des facultés ! Tout est grâce.
… J'avoue que je suis très peu concerné une fois que les livres sont sur le marché. Ce n'est plus mon affaire. Il semble cependant que l'édition londonienne [de Prayer] s'est fort bien vendue. […] Gnânânanda va paraître en anglais l'an prochain, on fait la traduction à Jérusalem […]. L'article sur les Upanishads ? Je ne sais quand j'aurai temps et force pour le mettre au point. Je vais encore être fort distrait pendant tout cet hiver. Il faut être dans une mood très spéciale pour faire cela. Et je sais tant que le message est si rarement compris. Qui accepte l'air pur ? l'eau pure ? le dépouillement de toute saveur ? De l'expérience si simple on fait une gnose, une abstraction. Et Brahman a fui, et on n'en sait rien ! »
À la mi-septembre il quitte l'hôpital et retourne à Rajpur avec Marc qui est revenu d'un pèlerinage au Cachemire. Sa convalescence est longue et il ne peut retourner à Gyansu. Il en profite pour étudier avec Marc, en particulier l'Évangile de saint Jean et la Gita comme il le dit dans sa lettre du 4 octobre :
- « …Je crains qu'une nouvelle intervention chirurgicale ne soit nécessaire après quelques semaines. Rien de grave, mais c'est pénible et surtout extrêmement ennuyeux et inconfortable. Occasion de vivre l'advaita tant chanté ! Je suis dans ma troisième semaine sur la Gita avec Marc. Tout de même, que c'est loin des Upanishads ! On y sent certes le même vecteur, la même poussée intérieure, mais il n'y a plus l'œil perçant de la Brihad Upanishad. Il faut projeter le mystère et formuler l'informulable – car on ne sait plus le savoir dans son informulabilité. Oui je vous enverrai le brouillon de l'article mentionné [sur les Upanishads] quand j'aurai la possibilité de lui donner un minimum de forme. »
EN 1973
Je lui avais écrit à propos de Pier Vilayat Khan, surtout au moment où celui-ci habitait toute l'année à Suresnes. Il était venu manger chez nous et m'avait dit « Je vais en Inde ». Alors je lui avais dit : « Si, par hasard, au bord du Gange, vous voyez un homme avec une barbe habillé comme un sadhou, et que vous voyez tout de même que c'est un européen, renseignez-vous, ça pourrait bien être Le Saux. » Et j'avais écrit à Le Saux : « J'ai rencontré Pier Vilayat, c'est vraiment comme un très grand soufi. Il a passé plus d'un jour chez nous. »
En mars 73 Le Saux m'écrit.
- « Je voudrais vous dire sans trop tarder la belle surprise que j'ai eue à Rishikesh il y a quelques jours, en remontant l'arrivée du Gange, je rencontrais Vilayat Khan, nous eûmes ensemble un excellent après-midi et nous nous sommes beaucoup aimés. Sa rencontre fut de celles qui réjouissent le cœur. »
Voyez comme il est resté humain, sensible. Il avait besoin d'être aimé, il avait besoin d'affection auprès de gens avec qui il pouvait avoir un contact par l'intérieur. La vie ascétique qu'il avait menée pendant 25 ans n'a pas desséché ses sentiments. Il demeure jusqu'au bout très simplement humain.
● La découverte du Graal.
Comme je vous l'ai dit à la suite d'une expérience avec Marc dans le petit temple de Ranagal, il a une attaque cardiaque. J'avais prévu de venir en Inde en octobre il espère m'accompagner à Rishikesh, ce qui semblait finalement improbable. Il m'écrit le 15 août :
- « Peu importe [l'avenir], il y a la découverte du Graal. Et la seule raison de survie, c'est d'aider à l'éveil – avant tout par le fait de garder soi-même les yeux grands ouverts. […] Chaque éveillé [bouddha] n'est qu'un miroir dans lequel on s'éveille à soi. C'est si simple !
La récupération est bonne mais l'âge est là, et le coup a été trop fort, physiquement et psychiquement. Aujourd'hui 27 ans de mon arrivée en Inde. »
Dans sa lettre du 4 septembre il explique le symbolisme du Graal :
- « Le Graal est un symbole merveilleux, ce vieux mythe autour de quoi ce groupe un tas de mythes pagano-celtiques puis chrétiens. Avec beaucoup d'autres, Galahad sentit la fragrance du Graal, avec Perceval il en but, et ce jour, il lui fut donné, à lui seul, de le regarder au-dedans, à découvert.
Le Graal est une image qui m'a beaucoup frappé et les deuxième et troisième jours de mon "aventure" cela me vint tout à coup. En cette aventure j'ai trouvé le Graal. Et que me reste-t-il à faire dans la vie, sinon inviter à cette découverte. Et le Graal n'est ni loin, ni près, il est hors tous lieux. L'envol, l'éveil… et la quête est consommée. À travers tous les mythes intermédiaires c'est l'éveil seul qui est le but de la quête. Quand nous nous rencontrerons, je vous dirai les beaux mantras des Upanishads qui disent cela de façon si claire. »
Quelques semaines plus tard j'irai avec mon fils le rencontrer pendant trois jours dans sa clinique à Indore. Voici ce que j'ai écrit à l'abbé de Kergonan en 1974.
- « … Il est difficile de décrire ces journées passées avec lui, ce que furent ces conversations, ces moments de silence – son silence en particulier avait une qualité toute spéciale – et la célébration de l'Eucharistie. Toute sa personne et toutes ses activités irradiaient la présence de Dieu, il était toute transparence au Seigneur. Physiquement il était d'une faiblesse extrême, il ne pouvait faire que quelques minutes de marche tous les jours, une toux tenace l'interrompait constamment au cours des conversations et le fatiguait énormément ; malgré cela, toute sa personnalité rayonnait une sérénité et une joie très subtile, son esprit, lui, était cent pour cent alerte, et à nul moment il ne perdait sa bonne humeur ni son humour. La photographie que mon fils a prise de lui dans sa chambre et que je vous ai remise [c'est la photographie qui est sur le livre Les yeux de lumière] montre bien ce regard si lumineux et si plein de tendresse qui le caractérisait, regard qui exprimait une totale liberté intérieure. »
Peu après, alors qu'avec mon fils nous continuions notre voyage vers le nord de l'Inde puis vers le sud, il m'écrivait :
- « Le sud de l'Inde sera pour vous un autre monde. Il y a douceur dans le climat et dans tout. J'ai beau aimer le Gange, le sud est pour moi un lieu de naissance et il y a ces temples remplis d'un numineux extraordinaire, si rare dans le nord. Il ne donne ses secrets qu'à ceux qui ont le temps de l'écouter… Que vos yeux s'emplissent de beauté et plus encore vos cœurs ! »
C'est moins d'un mois plus tard, le 7 décembre, qu'il est mort.
Questions réponses
Jacques Breton : Je me pose des questions sur la différence entre l'hindouisme et le christianisme. N'y a-t-il pas un problème de langage, le fait que l'accent est mis de façon différente sur immanence et transcendance ?
O B : Tout l'Orient a le sens des choses, et il s'agit de trouver le réel dans la réalité quotidienne. L'immanence n'est que l'autre face de la transcendance. Ne peut être immanent que ce qui est transcendant, parce que, s'il n'était pas transcendant, il s'incarnerait dans un coin, il ne pourrait pas être immanent de l'autre côté.
► Est-ce que vous ne pourriez nous donner des précisions sur le mandala que vous avez fait ? [O Baumer a raconté dans le cours de sa réflexion qu'elle avait fait un mandala à partir d'images pieuses qu'elle découpait]
O B : Pour moi cela est du passé. Je sais que la fin c'est la transfiguration, c'est tout, mais je ne pourrais plus en refaire la genèse.
Avant de proposer à quelqu'un de faire un mandala, il faut qu'il y ait déjà quelque chose qui gratte à l'intérieur, sinon il ne sortira rien du mandala.
► Que disait Le Saux sur la réincarnation dans sa démarche même ?
O B : Dans sa démarche à lui… Pour lui l'homme va tout droit et il ne pense pas qu'il ne pourra pas voir Dieu quand il arrivera au bout de la pièce, il fera ce qu'il faut pour y arriver. Marc son disciple était le même, pire encore, car Le Saux avait l'expérience d'un homme mûr tandis que Marc était un jeune de 28 ans.
La réincarnation faisait problème pour les autres, mais pas pour lui. Pour lui c'était une question secondaire, c'était même des fausses questions. Du moment qu'il n'y a pas de réponse, ce n'est pas la peine de poser la question : la réponse est dans la question qui est intruse.
Ce qui nous manque en Occident, c'est une évolution intérieure spirituelle. En effet, à la base de la réincarnation c'est ça : je ne suis pas parfait, donc il faudra que je me développe. Mais il y a encore peu de temps chez nous, on pensait : « si je crois à tel et tel article de foi, si je vais 52 fois m'embêter dans une église le dimanche, et bien je suis sûr d'aller au paradis. » J'exagère mais c'est un peu le sens. Il y a beaucoup moins coloriant le sens de l'évolution intérieure.
Je vois bien que si je meurs dans un accident d'auto brusquement, je ne serais pas prête à voir le Seigneur comme pouvait l'être saint Jean de la Croix ou le Père Le Saux. Donc il y a ce sens de l'évolution de la vie intérieure : arriver à être éveillé… Heureusement on a inventé le purgatoire !
Il y a ce besoin d'évolution intérieure qui est intense en Asie, et c'est ça qui est le fond de cette explication de la réincarnation. Mais le purgatoire ou ce qui se passe sur cette planète ou sur une autre, ou entre les deux… ? Et la résurrection de la chair… Mange les propos beaucoup que mes os vont revenir ! Corps glorieux ? Là oui, j'ai appris cette grande supériorité.
Mais l'hindou lui-même a de façon innée ce que nous avons perdu en Occident, ce sont toutes les perceptions para psychologiques.
Je vais vous raconter une rencontre en Inde. Un jour un hindou nous rencontre (mon fils et moi) et nous fait un sermon, et quand je lui demande s'il fait ça avec tout le monde, il répond que non, « J'ai vu l'aura de votre fils. » Autre rencontre dans un avion : un monsieur qui était directeur de collège cause avec moi, et à la sortie il m'emmène au collège, et au pied levé me demande de faire une conférence devant tout le collège. Quand je lui demande comment il a osé, il m'a dit qu'il avait vu mon aura et savait que ça irait.
Pour en revenir à la question, il faut voir que les notions de karma et d'évolution spirituelle jouent en Inde beaucoup plus que chez nous.
► Est-ce que, quand on parle du christianisme à des hindous, il est bon d'utiliser des textes qui disent le même genre de choses ?
O B : Je suis aussi catholique que le pape et je ne veux pas trahir ma propre religion, alors ce n'est pas toujours facile de parler. Aussi quand vous n'avez en face de vous que des hindous, vous êtes tout de même obligés à choisir vos paroles et à ne pas dire : « C'est exactement la même chose ». Par exemple on peut citer la parole de l'Apocalypse « Il est, il était et il vient » et il y a exactement la même parole dans une Upanishad. Seulement il faut des explications et surtout ne pas trahir parce que tout de même chacun a quelque chose d'absolument spécial et d'absolument unique tout en étant au sein de cette pluralité. Il n'y a pas uniformité dans cette pluralité, et justement en christianisme nous avons la charité, la compassion – aller au-delà du karma fatidique –, ça c'est purement chrétien, cet amour désintéressé du prochain.
Malheureusement notre effort missionnaire qui a été fait jusqu'ici n'est pas désintéressé : « Je te donne un pantalon et une chemise, mais par ici l'eau du baptême » ! C'est pour cela que maintenant, il y a en Inde des théologiens tout à fait sérieux qui demandent qu'on puisse devenir chrétien sans passer d'abord par le baptême et l'institution. Ensuite, si on veut se mettre dans une institution et suivre les règles de cette institution, qu'il y ait baptême et qu'on devienne chrétien. Et cela surtout dans des pays comme l'Asie où devenir chrétien signifie abandonner d'office la culture du pays.
N'oubliez pas qu'un hindou qui devient chrétien perd son héritage, perd sa place dans sa famille, n'a plus droit à rien. Au point de vue de l'État, il passe sous la loi des chrétiens. Il y a un imbroglio de conséquences sociologiques qui sont extrêmement importantes, et on ne peut pas imposer ça à tout le monde. Malheureusement c'est comme ça que nous avons fait, et par exemple au Kerala où il y a le plus de chrétiens, il y a des ghettos. À Bombay qui est une grande ville où il y a énormément de chrétiens, ils sont dans des ghettos. Mais en Inde, s'il y a des gens qui ne sont pas contemplatifs et qui n'ont pas envie de faire silence, ce sont les catholiques et les protestants. C'est pour cela que Shântivanam a tant de succès auprès des Européens, ils se sentent chez eux. Mais quand aux hindous, ils y vont pour faire l'expérience d'un âshram, ils y restent un ou deux jours, et trouvent ça très drôle de s'asseoir par terre. Rappelez-vous en effet que toute la missiologie a été inculquée avec nos habitudes de prendre une table et une chaise. Vous ne ferez pas manger une religieuse indienne par terre parce que c'est indigne de manger par terre, c'est redescendre dans les catégories sociales (on a imité les Anglais). Et manger avec les doigts, ça n'existe pas… il n'y a que les Européens qui veulent bien se mettre par terre et essayer de manger avec leurs doigts. Pour le silence, c'est pareil : dans une église catholique en Inde, si vous allez à une grand-messe, vous verrez !
Le christianisme vit en ghetto en Inde. Et ceux qui sont à la pointe pour faire bouger les choses, ce sont les jésuites. Ce sont les premiers qui ont poussé les jeunes à faire leur retraite dans un âshram hindou, en vivant chrétiennement bien sûr, en reprenant de se mettre par terre pour prier, pour méditer ; par terre pour manger et dormir.
Les jeunes Indiens qui sont chrétiens ont tout perdu : l'héritage des parents, des grands-parents, ils n'ont plus rien, ils sont hors caste. On leur a demandé de faire ça et maintenant sur leur dit : non, ce n'est pas ça la vraie spiritualité, il faut s'asseoir par terre…. ! Leurs parents ou leurs grands-parents et eux-mêmes ont perdu leur position sociale parce qu'ils sont devenus chrétiens. Alors ils vivent entre chrétiens, entre gens qui ont une table et une chaise, qui mangent avec une cuillère et une fourchette, qui ne nettoient pas leurs plats dans la cendre, puis les frottent. C'est fini !
Aujourd'hui en christianisme on redécouvre saint Jean, les mystiques chrétiens. Mais en Inde, les gens connaissent beaucoup leurs grands sages et les vénèrent. C'est peut-être une relation extérieure pour beaucoup, mais il y a là une espèce de continuité, de fluide spirituel qui est en Inde et qui n'est pas ailleurs. Moi je me sens beaucoup plus asiatique que sémite. Et il faut de tout pour faire un monde !
► Que pensait Le Saux du yoga ?
O B : Il recommandait l'attention à la respiration, surtout pour les débutants ou pour lui-même, et à une respiration régulière, et aussi à la répétition du OM, avec peut-être la toute petite formule OM TAT SAT, "cela c'est l'être". À la fin de sa vie, il écrit à Marc : « Parce que mes méninges ne fonctionnent plus, je suis tout juste capable de répéter OM TAT SAT. » D'ailleurs c'est ce qu'on fait à Fleurier, le centre fondé en Suisse par Henri Hartung [ce centre n'existe plus aujourd'hui en 2019[8]].
Le Saux a fondé une école de prière chez les protestants[9], c'est d'ailleurs là qu'a eu lieu notre réunion en novembre 1990[10]. Y viennent des hindous, des sikhs, des chrétiens de n'importe quelle confession pour apprendre le recueillement, faire silence. Là il expliquait justement la prière du Nom, des mantras, le son OM…. Quand quelqu'un qui a une expérience intérieure répète une syllabe qui est un des lieux sonores sacrés pour le pays, c'est d'une résonance extraordinaire. Donc il chantait le OM et faisait répéter le OM.
Le OM lui-même est le symbole de l'Absolu. Et justement lors des derniers jours passés avec Marc dans le petit temple de Ranagal, le Père Le Saux a transmis le OM à Marc, le M étant musé pendant assez longtemps. Ils étaient d'abord debout, Le Père le Saux a chanté le OM puis Marc a répété avec lui ; ensuite ils l'ont répété en étant assis ; et enfin ils l'ont répété en mettant la tête sur le sol… donc à tous les niveaux de conscience, en descendant le plus possible. Et il faut croire que c'était très fort parce que chaque fois, entre deux OM, le Père Le Saux demandait à Marc : « Tu le supportes encore ? » Sur le sol, c'est l'union avec la terre, et le OM résonne dans toute la création.
OM et Amen ont le même sens de reconnaissance de la réalité : vous dites "amen" quand vous êtes d'accord, et vous dites OM c'est que vous êtes d'accord avec la réalité, que vous espérez y communier, d'y adhérer, de l'intégrer. Pourtant AMEN n'est pas la même chose que OM. Chaque voyelle a son son, donc si je dis Ah et Ra… ça veut dire autre chose, il y a une autre résonance psychique. Et le OM a une résonance psychique que AMEN – qui est fait de deux syllabes – n'a plus.
► Est-ce que pour lui le carême avait un sens ?
O B : Il avait le sens des temps mais à la fin il disait : « Je n'ai plus le sens des temps » parce que pour lui mort et résurrection c'est hic et nunc (ici et maintenant), c'est chaque moment présent, toute la vie est un passage. Il ne faut pas oublier que pour quelqu'un qui est dans cet éveil, tout est présent : tout est passage, et chaque instant fixe le présent en éternité. Pour autant, en temps de carême, aux jésuites, il parlait du carême.
Il disait que l'Eucharistie était un mémorial de ce passage mort / résurrection, mais que ce qui devait mourir c'était le petit ego. Tout ce grand passage avait lieu dans le Christ – « Père pourquoi m'as-tu abandonné ? » –, et il ne suffisait pas que le Christ soit mort, chacun devait faire le chemin depuis A jusqu'à Z.
[1] Shigeto Oshida est un dominicain japonais que connaissait Odette Baümer-Despeigne et qui a rencontré une fois Henri Le Saux au Jyokiniketan en janvier 1971. De même que Patrice Chagnard a fait un film sur Henri Le Saux : "Swamiji, un voyage intérieur" (cf. le message précédent sur le blog), il en a fait un pour Oshida : "Zen ou le souffle nu". Un message a été publié sur ce blog : Foi et Gyô (行 la pratique). Article de Shigeto Oshida (un maître zen qui a rencontré le Christ) suivi de textes de B. Rérolle.
[2] Dans La Croix du 09/11/2006 : Décès. Le prêtre anglican Murray Rogers est mort à 89 ans « Attiré par la personne de Gandhi, il fonda en 1953 dans le nord de l'Inde un ashram chrétien, « Jyotiniketan » (maison de la lumière), où il pratiqua le dialogue avec l'hindouisme. Il devint l'ami du P. Henri Le Saux et du P. Raimon Panikkar. Membre du Conseil œcuménique des Églises (COE), il fut invité à Jérusalem en 1971 pour encourager le dialogue entre chrétiens et musulmans. S'étant élevé contre les expulsions des Palestiniens, il dut quitter Israël en 1980, avant de retourner en Angleterre en 1998.
[3] Cf. "Le Champ d'argile, chemin de transformation" par Bénédicte de Nazelle, suivi de témoignages.
[4] Concilium est une revue internationale de théologie fondée en 1965 par plusieurs théologiens du Concile Vatican II dont Yves Congar, Hans Küng, John-Baptist Metz, Karl Rahner et Edward Schillebeecckx. Actuellement, des centaines de théologien(ne)s collaborent à Concilium afin de faire vivre aujourd'hui les grandes intuitions du Concile. Apparemment Le Saux était abonné.
[5] Plusieurs choses importantes furent décidées comme le dit en 2011 un article de La Croix commentant une célébration : «Derrière une table basse, le prêtre a revêtu un châle orangé. Lentement, il procède au triple geste de l’arati pour offrir fleurs, encens et feu, tandis que l’assistance entonne une mélodie d’inspiration brahmanique, Ôm shuddhaya namaha… (Nous te louons, Toi le très Saint), accompagnée au sitar. Tous les mercredis soir, une "messe indienne" est célébrée dans la chapelle en forme de temple hindou du Centre national biblique, catéchétique et liturgique (NBCLC) de Bangalore. […] Fondé en 1967 par la Conférence des évêques d’Inde afin d’« indianiser » la foi chrétienne, c’est-à-dire de l’enraciner dans la culture indienne, le NBCLC a permis à des milliers de prêtres et de laïcs de toute l’Inde de donner à leur christianisme un visage plus authentiquement indien. […] En 1969, le Vatican avait autorisé « 12 éléments d’adaptation » pour ces célébrations indiennes, telles la salutation avec les mains jointes devant le nez pour remplacer la génuflexion et l’échange de paix, ou l’utilisation d’encens, de fleurs et de lampes à huile. » (Claire LESEGRETAIN, La Croix du 22/05/2011)
[6] Odette Baümer a raconté la veille cette histoire de la colonne de feu, au moment où elle parlait de la relation entre H. Le Saux et Marc Chaduc.
[7] L'expression italienne « E pur si muove ! » qui signifie « Et pourtant elle tourne » est attribuée, selon la légende, à l'Italien Galilée (1564-1642), mathématicien, physicien et philosophe, qui aurait marmonné cette phrase en 1633 après avoir été forcé devant l'Inquisition d'abjurer sa théorie que c'est la Terre qui tourne autour du Soleil, doctrine qui était alors considérée comme hérétique par l'Église. Aujourd'hui, cette expression est utilisée lorsqu'une personne se rallie à une opinion majoritaire tout en gardant une conviction contraire en son for intérieur.
[8] Sur le présent blog figure un texte d'Henri Hartung était un ami de Jacques Breton. Cf. Par Jacques BRETON puis Henri HARTUNG : La recherche spirituelle chrétienne et les autres Traditions.
[9] Il s'agit du Christian Retreat and Study Centre à Rajpur
[10] Il s'agissait d'une retraite séminaire, 1-6 novembre 1990 sur "Mysticisme – Shivaïsme et christianisme"