La relation corps, âme et esprit, par Jean Marchal
Nous vivons souvent sur la base d'une conception dualiste où l'homme est composé d'un corps et d'une âme. Graf Dürckheim est l'un de ceux qui a remis en valeur la conception trinitaire qu'on trouve dans la Bible : corps-âme-esprit, l'esprit étant du côté du divin, du céleste. Graf Dürckheim distinguait également «le corps qu’on a» du «corps qu’on est» ainsi que conscience-flèche et conscience-coupe (cf. Conscience-flèche et conscience-coupe (K-G Dürckheim) ; regard zen) et encore le masculin et le féminin (cf. Partie II du dossier "Masculin/féminin, yin/yang, animus/anima" textes de J. Marchal et J. Breton)
Jean Marchal qui s'est formé chez lui reprend ces mêmes distinctions, de même que Jacques Breton à qui est dédié ce blog (Cf. Jacques Breton parle des 3 dimensions fondamentales de l'homme selon K-G Dürckheim : corps, psyché (âme ou cœur), esprit).
Voici des extraits de l'article de J. Marchal : « Etre des artisans de vie grâce au corps que nous avons et au corps que nous sommes » paru dans la Revue Française de Yoga, n°29, janvier 2004, pp. 299-314 (revue-francaise-de-yoga).
La relation corps, âme et esprit
par Jean Marchal
[…] Dans la conception dualiste d'un être humain fait d'un corps périssable et d'une âme immortelle qui domine en Occident depuis Descartes, la confusion est habituelle entre âme et esprit : les deux mots sont employés indistinctement pour désigner cette part de nous-mêmes supposée ou non immortelle. Pour dissiper cette confusion lourde de conséquences, il semble opportun de revenir à l'étymologie.
– Le mot "âme" dérive du substantif latin "anima" équivalent du grec "psyché". C'est dire que les mots âme et psychisme désignent en fait la même réalité : l'ensemble des facultés psychiques composant la spécificité individuelle.
– Pour signifier l'esprit qui transcende l'unité individuelle, le grec dit "pneuma" et le latin "spiritus" : esprit.
Les trois mots – corps, âme et esprit – désignent donc trois entités distinctes, bien qu'en étroite relation.
[…Jean Marchal examine ici la conception dualiste que nous avons du corps et de l'âme depuis Descartes…]
● L'ESPRIT
Tout change cependant dans la conception trinitaire de l'être humain dans laquelle la troisième dimension est l'esprit : distinct du psychisme et par nature indépendant de nos composants psychosomatiques, il est « non né, non composé, non devenu ». En général emprisonné dans nos profondeurs inconscientes, l'immense majorité des êtres humains à notre époque n'en a plus ni l'expérience, ni même la moindre idée : tout au plus, dans le meilleur des cas, une vague croyance en son existence. Bref, cet esprit ignoré et refoulé n'a pratiquement plus aucune influence sur nos comportements individuels ni sur l'élaboration de structures socio-politico-économiques dans lesquelles nous vivons. Contrairement au corps et au psychisme, on ne peut rien en dire : il transcende les possibilités du langage ordinaire et échappe à toute description. Mais on peut en faire l'expérience dans des moments privilégiés, et évoquer ces expériences à l'aide d'images symboliques ou de métaphores : c'est le rôle essentiel de l'art en général et des rituels religieux en particulier.
Dans son étroite relation avec le corps et l'esprit, l'âme peut être comparée à un miroir à deux faces[1] : la face supérieure reflétant le monde de l'esprit par sa capacité d'intelligence contemplative supra-rationnelle fonctionnant dans la pure vision, la face inférieure reflétant le monde matériel et le corps psychique qu'elle révèle et explore par la faculté d'intelligence rationnelle logique dépendant du langage pour étudier et expliquer tout ce qui relève du monde visible. De ces deux formes d'intelligence contemplative et discursive, nous n'usons ordinairement que de la seconde, l'intelligence discursive, mise au service d'une curiosité sans limite des fonctionnements du monde matériel. Hypertrophiée de façon monstrueuse en Occident depuis la Renaissance, elle a étouffé la première, l'intelligence contemplative, que nous n'exerçons plus qu'en de rares et furtives occasions privilégiées. La première dépend de la tête, la seconde du cœur[2]. Le réveil et le développement de cette part de l'âme ouverte à l'esprit passe par l'éveil de notre intelligence contemplative féminine endormie en nos profondeurs comme la Belle au bois dormant en son château et attendant le prince charmant qui l'éveillera d'un baiser à la Lumière.
- CORPS-ÂME-ESPRIT
Cette conception trinitaire de l'homme « corps-âme-esprit » implique dans toute société traditionnelle une relation hiérarchisée entre ces trois éléments : grossier, subtil et spirituel. Le corps est au service de la vie psychologique qui dépend en partie de son fonctionnement harmonieux qu'on appelle la santé. Le psychisme lui-même est au service de la vie de l'esprit qui demande, pour se développer, de prendre appui sur un psychisme équilibré, affranchi de la domination excessive d'un ego tyrannique qui en perturbe ou en étouffe le fonctionnement normal dans toutes sortes de névroses, voire de psychoses. Mais même réduite à une terne "normose", la vie psychique a perdu sa véritable finalité qui est de servir de support nourricier à la vie de l'esprit, à "l'inspiration" de nos existences. Dans cette conception trinitaire hiérarchisée de l'être humain où l'âme est comme un miroir à deux faces, l'une est tournée vers le corps et reflète ses besoins sous forme des pulsions élémentaires qui constituent le versant terrestre de notre vie psychique. L'autre face est tournée vers l'esprit et s'anime de nos aspirations à en retrouver la paix, la sérénité et la souveraine liberté qui constitue le versant céleste du psychisme.
[… Jean Marchal passe ici en revue les cinq pulsions principales et proposent des moyens pour les mettre au service de l'esprit… ]
LES DEUX FAÇONS DE VIVRE SON CORPS :
« LE CORPS QUE L’ON A » ET « LE CORPS QUE L’ON EST »
K. von Dürckheim distinguait «le corps qu’on a» du «corps qu’on est» à partir des deux mots désignant en allemand « Körper», le corps qu’on a, et « Le Leib» le corps qu’on est. Pour lui, le « corps qu’on a » est le corps vécu comme un instrument prostitué au service de l’ego et de son besoin d’avoir : désir d’appropriation et besoin de défendre son « territoire », avoir une bonne santé apparente, une réputation, une prestance, une puissante musculature, etc. Autant d’avantages entretenant le « moi existentiel» capable d’assurer le maintien dans l’existence d’une position avantageuse et d’une sécurité rassurante.
Ce corps qu’on a est tout simplement le corps physique vécu comme la possession de l’ego, le « faux propriétaire» qui l’attelle à la recherche de la posture et de la performance en général. Il y a toutes sortes d’exercices physiques visant à améliorer le côté fonctionnel et esthétique du « corps qu’on a» : sport, massages et autres soins du corps qui le traitent comme un instrument dont il s’agit d’améliorer performance et apparence. La médecine moderne est au service exclusif du corps qu’on a dont elle cherche à corriger les dysfonctionnements par des moyens exclusivement matériels en agissant sur l’organe souffrant et en ignorant l’interrelation des organes entre eux, du corps et du psychisme, de la personne avec son environnement et avec ce qui la dépasse.
La célèbre image du discobole grec (VIe siècle avant J.-C.) est l’expression même du « corps qu’on a ». Aimanté vers un but et une performance (lancer le disque le plus loin possible) dans une attitude déséquilibrée et tendue, il symbolise à la perfection la « conscience flèche » qui anime le corps qu’on a, toujours projetée vers le but à atteindre et jamais dans l’instant présent. Cette « conscience flèche », qui fait de chaque chose et de chaque situation un objectif comme l’archer avec son arc et ses flèches, est bien symbolisée par le discobole. Elle a dirigé tout le mouvement de la civilisation occidentale, très spécialement depuis la fin du Moyen Âge, tout entière tendue et orientée vers l’explication rationnelle du monde visible. De plus en plus affranchie depuis quelques siècles de toute référence à une intelligence contemplative orientée vers la transcendance, elle engendre la science matérialiste et le monde mécanisé et désacralisé, mais au service du «corps qu’on a ». Or, comme l’écrit Lanza del Vasto, « quand toute une civilisation s’épuise à tourner en rond de plus en plus vite et célèbre sa fièvre comme un signe de santé, c’est qu’elle est entrée en folie et court à sa perte » (Les Quatre Fléaux, éd. Delanoél).
Bref, cette attitude du discobole suggère bien le besoin mortifère de la science occidentale d’aller toujours plus loin et plus vite dans le déchiffrage des lois qui régissent le monde matériel, pour toujours plus le dominer et l’exploiter au profit des instincts les plus grossiers de l’âme. Le psychisme affranchi du pouvoir de l’esprit se trouve toujours plus asservi aux forces redoutables de la nature qu’il prétend dominer avec toutes les conséquences mortifères de plus en plus évidentes qui s’ensuivent: pollutions envahissantes, maladies nouvelles (vingt-huit en quelques années), Tchernobyl, etc. Ce qui nous renvoie à cette phrase évangélique: « Que sert à l’homme de conquérir l’univers s’il vient à perdre son âme?»
En opposition à l’image du discobole, l’image du Bouddha en méditation répandue dans tout l’Extrême-Orient symbolise parfaitement le sens du « corps qu’on est ». Assis fermement en posture de lotus, centré sur le hara, il n’exprime que le total lâcher-prise à toute préoccupation et à toute anxiété dans une « conscience coupe » qui est réceptivité de l’âme ouverte à l’esprit. Cette ouverture s’appuie sur le corps ainsi réintégré dans sa véritable finalité : servir de nid à l’âme pour permettre son éclosion en la lumière de l’esprit.
[… Pour finir J Marchal évoque la fin de l'opéra de Richard Strauss, Ariane à Naxos…]
[1] Il faut noter que le mot psyché en français désigne un miroir pivotant sur son axe horizontal, de sorte que la face réfléchissante puisse être orientée vers le haut ou vers le bas. C'est là une excellente image de l'âme qui, selon son orientation, réfléchit le "ciel", l'invisible transpersonnel, ou la "terre", le monde matériel visible.
[2] Ce que symbolisent les deux clés, d'or et d'argent, remises par le Christ à saint Pierre comme "clés du royaume" « Les deux clés pour ouvrir le ciel et pour ouvrir la terre, pour ouvrir le cœur et pour découvrir l'âme » (L. del Vasto)