Sur les Entretiens de Lin-Tsi : Enseignements d'Eizan Rôshi en sesshin à Tôkyô 1992. Jours 1 et 2 : Rinzaï et Ôbaku
« Parmi les nombreux textes du zen, les enseignements de maître Rinzaï (en chinois : Lin-Tsi) sont parmi les plus importants. C'est à travers ces Entretiens qu'on est à même de comprendre le cœur du zen, cette bataille pour la vie ou la mort qui est au cœur du zen. Dans de nombreux passages, Rinzaï a, tour à tour, interprété le rôle du questionneur et le rôle du maître qui enseigne.» (Eizan Rôshi)
Rinzaï (ch. Lin-Tsi) est le fondateur du zen rinzaï, il vivait en Chine au IXe siècle. Ses enseignements ont été traduits en français sous le titre Les Entretiens de Lin-Tsi[1].
Présentation des enseignements d'Eizan Rôshi , du sesshin et des 5 messages
Eizan Rôshi, actuel responsable du monastère zen du Ryutaku-ji près de Mishima a animé des sesshins depuis 1986 en France au centre Assise créé par le Père Jacques Breton. En avril-mai 1992 il a invité Jacques Breton ainsi qu'une douzaine de membres d'Assise. C'était au Kaizen-ji (海禅寺), le temple situé à Tôkyô dont il était alors le responsable.
Le séjour a commencé par un sesshin de 7 jours où Philippe Jordy servait d'interprète franco-japonais. Les enseignements journaliers d'Eizan ont eu comme point de départ des passages des Entretiens de Rinzaï (ch. Lin Tsi). Eizan Rôshi glosait le texte sino-japonais pour rendre le texte abordable. La traduction qui figure ici est donc un peu différente du texte des Entretiens de Lin Tsi (traduction Paul Demiéville), mais globalement le sens est le même. Un autre message contient les passages cités par Eizan, mais dans la traduction de P. Démiéville avec quelques commentaires tirés de son livre, (message à venir)
N B 1. La transcription des enseignements se veut la plus fidèle possible, mais elle ne peut être exacte : Eizan parlait en japonais, Philippe Jordy traduisait oralement en français. La transcription a été finalisée par Christiane Marmèche qui faisait partie de ce voyage au Japon et qui est l'auteur du blog.
N B 2. Des termes japonais écrits en alphabet latin jalonnent l'enseignement, voir la prononciation japonaise en note[2].
Liste des messages concernant les enseignements d'Eizan Rôshi à Tôkyô 1992 (ils seront progressivement publiés) :
- Jours 1 et 2 : L'histoire de Rinzai avec Ôbaku (ch. Lin-tsi et Houang-po), Entretien n° 66 (présent message)
Jours 3 et 4 : La montée en salle et le katsu de Rinzai. Entretien n° 1 a et b : Jours 3 et 4 : Le Katsu (Khât) de Rinzaï.
Jour 5 : La vue juste selon Rinzai. Entretien n° 11 : Jour 5. La vue juste selon Rinzai.
Jours 6 et 7 : « Si vous rencontrez un Buddha, tuez-le » et les quatre katsu de Rinzai. Entretiens n° 20 et 61
Entretiens de Lin-tsi traduits par Paul Demiéville : présentation du livre suivie de 7 extraits dont 5 correspondant à ce qu'a commenté Eizan Rôshi
Premier enseignement d'Eizan Rôshi
Rinzaï et son maître Ôbaku
« Au début, lorsque Rinzaï Gigen était dans la communauté d'Ôbaku, son obéissance et sa simplicité étaient parfaites. Le chef de l'assemblée qui dirigeait la méditation, en voyant à quel point ce jeune homme était fervent se dit que, bien qu'encore jeune, il était très différent des autres – Il se disait que ce jeune homme avait beaucoup d'avenir devant lui – Il lui demanda : « Depuis combien de temps es-tu ici, dans ce monastère ? »
Rinzaï : « Cela fait trois ans. »
Le maître de l'assemblée : « Eh bien ! Va voir ton maître Ôbaku. »
Rinzaï : « Je ne suis jamais allé le voir, que pourrais-je bien lui demander ? »
Le maître de l'assemblée : « Va demander à Ôbaku quel est donc le fondement du bouddhisme. »
Rinzaï alla de suite voir Ôbaku en dokusan [entretien privé avec le maître] et lui posa la question : « Quel est donc le fondement (le point de départ) du bouddhisme ? » À peine avait-il posé cette question que son maître Ôbaku le frappa avec le bâton.
Revenu au zendô, Rinzaï tomba sur le chef de l'assemblée qui lui demanda comment s'était passé le dokusan. Rinzaï ne répondit qu'il n'avait même pas eu le temps de poser sa question mais que Ôbaku l'avait frappé avec son bâton : « Que pouvais-je faire, que pouvais-je dire ? Je n'y comprends rien. »
Le chef de l'assemblée : « Ah bon ! Va simplement le questionner encore. »
Rinzaï revint vers son maître pour lui poser la même question. Il reçut le même traitement : encore des coups de bâton… Et ainsi, trois questionnements et trois fois des coups de bâton. » (Entretiens de Lin Tsi, Faits et gestes n° 66, T. 504 b, 28)
C'est ce passage que je voudrais choisir comme thème de mon enseignement d'aujourd'hui.
INTRODUCTION : Un sesshin au-delà des religions.
Grâce à la venue de plusieurs personnes de France, ce sesshin doit effacer les religions, les époques, les pays. De par le monde, il y a bien des choses merveilleuses. Pensez à l'éclat du diamant, à toutes les statues qui se trouvent dans les musées… Je crois qu'il n'y a rien de plus merveilleux qu'un sesshin. Le nacre, le diamant, la statue, c'est toujours quelque chose d'extérieur à vous, et vous vous rendez bien compte que le zazen est quelque chose qui est au-dedans de vous, or il n'y a rien de plus beau que cela. Par-delà les différences religieuses ou autres, vous êtes pleins de curiosité, pleins d'espoir. Il y a peut-être des différences de mentalité ou de pensée, mais je crois profondément que l'homme est toujours constitué de la même manière.
Kaizen-ji est un temple qui a été inauguré il y a pratiquement quatre siècles déjà. Mais la venue de ces personnes de France est une chose absolument unique pour ce temple, c'est un phénomène remarquable. Pour moi, il est évident que le Bouddha et le Christ se tiennent la main, ainsi que le fondateur de ce temple, Hakuin. Tous sont là pour vous accueillir les bras ouverts. C'est peut-être en quelque sorte le jeu divin, mais pour moi, c'est magnifique. Cela fait 13 ans, qu'à l'occasion d'une rencontre, j'ai fait la connaissance du Père Jacques Breton. À l'époque, il était allé faire un sesshin au Ryutaku-ji et alors sous l'autorité de Sôen Rôshi[3]. Une relation s'est instaurée entre nous et j'ai pu par la suite, il y a cinq ans de cela, me rendre en France cinq fois de suite.
Il faut s'interroger : est-ce la volonté de Dieu, la volonté de bouddha, ou bien la volonté de chacun d'entre vous ? Quoi qu'il en soit, certains trouveront la réponse à travers cette sesshin, par l'épanouissement et l'approfondissement de leur foi chrétienne, pour d'autres ce sera dans l'expérience qu'ils feront du zen et du zazen : tout viendra mûrir à son heure.
Dans cette grande tradition qui est née en Inde, puis qui est passée en Chine avant de venir au Japon, on a toujours fait zazen. Il y a eu, bien sûr, des différences selon les coutumes et les cultures des pays traversés, mais, dans son fondement, le zazen est resté absolument intact, il n'a subi aucun changement. Le passage que je vous ai lu sur la vie de Rinzaï il y a 1200 ans est toujours neuf, il concerne toujours la réalité d'aujourd'hui.
Je voudrais insister sur le fait que, si je lis un verset de la Bible aujourd'hui, et que j'y apporte la même interprétation qu'il y a un, cinq ou dix ans, alors ça ne va pas. Si vous approfondissez votre expérience et votre foi grâce à la méditation et que vous lisez la Bible, alors vous trouverez d'autres interprétations.
J'ai moi-même lu et relu les kôans il y a vingt ou trente ans, puis, à la relecture de ce que je viens de vous lire, je me sens moi-même questionné. Il y a, dans le zen, des kôans pour résoudre les kôans que l'on a déjà résolus. Au fond, le zen est une succession de ces étapes, toujours dans l'instant, c'est sans fin.
C'est vous-même qui devez décider en vous-même de votre interprétation, c'est vous-même qui devez éprouver la satisfaction… mais en même temps, il ne faut pas que vous soyez totalement juge selon vos propres règles. Le kôan est un instrument spirituel juste, et il faut le pratiquer pour votre ascèse de manière juste.
1) Le rapport maître-disciple avec comme exemple Ôbaku et Rinzaï.
Je reprends l'interprétation de la vie de Rinzaï que je vous ai lue au début. Très jeune, il a été ordonné bonze. Au début, il a dû franchir les étapes de sa formation, comme tout bonze. Il a dû étudier à fond le Sûtra Kegon[4], et on peut dire qu'il était devenu un spécialiste de premier ordre du bouddhisme. Cependant il s'est rendu compte qu'être spécialiste de textes sacrés ne l'amenait pas plus loin que de savoir lire la notice d'un bon médicament : il lui restait à prendre ce médicament ! Vous êtes bien d'accord, on ne guérit pas une maladie en lisant la notice des médicaments, on commence à la lire quand on prend ce médicament. C'est ce point qu'a voulu établir Ôbaku, le maître de Rinzaï.
Je reviens sur le personnage de Rinzaï. Quand il était jeune, c'était un jeune bonze plein de ferveur et d'obéissance. Je tiens à souligner qu'au fond, les jeunes, dès qu'ils ont un brin d'intelligence, ils croient qu'ils sont arrivés à quelque chose, et ils ne font alors que commencer à creuser leur propre tombe!
Il y a un proverbe mi-japonais mi-européen qui dit : les gens justes et les gens simples ont toujours Dieu en tête. Le zazen, c'est tout à fait ça : si vous pratiquez MU constamment, ce qui est très simple, vous atteindrez le kenshô. Vous pouvez y arriver sans problème. Et si vous n'y arrivez pas, c'est vraiment à cause de vous-même. Si vous pratiquez le zen de Rinzaï d'une manière juste, sincère et directe, vous y parviendrez nécessairement.
À son époque, Rinzaï était un pratiquant de l'ascèse qui se faisait remarquer par sa droiture et sa sincérité parmi beaucoup d'autres pratiquants. Il s'est fait remarquer par le responsable de l'assemblée qui le considérait comme un homme ayant de l'avenir. Pour cela qu'il lui a demandé depuis combien de temps il était dans le monastère, ce à quoi Rinzaï a répondu « Depuis trois ans. » Le maître de l'assemblée a alors fait la remarque : « Quoi ? Tu es là depuis trois ans, tu ne fais que zazen, tu n'es jamais allé voir Ôbaku ! Allez, vas-y. » Mais Rinzaï lui a répondu qu'il ne savait pas quoi lui demander…
● N'avoir rien à répondre…
Cela me rappelle quand je suis allé la première fois voir mon maître au Ryutaku-ji. J'étais dans la même situation que Rinzaï. Cela faisait un an que j'étais là-bas et que je n'arrêtais pas de me heurter au mur, au mur du MU. Or j'étais bien obligé d'aller voir le maître en sôsan, cet entretien obligatoire. J'étais bien incapable de lui dire quoi que ce soit et je me contentais de baisser la tête, en silence, devant mon maître. Ce dernier me disait : « Je ne vois pas ton visage ; alors tu viens et tu n'as rien à me dire, que se passe-t-il ? C'est bien ça : tu n'as rien à me dire ? » Et il me tourmentait ainsi.
Dans le zen rinzaï, quand on n'a rien à répondre, il y a deux cas qui peuvent apparaître :
– il y a une première attitude possible, quand vous avez tout appris, que vous connaissez les textes sacrés (sutra Kegon...) et que vous pensez que vous n'avez plus rien à demander en dokusan :
– il y a une autre attitude possible, quand, commençant le zazen, vous vous heurtez à un mur, vous êtes complètement interloqué, vous ne savez pas comment vous retournez et alors vous restez muet en dokusan.
● Retour à Rinzaï
Je crois que vous devez fixer toute votre attention sur le problème qui se posait à Rinzaï parce qu'il était dans le courant du zen, lorsqu'il est allé voir son maître bien que n'ayant rien à dire.
En allant voir son maître Ôbaku, Rinzaï a posé la question suivante : « Pendant 47 ans, on a demandé au Bouddha : quelle est l'essence du bouddhisme ? Pourquoi lui a-t-on demandé pendant 47 ans ? » Or, avant même que Rinzaï ait fini de poser sa question qui était un peu complexe, Ôbaku l'a frappé avec son bâton. Rinzaï est allé le voir trois fois, et trois fois il a reçu des coups de bâton. Il est alors tombé dans un état où il ne savait absolument plus quoi dire. « Je n'ai rien fait de mal, pourquoi m'avoir donné trois fois des coups de bâton ? » Imaginez l'état de dépression et de désespoir de Rinzaï. Imaginez l'état de son cœur. C'est alors qu'il revient au zendô où il se trouve face à face avec le chef de l'assemblée en train de le toiser, et qui lui demande : « Alors, ça s'est passé comment ? », et Rinzaï de répondre : « Simplement trois fois des coups de bâton. » Et le chef de l'assemblée : « Ça ne s'arrête pas là, retournes-y donc. » Innocemment, Rinzaï y alla : même question et même traitement.
L'important – et c'est là le travail du zen – c'est, le moment où son maître Ôbaku le frappe. En effet, quand le maître vous frappe, il faut avoir le satori. Autrefois, en dokusan, les maîtres ne disaient rien, ils tenaient juste le bâton levé dans la main, et quand la réponse venait, bonne ou mauvaise, satori ou pas, le bâton tombait… bonne réponse ou pas, le bâton tombait quand même. C'est là la pratique, l'ascèse du zen !
Les coups de bâton qu'il a reçus sur le dos, était-ce pour l'encourager, le féliciter ou le réprimander ? Un coup de bâton, c'est une négation, c'est pour nier, mais trois fois des coups de bâtons, c'est pour affirmer : instantanément tout se renverse, et Ôbaku visait à ce renversement. Certainement qu'à ce moment-là Rinzaï devait être tout rouge à cause de tous les coups de bâtons reçus ; frappé ainsi, il devait être au bord des larmes.
Mais attention, ce n'est pas là un pur acte de violence de la part du maître. Être frappé, ça fait mal… mais frapper quelqu'un, ça fait aussi très mal. Mais c'est quand même bien cette méthode-là qui est la plus efficace, il n'y a pas de méthode plus gentille !
Tout ce que vous faites là en zen, c'est avant tout, vous battre avec vous-même. Est-ce votre esprit véritable ou votre esprit corrompu qui va vaincre ? Est-ce la victoire de Dieu ou celle du diable ? Si vous faites MU, et rien que cela, vous couperez le diable en deux, mais si vous avez, ne serait-ce qu'un instant d'inattention, le diable vous prendra tout entier et vous serez perdu…
Attention, à l'origine, il n'y avait ni diable ni Dieu, ni bon ni mauvais. D'où vient ce tourbillon ? Moi, je n'en sais rien. Mais, si vous hésitez, et si vous faites du diable un partenaire, vous êtes perdu. Si vous pratiquez, tout va disparaître doucement, lentement.
Je crois que, plus vous pratiquez zazen, plus vous êtes à même de comprendre que l'être humain, ce n'est pas grand-chose.
2) Considérations générales sur le zazen
Lors de mon dernier enseignement en France j'avais fait quelques citations tirées de L'imitation de Jésus-Christ. Je l'ai encore un petit peu fréquenté et je voudrais vous citer deux ou trois préceptes importants.
« Nul en ce monde, fut-il roi ou pape, n'est exempt d'angoisses ou de tribulations.[5] »
« Ce qui est malheureux, c'est que les gens ne se rendent pas compte à quel point ils sont misérables. Mais ce qui est encore plus malheureux, c'est qu'ils sont contents de mener une vie dans laquelle ils sont totalement perdus, réduits à pas grand-chose. »
« C'est le moment maintenant de se battre (de s'y mettre). »
Pour vous, vous faites donc le sesshin et c'est maintenant le moment le plus favorable. Il y a des textes, mais c'est dans son cœur qu'il faut avoir la bonne attitude, toujours renouveler son attitude face à ces textes.
« Vous aurez beau accumuler les connaissances, si vous ne purifiez pas votre cœur, si vous ne vous en remettez pas à Dieu, à son bon vouloir, vous courez le risque de poursuivre une vie misérable. »
Le premier point important est qu'avant de vouloir connaître Dieu ou le Bouddha, il faut d'abord connaître l'homme. Autrefois, quand la civilisation n'avait pas encore fait les progrès qu'elle a faits, on était environnés par une nature si puissante que l'on pouvait ressentir l'existence de Dieu. Or à notre époque, la civilisation progresse, mais la nature régresse. Je pense qu'il n'y a pas grand espoir si l'homme continue le chemin actuel, c'est vraiment une époque où l'homme est en train de se nier lui-même par son comportement insensé vis-à-vis de la nature.
Le zazen, ça ne consiste pas seulement à s'asseoir. Il faut, en premier lieu, atteindre cet état où vous vous sentez partenaire du cosmos. C'est ça la voie vivante pour ceux qui pratiquent le zen, c'est d'appartenir à cette planète.
Je l'ai déjà dit tout à l'heure : notre rassemblement ici est quelque chose de parfaitement unique et nouveau, autant pour le bouddhisme que pour le christianisme. Saisissez vraiment l'importance de cette rencontre historique.
Dans la Bible, le déclin actuel est déjà prévu, témoigné, ce n'est pas quelque chose d'ancien, et ce n'est pas non plus une menace. Nous arrivons à une époque où l'apocalypse peut se réaliser. En lisant ces textes, en pratiquant aussi, vous allez entrer dans le zazen.
Par-delà les différences culturelles ou religieuses, ce sesshin n'est autre que le moyen pour parvenir à notre unité. Tout, dans le monde, à une origine ; tout, dans le monde, a une fin et porte ses fruits. Les causes et les effets se relient et s'enchaînent entre eux ; vous devez expérimenter cet enchaînement, le savourer.
Jacques Breton, maintenant vous êtes là, mais ce n'est pas pour une simple assemblée de rencontre culturelle ; si vous n'aviez pas fait tout ce chemin, nous nous serions peut-être croisés dans la rue sans même nous voir ! Je crois que ce qu'il y a de plus important, dans le monde spirituel, c'est la qualité de la rencontre, le moment de la rencontre. Par exemple : Paul et Jésus ; saint François d'Assise et le lépreux… c'est ça une rencontre de qualité qui ouvre à la vie. Au travers du zazen, nous nous rencontrons tous les uns les autres. Et donc, pour moi, le premier stade, c'est la rencontre.
Le deuxième point le plus important, pour moi c'est le kenshô, l'expérience de réalisation. Dans le christianisme on peut appeler ça délivrance… C'est ça le kenshô.
Et ensuite, l'autre étape nécessaire, c'est d'aider les autres.
Tout ça c'est le destin religieux de l'homme.
Réaliser cela clairement, en toute lucidité : c'est l'objectif de notre sesshin.
Deuxième enseignement d'Eizan Rôshi
L'expérience de Rinzaï avec Ôbaku (suite)
1) La connaissance des textes de la tradition et le rôle du maître.
Hier nous en sommes restés au moment où maître Rinzaï se rendait chez Ôbaku pour approfondir son chemin. Il pratiquait le zen fondé sur sa connaissance profonde du bouddhisme, car il avait tout lu de A jusqu'à Z.
Ici il y en a peut-être qui se sont mis d'emblée à faire zazen sans l'avoir préalablement étudié. Mais il faut se replacer dans le contexte de l'époque de Rinzaï où tous les maîtres chinois avaient d'abord parcouru l'ensemble de la philosophie bouddhique, et c'est seulement après qu'ils essayaient d'expérimenter le zazen, méthode avant tout physique.
Quand on parle de philosophie, il faut bien se rendre compte que, s'il y a telle position sur tel problème, il y aura forcément et toujours la position inverse… et il y aura encore une position inverse à cette position inverse ! C'est le destin de la philosophie, et il est évident que par la philosophie, on ne peut atteindre la paix du cœur.
Dans le christianisme, il y a aussi beaucoup de personnages célèbres qui ont parcouru ce chemin après beaucoup d'études de textes. Pensez par exemple aux philosophes Kant et Hegel qui ont abouti à une philosophie des sciences religieuses seulement après avoir parcouru des domaines variés comme la politique ou le droit. Une fois que vous entrez dans le zazen, il faut couper avec ces enseignements dits philosophiques. Votre zazen n'avancera pas d'un pouce si vous conservez en tête des présupposés philosophiques.
Quand j'ai commencé ma pratique, j'en étais là : je pensais qu'il était bon d'avoir parcouru d'abord les enseignements bouddhiques. J'en étais là il y a 37 ans et je n'avais que des raisons plus ou moins valables à donner à mon maître. C'était une vraie lutte entre Sôen Rôshi et moi !
Le raisonnement est très bien, il faut lui laisser sa juste part, mais dans le zen, il n'y a pas de raisonnement.
Il y a ici des gens qui ont une très bonne connaissance du kôan MU[6] au niveau conceptuel, ce qui revient à savoir lire la notice des médicaments, comme je l'ai dit hier. Si on pouvait s'en sortir avec le raisonnement, il n'y aurait aucune raison de pratiquer zazen, et surtout pas d'éprouver des douleurs dans les jambes ! À ce moment-là, ce serait aussi bien je fasse l'enseignement du matin au soir au lieu de faire zazen ! En fait, le raisonnement n'aboutit à rien. J'aurais beau vous expliquer tant et plus, on en sera toujours au même point.
C'est de ce point-là dont Rinzaï avait conscience quand il est allé rendre visite à Ôbaku. Souvenez-vous qu'il avait déjà fait zazen pendant trois ans lorsqu'il a été remarqué par le chef de l'assemblée et envoyé chez maître Ôbaku. Comme je vous l'ai dit, il est allé tant et plus demander à son maître quelle était l'essence du bouddhisme, il a reçu tant et plus de coups de bâtons. Encore une fois, je dis que le maître Ôbaku le frappait, mais qu'il y avait une raison à cela : il le frappait pour que, d'une manière ou d'une autre, Rinzaï puisse arriver au kenshô, à l'éveil.
Il y a un proverbe japonais qui dit : « Mettre un emplâtre sur une jambe de bois », ce qui signifie qu'il n'y a aucun médicament pour les imbéciles. Aujourd'hui à table, il y avait du tofou, sorte de pâté de soja blanc. Vous aurez beau enfoncer un clou dans le tofu, il ne tiendra pas ! C'est la même chose quand je dis qu'il n'y a pas de médicament que l'on puisse donner aux imbéciles.
● L'accord nécessaire entre celui qui enseigne et celui qui est enseigné.
Tout reste au niveau de la relation humaine entre celui qui enseigne et celui qui est enseigné. Au Japon, on insiste sur la qualité propre qui permet l'accord entre celui qui enseigne et celui qui est enseigné, sur l'essence de la relation qui existe entre l'enseigné et l'enseignant. Si les caractères diffèrent trop, il n'y a pas de possibilité d'enseignement.
Je pense que, vous qui êtes venus de France pour faire le zazen ici, je vous connais et vous vous accordez bien avec moi, notamment le Père Breton. S'il n'y avait pas eu entre nous, dès l'origine, une relation spéciale, rien n'aurait été possible, notamment cette venue. Après tout, à part moi, il y a au Japon 30 ou 40 autres maîtres zen. Dans toute l'histoire du zen, on comprend que s'il n'y a pas cette relation spéciale, cette espèce d'emboîtement réciproque entre disciple et maître, rien n'est possible. De même, il y avait cette qualité de relation, cet emboîtement de caractères entre Sôen Rôshi et Sochu Rôshi[7].
Si on n'arrive pas à s'accorder en profondeur, rien n'est possible et on peut rester dans une fausse relation pendant 30 ans. Au Japon, quand on ne s'accorde pas, on ne le montre guère, mais en Europe et en Amérique, on le montre je crois : ça se sent tout de suite, ça se voit sur le visage des gens. Quand je vois les Occidentaux, je trouve qu'il y a quelque chose de très intéressant chez eux, de très valable dans cet ego très fort qu'ils ont et qui leur permet de s'exprimer. Bien entendu, il y a aussi un côté très néfaste !
● L'œuvre commune du maître et du disciple.
Je reviens à Rinzaï qui était resté pendant trois ans sous la direction d'Ôbaku mais sans aller le voir. C'est quand il est allé au dokusan que la bataille a commencé, qu'il a été frappé. Au moment où il a été frappé, il aurait dû avoir la réalisation mais il n'a pas eu cette chance.
Dans la terminologie bouddhique, il y a un concept que je vais essayer d'expliquer par une image. Prenons l'image d'une poule qui pond un œuf et qui le couve amoureusement pendant plusieurs jours. À l'intérieur l'embryon se développe, et à la fin, et il frappe la paroi avec son bec, il fait une ouverture et il sort : ça y est, il est grand. Quand l'embryon est encore dans sa coquille, il sent qu'il est couvé, qu'il a un parent et à un moment donné il sent quand celui qui l'a couvé attend qu'il sorte, c'est à ce moment-là qu'il sort de lui-même. C'est une question de timing : s'il sort trop tôt ou trop tard, il court tout simplement le risque de mourir. C'est là la direction de maître à disciple telle qu'on l'entend dans le zen.
2) Nouvel épisode de l'expérience de Rinzaï relatée dans les Entretiens de Lin-Tsi (Faits et gestes n° 66 a, b, c et d : T. 504 b,28 ; c,10 ; c,14 ; c,23).
● L'état sans force de Rinzaï et sa décision de quitter le monastère.
Ôbaku a frappé plusieurs fois Rinzaï avec son bâton, mais à ce moment-là Rinzaï n'était pas encore prêt à naître. Il est évident que Rinzaï était par naissance et par nature un maître zen, mais il était tout à fait comme vous et il a eu, lui aussi, sa part de souffrance. C'est grâce au zazen constant qu'il a fait qu'il est devenu un maître. Alors qu'il portait au maître ce qu'il croyait être une réponse, il était constamment frappé, il était perdu, il n'avait plus de force, il se disait qu'il ne pouvait rien faire, qu'il était un être vide et inutile.
C'est arrivé à un point tel que, pensant qu'il ne pouvait réaliser le kenshô, il a dit au maître de l'assemblée : « Je n'en peux plus, je vais partir me retirer dans la montagne, il n'y a plus que cela à faire. »
L'état de son cœur, son état intérieur était totalement sombre, aussi noir que ce pupitre, et c'est ce qu'il a lui-même confessé plus tard. Mais attention, cette couleur noire a deux sens :
- ça peut être les ténèbres où l'on ne comprend rien ;
- ou alors, puisque tout est noir, ça peut être qu'on rentre dans un autre monde, dans le monde de l'absolu c'est-à-dire que c'est le samâdhi.
Il faut avoir ces deux sens à l'esprit quand vous lisez les textes sur le zen et qu'il est question de ténèbres obscures où l'on ne comprend plus rien… Attention, il n'y a pas que cela ! Vous risquez de vous tromper si vous accordez le premier sens à ces expressions. Il faut arriver à ce point de ténèbre où l'on ne comprend plus rien et où il y a une sorte d'absolu.
Vous, vous n'y arrivez pas, vous êtes encore dans le relatif… Vous et votre zazen, c'est relatif, il n'y a pas de situation absolue.
● Les réactions du maître de l'assemblée et de Ôbaku.
J'en reviens à Rinzaï.
Il est donc à ce point de désespoir et le maître de l'assemblée lui dit : « Je comprends que tu n'en peux plus, je vois ce que tu ne peux pas avancer, pourtant je pensais que tu étais un garçon d'avenir. D'accord, tu vas aller te retirer sur la montagne, mais tu ne peux pas partir en catimini comme ça, en silence, va revoir le maître une dernière fois. »
Le chef de l'assemblée, avant même que Rinzaï soit allé voir le maître une dernière fois, s'était précipité chez Ôbaku pour lui dire : « Ce garçon a un tel avenir devant lui, il est peut-être capable de devenir le premier en zen, voilà qu'il parle d'arrêter et de se retirer dans la montagne, est-ce que vous ne pourriez pas, encore une fois, faire ou dire quelque chose ? Souvenez-vous que celui qui enseigne a toujours en lui cette préoccupation, cette attention envers les disciples, ce cœur tourné vers lui. » Ce chef de l'assemblée était un véritable jikijitsu (directeur de méditation), il avait réellement conscience de ce qu'il fallait faire en tant qu'éducateur. Par cet exemple on peut comprendre que dans n'importe quel zendô, le jikijitsu est investi de responsabilités particulièrement lourdes, c'est lui qui peut sentir si le disciple est prêt ou pas à recevoir l'éveil.
Rinzaï va donc dire adieu à maître Ôbaku : « Maître, je suis venu vous voir bien souvent, mais je n'en peux plus, je pense me retirer dans la montagne. »
Ôbaku : « Bon, tu veux te retirer quelque part, mais ne va pas n'importe où, je te recommande, en tout cas, d'aller vers chez maître Daigu – le "grand effrayant" si on traduit son nom –, je crois qu'il peut t'être utile. »
Rinzaï s'en va, et le voilà qui frappe à la porte de Daigu. À l'époque, en Chine, il y avait énormément de maîtres zen, on en comptait mille à deux mille, c'était l'âge d'or de l'histoire du zen.
Dès que Rinzaï est arrivé là-bas, il a eu tout de suite un dokusan avec Daigu et s'est présenté devant lui.
Daigu : « D'où viens-tu, toi ? »
Rinzaï : « Je m'appelle Rinzaï. Jusqu'ici je pratiquais l'ascèse sous la direction de maître Ôbaku. »
Daigu : « Ah bon, tu viens de chez Ôbaku. Qu'est-ce qu'il t'a donc fait ? Vis-à-vis de toi, quelle était sa méthode d'enseignement ? »
Rinzaï : « Eh bien, à chaque fois que j'allais le voir pour lui demander quelle était l'essence, le fondement du bouddhisme, il me frappait. Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ou est-ce que ça ne va pas en moi ? »
Daigu : « Vraiment, Ôbaku, comme il est gentil ! Il ne t'a frappé que trente fois, il est vraiment d'une gentillesse… Te voilà maintenant devant moi, mais qu'es-tu donc venu faire, que signifie ta précipitation, qu'est-ce que tu espères ? Tu crois que je vais te prendre, toi, espèce d'imbécile ! Allez, fous le camp. »
Rinzaï était de plus en plus perplexe et perdu. Frappé chez Ôbaku, ayant quand même une recommandation pour aller chez l'autre, voilà qu'il se fait vertement mettre dehors !
À quel point Daigu reste dans la ligne de l'enseignement d'Ôbaku, et à quel point ils sont tous les deux dans le kenshô !
Ainsi totalement coincé, c'est à ce moment-là que Rinzaï a connu l'éveil. C'est un monde absolu que le zen.
● Parenthèse sur le kenshô.
Encore une fois, je vous répète que le kenshô peut vous arriver non seulement en zazen, mais à n'importe quel moment. Rinzaï a eu son éveil juste après son échange avec Daigu.
Ce matin, ici, tout le monde faisait le travail manuel, notamment certains balayaient dehors… Maître Kyôgen a eu l'éveil en passant le balai, juste au moment où il délogeait une petite pierre qui heurta un bambou en faisant un petit bruit, et c'est à ce bruit qu'il s'est éveillé. Bouddha lui-même a connu l'éveil en regardant l'étoile du matin. Maître Reiun a eu l'éveil en regardant simplement éclore une fleur. Vraiment partout, toutes les chances d'atteindre l'éveil vous sont fournies. On ne sait jamais quand ça peut se produire. Faites tout de toutes vos forces.
Bouddha avait pratiqué l'austérité pendant 40 ans, mais quand on rapporte ce qu'il a fait, notamment les sûtras, on ne retient que le kenshô.
Dans le bouddhisme il y a au moins 5400 textes fondamentaux, il faudrait des années et des années pour tout lire ligne par ligne. En fait, on peut tout résumer en un mot, en une phrase.
En dokusan je vous demande la réponse en un mot. Si vous amenez tous les sûtras du monde, on n'aurait pas fini de les lire que tout le monde serait déjà mort ! Avec ça, on ne peut pas proférer l'essentiel en un mot. Il n'y a pas d'autre méthode que les coups de bâton. Il peut aussi y avoir juste une fleur pour l'éveil : un coup de bâton, une fleur… c'est là qu'il faut avoir l'éveil.
C'est au moment de son éveil que Rinzaï a réalisé à quel point tout cela avait un sens : les coups de bâton n'étaient pas du tout dépourvus de sens[8].
Si vous pensez que le kenshô est un monde étranger, vous commettez une très grave erreur. Beaucoup de gens pensent que le kenshô est une sorte de miracle, quelque chose de vraiment spécial – tout le monde a un côté mystique ! –, mais c'est une erreur absurde. Je suis désolé de vous le dire, il n'y a rien de plus simple que le kenshô, c'est quelque chose de profondément évident.
Qu'est-ce qui peut révéler avec autant d'évidence le kenshô que de dire que l'eau coule de haut en bas, que le soleil va d'est en ouest, etc. ! Vous le savez bien, vous devez répondre ce je dis par l'affirmative, n'est-ce pas ? C'est ça le kenshô, c'est ça l'essence, tout simplement, il n'y a rien de spécial.
● Fin de la rencontre entre Rinzaï et Daigu ; retour chez Ôbaku.
Vous écoutez ce que je dis, vous me voyez de vos yeux… C'est au moment où il a eu son expérience que Rinzaï s'en est rendu compte, lui et c'est alors qu'il a dit plein d'assurance à Daigu : « C'est ça ? Ce n'est rien que ça ? » Or Daigu était terrible. Au moment Rinzaï a eu son expérience, Ôbaku l'a pris au collet, il voulait vérifier l'état de Rinzaï, et il n'a pas arrêté de le harceler en lui serrant de plus en plus fort le col pour bien vérifier la teneur de cette expérience. C'est alors que Rinzaï a frappé le maître par trois fois et Daigu a éclaté de rire : « Tu as donc enfin compris ! Mais je ne suis pas ton maître, retourne donc chez Ôbaku. »
Daigu est vraiment splendide, peu de maîtres en sont là, tout le monde désire garder un tel disciple.
Rinzaï s'en est donc retourné chez Ôbaku. Il est allé tout de suite le voir en dokusan. C'est là qu'Ôbaku voit que Rinzaï est totalement transformé. En fait rien n'a changé.. mais tout a changé en lui. Il n'a pas changé de visage ni de taille, mais tout a changé en lui. Vous comprenez ce point ?
Où et comment a-t-il changé ? Avant, il allait voir Ôbaku courbé ; le voilà qui va chez lui maintenant transformé. À peine Ôbaku a-t-il vu Rinzaï qu'il a compris sa réalisation. Ôbaku n'aurait pas été un maître s'il n'avait pas été à même de comprendre ce qui était arrivé, rien qu'en voyant la physionomie de Rinzaï.
Parenthèse. Sans me comparer à de tels maîtres, je comprends moi-même où vous en êtes rien qu'au bruit de vos pas[9] : quelle est la profondeur de votre zazen, quelle est votre ardeur au zazen. Et si, par hasard, je ne comprends pas à ce moment-là, dès que vous vous asseyez en zazen, je comprends tout. Si vraiment vous faisiez MU en vous asseyant devant moi, MU sortirait de vous avec puissance. Même chez un homme ou une femme très petite taille, cela sort. Les gens qui ne font pas MU correctement, au contraire, rapetissent, se racornissent. Rien qu'au bruit de vos pas, je sais que c'est un tel ou une telle. Si je n'étais pas à même de comprendre ça, je n'aurais aucune compétence pour avoir le titre de "maître zen".
Revenons donc à Rinzaï. En le voyant Ôbaku se mit à rire tout en se disant : ce type-là, le voilà enfin réalisé ! Il lui demanda : « Alors, tu es allé dans la montagne, tu t'es promené ? Pourquoi es-tu parti comme cela à l'aventure ? »
Le zen, ça se pratique à un seul endroit et continûment. C'est comme s'il y avait un grand arbre : il faut rester tout le temps sous cet arbre, il ne faut pas partir ici ou là. Vous, pareil à ce grand arbre, vous restez là, et vos racines plongent, s'enfoncent. Toujours au même endroit, vous (ou le grand arbre), qu'il fasse beau ou mauvais, que ce soit l'été étouffant ou la froideur de la neige en hiver, vous (ou le grand arbre) enfonce toujours ses racines au même endroit.
C'est pourquoi Ôbaku a demandé à Rinzaï : « Pourquoi t'es-tu barré ici ou là, à l'aventure ? »
Rinzaï : « Maître, vous avez été tellement bon pour moi, je suis venu vous remercier. »
Et Ôbaku répète sa question : « Mais où étais-tu donc parti ? »
On se rappelle pourtant que c'est Ôbaku qui l'avait envoyé chez Daigu.
Rinzaï : « Je suis allé chez Daigu. »
Ôbaku : « Ah bon, tu étais chez Daigu ! Est-ce qu'il t'a dit quelque chose ? »
Alors Rinzaï a expliqué tout ce qui s'était passé lors du dokusan avec Daigu.
Ôbaku écoutait avec le plus grand calme, en parfait silence, puis : « Daigu t'a dit ça, il t'a dit tous ces mots ? S'il vient, c'est à lui que je donnerai les coups de bâton. »
Rinzaï : « Ce n'est pas la peine d'attendre que le maître vienne. »
Ôbaku : « Eh bien, frappez maintenant, frappez les trois coups de bâton si vous voulez… »
Et Rinzaï a frappé Ôbaku sans attendre.
Ôbaku a éclaté de rire : « Quel imbécile, quel fou ! Il ose tirer la barbe du tigre ! »
Si vous tirez la crinière du lion, vous allez vous faire mordre… C'est pourtant ce qu'a fait Rinzaï en toute connaissance de cause.
Et Rinzaï de répondre par son cri : « Katsu ! »
C'est là que l'on voit que ces deux personnalités s'imbriquent parfaitement dans cette expérience du kenshô.
Ôbaku a dit à son assistant : « Emmène ce type-là au zendô. Il n'a plus besoin de venir ici en dokusan. Mets-le à l'aise, qu'il se repose. »
Cette simple parole était la signature, le tampon officialisant l'expérience de Rinzaï. C'est là que Rinzaï est vraiment né en tant que maître zen.
Vous devez comprendre à quel point tout cela a été rendu possible grâce à la répétition de la même chose. Souvenez-vous de tout ce que je vous ai raconté, tous les épisodes dont je vous ai parlé depuis hier.
Par exemple, l'opéra de Paris est intéressant mais en tout cas, ce que nous faisons ici est encore plus intéressant. C'est avec ce plaisir, avec cet intérêt, avec cet amusement qu'il faut lire cet épisode de Rinzaï. Rassurez-vous, les Japonais lisent cela sans rien y comprendre. Il n'y a que moi qui puisse lire cela en riant à gorge déployée ! Pourtant, c'est à ce point-là qu'il faut que vous alliez, et c'est ça la difficulté du zen. C'est de cette manière-là que vous devez lire cette expérience.
● Dans les expériences les plus profondes…
La véritable expérience de kenshô on ne peut la rapporter par les mots. Pour la rapporter, on parle simplement de cette fleur, des coups de bâton, du cri de Rinzaï…
Quand il m'arrive de dire des choses comme cela, il y a quelquefois des idiots qui, le soir même, viennent me voir en dokusan en se mettant à hurler : « Katsu ! » Mais l'imitation, ça ne mène à rien !
Cet instant ultime, cet instant de crise, on ne peut absolument pas le rapporter par les mots. Vous tous, vous avez eu des expériences dans votre vie, et dans certains cas vous n'avez d'autres ressources que pleurer ou embrasser quelqu'un. Dans les expériences les plus profondes, même les larmes ne peuvent plus sortir. Par exemple, vous revoyez votre amoureux ou votre amoureuse après une longue séparation, vous êtes là sur le quai de la gare ; est-ce que vous allez lui dire simplement avec des mots : « ça fait longtemps que je ne t'ai vu… » ? Non, vous allez l'embrasser. Dans les films japonais, il n'y a pas tellement de scènes de ce genre, mais dans les films français, il y en a beaucoup ! Les Français décrivent très bien les retrouvailles d'amoureux ! En ce moment, je ne vois plus de films français et l'expérience dont je viens de vous parler bien un film que j'ai vu il y a déjà 40 ans !
Faites MU, rien que MU. Il n'y a personne qui ne puisse le réaliser, homme ou femme ; tout le monde sans exception peut le faire. Il faut que vous arriviez à cet état où le lion rugit, et par ce seul rugissement, tous les autres animaux de la création meurent épouvantés… Quand vous aurez cette expérience, tout votre corps sera soulevé par une joie fusionnelle jaillissante. C'est ça le kenshô.
Au printemps, la graine germe et la fleur sort. Si vous faites zazen, pas de problème, vous fleurirez. La fleur du zen, c'est kenshô. J'attends cet instant.
[1] Rinzai Gigen (臨濟義玄; ch. Linji Yixuan) est le fondateur du courant du zen rinzaï. Il vécut sous la dynastie des T’ang, au IXe siècle et mourut en 867 au nord-est de la Chine. Son enseignement est contenu dans les Entretiens compilés par un de ces disciples, traduits en français par Paul Demiéville en 1972.
[2] Quelques règles pour prononcer lejaponais quand on le rencontre écrit en romaji, c'est à dire en alphabet latin : Toutes les lettres se prononcent sauf exceptions comme dans "kôan", "manga", ai comme dans "ail"… et de plus, sauf exceptions : e est prononcé "é" comme dans "karate" ; u est prononcé "ou" (ex. mu se prononce mou) ; g est toujours dur (ex. Kyôgen se prononce Kyôguenn') ; h est aspiré (Hakuin se prononce H'akouinn') ; j est prononcé "j" comme dans "dôjô" mais prononcé "dj" en début de mot comme dans "jean" (ex. dans Ryutaku-ji, ji se prononce dji) ; r se prononce presque l (rinzai se prononce presque linn'zaï) ; s est toujours sourd comme dans "sake" (dokusan se prononce dokoussann') et après un "s" ne se prononce quasiment pas (katsu se prononce kats') ; w se prononce comme dans "water" (dans zazen wasan, wasan se prononce ouassann') ; sh comme dans "shampooing" et ch se prononce tch comme dans "cha-cha-cha" (ex ch'an se prononce tch'ann') ; enfin la syllabe dont le son est allongé apparaît avec un ^ au dessus de la voyelle (ex. : rôshi se prononce rooshi).
[3] Maître Sôen Nakagawa fut responsable du Ryūtaku-ji jusqu'en 1984, ce fut le maître de Eizan Rôshi. Ce fut le premier maître de Jacques Breton, il était là-bas lors de l'échange inter-monastique de 1983 et c'est chez lui que J. Breton a prolongé son voyage (cf. Voyage de chrétiens (J. Breton…) dans les monastère zen au Japon en 1983 dans le cadre du Dialogue Interreligieux Monastique).
[4] Le Sûtra Kegon est l'Avatamsaka sûtra (Sûtra de la guirlande de fleurs), il est à la base de l'école qui porte ce nom.
[5] Livre Ier, chapitre XXII, 1°.
[6] Cf. "Maître Jôshû : les kôans et le MU" Enseignement d'Eizan Rôshi et d'autres messages du tag Enseignement Eizan Rôshi.
[7] Pour Sôen Rôshi voir note 3 ; Sochu Rôshi fut son successeur, responsable du Ryutaku-ji de 1984 à 1990.
[8] Dans les Entretiens de Lin Tsi (jap. Rinzai) on lit ceci : « Grande assemblée, il y en a certes qui, pour la Loi, ne refusent pas de sacrifier leur corps et de perdre la vie. Quant à moi, lorsqu’il y a vingt ans je me trouvais chez mon ancien maître Houang-po, trois fois je l’interrogeai sur ce qu’est exactement la grande idée du bouddhisme, et trois fois il a bien voulu me donner la bastonnade. C’était comme s’il m’eût caressé d’une branche d’armoise aromatique.» (N° 5c, Entretiens de Lin-tsi p. 39-40)
[9] Au Kaizen-ji l'attente pour le dokusan se faisait juste à côté du zendô, et il y avait un petit couloir qu'il fallait traverser pour atteindre la pièce où Eizan recevait.