Quelle spiritualité en notre temps ? Rencontre-débat en 1985 avec J. Breton. Partie 2 : le débat
En octobre 1985 Jacques Breton est invité par les réseaux Espérance pour une rencontre-débat sous le titre : "Quelle spiritualité en notre temps ?". La présentation et l'exposé de J. Breton figurent dans un message déjà paru. Voici le débat qui a suivi. Les questions ont été regroupées selon trois thèmes :
- Questions sur le zen
- Questions sur Dürckheim et sur les thérapies initiatiques.
- Questions sur la religion.
Quelle spiritualité en notre temps ?
Rencontre-débat en 1985 avec J. Breton
Partie 2 : le débat
1) Questions sur le zen[1]
► À travers votre exposé, on a bien vu votre cheminement, mais pas du tout ce qu'est le zen.
J B : Le zen, c'est une pratique, ce n'est pas une doctrine. C'est une pratique qui est venue du bouddhisme et qui a été mise au point par les Japonais après avoir transité par la Chine.
Ce n'est pas une pratique valable pour tout le monde, mais pour ceux pour qui c'est fait, c'est extraordinaire !
Premier point fondamental : la posture et ses bienfaits.
Premièrement, le zen permet, dans une attitude juste de moi-même – je suis vraiment là – de pouvoir vivre un "silence du corps" – car je peux rester une heure sans bouger du tout… – pour arriver au "silence du cœur" ;
Deuxièmement, à travers l'attitude juste, le zen permet de pouvoir retrouver les deux pôles qui me constituent : le pôle terre et le pôle ciel. Le zen est vécu dans une dimension terre / ciel, et cela à travers un centre d'énergie que l'on appelle le hara, qui est un centre qui permet – dans la mesure où la respiration est juste – d'accueillir les énergies, de les rassembler de façon à pouvoir les faire se répandre hors du corps, ce qui permet au redressement du corps de se faire. Donc retrouver le ciel à partir de la terre à l'aide des énergies internes.
Ensuite le zen rend possible un travail d'ouverture : quand on rectifie toutes les attitudes au niveau des épaules, on peut vivre cette autre dimension de soi-même qui est la dimension horizontale.
Deuxième point fondamental : la respiration.
Le deuxième point fondamental du zen, c'est que tout le travail se fait sur la respiration. Or la respiration est complètement négligée dans le monde occidental alors qu'elle est très importante en Orient et dans le monde orthodoxe. Par exemple la prière du cœur de la tradition orthodoxe se fait en grande partie sur la respiration.
La respiration est capitale. Par exemple, pour vous accueillir, je suis obligé d'expirer.
La respiration, c'est ce qui va me permettre de vivre ce qui est fondamental au cœur de moi-même : l'expiration – le mot le dit – c'est mourir, c'est s'abandonner, c'est lâcher ; et l'inspiration – le mot le dit aussi –, je m'unis à l'Esprit.
Dans la respiration vécue en zen, je réunis au cœur de moi-même le fondement de la vie spirituelle dans une certaine radicalité, parce que l'on ne se paye pas de mots ! Dans le zen, au moins, on est sûr de ne pas se faire berner. On peut tomber dans le sommeil – cela arrive –, et c'est parfois dur parce que l'on a mal aux jambes, mais il n'y a pas d'illusion possible. En effet, dès que vous avez la moindre vision, vous l'abandonnez.
J B : Au début, oui, absolument. Comme dans toutes ces pratiques : pour le yoga c'est pareil. Dans toute technique, on ne peut se passer de guide, et je dirais que dans la vie spirituelle non plus. Quelqu'un qui prétendrait mener une vie spirituelle sans guide risquerait de tomber à côté.
►Vous avez parlé de l'Être qui est relation pour les chrétiens. Pour les Orientaux, l'Être n'est pas personnel, c'est un collectif, quelque chose qui existe en soi. Je crois que c'est ce qui différencie fondamentalement les religions orientales et le christianisme.
J B : Oui, et la question de la relation est liée à ça. C'est ce que les moines bouddhistes zen découvrent en Occident.
Par exemple en 1979 un premier échange inter-monastique a eu lieu où des moines bouddhistes sont venus dans les monastères occidentaux. J'en ai connu un qui, tous les jours, faisait trois heures de méditation le matin, trois heures le soir, et quand il est parti, il a dit : « J'ai découvert à travers vous ce qu'était la vie fraternelle », parce que ça n'existe pas dans le monastère bouddhiste, cependant il a ajouté : « Mais vous, si vous ne pratiquez pas le zen, vous ne rentrerez jamais dans la mort du Christ pour ressusciter avec lui. »
2) Questions sur Dürckheim et sur les thérapies initiatiques.
► Pouvez-vous décrire comment se déroule une thérapie chez Dürckheim et comment il introduit la dimension spirituelle ?
J B : Je vais prendre un exemple : le dessin méditatif.
Je suis là, bien centré, avec une feuille de papier à dessin, et j'ai quelqu'un en face de moi qui va m'aider à être là. Être là, c'est être vrai, c'est-à-dire que mes gestes doivent correspondre à ce que je suis au fond de moi-même. La main doit être guidée par l'intérieur. Le trait que je vais faire – les yeux fermés – ne doit pas jaillir de mon mental ni de ma sensibilité mais du fond, et il va exprimer tout ce que je vis dans mon fond, avec mes blocages etc…
Au lieu d'avoir devant moi un psychanalyste, c'est une feuille de papier à dessin, et ce qui va sortir, c'est moi tout entier avec des archétypes, des symboles, et cela seulement si je suis vrai avec moi-même.
Pour ce qui me concerne, au bout d'un certain cheminement, dans mes dessins tout est apparu et j'ai pu dire au thérapeute : « À tel endroit, je porte ceci, cela… » C'était vraiment une grande lessive intérieure, profonde.
Et il y a eu une autre découverte. Au début apparaissait la verticale, puis après apparaissait la croix. La verticale apparaissait comme un grand symbole premier. Ce n'était pas une invention, ça sortait ; puis ensuite venait l'horizontale, c'était la relation aux autres. Quand je partais du centre de la croix, ça allait très bien ; mais au retour : terrible ! Pourquoi ? Aller vers les autres, d'accord ; mais que les autres viennent à moi, alors pas du tout ! Et quand je découvris cela, à travers d'autres thérapies, j'acceptais alors que d'autres viennent à moi. C'était donc, non seulement une radiographie de ce que j'étais, mais un travail sur moi d'ouverture, de déchirement parfois.
Et voilà qu'à un moment donné est apparu – et cela m'a énormément bouleversé – le "mandala". Je retrouvais dans mon mandala toute ma structure spirituelle : la terre, le ciel, la Trinité, l'Esprit, la colombe, le cœur… tout y passait. Les mandalas, ce sont ces grands carrés que l'on trouve en Inde, pleins de symboles avec différentes couleurs ; c'est très beau. En fait, c'est la structuration, la photographie de l'être intérieur qui apparaît sous forme symbolique. Tout en nous est symbole, et ce sont ces symboles qui font le lien entre la matière que nous sommes et de divin, ou bien qui séparent en abîme.
Je ne suis jamais descendu aussi profond en moi-même que par le dessin et c'est aussi la plus belle prière : le dessin traduit cette unité profonde entre l'esprit et le reste.
J'ai parlé du dessin, mais il y a d'autres thérapies. Par exemple la thérapie du corps : c'est une personne tout entière qui va mettre la main sur une autre personne tout entière. C'est apprendre à rencontrer l'autre, non seulement au niveau de la sensation, mais au niveau de la personne totale, spirituelle, physique et psychique.
► J'ai beaucoup de mal à comprendre le cheminement que vous avez suivi, en particulier l'intégration de cette croyance dans un traitement thérapeutique. Je voudrais que vous fassiez un parallèle avec la psychanalyse et la psychothérapie classique.
J B : Pour Dürckheim, la personne est une entité qui a en elle-même sa dimension spirituelle. Je prends la comparaison du médecin qui se rend chez un malade : va-t-il voir une maladie ou un malade ? Le drame de la psychanalyse, c'est de traiter l'homme uniquement par rapport à son psychisme, comme on traite la maladie par rapport à elle-même et non par rapport au malade.
Chez Dürckheim on traite l'homme qui a non seulement un corps, un psychisme, mais aussi une dimension spirituelle. Et, en tant que thérapeute, cela nécessite de ma part que je la vive : si moi-même je ne vis pas pleinement cette dimension spirituelle, il sera très difficile que je puisse la découvrir chez l'autre. Et moi-même, il faudra que je sois très attentif, très vigilant, pour que justement j'en tienne compte dans le traitement.
► C'est une question de terminologie, il faut s'entendre sur le terme de spiritualité. En effet, on pourrait dire qu'au cours du traitement, on est obligé de passer par cette renaissance dont vous avez parlé, et à la fin du traitement thérapeutique, on arrive à la spiritualité.
J B : Je suis persuadé qu'il y a beaucoup de psychothérapeutes qui respectent cette dimension, et je pense que c'est un tournant que les thérapeutes sont en train de prendre.
► Ce qui est propre à Dürckheim, c'est aussi le fait de passer par des médiations, dessin ou autres. Pour moi qui avais fait auparavant une certaine psychothérapie classique, ce que j'ai vécu avec Dürckheim m'a semblé beaucoup plus bénéfique.
► Qu'est-ce que le moi profond ?
J B : Il faut faire un dessin !
Pour moi, il y a trois dimensions dans l'homme : le corps (au sens de Dürckheim), le cœur (ou la psyché) et l'esprit.
- Le "corps" au sens de Dürckheim, ce n'est pas seulement le corps physique, mais tout ce qui est relié au corps charnel, par exemple les facultés intellectuelles et leur site charnel car je n'ai pas une intelligence détachée de mon cerveau…
- Le cœur, c'est là où ma personnalité se crée et se développe, c'est le "je", c'est là où je suis, et c'est là où je reçois l'autre, ou j'accueille l'autre. C'est le "je" et c'est aussi le lieu de la relation. C'est aussi ce que l'on appelle dans le christianisme l'âme (la psyché[2]), ce qui anime toute ma personne.
- L'esprit, c'est ce qui est au cœur du cœur, ce qui, au plus profond, me met en relation avec le divin. Quand saint Paul dit : « L'Esprit s'unit à mon esprit »[3], il le prend dans ce sens-là.
Et quand je descends au cœur, c'est là où je suis, c'est là où je m'unis, c'est là où va s'enraciner ma liberté ; c'est là où je peux recevoir l'autre dans tout ce qu'il est, c'est là où je vis réellement.
Quand Jung parle du "soi", c'est en quelque sorte le cœur, c'est le "moi immédiat" qui n'est pas encore arrivé à l'esprit. L'arrivée au "moi profond", c'est le moment où je ne fais plus qu'un avec l'Être profond, où l'Esprit s'unit à mon esprit pour vivre ce que j'ai à vivre. C'est ça descendre au "cœur du cœur", au "moi profond". Les hindous parlent de la "grotte du cœur"[4], un très beau mot.
Mais il faut savoir une chose, c'est que le cœur où je dois d'abord descendre est – contrairement à ce que l'on croit – un lieu très douloureux, très désertique, très sombre, ténébreux… C'est curieux, mais c'est comme cela : le cœur c'est le désert. Et c'est dans ce cœur, mais au-delà, que l'Esprit, la Lumière, la Parole, va pouvoir jaillir. Mais c'est un lieu où l'on n'aime pas descendre et où on a peur. C'est vraiment ce que le zen appelle le vide. Saint Jean de La Croix parle de la nuit obscure, d'autres mystiques parlent du désert. Dans toute la Bible, c'est le désert, c'est pourquoi Osée annonce à propos de sa femme : « Je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » (Os 2,16).
C'est pourquoi le zen vous fait descendre au cœur, mais on s'arrête généralement avant, parce que le cœur c'est un abîme qui va nous ouvrir à l'autre dimension qui est l'Esprit.
Tant que je ne suis pas au cœur de moi-même, l'unité entre le physique (et mes facultés) et le psychique ne se fait pas.
Je peux avoir une conscience purement au niveau de mon corps, une conscience purement intellectuelle. Mais Dürckheim parle de la conscience essentielle qui habite au cœur de moi-même, une conscience qui, plus elle ira au fond, plus elle va s'ouvrir, s'élargir, s'éclairer.
C'est comme la connaissance qui peut être uniquement mentale, extérieure ; mais si je vais au cœur de moi-même, j'ai une connaissance beaucoup plus profonde à la fois de moi et des autres. Si je connais quelqu'un uniquement par ce que l'on m'en dit, je ne le connais pas beaucoup. Par la science, je le connaîtrai peut-être un peu plus. Mais la connaissance profonde, c'est un mystère, et je ne le découvrirai qu'éclairé par l'Esprit.
Et si l'on borne l'homme à quelque chose d'extérieur, on peut commencer à douter de lui. C'est pour cela que l'on parle d'une "conscience superficielle" et d'une "conscience essentielle".
C'est cela notre drame et celui de nos enfants : nous avons été reconnus non parce que nous étions réellement mais parce que nous travaillions bien (on non), parce que nous avions de bons résultats (ou pas), donc par des choses qui étaient extérieures à nous-même. Il n'y a pas d'amour vrai si l'on ne va pas au cœur et au-delà du sentiment.
C'est le drame de beaucoup de couples qui se sont aimés parce qu'ils avaient de bons sentiments ensemble. Mais tant que l'on ne s'aimera pas jusqu'au cœur, on ne s'aimera jamais.
La conscience s'approfondit, comme tout le reste.
► Je voudrais vous poser une question sur les états de méditation. Dans certains états de sophrologie, on arrive à une méditation sans pensée. Certains disent que c'est une expérience divine, d'autres disent que c'est le vide. Quelle différence y a-t-il entre ces expériences de méditation et la spiritualité ?
J B : Ce n'est pas parce que vous êtes descendu dans le cœur que vous avez atteint le spirituel. Et beaucoup de personnes, parce qu'elles ont atteint un état de silence, croient avoir atteint le divin. Ce n'est pas forcément mécanique ! Vous atteignez un certain état qui, de fait, peut vous donner une certaine tranquillité, mais ce n'est pas l'entrée dans le divin (l'entrée dans l'au-delà du mystère) car celui-ci passe, que vous le vouliez ou non, par la mort et par la souffrance. Tant que vous n'êtes pas passé par là, vous n'entrerez jamais dans l'au-delà de vous-même. Il y a beaucoup d'illusions sur ce point-là.
Des critères de discernement, il y en a.
Un critère premier, c'est l'humilité. Quand vous voyez un maître arriver en disant : « Je suis le maître et je connais beaucoup de choses… » Méfiance ! En effet, lorsqu'on a atteint le cœur, on se rend compte que l'on n'est rien à côté du divin. Tant qu'on n'a pas fait l'expérience du rien, on ne rentre pas dans l'unité du tout. Et l'humilité est un signe profond.
Un second critère, c'est bien sûr la gratuité à soi-même mais aussi la gratuité aux autres. Ramana Maharshi qui était un homme certainement accompli, un homme réalisé, transmettait un amour véritable, et il avait un sens des autres assez extraordinaire. Quand on a atteint sa dimension-là, on s'ouvre à une autre dimension de l'amour qui va jusqu'à l'oubli de soi-même pour les autres, qui est typique de celui qui est bodhisattva[5]. C'est vraiment celui qui accepte de ne plus être pour que le Tout puisse passer en lui et aller vers les autres. Si vous voyez quelqu'un qui veut exercer un pouvoir, vous pouvez être sûr qu'il n'est pas dans le divin. En effet, quand vous arrivez à une certaine dimension de vous-même, vous pouvez exercer un pouvoir, vous pouvez développer en vous des forces terribles sur le plan inconscient, archaïque qui est en vous, mais qui n'a rien à voir avec le divin. Ces forces vont, au contraire, faire obstacle au divin. Quand on descend dans sa vérité, on se soumet à des forces terribles, et il faut savoir les dépasser. Ceci n'est pas seulement vrai pour le zen, c'est vrai pour toutes les mystiques.
► D'après ce que vous avez dit, on ne peut rentrer dans le spirituel que par la souffrance et la mort. Est-ce que vous pouvez un peu expliquer ?
J B : Ce que je veux dire là, c'est que le passage du cœur à l'esprit ne peut se faire que comme un don de soi, comme un abandon total, pour laisser la place à l'Autre. C'est un peu comme lorsque je veux vraiment vous écouter : il faut que je fasse le vide en moi pour totalement vous accueillir et vous recevoir. On peut arriver à se parler même si on n'arrive pas jusque-là ; mais au-delà, ce n'est pas possible parce que c'est l'Absolu. Heureusement, je peux, avant d'arriver à cette dimension, m'en approcher : je peux m'ouvrir. Je peux même faire appel à Dieu, et il peut se manifester à moi.
Si vous êtes juste avec vous-même, si vous faites un peu le silence en vous, et si vous faites appel à l'Esprit profond qui est là, il ne vous laissera jamais à l'abandon, et cela sans que vous ayez forcément à passer par la souffrance. Mais, dans l'expérience profonde, vous passerez par la mort de toute façon. On ne peut s'ouvrir à la dimension d'Absolu sans que la personnalité ne meure. Avant, il y aura des éclatements progressifs. Les souffrances du corps – tout le monde en a eu dans sa vie – et les morts souvent mal vécues malheureusement, sont toujours des occasions de vivre : au lieu de se figer et de se révolter, cela peut être une extraordinaire libération. Qui n'a pas d'épreuve ?
► Pour compléter ce que vous dites, je voudrais transmettre une pensée de Dürckheim telle que je l'ai comprise : des contacts avec le spirituel, on en a finalement beaucoup. Dès la plus tendre enfance, il y a des moments qui paraissent extraordinaires, qu'on appelle quelquefois esthétiques, mais qui sont en fait des contacts avec une intériorité extrêmement grande qui est le contact avec Dieu. Ces contacts sont fréquents et ils ne demandent pas la souffrance. Et là où une démarche est à faire, c'est de les reconnaître, de se dire : ce contact que j'ai eu à ce moment, c'est un contact d'ordre spirituel, j'en ai eu beaucoup comme cela et je suis déjà sur le chemin.
Une deuxième idée, c'est que jamais on ne peut se dire : ça y est, je suis dans un état de conscience et de spiritualité extraordinaire, je peux m'arrêter. Ce n'est pas le fait d'être à un endroit qui est important, c'est le fait d'avancer et de marcher sur un chemin.
J B : Oui, ce qui est important, c'est que nous n'avons pas à rechercher, dans une attitude doloriste, la souffrance ou la mort. Mais, dans la mesure où je suis sur ce chemin, je rencontrerai en moi-même des occasions de dépassement qui vont faire ces déchirements. Et contre cela, il n'y a rien à faire. Vous ne pouvez pas dire : « je désire aller très profondément jusqu'au bout de ce que je suis, et au-delà » sans qu'automatiquement vous ne rencontriez des épreuves. Il y a des lâcher-prises, des détachements qui sont très durs. Il y a un moment où il faut quitter là où nous sommes, ce que nous faisons, pour aller plus loin. Jusqu'où ? Eh bien jusqu'au bout, jusqu'à la fin.
3) Questions sur la religion.
► Vous avez dit que votre éducation chrétienne vous avait plutôt encombré. Alors, qu'est-ce qu'il faut en garder ?
J B : Pour que ma liberté se forme, il faut que je rencontre des obstacles. Si en face de moi, il n'y a pas de père, s'il n'y a pas une discipline, une certaine ascèse… je serai toujours une mauviette. Le problème c'est que si l'éducation est trop forte, elle va écraser au lieu d'aider à affronter, surtout lorsque la loi devient sacrée : on ne peut y toucher. La morale est faite pour être expliquée, pour évoluer continuellement ; quand on en fait un dogme absolu, c'est dramatique.
► Quelle limite pouvez-vous donner personnellement aux rites, compte tenu de votre expérience à la fois occidentale et orientale ?
J B : La part du rite me paraît essentielle. Le rite, c'est ce qui me permet de vivre authentiquement une relation au divin avec d'autres : le rite crée ce que nous serons appelés à vivre un jour pleinement, une communauté d'amour, divine etc… Bien que nous ne puissions atteindre une pureté intérieure, le rite nous fait vivre cette union au divin.
Dans le christianisme, le Christ se donne pleinement à l'homme par le rite du corps et du sang.
Le rite nous fait vivre, dans une communauté humaine, une réalité que je recherche et que je suis appelé à vivre un jour : le rite me permet de la précéder. Déjà, nous sommes ensemble, c'est une anticipation du ciel. Le rite permet de retrouver en moi-même l'homme dans tout ce qu'il est, et ensuite il faut que je le réalise dans le quotidien.
► Existe-t-il au Japon des rites opératifs qui font quelque chose ?
J B : Les Japonais s'expriment très peu sur leurs rites, et je suis loin de les connaître tous. Il y en a pas mal : le rite du riz, du thé, de l'eau… toute une série de rites symboliques qui ont lieu tout au cours de leur vie.
Je suis d'ailleurs étonné, justement, du culte extraordinaire rendu aux bouddhas dans le zen que l'on dit au-delà de toute pensée, de toute incarnation,. Une fois par mois, on se rend devant tous les bouddhas en chantant des sûtras, avec de l'encens, pendant quatre heures ! Et le jour de l'an, c'est toute la nuit ! Et dans tous les temples ! Et si je leur demande : mais pourquoi ? Ils ne répondent pas.
► En tant que prêtre, pourrais-tu nous dire si le zen t'a amené à changer ta pratique ?
J B : Je vous ai dit que, bien que très ouvert aux mystiques, je donnais au départ un enseignement qui était assez dogmatique : j'envoyais des jeunes dans des retraites… je les chauffais… je les envoyais au troisième ciel mais la retombée était brutale. C'était grave et facile car je ne tenais pas compte de tout un ensemble. J'ai été aumônier d'Action Catholique, on y faisait des militants, mais souvent c'était au détriment de ce que ces jeunes étaient réellement : on allait trop vite et on ne tenait pas compte de tout le cheminement nécessaire.
Il faut se dire d'abord : ce qui est important c'est ce que tu es. Si tu n'es pas en ordre avec toi-même, tu ne mettras pas en ordre les autres. Si toi-même tu n'es pas vrai, tu ne diras pas la vérité. Si toi-même tu ne vis pas avec le Christ, il ne pourra pas passer à travers toi, tu ne seras qu'un homme de la parole, mais pas un homme de la vie. Si tu n'es pas animé par l'Esprit d'amour, tu n'aimeras jamais réellement. C'est ce que je me dis tout le temps, et ce n'est jamais fini !
Quand je suis sorti de chez Dürckheim au bout de neuf mois, je me suis dit : ça y est, Jacques est né ! Oui, mais en fait, très rapidement j'ai déchanté. Tu n'es pas né encore ! On a toujours à se refaire, ce n'est jamais terminé.
Le travail du zen m'aide à me donner les moyens d'être plus ce que je suis aujourd'hui, à la fois pour moi et aussi pour les autres. Je n'essaie pas d'être le prêtre qui impose de l'extérieur, qui essaie de prêcher ou de convertir – il y a des non-chrétiens qui travaillent avec moi – mais d'être avec eux simplement celui qui, peut-être, fait un pas de plus, en éclaireur.
► Les philosophies orientales ne vous ont-elles pas amené à une acceptation du côté noir qui est en vous, avec une transmutation, alors que dans le christianisme tel qu'il m'a été enseigné, Satan était à l'extérieur de nous, il fallait se purifier pour l'éliminer… Dans les philosophies orientales, on découvre en nous ce côté noir, ces puissances, et on les transforme.
J B : Que les forces du mal existent, je le crois profondément, et on retrouve cela partout, dans toutes les religions, y compris le bouddhisme : ces forces nous dépassent et se servent de nos ombres. Dans la mesure où je fais un travail de purification sur moi-même, les forces du mal n'ont plus de prise sur moi. C'est pour cela qu'on peut dire que par soi-même on ne peut rien, il faut toute la force de l'Esprit qui est au cœur de nous-même pour nous libérer de ces puissances qui sont en nous.
Pour en revenir au catholicisme proprement dit, ce que j'ai vécu dans le bouddhisme m'a permis d'être plus "catholique" que je ne l'étais avant, au vrai sens du terme qui veut dire "universel". En particulier, ce que je crois fondamental dans le christianisme, ce sont ces deux données : "Je suis" et "Je suis avec toi".
Lorsque Yahvé (l'Être) s'est révélé à Moïse, Moïse a fait l'expérience du « Je suis » et en même temps du "Je suis avec toi"[6], ce qui est profondément contradictoire, paradoxal.
Le "Je suis avec toi" c'est le divin, l'Être qui vient à l'homme – autrement dit c'est le Christ –; il vient pour que l'homme soit ; et jusqu'où ? jusqu'à en mourir ! C'est ça le paradoxe fondamental : à la fois cette réalité d'être, et le Christ qui vient jusqu'à en mourir pour que je sois et que je vive la plénitude de Dieu. C'est ça l'amour, jusqu'à la mort même de Dieu pour moi. C'est ce qui pour moi ne cesse d'être bouleversant et donne toute l'importance à la personne humaine, qui en même temps n'est rien sans Dieu.
► Vous dites que les forces du mal vous dépassaient, et en même temps vous permettaient d'accéder à autre chose.
J B : Oui… mais je n'aime pas beaucoup ce mal et ce bien ! Quand vous vivez péniblement une souffrance, vous la vivez comme un mal, et quand vous l'avez surmontée, vous ne la ressentez plus comme un mal mais comme un bien.
La tentation des forces du mal, c'est de développer en moi le pouvoir : c'est ça le mal. C'est de croire que je peux réellement vivre sans cette ouverture au divin qui est en moi. C'est là la tentation terrible de l'homme qui est toujours en lui. Combien de fois dans une journée vous devriez faire appel à l'Esprit qui est en vous, alors que vous voulez tout résoudre, seul, par vous-même ? Le mal, c'est de croire que l'on peut être sans l'Être. Et l'on n'est jamais à l'abri de cette tentation, même au sein de sa vie spirituelle. C'est tout le problème de la vie spirituelle profonde. Qu'est-ce qui m'habite ? Qui est-ce qui décide ? Qui fait cela ? Qui ? En bien des cas, ce n'est pas l'Être en moi, c'est mon petit moi !
► Est-ce que, dans le travail que vous faites aujourd'hui, vous n'avez pas l'impression que vous pourriez encore mieux le faire en dehors de la structure de l'Église catholique ?
J B : Dans toute Église, il y a une part très forte d'institution qui est sans doute nécessaire, mais il y a aussi le cœur où se vit une mystique très profonde. Il y a toujours ces deux courants : institutionnel et mystique. On le voit déjà dans l'Église de saint Pierre. Et l'institution pour certains est nécessaire… Et à partir du moment où il y a une communauté – familiale ou autre – elle doit se donner des règles de vie ; et si je rentre dans une communauté j'accepte ces règles qui me permettent de vivre avec les autres.
► Il y a un tel décalage entre la vie de tous les jours et ce que l'on peut porter en nous-mêmes, décalage que l'on vit parfois dans l'incohérence…
J B : Oui, mais pourtant, quelle que soit notre situation, notre métier, notre état, tous nous somment appelés à une liberté, à une plénitude, à une joie, à un bonheur… L'homme est appelé à exister en plénitude. Si nous ne prenons pas le temps de vivre ce que nous sommes, si nous nous laissons trop manger par le monde extérieur, non seulement nous ne serons jamais nous-mêmes des gens heureux, mais aussi autour de nous, nous empêcherons les gens d'exister. À partir du moment où nous ne faisons pas le travail sur nous-mêmes, nous sommes toujours ou possessifs, ou captatifs, ou dominateurs. Mais ce travail sur soi nous libère suffisamment pour que nous soyons à l'écoute, disponibles pour pouvoir accueillir les autres et transmettre ce que nous-mêmes avons reçu.
Dans ce travail d'intériorisation, de transformation que nous faisons sur nous-même, ce n'est pas seulement nous qui sommes en cause, c'est le monde tout entier. Il ne s'agit pas de vouloir la paix sans d'abord la construire en nous-même.
Tout en nous est là – c'est vrai pour chacun d'entre nous –, afin de développer cette paix qui est là présente en nous. Ce n'est pas de l'extérieur qu'elle viendra, mais c'est au jour où nous la dévoilerons en nous qu'elle commencera à rayonner autour de nous, quel que soit notre état.
Notre devoir le plus important, c'est de trouver le moyen : le zen en est un ; le travail de Dürckheim en est un ; mais il y en a d'autres, naturellement.
[1] Jacques Breton en a parlé aussi dans ses livres, et dans des articles comme "Le zen et la santé" par Jacques Breton, Article paru dans Christus n° 118, avril 1983
[2] Les termes de de psyché et d'âme sont équivalents.
[3] D'après « L'Esprit témoigne à notre esprit…» (Rm 8, 16), le mot traduit par "esprit" étant pneuma en grec qui désigne aussi le souffle. À noter qu'il n'y a pas de majuscule dans le texte grec…
[4] Henri le Saux (1910-1973) parle de la grotte du cœur, et c'est même le titre d'un livre écrit sur lui : Shirley Du Boulay, La Grotte du cœur : La vie de Swami Abhishiktananda (Henri Le Saux), Paris, Cerf, 2007.
[5] Le bodhisattva renonce à son propre éveil, au profit des autres.
[6] Livre de l'Exode, chapitre 3 : « 12Dieu dit: Je serai avec toi; et ceci sera pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie: quand tu auras fait sortir d'Egypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne. 13Moïse dit à Dieu: J'irai donc vers les enfants d'Israël, et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais, s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je? 14Dieu dit à Moïse: "Je suis celui qui suis". Et il ajouta: C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël: Celui qui s'appelle "Je suis" m'a envoyé vers vous. »