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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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14 avril 2018

Extraits de "Un chemin de paradoxe : la vie spirituelle selon Maître Eckhart" de Cyprian Smith

Cyprian Smith a écrit The Way of Paradox: Spiritual Life as Taught by Meister Eckhart (London: Darton, Longman and Todd, 1987). La version française est parue au Cerf, en 1997. Le traducteur est Reginald Stoffel, un bénédictin qui, à partir de 52 ans, a vécu en ermite au fond d'un parc appartenant à des sœurs diaconesses à Versailles, pratiquant entre autres la méditation zen, un petit groupe se réunissant autour de lui une fois par mois[1]. La traduction bénéficie de sa propre expérience. Il est décédé en mars 2015, et c'est donc l'occasion de lui rendre hommage.

Le centre Assise est enraciné dans la tradition mystique chrétienne, c'est pourquoi ce message relatif à Maître Eckhart figure sur ce blog.

– Le premier extrait "chemin de paradoxe". D'abord il fait écho à ce que dit Jacques Breton , par exemple : « Dans le Christ, la mort et la résurrection sont entièrement liées comme les deux faces d'une même réalité.... C'est dans la mort sur la croix que le Christ ressuscite à la vie nouvelle. » (Cf. écrits de J Breton). Par ailleurs la structure de l'expérience spirituelle est paradoxale, on le voit dans les kôan zen qui sont travaillés avec Eizan Rôshi (cf.Enseignement Eizan Rôshi), mais aussi dans la Bible[2].

– Le deuxième extrait concerne la question "Qui suis-je ?" qui peut constituer un kôan essentiel.

 

Un chemin de paradoxe, Cyprian SmithPrésentation du livre (4ème de couverture):

« Oubliée pendant plusieurs siècles, l'œuvre de Maître Eckhart (1260 - 1328) suscite aujourd'hui un intérêt croissant dans des milieux très divers. Toutefois ses écrits restent souvent difficiles à aborder. Cyprian Smith, bénédictin anglais, en propose ici une approche claire et vivante, rendant accessible aux lecteurs d'aujourd'hui le chemin de paradoxe tracé par le maître dominicain rhénan. À son école, la vie spirituelle croît entre les pôles de nombreux paradoxes : parole et silence, repos et mouvement, Dieu et le monde, naissance de Dieu en l'homme, naissance de l'homme en Dieu.

 S'ils sont marqués par leur époque, les textes et les idées de Maître Eckhart ont une grande saveur aujourd'hui, dans un monde bouleversé où rien ne semble aller de soi. Cyprian Smith sait particulièrement bien mettre en valeur ce dialogue entre hier et aujourd'hui : comment nos questions renouvellent la lecture des textes et comment les textes éclairent notre situation actuelle. »

 

1) Un "chemin de paradoxe (p.38-42).

 

J'ai appelé le chemin de Maître Eckhart "chemin de paradoxe" car il conçoit la réalité de Dieu comme quelque chose que l'on ne peut saisir qu'à travers la tension et le conflit entre des termes opposés. Cette tension, on doit en faire l'expérience dans notre vie quotidienne. C'est l'expérience du détachement. Mais elle doit aussi être expérimentée dans notre pensée et dans notre discours sur Dieu ; et c'est là qu'intervient le paradoxe.

Une bonne façon de saisir cette idée consiste à jeter un regard sur le début d'un sermon dans lequel Eckhart trace son programme de prédication :

« Quand je prêche, j'ai coutume de parler du détachement et de dire que l'homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses. En second lieu, que l'on doit être réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu. En troisième lieu, que l'on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans l'âme afin que l'homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu'à Dieu. En quatrième lieu, je parle de la pureté de la nature divine – de quelle clarté est la nature divine, c'est inexprimable. » (AH sermon 53).

Autrement dit, Eckhart commence par l'aspect pratique ; il nous dit comment nous devons vivre notre vie de tous les jours si nous voulons que la connaissance de Dieu perce en nous. C'est la pratique du détachement. Je la décrirai plus loin en détail. Pour l'instant, nous allons examiner les autres points du programme d'Eckhart. Nous allons voir qu'ils constituent tous des thèmes particuliers de la vie spirituelle. Eckhart les considère comme essentiels ; et nous devons nous concentrer sur eux si nous voulons atteindre au but.

Quand il dit que nous devons être "recréés en Dieu", il vise le but essentiel : comment effectuer cette ascension abrupte et rapide vers Dieu (tel un alpiniste qui escalade une cime élevée), pour aller vers ce point où Dieu et nous ne sommes qu'un, et où nous retrouvons l'unité à laquelle nous sommes destinés. Puis Eckhart évoque la sublimité naturelle du cœur humain, grâce à laquelle il nous est effectivement possible de parvenir jusqu'à ces hauteurs. Enfin il rappelle quel est ce but, dans toute sa splendeur, pour stimuler notre désir.

Mais nous n'avons évoqué ainsi que la signification superficielle de ce texte. Car il y a beaucoup plus qu'un simple programme de prédication. Bien que Eckhart y présente un certain nombre de thèmes de la vie spirituelle, il y a là plus qu'une simple exposition de doctrine. Si nous y regardons de près, nous allons retrouver dans ce passage la qualité très singulière d'une icône ; il ne vise pas seulement à enseigner une doctrine, mais aussi à stimuler le regard de notre conscience. Autrement dit, nous pouvons l'utiliser avec profit comme support pour la méditation et la prière. Si nous le méditons avec lenteur et avec soin, en laissant résonner ces phrases dans notre esprit, nous pouvons entrevoir, dans une lueur de conscience, un monde qui est au-delà de celui dans lequel nous vivons normalement. Cet effet, que le plus souvent nous appelons "poétique" et "magique", est dû à la cette façon particulière avec laquelle Eckhart réfléchit et s'exprime. C'est ce qui le rend capable non seulement de parler des réalités spirituelles, mais aussi d'éveiller, chez ceux qui l'écoutent, le sentiment que ces réalités existent réellement et que nous n'avons qu'à tendre la main pour les atteindre. Des choses, dont précédemment nous n'avions qu'entendu parler ou que nous avions lues, accèdent à notre conscience ; et la recherche spirituelle nous apparaît comme une chose possible et éminemment désirable.

Nous devons nous pénétrer de cette manière de penser et parler des choses spirituelles, si caractéristiques d'Eckhart. Notre propre vie spirituelle en serait rafraîchie. Comprenons bien que cette manière de parler est fondée sur l'antithèse et le paradoxe, sur le contraste et le conflit entre contraires.

C'est particulièrement clair dans l'extrait cité. Eckhart commence par un conseil pratique : que faire pour nous retrouver nous-mêmes en vérité dans le monde où nous vivons, où nous sommes dominés par l'ego et par toutes ces choses dont nous avons à nous détacher. Puis il passe directement du pôle terrestre de l'existence à l'autre versant des choses, et il nous plonge dans le mystère de ce Dieu auquel nous espérons être unis. Puis de nouveau il nous ramène à notre propre monde et nous replonge dans la dimension humaine ; et il explore les profondeurs de notre âme où un grand trésor attend d'être découvert. Puis de nouveau il nous emporte hors du monde humain et nous plonge dans les profondeurs de Dieu et dans l'abîme de mystère qui est sa nature.

Ce rythme, qui balance et qui oscille entre deux pôles dissemblables, l'inspiration et l'expiration, parler et rester silencieux, l'action et le repos, c'est le rythme de base de la vie spirituelle ; et ce n'est que dans ce rythme que nous pouvons connaître Dieu, en faire l'expérience, penser et parler de lui. Si nous nous abandonnons à ce rythme, si nous nous laissons porter par lui, il allumera progressivement en nous l'étincelle de la connaissance divine. Il ouvrira en nous l'Œil de la sagesse, l'Œil du cœur.

C'est la raison pour laquelle nous appelons le chemin enseigné par Eckhart un "chemin de paradoxe" : parce qu'il est fondé sur la tension entre des opposés. Quand l'Œil du cœur sera complètement ouvert et que nous aurons complètement atteint la connaissance divine, nous verrons que tous ces contraires sont contenus finalement dans une unité qui embrasse tout. Dieu et l'homme, joie et peine, succès et défaillances ne sont en fin de compte qu'un en Dieu. Mais nous ne pouvons atteindre à cette perception que dans et à travers la tension entre les opposés. C'est pourquoi Nicolas de Cues, penseur profond et lecteur enthousiaste d'Eckhart, est arrivé à concevoir Dieu comme coïncidentia oppositorum, la coïncidence des opposés.

arbre, ciel terre, gauche, droite, soleil lune, arbreCette tension doit être expérimentée à deux niveaux : d'abord dans la vie quotidienne, et deuxièmement dans la parole et la pensée. Une manifestation en est la crucifixion, car la croix est le symbole parfait de la tension entre opposés, et de cette unité qui embrasse tout et dans laquelle les opposés sont réconciliés.

Dans la vie quotidienne, cette tension s'expérimente comme détachement et comme crucifixion de la volonté. Mais la crucifixion doit aussi être celle de la pensée et de la parole. L'idée que l'esprit et le langage doivent être crucifiés peut d'abord nous paraît étrange. Mais si nous nous y arrêtons un instant, nous verrons qu'il doit en être ainsi. Je suis destiné à une union avec Dieu : je suis créé pour cela, et je ne trouverai mon accomplissement qu'en cela. Mais je ne pourrai pas l'atteindre si je reste ce que je suis maintenant. Je dois mourir d'une certaine façon à la vie dans laquelle je suis, pour trouver une vie nouvelle en Dieu. Cette mort et cette nouvelle naissance concernent tout moi-même ; pas seulement ma vie quotidienne, mais aussi ma pensée et ma parole. Aucune partie de moi-même, pas même mon esprit et ma pensée, ne peut percer jusqu'à Dieu sans passer par la confrontation des contraires.

C'est pourquoi Eckhart parle constamment par antithèses et paradoxes. La vérité la plus profonde sur Dieu ne peut être saisie que de cette façon. Alors Eckhart, dans sa prédication et dans ses écrits, nous fait sans cesse osciller d'un pôle à l'autre, sans nous permettre de nous reposer dans l'un d'eux. Rester dans l'un et oublier l'autre serait perdre de vue le fait que la vérité est essentiellement paradoxe. Dieu est tout et rien, distinct de la création et indistinct d'elle. Il y a une tension entre action et contemplation, entre retrait et engagement, entre silence et parole, entre être et non-être. Après avoir posé une affirmation, Eckhart souvent est tenté de la dénier. Mais la vérité n'est ni dans l'affirmation ni dans son déni, elle est dans le conflit entre les deux. C'est très déconcertant pour l'esprit humain habitué à travailler selon le principe de non-contradiction qui veut qu'une proposition ne puisse être à la fois vraie et fausse. Or, selon Eckhart, c'est au-delà de ce principe que se tient la vérité la plus élevée. Elle transcende le principe de non-contradiction et ne peut être saisie que dans le paradoxe.

Cette façon d'éveiller l'Œil de la sagesse par le paradoxe et la confrontation des contraires rappellera à beaucoup le zen. Et en effet, il y a là une similitude, bien que le chemin d'Eckhart soit totalement chrétien et fondé sur le mystère de la croix et de la résurrection, ce mystère dans lequel l'accès à l'unité dans la rencontre des opposés est poussé à son degré extrême. Mais le rayonnement et la luminosité du style d'Eckhart rappellent le zen. Et la signification du paradoxe est la même dans les deux cas : il ne s'agit pas de nier ni de détruire l'esprit humain par le non-sens, mais de l'amener à la conscience de ses propres limites pour l'ouvrir à la possibilité d'un mode de connaissance plus élevé. Si nous acceptons cela et si nous suivons Eckhart sur son chemin de paradoxe, nous aurons un aperçu de la connaissance qui était la sienne. Et si nous méditons la révélation chrétienne et essayons de la vivre en accord avec ce chemin, nous verrons que beaucoup de mystères s'ouvrent à nous ; et toute notre vie spirituelle en sera revivifiée.

 

2) L'abîme appelle l'abîme. Qui suis-je ? (p. 61-67)

 

« L'abîme appelle l'abîme », dit le psalmiste, exprimant par là une grande vérité pour ce que nous voulons voir maintenant. En effet nous sommes maintenant face à deux profondeurs de nature différente, mais en étroite relation l'une avec l'autre.

– Il y a la profondeur de Dieu, l'abîme de la déité, le désert silencieux, « Dieu au-delà de Dieu ».

–  Et il y a la profondeur du moi humain, ce que Eckhart appelle le fond, le château fort, la Jérusalem, l'épouse. Cette deuxième profondeur est à peine moins mystérieuse et moins imposante que la première. En fait elle en est l'image en miroir ; et elle la reflète si fidèlement qu'il est parfois presque impossible de distinguer entre elles.

Maître Eckhart a pu déconcerter ses juges, car il ne s'est pas toujours préoccupé de mettre entre elles une distinction claire. La plupart du temps, il parle non comme un théologien dogmatique, mais comme un guide spirituel qui montre le chemin qui mène à l'union avec Dieu. Et c'est l'unité et non la distinction qui l'intéresse. Lui importe non pas ce qui nous sépare ou nous distingue de Dieu, mais ce qui en nous ressemble le plus à Dieu, et surtout le fait que cette ressemblance puisse être élevée et transcendée jusqu'à devenir unité.

Comment est-il possible que nous puissions devenir un avec Dieu ? D'abord parce que Dieu lui-même le désire et nous y appelle, et parce qu'il nous en donne la grâce par l'incarnation, la mort et la résurrection du Christ. Mais il y a une autre raison. Pour que deux entités s'aiment l'une l'autre et qu'elles soient attirées l'une vers l'autre, il doit y avoir entre elles une sorte de parenté et d'affinité. C'est là un axiome de la pensée d'Eckhart. Si l'âme est destinée à l'unité avec Dieu, cela veut dire qu'elle a en elle une affinité avec Dieu et que quelque chose en elle est déjà "comme" lui. La conviction qu'une telle affinité existe n'est pas une invention d'Eckhart. Elle est clairement annoncée dans le livre de la Genèse ou Dieu dit : « Faisons l'homme à notre image et notre ressemblance. » Or qu'est-ce qui en nous ressemble le plus à Dieu ? Qu'est-ce qui en nous est fait à son image et à sa ressemblance, et constitue le fond dans lequel notre union avec lui devient possible ?

Les théologiens, au cours des siècles, ont donné de nombreuses réponses à cette question. Par exemple la tradition était, depuis saint Augustin, de dire que nous ressemblions à Dieu parce que nous étions des êtres doués d'intellect, destinés à l'immortalité, et que notre noyau immortel possédait un "triumvirat" de puissances – mémoire, intellect et volonté – qui était l'image des trois personnes de la Trinité, du Père, du Fils et du Saint Esprit. Eckhart était tout à fait familier avec cet enseignement et il y fait souvent allusion. Mais il pense aussi que notre parenté avec Dieu a un fondement plus profond. Car si Dieu est une trinité de Personnes, il est aussi un, c'est-à-dire une nature divine et un abîme de mystère au-delà de tous noms, de tous modes, de toutes distinctions, un désert silencieux. Si nous sommes attirés par cet abîme, par ce désert, parce ce « Dieu au-delà de Dieu », c'est qu'il existe en nous un « fond de l'âme », un « moi au-delà du moi ». Une profondeur ineffable en moi crie dans la profondeur ineffable de Dieu : « la profondeur appelle la profondeur ».

Nous avons déjà vu que le chemin spirituel d'Eckhart est un chemin de paradoxe, un chemin d'antithèse. Il amène deux réalités, apparemment opposées, à une confrontation des contraires, jusqu'à ce que la dualité qui les sépare soit transcendée et que leur unité profonde émerge comme le soleil après la pluie. Nous avons consacré la plus grande partie du chapitre précédent à regarder Dieu comme un être résolument transcendant et résolument "autre", ne ressemblant à rien que nous sachions nommer et rien dont nous puissions faire l'expérience. Nous devons maintenant aborder la vérité qui y fait pendant et qui est apparemment contradictoire, à savoir que cet "autre transcendant" a son analogue en nous-mêmes et que, d'un certain point de vue, on peut dire qu'il n'est pas différent de nous.

S'il existe vraiment un abîme transcendant en nous, nous devons en devenir clairement conscients. Sinon comment notre vie spirituelle pourrait-elle jamais dépasser un niveau très extérieur et superficiel ? Nos relations personnelles elles-mêmes et nos activités dans le monde sont profondément concernées par la découverte de ce "fond de l'âme" et toute la compréhension que nous pouvons avoir du fait d'être une personne et d'être humain.

Le fond de l'âme, l'image vraie de Dieu en l'homme, est un thème permanent dans les écrits d'Eckhart. Il est présent presque à chaque page, explicitement ou implicitement. Prenons un passage d'un sermon allemand où Eckhart en parle de la façon la plus claire :

  • « J'ai dit parfois qu'il est dans l'esprit une puissance qui seule est libre. Parfois j'ai dit que c'est une garde de l'esprit ; parfois j'ai dit que c'est une lumière de l'esprit ; parfois j'ai dit que c'est une petite étincelle. Mais maintenant je dis : ce n'est ni ceci ni cela ; cependant c'est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l'est de la terre. C'est pourquoi je le nomme maintenant d'une manière plus noble que je ne l'ai jamais nommé, et cependant il dénie aussi bien la noblesse que le mode, et il est bien au-dessus. Il est libre de tout nom, dépourvu de toute forme, absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que l'on est capable selon aucun mode d'y regarder. » (AH, sermon 2).

En lisant ce passage, nous y remarquons tout de suite quelque chose de très surprenant. Eckhart nous applique, à nous-mêmes ou en tout cas au "fond" mystérieux qui est en nous, exactement le même langage que celui qu'il appliquait précédemment à l'abîme transcendant de la déité. Nous savons qu'Eckhart dit volontiers que « Dieu n'est ni ceci ni cela ». Or, maintenant, il le dit du fond de l'âme. Ce fond dépasse l'ordre créé, exactement comme les cieux sont plus élevés que la terre. Il est "exempt" et "libre". Ce n'est pas le moment d'entrer dans un débat sur la question de l'exemption et de la liberté qui nécessitera un développement plus approfondi plus tard. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de passer à côté de la question suivante : comment moi-même, un être humain créé, fini et limité, puis-je avoir quelque chose en moi qui n'est ni ceci ni cela, et qui en un certain sens transcende l'ordre créé ? En particulier, nous ne pouvons pas nous permettre de passer à côté de cette autre question : comment se peut-il que quelque chose en moi soit libre de tous noms et de tous modes ? N'avons-nous pas dit qu'enlever les formes et les noms signifie dépasser nos projections, c'est-à-dire dépasser un imaginaire illusoire et limité, pour atteindre à la réalité nue de Dieu ? Y aurait-il aussi une réalité nue de nous-mêmes, recouverte habituellement par des projections que nous devons enlever si nous voulons avancer vers la vérité ?

Eckhart affirme qu'il en est ainsi. "Je" ne suis pas celui que je pense être, et "tu" n'es pas celui que tu penses être. Ce que nous appelons "je" et "tu" n'est en fait qu'une projection ; et si nous enlevons cette projection, si nous perçons les voiles et si nous allons assez loin, nous parvenons en un point où il n'y a plus ni "je" ni "tu". Nous parviendrons en un point plus antérieur où nous découvrirons que notre vrai moi n'a rien à voir avec une fonction. Je ne suis aucune des choses que je fais et je ne suis aucun des rôles que j'assume, ni devant mes semblables, ni devant moi-même.

Cela va à l'encontre de ce que la vie moderne voudrait nous faire penser de nous-mêmes. En effet, nous sommes habitués à nous percevoir presque uniquement en termes de fonction. Nous nous identifions à ce que nous faisons, ainsi qu'au rôle que nous croyons être appelés à jouer dans la société. Si l'on nous demande : « Qui êtes-vous ? », Nous répondons : « Je suis juriste, ramoneur, docteur, éboueur, prêtre. » Mais ce ne sont là que des fonctions. Ce sont les choses que nous faisons. Il ne s'agit pas de nous. Eckhart souligne que notre vrai moi, le noyau de notre être, n'a rien à voir avec ces fonctions, rien à voir avec les rôles que nous pouvons assumer, que ce soit à notre propre profit ou au profit des autres. « C'est comme lorsqu'on nomme quelqu'un "charpentier" ; on ne le désigne pas par là en tant qu'homme, ou en tant qu'Henri, ni réellement son être, on le nomme d'après son travail » (AH, semon 17).

Ces rôles ou ces fonctions sont de véritables projections, comme celles que nous appliquons à Dieu. Et nous nous les appliquons à nous-mêmes exactement pour la même raison : parce qu'elles nous donnent un sentiment de sécurité, un sentiment d'identité et d'appartenance. Elles nous empêchent d'apercevoir le vide terrible et le creux qui sont en nous. Elles nous permettent de nous sentir solides, utiles, valorisés et permanents. Et en fait, tout comme nos projections sur Dieu, elles ne sont pas totalement trompeuses. Je peux avoir réellement une aptitude naturelle pour le jardinage, pour la musique ou pour les finances. Cette aptitude peut avoir son utilité en société, servir à me donner un nom et une identité. Mais mon vrai moi est quelque chose d'autre ; il est tout autant caché que révélé par ces rôles sociaux. Et parfois il se produit des circonstances imprévues qui détruisent ces rôles et révèlent leur insignifiance : cette femme, que son mari a toujours prise pour une épouse fidèle et heureuse, tout d'un coup s'en va après avoir laissé un mot sur la cheminée ; cet abbé, qui a toujours été considéré comme un modèle de bonnes manières, tout à coup choque tout le monde lors d'une soirée par une plaisanterie indélicate. Cette incompatibilité entre le rôle social extérieur et la personnalité intérieure est considérée comme un problème de société. Mais Eckhart ne voudrait pas la considérer nécessairement comme un problème. Il voudrait plutôt la voir comme un signe d'espoir. Quand le rôle montre sa nature illusoire, le vrai moi peut surgir. Quand nous détruisons la coquille, nous avons une chance de parvenir au noyau.

Mais ce ne sont pas seulement nos personnalités extérieures et sociales qui sont un tissu de projections et d'illusions. Il en est de même avec la plus grande partie de notre monde intérieur et privé. Nous pouvons bien être tentés de la considérer comme notre vrai Moi ; en réalité elle ne l'est pas. Nous ne sommes pas nos fonctions et nos rôles sociaux, mais nous ne sommes pas non plus nos émotions ou nos pensées privées. Cela devient une évidence pour quiconque a une pratique un peu sérieuse de l'assise silencieuse et de la méditation. La méditation dont je parle ici n'est pas une méditation sur quelque chose ni une méditation de quelque chose. Elle consiste simplement en s'asseoir en silence pendant un temps assez long, et observer les différentes pensées et émotions qui se lèvent dans notre esprit, à ne pas essayer de leur résister, ni de les chasser ou de les changer, mais simplement à les observer sans se confondre avec elles, ni se laisser engloutir par elles. Ce n'est pas à proprement parler un exercice religieux. Et cela n'a rien à voir avec Dieu. En fait il est possible de le pratiquer sans croire en Dieu. Néanmoins, c'est un exercice extrêmement utile ; tellement même que certaines écoles bouddhistes en font leur pratique spirituelle de base. Pourquoi cela ? Parce qu'n observant ainsi durant un temps suffisamment long nos émotions et nos pensées, nous pouvons finalement devenir conscients de quelque chose en nous qui n'est pas ces émotions ni ces pensées.

monter en apportant sa pierre, PiemSi j'observe quelque chose, je dois être différent et distinct de ce que j'observe. Le fait d'avoir la possibilité d'observer mes pensées signifie qu'elles sont différentes de moi. Je ne les suis pas. En fait je ne suis aucune de ces choses que j'ai l'habitude de considérer comme moi-même. Je ne suis pas mon corps, pas mon esprit, ni mes émotions, et je ne suis pas non plus toutes ces choses ensemble. Alors qui suis-je ? Qui c'est, «moi» ?

Il y a quelque chose en moi qui est toujours parfaitement détaché, tranquille et serein ; quelque chose qui n'est jamais irrité par quoi que ce soit, jamais abattu ni accablé ; qui est comme un lac profond et peut-être sans fond. Mes différentes pensées et émotions sont des vagues à sa surface. Mais, sous la surface, dans les profondeurs, il n'y a aucun remous. Tout y est calme. Y vivent d'étranges poissons et des arbustes légers comme une plume. Lorsque la turbulence de la surface a disparu, l'eau devient claire ; et nous pouvons voir dans les profondeurs et nous rendre compte de ce qui y vit. Mais cela même n'est pas le lac. Et ce n'est pas «moi». Mon moi est ce qui contient tout cela ; comme une eau tranquille, calme ou ondulée, douce ou salée, qui est remplie de poissons ou qui n'en contient pas. Nous devenons conscients du vrai moi permanent lorsque nous sommes détachés des diverses projections ou activités qui ne sont pas nous-mêmes, mais seulement les choses que nous faisons ou les fonctions que nous remplissons.

Avant de devenir conscients de notre moi permanent, nous sommes tyrannisés par nos pensées et par nos émotions. Et comment pourrions-nous l'éviter puisque nous n'avons ni havre ni refuge face à elles ? En effet, nous nous identifions à nos pensées et à nos émotions. Cela désorganise et morcelle nos vies, car nous avons un moi différent selon nos humeurs et nos activités du moment. Je suis une certaine personne quand je mange, j'en suis une autre quand je me promène, une autre quand je travaille, et encore une autre quand je parle avec ma femme. Il n'y a là rien qui puisse conférer une unité ou une continuité à mon identité, rien qui puisse lui donner une cohérence ou la contenir en un tout. Je n'ai pas un seul moi, mais une série de moi différents, qui sont parfois même en conflit les uns avec les autres. Lorsque Eckhart en parle, il dit que c'est comme être perdu dans «la multiplicité» et dans des «images étrangères». C'est un état d'ignorance dans lequel nous nous trouvons réellement. Nous sommes entièrement conditionnés et déterminés par des influences venant du dehors, ce qui signifie que nous sommes incapables de faire quoi que ce soit, car il n'y a pas en nous de moi capable de faire quelque chose. Ce que nous tenons pour notre «action» n'est qu'une réaction à des stimulations extérieures et à des conditionnements, comme cela se passe pour un robot ou pour un automate. Car l'action, dans son sens véritable, n'est possible que pour quelqu'un qui a pénétré dans le vrai moi, dans le fond de l'âme, et qui a appris à agir à partir de ce centre.

Ainsi nous ne sommes pas réels, nous ne sommes pas des moi unifiés, et nous ne sommes pas capables d'une action authentique, avant d'avoir appris à entrer dans notre fond. Une action authentique n'est jamais déterminée de l'extérieur ; elle surgit avec spontanéité et librement du dedans.

Partant de là, on perçoit aisément que le fond de l'âme est, à un très haut degré, détaché de notre monde quotidien et de ce que nous considérons habituellement comme notre «identité» et notre «vie». Il est élevé au-dessus d'elles, dit Eckhart, comme le ciel est élevé au-dessus de la terre. Rien de terrestre ne peut le toucher réellement. Il transcende l'espace et le temps. Celui qui entre dans le fond de l'âme ne se soucie plus ni du passé ni du futur. Il n'est conscient que de l'instant présent ; et l'instant présent est pénétré de la lumière divine, car c'est dans le présent, et seulement dans le présent, que le monde du temps touche au monde de l'éternité. Enracinés dans ce château fort imprenable, nous ne sommes troublés ni par le souvenir de notre vécu antérieur ni par des attitudes et des soucis possibles sur l'avenir. Nous sommes entièrement purifiés, lavés, nettoyés ; nous nous tenons debout aux frontières du temps, regardant vers l'éternité.



[1] Le groupe zen qui se réunissait autour de Reginald continue puisque Réginald en a transmis l'animation  à Véronique Cheynet-Cluzel. Il se réunit à Versailles. On peut la contacter au 07 64 13 47 72 ou dans le cadre d'une autre activité  :  https://www.presence-and-accomplitude.com/ ou encore https://www.meditationdanslaville.fr.

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