"Ruusbroec. Chemin d'union à Dieu" par fr. Benoît, moine de St-Benoît (France), en présence de Ryôsan, moine zen japonais, 2018
Voici le troisième et dernier exposé fait à l'abbaye de Fleury de Saint-Benoît-sur-Loire en août 2018. Il a eu lieu après celui de Ryô-san, moine du Ryutaku-ji, monastère zen situé près de Mishima.
Pour dire à Ryôsan en quoi la voie chrétienne est chemin de vie spirituelle pour aujourd'hui, frère Benoît a choisi d'écouter Ruusbroec « un homme d’autrefois qui nous parle du chemin de la vie spirituelle en des termes dont la pertinence reste très actuelle. » Son message apparaît proche du zen par certains côtés : « un mot essentiel est celui de “désencombrement”… le fait de n’être pas “encombré d’images”… où "images" désigne tous les formes de contenus mentaux (pensées, concepts, émotions, etc.) et non pas simplement ceux de l’imagination. »
Les passages de Ruusbroec (1293-1381) sont extraits d'une traduction d'un de ses livres, L'anneau ou la pierre brillante[1].
Les messages consacrés à ces rencontres :
- Présentation des rencontres entre les moines de St-Benoît-sur-Loire et Ryô-san, moine zen japonais, en 2017 et 2018
- Frère Etienne (28 août 2017 au matin) : La vie monastique
- Ryô-san (28 août 2017 au soir) : Le moine zen
- Frère Benoît (29 août 2017 matin) : La règle de St-Benoît
- Frère Etienne (27 août 2018 au matin) : Le Christ source de vie féconde et heureuse.
- Ryô-san (27 août 2018 au soir) : La Voie du zen, chemin de vie spirituelle.
- Frère Benoît (28 août 2018 matin) : Ruusbroec. Chemin d'union à Dieu – c'est le présent message
Ruusbroec
Chemin d’union à Dieu
frère Benoît — abbaye de Fleury
rencontre avec Ryôsan, août 2018
Jean-Louis Vidal nous a proposé comme thème de la rencontre d’aujourd’hui : “La voie chrétienne, chemin de vie spirituelle pour le monde d’aujourd’hui”.
Immédiatement, j’ai eu le désir, pour honorer ce thème, d’écouter ensemble un mystique chrétien que j’aime particulièrement, un religieux flamand du XIVe siècle, Ruusbroec l’Admirable. À travers quelques extraits de textes, choisis parmi tant d’autres possibles, c’est donc un homme d’autrefois qui nous parlera du chemin de la vie spirituelle, mais en des termes dont la pertinence reste très actuelle.
Ruusbroec est un “mystique”. Le mot est souvent mal compris aujourd’hui. À tort, nos contemporains l’associent d’abord à quelques expériences extraordinaires: visions, révélations, extases… De tous phénomènes, les vrais mystiques se sont méfiés, alors même qu’ils les ont parfois vécus. Le désir du mystique se porte ailleurs, et surtout plus profond; il cherche à vivre du “mystère” qui, au sens chrétien du terme, signifie la présence de Dieu en nous. Ainsi, le mot-clé de la littérature mystique est l’“union”: union avec Dieu que le mystique connaît de façon particulièrement vive et lucide.
Le chemin de la vie spirituelle que nous allons suivre avec Ruusbroec est donc un chemin d’unité, d’union à Dieu.
Introduction : trois “étapes”
Quelles en sont les étapes? Écoutons Ruusbroec:
L’homme qui veut vivre en l’état le plus parfait de la Sainte Église, il lui faut être d’une bonté pleine de zèle, avoir une vie spirituelle riche d’intériorité, être élevé dans la contemplation de Dieu, et se répandre en vie commune.
La division en quatre parties annoncée dans cette introduction est trompeuse à plus d’un titre.
Car Ruusbroec ne distingue habituellement pas quatre étapes de la vie spirituelle, mais trois. Ainsi, la quatrième réalité annoncée ici, la “vie commune”, n’est pas une étape supplémentaire, mais la réunion des trois premières, dans la mesure où elles sont vécues ensemble, dans une “commune” expérience.
Ce concept est essentiel chez Ruusbroec. Il montre que, s’il y a des “étapes” du chemin spirituel, franchir ces étapes ne consiste pas à délaisser une manière de vivre pour en acquérir une autre, mais à élargir ce qui était jusqu’ici vécu, à enraciner et à ressourcer ce que l’on vivait déjà dans une profondeur plus grande. Ainsi les étapes du chemin déterminent-elles finalement, chez l’homme “parfait”, les composantes d’une unique vie spirituelle, composantes que détermine son retentissement sur les différentes dimensions de la personne.
Ces trois dimensions d’une vie spirituelle accomplie prendront des noms divers dans l’œuvre de Ruusbroec. Ici, il distinguera l’homme bon, l’homme intérieur, l’homme contemplatif; ailleurs : le serviteur, l’ami, le fils; ou encore : la vie active, la vie intérieure, la vie contemplative; ou encore: l’union avec intermédiaire, sans intermédiaire, sans distinction. Ces différentes appellations s’éclairent l’une l’autre.
L’homme bon, la vie active
La première dimension de la vie spirituelle, celle par laquelle tous commencent, est la “vie active”. Elle fait de nous un “homme bon”.
Que s’agit-il donc de faire? Ruusbroec en parle bien peu, sans doute parce qu’il considère que c’est déjà bien connu de ses interlocuteurs: la vie morale du chrétien se détermine par les préceptes du Seigneur, de l’Église, de sa conscience vivante.
Par ailleurs, comme mystique, le souci de Ruusbroec n’est pas d’abord de savoir ce qu’il faut faire, mais plutôt comment le faire. Et ce comment porte un enjeu précis, qui n’est aucunement d’ordre technique: ce que je fais est-il facteur d’union avec Dieu, ou de recherche de moi-même (et de moi seul), dans une forme de perfection morale? Ainsi, par exemple:
[l’homme bon] doit rechercher principalement l’honneur de Dieu en tous ses actes. Mais si, du fait de l’occupation et de la diversité de son action, il n’a pas Dieu constamment devant les yeux, au moins lui faut-il se tenir dans l’intention et le désir de vivre selon sa très chère volonté.
Cette insistance, au cœur même de la vie active, sur les dispositions intérieures, l’écoute de sa conscience et le discernement, est importante à relever. Précisément parce ces réalités constituent ce que beaucoup de nos contemporains nomment “vie intérieure”: la vie intérieure serait un ensemble d’exercices de réflexion, d’introspection, de discernement,… bref, tout ce que fait habituellement le philosophe, l’analyste ou l’éthicien, ou encore un tempérament quelque peu introverti. Or pour Ruusbroec, tout cela ressortit à la “vie active”; la vie intérieure ne commence pas dans le monde secret — mais très actif — des pensées, elle est tout autre chose. C’est ce que nous allons voir maintenant.
L’homme intérieur
Commençons par écouter brièvement Ruusbroec:
Tout encombrement et toute affection désordonnée du fait des créatures seront repoussés. Du fait même qu’il possède Dieu avec affection, l’homme devient intérieurement sans images, car Dieu est un esprit que personne ne peut proprement imaginer. Certes, dans ses exercices spirituels, l’homme doit se proposer de bonnes images, telles que la Passion de Notre Seigneur et toutes les choses qui peuvent l’éveiller à plus de dévotion; mais pour ce qui est de posséder Dieu, il lui faut percevoir la pure absence d’image que Dieu est. Et c’est là le premier point et le fondement de la vie spirituelle.
Le mot essentiel de ce passage est celui de “désencombrement”. Le terme original dit, plus précisément, le fait de n’être pas “encombré d’images”. D’où le développement sur ce thème des images. Le mot ne doit pas nous tromper: parler d’image, dans la langue et à l’époque de Ruusbroec, c’est désigner tous les formes de contenus mentaux (pensées, concepts, émotions, etc.) et non pas simplement ceux de l’imagination.
Ainsi la vie intérieure commence-t-elle, pourrait-on dire, par la purification de tout notre “cinéma intérieur”.
Il y a bien entendu la libération de toute pensée ou affection mauvaises car bien évidemment elles empêchent d’aller à Dieu.
Mais finalement, c’est même toute image ou toute pensée bonnes sur Dieu qui finissent ici par encombrer. Ainsi, ce que pointe Ruusbroec, c’est ce moment où la vie spirituelle se fatigue de la méditation, du discours sur Dieu, des représentations de Dieu. On ne veut plus entendre parler de Dieu ou penser sur Dieu, on veut voir Dieu, rencontrer Dieu lui-même.
Ce moment très précis est décrit aussi chez un autre mystique, Jean de la Croix, comme le signe qu’on est réellement appelé à entrer dans la vie contemplative, pour autant que cette lassitude des “images” ne vienne pas de notre péché, ou encore de la fatigue ou de la maladie.
Pourquoi ce dépassement des “images”? C’est que l’image est en soi ambigüe: elle conduit à Dieu, en même temps qu’elle marque une séparation; comme tout intermédiaire elle relie et sépare à la fois. Prenons une illustration: un écran est un intermédiaire qui me permet de voir, en un jeu d’ombres, celui qui se tient derrière; mais vient un moment où je ne veux plus voir ces ombres, mais celui-là même qui se trouve derrière l’écran, où je veux aller au-delà de l’écran, au-delà des images, vers la réalité elle-même.
C’est pourquoi Ruusbroec parlera-t-il de la “vie intérieure” comme d’une union “sans intermédiaire”. Dans la vie spirituelle, nous devons, avec la même liberté, savoir user de ces intermédiaires et savoir les laisser, car il est des temps où ils nous aident, des temps où ils nous encombrent pour l’union à Dieu.
Là commence à proprement parler la vie intérieure. L’union avec quelqu’un en effet, ne consiste pas dans le “faire pour” de la “vie active”, mais dans un “être avec”.
Reste que l’homme réellement intérieur, réellement uni à Dieu, sera aussi un homme actif (c’est l’enjeu de la “vie commune”); seulement, il aura trouvé à son action une autre source que sa seule bonne volonté: l’union avec Dieu qui lui donne de tout accomplir dans une paix qu’il ne connaissait pas avant.
L’homme contemplatif
Le chemin spirituel doit encore se poursuivre.
Pour reprendre un thème biblique, l’homme intérieur que nous avons présenté dans la deuxième étape se trouve devant Dieu comme Moïse, dans le désert, s’était retrouvé devant un étrange buisson, tout en feu. Ce buisson qui brûlait sans se consumer évoquait la vie de Dieu en ce qu’elle a d’irreprésentable; l’impossible image dit que Dieu est au-delà de toute image. C’est devant ce Dieu “caché” que l’homme se tient désormais, consciemment.
Mais une chose est de voir, comme de l’extérieur, le buisson ardent, autre chose de brûler soi-même avec lui, de ne faire plus qu’un avec lui. C’est l’enjeu de ce que Ruusbroec nomme “vie contemplative”:
L’unité de Dieu qui produit cette attraction, n’est rien d’autre que l’Amour sans fond qui attire par amour dans une fruition éternelle, le Père, le Fils, et tout ce qui vit en lui. Et dans cet amour, nous voulons brûler et nous consumer sans fin pour l’éternité, car en cela consiste la béatitude de tous les esprits.
Et c’est pourquoi nous devons établir toute notre vie sur un abîme sans fond, et ainsi pourrons-nous éternellement nous enfoncer dans l’amour, et sombrer dans cette profondeur sans fond. Et avec le même amour, nous nous élèverons et nous nous dépasserons nous-mêmes dans l’inconcevable hauteur, et dans cet amour sans mode, nous perdrons notre chemin, et il nous guidera dans l’étendue immense de l’amour de Dieu; et là, nous nous écoulerons et nous nous épuiserons dans les délices inconnues de la richesse et de la bonté de Dieu; et là nous entrerons en fusion, liquéfiés, tournant et tourbillonnant éternellement dans la gloire de Dieu.
Ruusbroec insiste sur le fait que l’homme se perd, échoue, s’épuise, s’égare: il y a le mystère d’une mort à soi pour entrer dans une vie plus grande que soi. Mystère de résurrection que Ruusbroec exprime en des mots superbes. Ils disent combien on se perd en Dieu comme on se perd en tout amour vrai, infini. Dieu est présenté ici comme “sans fond”: cela ne veut pas dire flou, mais insondable, qu’on n'a jamais fini de pénétrer. La vie de Dieu est comme un lac sans fond et sans rives, où l’homme, non seulement s’abreuve, mais maintenant s’enfonce. Le dynamisme de la vie spirituelle est cet enfoncement sans fin de soi dans cet amour infini qu’est Dieu.
Pour autant, Ruusbroec ne nous décrit pas une expérience fusionnelle, où l’homme disparaîtrait dans l’union avec Dieu. Il n’a d’ailleurs de cesse de s’en défendre. Il nous dit simplement que l’homme se situe maintenant à un point de son être où la distinction avec Dieu ne s’éprouve plus, n’a plus de sens, même si elle demeure par ailleurs.
Pour tenter de le dire, l’image de la source, chère à Ruusbroec, est très éclairante. La vie de Dieu est en nous comme une source dont l’eau jaillissante se répand, en toute notre vie, par de multiples canaux. Tant qu’on reste loin de la source, les canaux en sont facilement distinguables; mais en remontant vers la source, il est un moment où la distinction, la frontière que l’on essaie de tracer entre la source et les canaux n’a plus de sens. C’est ce point qui s’expérimente ici, où l’union se vit “sans distinction”, alors qu’elle se vit, dans d’autres dimensions de la vie humaine, sous le registre d’une distinction qui demeure.
Conclusion: la “vie commune”
On ne dira jamais assez que ces différents niveaux de la vie spirituelle doivent toujours être vécus ensemble, pour rester équilibrés. Il serait trompeur de penser atteindre les sommets de l’amour dans la vie contemplative en se dispensant d’une vie active authentique et simple. Encore la vie active doit-elle savoir qu’elle n’est pas à elle-même sa fin: elle doit vivre d’une source plus profonde, celle de l’union du croyant à Dieu, au plus secret de son être.
Cet équilibre est celui de la “vie commune”, concept clef de l’œuvre de Ruusbroec. Ruusbroec le reprend au terme de l’ouvrage:
L’homme qui, de cette hauteur, est envoyé par Dieu dans le monde, est plein de vérité et riche de toutes vertus ; et il ne recherche pas son bien, mais l’honneur de celui qui l’a envoyé. Et voilà pourquoi il est droit et véridique en toutes choses; et son fond est riche et généreux, établi dans la richesse de Dieu. Et voilà pourquoi il va nécessairement toujours se répandre en tous ceux qui ont besoin de lui, car la source vivante du Saint Esprit, c’est là sa richesse, et l’on ne peut l’épuiser. Et il est un instrument de Dieu vivant et disponible, avec lequel Dieu opère ce qu’il veut et comme il veut; et il ne s’attribue pas cela, mais il en donne à Dieu l’honneur; et voilà pourquoi il reste disponible et prêt pour faire tout ce que Dieu commande, et fort et vaillant pour pâtir et supporter tout ce que Dieu établit sur lui. Et c’est pourquoi il mène une vie commune, parce qu’il est également prêt à contempler et à agir, et il est parfait dans les deux.
[1] Les livres de Ruysbroeck sont écrits en moyen néerlandais, et les traductions françaises parues sont assez différentes les unes des autres.