Le travail des kôan et le monde de l'expérience, enseignements de Eizan Rôshi
Le travail des kôan se pratique dans le cadre des sesshin (session de zen où chaque jour les participants sont de nombreuses heures en zazen, l'assise zen) et a lieu au sein de la relation avec le Rôshi. Il est codifié. Le centre Assise a la chance d'être en lien avec Eizan Rôshi responsable actuel du monastère zen du Ryutaku-ji au Japon. Lors des sesshin, le Rôshi donne un un teishô c'est-à-dire enseignement journalier et ici vous trouvez des extraits de ce qu'a dit Eizan Rôshi sur la méthode des kôan qu'il faisait par ailleurs travailler avec certains des participants.
Ce texte a fait l'objet d'une première publication dans la revue la Voix d'Assise n° 20 de juillet 2002. Dans sa reprise pour le blog, des choses ont été ajoutées (notes, dates…). Il rassemble des extraits des enseignements qu'Eizan Rôshi a donnés au cours des sesshin qui ont eu lieu à Saint-Gervais ou au Japon entre 1994 et 2001. Ces enseignements ont été traduits oralement du japonais par un interprète, soit le Père Paul Renaud des Missions étrangères, soit Philippe Jordy enseignant au Japon. Ils n'ont pas été relus par Eizan. C'est Christiane Marmèche qui a fait la transcription à partir de l'interprétation orale et qui a fait les ajouts.
Les mots japonais sont à prononcer à la japonaise où toutes les lettres se prononcent et où le "u" se prononce "ou" : "mu" se prononce "mou".
Autres messages liés à celui-ci :
- Le kôan Mu (Le chien de Jôshû), base de la méthode des kôan en zen Rinzai : texte japonais, traductions anglaise et française ; le kôan est très court, il est suivi du commentaire de Mumon qui est assez long, Eizan Rôshi le glose en partie. Il y a aussi un poème
- "Maître Jôshû : les kôan et le MU" Enseignement d'Eizan Rôshi en sesshin, août 2000 au Centre Assise à Saint-Gervais ;
- Commentaires d'Eizan Rôshi sur le kôan MU ;
- Les relations entre Eizan Rôshi du Ryutakuji et le centre Assise de 1986 à 2018 ;
Enseignements de Eizan Rôshi
I – Les kôan et le monde de l'expérience
Ce que j'enseigne ici c'est le zen tel qu'il a été codifié par les maîtres au moyen de kôan. Bien entendu le kôan est une question que pose un maître à son disciple. Mais en réalité ce dernier doit atteindre le même état que le maître qui a posé la question. Le kôan et soi-même ne doivent plus faire qu'un. Passer la succession des kôan, ce n'est rien d'autre que parfaire l'être, tant du point de vue de la contemplation que de l'action.
Il faut nous établir pleinement dans notre état personnel subjectif et être là en toute liberté. La nécessité première est d'établir des fondations, comme en architecture. Si les soubassements sont défectueux, la fondation est dangereuse, c'est vraiment construire quelque chose sur du sable.
Il nous appartient de jeter des piliers profonds, de les remplir de ciment. Voilà le travail de zazen. Si vous voulez fleurir comme un arbre qui porte ses fruits, il faut établir des fondations parfaites.
Si l'on se contente en sesshin de surmonter quelques douleurs aux jambes, c'est une pure perte de temps : on perd sa semaine. S'évertuer au zazen, c'est en vue de l'éveil. Pour atteindre l'éveil, le meilleur kôan c'est MU. S'atteler à ce kôan, c'est s'en pénétrer tout le temps, matin et soir, MU, MU, MU… sans relâche. Si vous avez des instants de défaillance, c'est comme s'il y avait des infiltrations dans vos fondations.
● Le kôan MU et l'éveil selon Maître Mumon.
Maître Mumon a rassemblé l'essentiel de ce qu'il faut faire. Il a dit que pour réaliser un vrai zazen, il faut s'atteler et franchir un kôan établi par un grand maître. À cette fin, il faut arrêter la pensée ordinaire, discriminante. C'est facile à dire, difficile à faire : l'homme ne cesse d'enfiler des pensées dans la vie courante.
On dit que l'homme est composé de 360 os, qu'il a plus de 84.000 pores de peau : Maître Mumon dit que c'est tout cela qu'il faut rassembler pour faire MU du matin au soir, du soir au matin, à chaque respiration.
Ce n'est pas pour autant un MU de surface. Ce n'est pas non plus un MU de néant. Imaginez-le comme une boule de fer rouge que vous auriez en travers de la gorge. On ne peut ni l'avaler, ni la recracher. Au fond, on ne peut ni avancer, ni reculer. Alors, voyez bien, à la dernière extrémité, tous les souvenirs d'autrefois ne servent à rien.
Si vous continuez dans cet état de non-discrimination, l'éveil tombe comme un fruit mûr, ce n'est pas un état extraordinaire, il n'y a rien de plus simple et de plus naturel. Voilà ce qu'il faut réaliser.
Le processus qui peut amener à l'éveil (kenshô) est le samâdhi (état de profonde concentration). Il y a plusieurs stades sur le chemin :
- la réalisation du monde objectif (monde extérieur)
- la réalisation du monde subjectif (monde intérieur)
- le mélange des deux quand l'objectif et le subjectif s'interpénètrent.
- le point où, les deux s'étant interpénétrés, on s'en éloigne ; on arrive hors de la conscience ordinaire.
On ne peut parler de début de samâdhi sans le 3e et le 4e stades.
En résumé : moi, je fais zazen
puis il y a ce lieu où je le fais
puis zazen et moi ne faisons plus qu'un
et puis il n'y a plus conscience que "je" fais zazen.
Voilà alors le samâdhi. Il faut absolument y entrer.
Au début, vous êtes dans le monde superficiel : "je" fais zazen. Il y a discrimination : moi et mon zazen. Quand la jambe a mal, il y a discrimination : moi et ma jambe qui a mal. Mais non, c'est tout le corps qui souffre : penser cela, c'est mieux car il y a moins de discrimination : il y a déjà une sorte d'unification.
Ensuite, en zazen, il y a toutes sortes d'expériences : Dieu nous apparaît, le diable… Ce sont des makyôs, des hallucinations. C'est déjà le signe d'une certaine concentration, mais ce n'est pas là le kenshô (l'éveil). Il faut venir en dokusan [entretien du pratiquant avec le maître pendant la sesshin] pour faire vérifier votre état.
Plus vous restez en samâdhi, plus il y a de chances que l'éveil arrive. Cette chance peut vous arriver en regardant le ciel, la lune, en écoutant les claquoirs… Pour autant, ne vous précipitez pas vers le kenshô : ne pas se presser, ne pas s'affoler, faire que le samâdhi dure, et alors inéluctablement le kenshô arrive.
Voyez bien que, de toute éternité, l'homme a déjà réalisé l'éveil. On ne vous demande pas de chercher quelque chose qui serait non-existant. Tout ce que vous voyez, entendez, c'est le kenshô. Mais l'homme, de par ses passions, ses désirs, a perdu cet état. Et le temps de sesshin, c'est retrouver cet état de vision pure. Cela a toujours été là, ce n'est pas une invention !
Il y a des différences entre satori (parfaite connaissance) et kenshô (éveil) :
- le satori est la parfaite connaissance, c'est l'état réalisé par le kenshô.
- à l'inverse, le kenshô est la vision de sa nature[1] et il est la preuve, la mise à jour de la parfaite connaissance qu'est le satori. Il est là pour authentifier l'expérience de la vraie vision, sinon on court le risque de se tromper en croyant avoir atteint la parfaite réalisation. Ainsi nous voyons l'importance du processus des kôan.
Zazen est l'état fondamental, on pourrait s'en contenter. Mais il faut authentifier. Par les kôan nous pouvons aller voir ce qui sous-tend notre zazen. Et c'est à ce moment-là, par un ou deux kôan, que nous avons confiance en ce que nous faisons. Faire sienne la réponse au kôan, c'est refaire la même chose que les maîtres précédents : mon expérience de zazen n'est en rien différente de celles des grands maîtres, de Buddha.
À Kyoto il y a une statue qui a été faite vers 1200 par le maître sculpteur Kôshô[2]. C'est celle d'un moine errant, et la statue a à peu près la taille humaine. Elle représente Kuya Shonin (903 - 972) qui, du matin au soir, répétait Na-mu-A-mi-da-Butsu. On dit qu'il répétait tellement ces paroles, que c'était comme si Buddha Amida sortait de sa bouche ! Et le sculpteur qui a fait cette statue était lui-même dans cet état [les six syllabes sont représentées par six petites figures d'Amida sortant de la bouche de Kūya]. C'est le monde de l'expérience.
En christianisme, si vous répétez « Jésus » alors Jésus sort de votre bouche.
II – La classification des kôan
● Contenu du système des KÔAN
Il y a cinq classes de kôan[3], mais c'est une façon de classer qui ne correspond pas à une progression puisque le maître fait alterner les kôan.
1. les kôan Hôsshin consacrés au corps du Dharma (de la Loi)[4]
Le cosmos tout entier est le corps de Bouddha. Dans cette classe se trouve le MU de Joshu. C'est le kôan qui fait mettre un le corps et l'esprit avec le monde. Il nous met en samâdhi. Le kôan MU est dans le monde de la parfaite égalité. Apparemment, nous, nous sommes dans le monde de la discrimination, tous différents.
2. les kôan kikan sont les kôan opératoires.
Leur but est de dire comment le corps de la Loi parfaite peut être réalisé dans ce monde discriminant. Ils permettent de faire la relation entre le monde de l'absolu et le monde du relatif. Il faut que l'expérience de zazen fonctionne dans la vie quotidienne. Il faut impliquer le zazen, toute sa force, dans tous les actes.
3. les kôan gonsen qui concernent la parole, la discussion.
Ils permettent d'utiliser les mots pour relater l'expérience de l'éveil. Ils permettent de vérifier ce qui sous-tend les kôan, et font percevoir que les mots sont limités.
4. les kôan nantô (qui sont très difficiles).
Si on a fait l'expérience de l'éveil, ils permettent de l'oublier, car si on s'accroche à l'éveil, cela devient un obstacle.
5. les kôan du cinquième degré (Go-i kôan) permettent de discriminer entre le relatif et l'absolu, entre le juste et l'injuste, et de venir en aide à l'humanité.
La personne qui a passé ce système devient maître zen : seule elle pourra diriger le dokusan.
Tout ce système de kôan a été classifié par Maître Hakuin (1686 – 1769). De son temps le monde du zen était confus, donc il fallait remettre de l'ordre.
En dokusan, ce n'est pas de mon propre chef que je juge. Je réagis en fonction de tout ce qui m'a été transmis depuis Hakuin.
Un zazen sans kôan est dangereux : danger de s'y croire, de juger de façon personnelle son état de réalisation : danger de sectarisme.
Il y a d'infinies variétés de méditation, mais la plupart finissent dans des errements. Le kôan est le système de sécurité de zazen.
Dans le zen, il y a toutes sortes de manières d'enseigner : le teishô, mais aussi d'autres façons, sans mots : le Buddha a présenté une fleur à Mahâkâshyapa[5], Maître Lin Tsi[6] poussait de grands cris, Gutei levait le doigt[7]… Tous enseignaient le chemin de l'éveil. Mais, pour ceux qui n'avaient pas réalisé l'éveil et faisaient les mêmes gestes, cela voulait dire : imitation !
Il y a des gens qui prennent les choses au pied de la lettre et se lancent dans des gestes qu'ils ont vus chez d'autres maîtres. Mais moi, quand ils viennent dans mon temple, je refuse leurs imitations, parce que je connais le danger d'imitation avec les kôan. C'est le plus grand danger qu'il y a avec les kôan : tromper le maître (ou croire qu'on peut le tromper) avec une imitation plus ou moins réussie. On ne peut avoir une réponse correcte avec une imitation. Pour les kôan, il ne faut pas être un robot.
[1] Le mot kenshō (見性) signifie « voir la nature », à savoir celle de Bouddha qui est en tout être, y compris dans le chien, d'où le problème posé dans le kôan MU.
[3] En japonais : Hosshin 法身. Kikan 機関. Gonsen 言詮. Nantô 難透, Go-i五位
[4] Le mot Hôshin (法 身) signifie corps du dharma (de la Loi), c'est le Dharmakâya, un des corps du Buddha. Le mot dharma est difficile à comprendre : Hô (ou Bô) 法 (forme initiale 灋) est un kanji dont le radical est l'eau 水stylisée, il veut dire à la fois la loi, les êtres, la méthode, l'enseignement, la convention.
[5] Selon le Lankavatara Sûtra, Mahâkâshyapa est le seul à avoir compris l’enseignement sans paroles donné par le Bouddha sur le mont des Vautours : ce dernier prit une fleur d'Udumbara entre ses doigts, et la fit tourner sans rien dire. Mahâkâshyapa répondit par un sourire, et le Buddha reconnut alors qu'il avait compris. Cette histoire exprime la transmission directement d'esprit à esprit (en japonais : i shin den shin).
[6] Lin Tsi est son nom chinois et Rinzai Gigen son nom japonais. Il est le fondateur de l'école rinzai du zen. Il est mort en 866. L'autre école zen présente en France est celle du sôtô.
[7] Cette histoire est narrée dans le cas 3 du Mumonkan (Passe sans porte).