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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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1 mai 2022

Bernard Durel initie au chemin du Nuage de l'Inconnaissance, un écrit mystique pour notre temps

B Durel, Le Nuage de l'inconnaissanceLe Nuage de l’inconnaissance, ce traité anonyme de la mystique médiévale anglaise, est une invitation à abandonner toute forme de savoir, et même toute quête positive de Dieu, pour se laisser conduire jusqu’au mystère au-delà de tout nom. L’âme ainsi libérée, vidée de tout volontarisme, peut alors consentir à l’appel divin, et être tout entière occupée à l’amour de Dieu.

Dans Le nuage de l’inconnaissance. Une mystique pour notre temps, livre paru en 2008 chez Albin Michel, Bernard Durel commente ce grand classique de la mystique chrétienne de 75 chapitres[1]. Il déchiffre les codes de la pensée apophatique qui refuse toute formule affirmative concernant Dieu. La lecture de ce dominicain formé par ailleurs aux pratiques zen permet de rapprocher le silence de l’intellect proposé par le Nuage des traditions orientales de méditation et de lâcher-prise. On découvre ainsi ce que ce texte peut avoir d’universel et d’actuel pour toute recherche spirituelle, et comment chacun peut l’adapter à son quotidien pour en faire une règle de vie.

Bernard Durel utilise la traduction faite par D. M. Noetinger, moine de Solesmes, édité à Solesmes en 1924 et réédité en 1977. Sur internet[2] on trouve la moitié du livre dans la traduction d'A. Guerne, Cahiers du Sud, Documents spirituels 6, 1953, réédité dans la collection Points, 2016.

 

Bernard Durel initie au chemin du Nuage de l'Inconnaissance

 

Deux remarques préalables

1/ En décembre 1995 Bernard Durel a animé au centre Assise une session sur "Le nulle part et le partout" où il a introduit à la lecture du Nuage. Le titre fait allusion à un passage du chapitre LXVIII :

  • « Voici, pour moi, ce que je te recommande. Veille à n'être aucunement au-dedans de toi-même, et pourtant je ne prétends pas non plus que tu sois en dehors, ni en-dessous, ni d'un côté, ni d'un autre. « Mais alors, me diras-tu, où dois-je donc être ? D'après ce que tu me dis, je ne devrais être nulle part. » Et je te répondrai que tu t'exprimes bien, et que je veux que tu ne sois nulle part ; car "nulle part "entendu matériellement, équivaut à partout spirituellement. […] il est vrai que les sens de ton corps, ne trouvant là aucun aliment, traiteront de "rien" ce que tu fais […] Dédaigne ce partout et ce quelque chose pour ce nulle part et ce rien. […] Ce rien est plutôt objet d'expérience que de vue. […] Quel est-il, celui qui l'appelle un rien ? Assurément, c'est l'homme extérieur, et non pas l'homme intérieur. Notre homme intérieur l'appelle un "tout", et par ce tout, il connaît la raison de toutes les choses corporelles et spirituelles, sans en considérer aucune en particulier. »

 2/ Dans le dernier extrait il est question du Gemüt (le fond de l'âme) que B. Durel a commenté avant. Par exemple dans le commentaire du chapitre XXXIV, il part de la phrase "Ne crains rien alors" :

  • « Chaque petite phrase ouvre des abîmes de réflexion ; elle pare au doute qui pourrait s'insinuer, que si je lâche prise, je pourrais tomber vers le bas. Mais l'auteur nous assure qu'il y a un sanctuaire de l'âme, un lieu de grande intimité (qu'on appelle la grotte de l'âme, le Gemüt, le fond), auquel le diable n'a pas accès. Dans ce lieu, nous pouvons nous asseoir, nous poser en toute confiance, car les forces du mal ne peuvent pas nous y rejoindre – et cela tient au fait que les forces du mal prennent la forme d'objets définis, limités. Si je suis dans une démarche qui me fait aspirer à ce qui est au-delà de ces choses, le mal ne peut pas me rejoindre. On le voit, je crois, dans les longs temps de silence, comme en sesshin par exemple. Les premiers jours, souvent, on est assailli de pensées, de tentations ; puis, si on reste là, ces choses-là demeurent peut-être car elles appartiennent à un certain réel, mais le voyage continue et on est dans des eaux calmes, l'attention n'est plus tournée vers ceci cela, et le diable n'a plus prise – cette dernière expression fait justement écho au lâcher-prise : le diable est du côté de la prise et, s'il n'y a plus rien à prendre, il ne peut plus agir. »

 

 

Quatre courts extraits du livre de Bernard Durel

 

1) Extrait de l'introduction de Bernard Durel

Le Nuage de l'inconnaissance est un texte anonyme. Il date de la même époque que Jean Tauler mais il a été écrit en Angleterre. […]

Ce XIVe siècle est une époque terrible ; c'est le siècle de la guerre de Cent ans, de la Grande Peste qui entraîne des pertes humaines considérables dans toute l'Europe, entre un quart et un tiers de la population. En Angleterre, il y a des révoltes de paysans. Dans toute l'Europe, les luttes et rivalités incessantes entre le pape et les souverains font naître des troubles. Les conditions de la Réforme sont déjà largement présentes : corruption, perte de crédibilité de l'Église. Face à tout cela, la mystique rhénane comme la mystique anglaise sont des tentatives profondément spirituelles pour surmonter la crise. […]

Le langage de cette œuvre est difficile : le texte original, en anglais médiéval, nécessite une traduction en anglais moderne. L'ouvrage est anonyme, ce qui a suscité beaucoup d'hypothèses. Sans doute s'agit-il d'un prêtre ou d'un moine. Il s'adresse à un destinataire, sans doute un jeune disciple âgé de 24 ans nous dit le texte. On pense qu'il fut écrit entre 1349 et 1395. Notons encore que les sous-titres présents en tête de chaque chapitre sont postérieurs au texte.

Le texte a des sources dans la tradition spirituelle ancienne, et particulièrement chez Denys l'Aréopagite dont les écrits avaient été traduits en latin par Scot Érigène. C'est là le meilleur de l'héritage de l'Orient grec qui est ainsi transmis. Eckhart, lui aussi, est le témoin au Moyen Âge de la grande tradition grecque de la déification (thème de l'homme déiforme).

Je rappellerai simplement la distinction entre la déité et les noms et énergies de Dieu : Dieu est connu par ses énergies seulement. Mais Dieu en lui-même est caché dans le "nuage de l'inconnaissance". […]

Dans mon commentaire du chapitre XXIX de ce Nuage de l'inconnaissance, j'insiste sur le fait que chacun, chacune d'entre nous est, dans son état profond, caché dans ce "nuage". Si l'on peut apprécier chez l'autre tel ou tel de ses actes ou de ses comportements, il reste, dans son fond, inaccessible. Et ce qui est vrai de l'autre est vrai de nous-mêmes : ce qui nous menace en profondeur, dit Thomas Merton, c'est « l'infidélité à ce que nous sommes vraiment. Qui trouvez-vous qui ait assez de foi et de respect de soi pour être attentif à ce mystère et commencer à s'accepter lui-même comme inconnu ? » […]

Après avoir successivement fréquenté bien des lieux et des maîtres – dans la famille, l'école et l'Université, l'Église et l'ordre dominicain – j'ai choisi de me rapprocher du Nuage de l'inconnaissance car je trouve dans ce texte la perception la plus juste, la plus ultime de l'état des lieux : impermanence, incertitude, dilution à travers tous les niveaux. […]

Finalement, le "nuage" s'avance au sein de la grande caravane de ceux qui, avec Thomas d'Aquin, ont reconnu que la vraie connaissance de Dieu est de le connaître comme inconnu

 

2) Chapitre III (le non-savoir et le sans-pourquoi)

► Extrait du texte.

  • Lève ton cœur vers Dieu dans un humble mouvement d'amour, ne te proposant que lui seul, sans considérer aucun de ses biens. Que toute pensée en dehors de lui te soit en aversion et que rien n'occupe ton intelligence ou ta volonté, sinon lui. […]
    De toutes les œuvres de l'âme c'est celle qui plaît le plus à Dieu. […] Pour toi, nul exercice ne contribue autant à te purifier et à te rendre vertueux. Pourtant c'est le plus facile de tous et celui qui se fait le plus rapidement, lorsque la grâce y porte l'âme et lui en fait ressentir l'attrait. Mais autrement, il est difficile et déconcerte l'âme.
    Cependant ne te rebute pas, mais travaille jusqu'à ce que tu éprouves l'attrait. La première fois que tu te livreras à cette œuvre, tu n'y trouveras qu'obscurité ; ce sera comme un nuage d'inconnaissance, quelque chose dont tu ne sauras percevoir ce que c'est, sinon que tu constateras dans ta volonté une aspiration nue et pure vers Dieu. Quoi que tu fasses, cette obscurité et ce nuage seront entre toi et ton Dieu, et t'empêcheront de le voir clairement par la lumière de l'intelligence, ou de prendre contact avec lui dans la douceur et l'amour par l'affection. Dispose-toi donc à rester dans cette obscurité aussi longtemps qu'il le faudra…

 

► Extrait du commentaire de B. Durel.

« Travaille jusqu'à ce que tu éprouves l'attrait »

Il y a un travail, un effort, mais ce n'est pas le but. Pour reprendre les termes de Dürckheim[3], il s'agit de préparer les conditions du moment où les choses se feront d'elles-mêmes – mais il y a donc d'abord les préparatifs, il faut mettre en œuvre un consentement. Les commencements sont austères… jusqu'au nuage de l'inconnaissance. On retrouve là la perspective tout à fait eckhartienne du non-savoir. […]

 

« Comme un nuage d'inconnaissance »

C'est la première occurrence de l'expression : nous sommes là dans des passages fondamentaux de l'ouvrage.

N'oublions pas que tout ceci n'a de sens que si, sur notre propre chemin, nous nous le redisons avec nos propres mots. Il y a beaucoup de situations dans la vie où, soit aux yeux des autres, soit à ses propres yeux, on n'arrive pas à expliquer pourquoi on fait telle chose, on pose tel ou tel acte. On trouve toujours des raisons mais, en profondeur, nous ne pouvons pas bien rendre compte de notre attitude. On rejoint là le thème, abondamment développé chez Eckhart, du "sans pourquoi" : ce n'est pas une déficience, c'est qu'il y a dans la réalité humaine un mystère qui fait que tout en la vivant, je ne peux pas vraiment expliquer pourquoi ni comment je la vis….

 

2) Chapitre VII. (Dans une nudité complète d'esprit)

► Extrait du texte.

  • […] Il y aurait une grave erreur et un gage certain d'échec à prétendre obtenir la contemplation sans avoir maintes fois médité sur ses propres misères, sur la Passion, sur la bonté et l'excellence de Dieu. Néanmoins vient un jour où celui qui s'est longuement exercé à ces méditations doit les interrompre et les rejeter bien au-dessous de soi sous le nuage de l'oubli, s'il veut jamais percer le nuage de l'inconnaissance qui le sépare de son Dieu.
    Chaque fois donc que tu te disposes à cette œuvre et que tu t'y sens appelé par la grâce, élève ton cœur vers Dieu dans un humble élan d'amour, et propose-toi le Dieu qui t'a créé, qui t'a racheté et qui t'a élevé au degré où tu es parvenu ; mais n'admets aucune autre pensée sur lui. Pour celles-ci même, ne les admets que si tu t'y sens incliné, car il n'est besoin que de tendre directement vers Dieu dans une nudité complète d'esprit et sans autre motif que lui-même.
    Que s'il te plaît d'envelopper et de resserrer cette application de ta volonté en un mot, afin de la retenir plus facilement, choisis un mot court et d'une seule syllabe ; il vaudra mieux que s'il en a deux, car plus il est court, mieux il convient à l'opération de l'esprit. Ce sera par exemple le mot "Dieu" (God) ou le mot "aime" (love, "amour").
    Choisis celui que tu veux, ceux-là ou d'autres, celui que tu préfères parmi les mots d'une syllabe, et fixe-le dans ton cœur de sorte qu'il ne s'en éloigne pour rien au monde. Ce mot te servira de bouclier et de lance dans la paix comme dans la guerre. Avec lui tu battras le nuage et l'obscurité qui sont au-dessus de toi. Avec lui tu rabaisseras toutes les pensées sous le nuage de l'oubli ; et si l'une d'elle fait pression sur toi et demande ce que tu poursuis, ne lui réponds que par ce seul mot. Si elle t'offre d'user de son érudition pour t'expliquer ce mot et les propriétés qu'il possède, réponds que tu veux le garder entier sans le briser ni le développer. Sois-en assuré, si tu te tiens ferme dans cette résolution, aucune pensée n'y résistera. Et pourquoi ? Parce que tu ne la laisseras pas se nourrir des douces méditations dont nous avons parlé. »

 

► Fin du commentaire de B. Durel sur ce chapitre VII

 « Dans une nudité complète d'esprit »

La traduction en anglais moderne utilise naked intention, une nudité suffisante, wholly sufficient : il s'agit, comme dans l'assise, de ramener sans cesse l'attention vers l'au-delà de toute pensée.

Il y a un présupposé à toute la démarche : c'est Dieu qui est venu me chercher, qui a allumé en moi le désir de le chercher – et cela est vrai à trois niveaux :

  • celui de la création (ce n'est pas de moi que je tiens mon être),
  • celui du salut, œuvre du Christ,
  • et celui de l'appel à la vie contemplative, la dimension fondamentale est de l'ordre de la passivité : au fond je suis le dernier à m'éveiller !

C'est le sens du mot "responsabilité" reposant sur le mot "réponse" : dans les relations avec Dieu, tout ce que nous faisons, paroles mais aussi actions les plus quotidiennes, ne naît pas de notre propre initiative – en termes très simples, nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Pour cela, nous l'oublions, et c'est dramatique ; l'idéal occidental du self-made-man, de l'homme autonome, est une image fallacieuse, a fortiori dans l'ordre spirituel. Donc ce désir de me tourner vers le "nuage de l'inconnaissance" est une réponse au don qui m'a été fait, comme on le voyait dans le premier chapitre.

Ces dernières années, je suis parvenu à la conviction qu'un des problèmes les plus graves de notre culture est la difficulté à reconnaître que je ne me suis pas fait, que des mots comme "vocation", "appel" ou "don" ne sont pas des mots réservés à des petites cliques chrétiennes, mais qu'ils sont inscrits dans la nature humaine ; à tous les niveaux, par rapport au cosmos, à la communauté humaine, à la nation à laquelle j'appartiens, je monte dans un train qui roule à toute vitesse. La meilleure illustration de cela, c'est la langue maternelle : même si je peux transformer la langue, créer des mots si je suis poète, c'est toujours à l'intérieur de cette langue. Beaucoup se sentent aliénés par la tradition, par les choses reçues, mais en fait nous vivons toujours d'un héritage, voire de plusieurs.

 

« En un mot »

Vient alors une proposition très technique, concrète : il faut recourir à des mots, à des mantras, d'une seule syllabe, dont la phonétique simple (comme God en anglais, plus simple que "Dieu"). Il faut toujours utiliser le même mot, pour qu'il devienne une habitude. Il est à la fois une arme offensive ("ton glaive") tournée vers le "nuage", et une arme défensive ("ton bouclier"), qui nous protège de penser. C'est l'idée qu'il ne faut pas s'engager dans les pensées mais couper tout de suite en revenant au souffle ou à ce mantra. D'ailleurs, même dans la vie pratique, c'est une très bonne attitude de ne pas s'engager dans les discussions sans fin, mais d'aller son chemin. Car si on ne nourrit pas la discussion, elle s'arrête. Ainsi, progressivement, cette activité de penser, au fond, meurt de faim. De même, lorsque les assises se succèdent, au cours d'un sesshin par exemple, on voit s'épuiser ce qui nous préoccupait en commençant.

 

3) Chapitre LXXV (dernier chapitre).

► Extrait du texte.

  • Il se peut que ceux qui lisent ce livre, qui en écoutent la lecture ou en entendent parler trouvent que ce qu'ils lisent ou entendent est bon et leur convient ; mais le mouvement de complaisance qu'ils éprouvent alors pour l'œuvre dont il est question ne suffit pas à prouver que Dieu les appelle à s'y exercer. Peut-être ce mouvement est-il produit plutôt par la curiosité naturelle de l'esprit que par un appel de la grâce. […]
    Je ne prétends pas que cet élan persiste toujours et demeure sans interruption dans l'esprit de tous ceux qui sont appelés à cette œuvre. Il n'en est pas ainsi. Souvent un ouvrier novice dans cet art perd l'impression de cet élan d'amour, et cela pour différentes raisons.
    Parfois il en est privé afin qu'il ne ressente pas de présomption et ne s'imagine pas qu'il peut à son gré, ou peu s'en faut, en jouir quand et comme il lui plaît. Cette pensée serait de l'orgueil, et l'on peut dire que chaque fois que cette impression de grâce est retirée, c'est toujours l'orgueil qui en est cause, sinon toujours l'orgueil qui existe, du moins celui qui pourrait naître sans cette soustraction. […]
    Parfois notre Seigneur tarde à le leur rendre par un détour plein d'habileté, afin de le faire grandir par l'attente, afin aussi qu'ils l'estiment davantage lorsqu'ils le retrouvent après un long temps. Il y a même là un des signes auxquels on peut le plus facilement et le plus sûrement reconnaître si on est appelé à notre œuvre : lorsque l'âme a été longtemps privée de ce mouvement intérieur, il revient soudain, sans être obtenu par aucun procédé, et l'âme constate alors en elle un désir plus fervent que jamais, et aspire avec un amour plus ardent à s'exercer dans cette œuvre. […]
    Dieu regarde des yeux de sa miséricorde non pas tant ce que tu es ou ce que tu as été, que ce que tu voudrais être ; et saint Grégoire nous affirme que les délais font grandir les saints désirs. Que s'ils s'affaiblissent par l'attente, ils n'ont jamais été saints désirs….

 

► Extrait du commentaire de B. Durel

« Un appel de la grâce »

Le chemin spirituel décrit dépend vraiment d'un "appel de la grâce", même si toutes les préparations, les exercices sont utiles pour l'éprouver. L'auteur propose aussi un critère important de discernement de l'appel spirituel : il faut attendre le moment où il y a une espèce de contrainte à entreprendre le chemin – c'est la détresse dont parle souvent Dürckheim, ou le "je ne peux pas ne pas" de maître Eckhart. On ne commencera véritablement que lorsqu'on est sous le coup de cette nécessité, même si les modalités, bien sûr, varient selon les personnes. Se fait jour, au fil des années parfois, un sentiment d'insatisfaction qui fait naître une poussée intérieure. Les moments d'oubli ou d'abondance sont tout à fait compréhensibles, de même qu'une trop grande assurance peut faire disparaître le mouvement profond – et l'auteur identifie cette "impression de grâce" à de l'orgueil : nous en faisons l'expérience dans l'assise ; dès que je m'empare de ce qui se passe en exercice, ce n'est plus une grâce, le mouvement s'arrête. Le texte examine plusieurs causes d'abandon et souligne comment les mouvements de manque, de "passage à vide" sont souvent très importants sur le chemin spirituel, parce que se creuse alors en nous un espace où le don pourra être reçu, et beaucoup mieux qu'avant. Il n'y a pas de présence permanente dans la vie spirituelle mais des absences et des retrouvailles, comme au fond dans nos relations d'amitié ou d'amour : ces intermittences, ces moments de latence ou d'incompréhension même peuvent porter du fruit.

Mais notre époque comprend mal que le chemin spirituel est affaire de long terme. […]

 

« Dieu regarde des yeux de sa miséricorde, non pas tant ce que tu es ou ce que tu as été, que ce que tu voudrais être »

C'est le fameux Gemüt[4] des Rhénans. Le désir revient toujours à la charge, en quelque sorte : c'est précisément la manifestation du Gemüt, de cette orientation profonde de notre être que rien ne peut étouffer ou écraser. À l'inverse, tout ce qui disparaît au bout de quelque temps n'est pas le Gemüt, n'est pas un "désir saint". On voit bien à quel point la vie spirituelle, la vie évangélique, s'enracine à un niveau beaucoup plus profond que la morale et les bonnes œuvres, sujettes à des fluctuations, à des bons et des mauvais jours. Le "saint désir" est au niveau de la permanence, de l'essence, c'est le lieu de la vie.

Dans le texte, le terme "désir" a un sens fort, alors que nous l'utilisons souvent aujourd'hui dans un sens assez étroit, comme synonyme d'"intention", de "velléité"… et, comme nous le savons, l'enfer en est pavé ! Au sens fort, le désir est quelque chose qui est peut-être menacé dans notre culture, c'est l'orientation profonde de l'être. Peut-être d'ailleurs y a-t-il comme une espèce de cercle : la prise en considération d'un désir plus radical que nos intentions ou nos réalisations est déjà une expérience de foi, et c'est alors impressionnant de penser que l'essentiel de la vie se joue à ce niveau-là. À l'inverse, si je vis en faisant une chose un jour, une autre le lendemain, comme c'est souvent le cas, jamais je ne fais l'expérience d'une continuité. Et on est amené à reconnaître qu'il y a un abîme entre quelqu'un qui est, d'une certaine façon, au contact de ce désir profond même si en même temps il fait chaque jour l'expérience qu'il échoue, et d'autre part quelqu'un qui, extérieurement, vit de la même façon mais sans avoir encore fait l'expérience qu'il y a en lui une aspiration à une continuité. Commencer à goûter en soi la présence de ce désir, malgré toutes les intermittences, est déjà une grande grâce. D'autre part, c'est très libérateur, comme on l'a vu plus encore chez Eckhart : dans la mesure où je suis de plus en plus à l'écoute de ce désir, sa mise en œuvre quotidienne m'apparaîtrait en deçà, ce qui peut être éprouvant, mais finalement la bonne nouvelle est que Dieu, comme le disait notre texte, ne "regarde" que notre désir […]

L'important est que ce Gemüt est inscrit en l'être de chacun, et plus je rencontre des personnes, plus je suis confirmé dans cette expérience que, pour prendre une image, si on tend bien l'oreille, on entend justement ce Gemüt, même si l'amertume, le sentiment de n'avoir pas fait ce qu'on désirait se manifeste souvent aussi ; mais la personne qui dit ce regret confesse en même temps, magnifiquement, la vitalité de son Gemüt, elle manifeste qu'elle est encore en contact avec lui. […] On a là aussi la voie de la guérison : si je peux amener une personne plongée dans l'amertume à voir qu'elle garde ce désir profond d'une autre vie, elle peut sans doute, si elle entend, se remettre en chemin, elle le peut à l'instant même – comme nous l'enseigne le bon larron. Cela nous confirme aussi dans le fait qu'on ne peut pas juger de l'orientation profonde d'un être. Cela suppose qu'on ait soi-même goûté à la nature spirituelle de l'être, comme nous y avons été invités par ces lectures.



[1] Le livre reprend une série de rencontres datant des années 1996, il a d'abord édité sous forme de cahier.

[4] Voir la précision donnée en introduction, juste avant le premier extrait.

 

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