Par J. BRETON : Vivre la Pâque par les grands symboles. 6e symbole : LE VIDE (tombeau vide et autres)
Le jour du vendredi saint est celui où on célèbre le tombeau vide c'est pourquoi Jacques Breton a commencé par parler du vide dans son enseignement du matin. Il a évoqué le tombeau vide mais s'est surtout centré sur la nécessité de se vider soi-même d'idées et autres choses dont nous sommes prisonniers.
Voici un texte sur "le vide du passage" publié sur l'un des programmes du centre Assise. « Trois mots donnent la fièvre. Trois mots vous clouent au lit : changer de vie. Cela c'est le but. Il est clair, simple. Le chemin qui mène au but, on ne le voit pas. La maladie, c'est l'absence de chemin, l'incertitude des voies. On n'est pas devant une question, on est à l'intérieur. On est soi-même la question. Une vie neuve, c'est ce que l'on voudrait mais la volonté, faisant partie de la vie ancienne, n'a aucune force. On est comme ces enfants qui tendent une bille dans leur main gauche et ne lâchent prise qu'en s'étant assurés d'une monnaie d'échange dans leur main droite: on voudrait bien d'une vie nouvelle mais sans perdre la vie ancienne. Ne pas connaître l'instant du passage, l'heure de la main vide. » (Christian Bobin, Le Très Bas)
En complément figure un témoigange de Jacques Breton sur le vide dans le monastère zen.
Pour la présentation et les autres enseignements de Jacques Breton sur les symboles, voir
- 1er symbole : LE CORPS et présentation
- 2e symbole : Le SOUFFLE.
- 3e symbole : l'EAU.
- 4e symbole : TERRE - CIEL.
- 5e symbole : LA CROIX ;
- 7e symbole : LE FEU ;
- Lettre aux amis écrite par J. Breton au moment de Pâques ;
Aujourd'hui nous sommes le samedi saint et ce matin, nous vivons le tombeau vide : dans la chapelle il n'y a plus rien.
1) Ce que dit la tradition à propos du tombeau vide.
D'après les évangiles, le tombeau dans lequel on a déposé le Christ s'est trouvé vide. Cela a toujours été pour les mystiques une grande source de réflexion. Ils cherchaient souvent à rentrer dans ce tombeau vide[1] qui est le lieu où le Christ ressuscite.
Lorsque le Christ a été déposé dans ce tombeau, c'était un jour de grand sabbat, c'est-à-dire que personne ne devait se déplacer, la loi était stricte. Donc ce qui s'est passé ce jour-là – qui est un samedi –, on ne sait pas. C'est seulement le lendemain, dimanche matin, que les femmes sont allées au tombeau pour mettre des aromates sur le corps de Jésus, et elles ont trouvé le tombeau vide. D'après certains évangiles, des anges se trouvaient là et leur ont transmis un message disant qu'il est vivant et qu'il leur donne rendez-vous en Galilée[2].
Par ailleurs, d'après une autre tradition qui remonte assez loin[3],le Christ est descendu aux enfers, c'est-à-dire au shéol, le lieu où les morts sont en attente de la venue du Messie.
Ce que je voudrais faire maintenant, c'est réfléchir sur ce tombeau vide en sachant que le samedi saint, c'est le jour où il n'y a plus rien au niveau liturgique : pas de messe, pas de Saint-Sacrement.
2) Se vider de soi-même ?
Je vous ai déjà parlé du vide car cela a un lien très fort avec le zazen que nous pratiquons[4].
Et il est vrai que le fait de se vider un peu de soi-même fait partie de notre cheminement. Mais quand on dit "se vider de soi-même", cela signifie se vider de ce qui en nous n'est pas vraiment nous-même. Au niveau de nos pensées, nous sommes parfois encombrés de tout un savoir qui nous empêche d'avoir des idées personnelles, une pensée personnelle, une réflexion personnelle. Notre cœur aussi est encombré de beaucoup de sentiments, d'émotions de toutes sortes qui nous empêchent d'être réellement disponibles pour accueillir l'autre. Et ce que nous cherchons à travers la méditation, c'est à lâcher tout ce savoir, cette connaissance extérieure à nous, de même, nous cherchons à nous détacher de ce qui nous relie aux autres et qui nous rend prisonnier. Se vider de soi-même c'est aussi quelque chose qui se fait à travers les événements ou les situations de la vie quotidienne. Lorsque, par exemple, vous attendez beaucoup d'une situation qui est importante pour vous sur tous les plans, et finalement cette situation n'a pas lieu, c'est un échec pour vous : à ce moment-là vous avez l'impression d'un vide, vous êtes vidé de vous-même. C'est encore plus vrai au niveau des personnes : un soir vous attendez quelqu'un ou bien un coup de téléphone, mais la personne ne vient pas, ou ne téléphone pas, et vous avez l'impression à ce moment-là d'un vide. Toutes ces situations-là sont de petites expériences de vie et de mort, qui quelquefois nous mettent dans un état très douloureux. Quand on a choisi de se vider, ça passe, mais quand on ne l'a pas choisi, c'est beaucoup plus difficile à accueillir. Cela nous fait passer par des états de nuit, de désert, et finalement de mort.
3) Passer par le vide ?
Cependant, il faut bien se dire qu'à certains moments, le passage par le vide est nécessaire pour pouvoir exister. Cela, c'est assez difficile à saisir. Lorsque par exemple vous avez tout un savoir, ce savoir vous empêche de connaître la réalité telle qu'elle est ; tout ce qui est idée abstraite, qui est peut-être nécessaire dans votre travail, en fait, vous empêche de coller à ce qui est, à l'expérience profonde. C'est quelque chose qui est vrai pour beaucoup de politiciens qui arrivent avec des idées extraordinaires mais qui ne correspondent pas à la réalité sociale dans laquelle ils se trouvent, et à ce moment-là, au lieu de construire une véritable société, ils vont au contraire la démanteler. Mais c'est vrai aussi pour nous-même. Quand nous arrivons vers quelqu'un avec des idées sur lui, il est certain que nous allons d'abord chercher à les appliquer, et nous allons voir l'autre à travers nos propres idées que nous allons lui imposer plus ou moins. Autant la pensée profonde, ce qui vient du fond de nous-mêmes, ce qui vient du cœur, ne s'impose pas parce que c'est une reconnaissance de l'autre, autant les idées qu'on peut avoir s'imposent. Ainsi, se vider de soi-même au niveau du savoir, au niveau de la pensée, c'est nous permettre d'avoir nous-même notre propre réflexion, notre propre sagesse qui permet de nous reconnaître nous-même dans ce que nous sommes, et qui nous permet aussi de reconnaître l'autre sans le juger.
Les idées jugent, le cœur ne juge pas, il ne peut pas juger, il reconnaît. La reconnaissance est le contraire du jugement. C'est vrai aussi par rapport à vous-même : tant que vous êtes dans vos idées, dans vos sentiments, dans tout ce qui vous a été imposé plus ou moins par votre éducation, vous n'existez pas.
Il s'agit donc de se vider de ce qui nous est superficiel et trop extérieur, de façon à pouvoir exister réellement à partir de ce que nous sommes.
La même chose est vraie pour le cœur. Vous commencerez vraiment à aimer, à vous aimer, à aimer les autres quand vous commencerez un peu à vider votre cœur de tout ce qui l'encombre. C'est ce qu'on appelle le "cœur pur". « Bienheureux les cœurs purs », désencombrés pour pouvoir avoir cet amour véritable qui sera justement un amour d'accueil de l'autre dans ce qu'il est et non dans ce que je ressens par rapport à lui, ces sensations, ces rancunes, tout ce qui en moi demeure et m'empêche de le découvrir tel qu'il est.
Donc ce vide, cette mort, c'est cela qui est le chemin normal pour pouvoir vivre ce que je suis et m'ouvrir à la vie nouvelle.
Le Christ s'est "vidé de lui-même" comme il est dit dans l'épître des Philippiens :
« Lui qui se trouvait en forme de Dieu n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu mais il s’est vidé de lui-même, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes … » (Ph 2, 6-7)
Pour nous, progressivement, il s'agit d'arriver à un certain oubli de nous-même, pour pouvoir accueillir l'autre dans tout ce qu'il est, dans toute sa vérité, et aussi accueillir le Tout Autre. C'est dans la mesure où mon cœur est totalement vidé que je peux réellement vivre ce que je suis, accueillir l'amour tel qu'il est, la lumière telle qu'elle est.
Passage dans la nuit.
C'est ce passage dans la nuit, nuit des sens, nuit de l'intelligence. Il y a aussi la nuit de la foi, et à ce niveau-là ça peut aller assez loin[5]. Il y en a peu la vivent véritablement. Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus l'a vécue très fort, cette nuit de la foi, elle ne savait même plus si Dieu existait.
Cette nuit, ce désert, va nous préparer à l'entrée dans la vie nouvelle, c'est un long cheminement. Le désert progressivement va nous ouvrir à la manifestation de l'Être en nous.
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COMPLÉMENT : Le MU dans un monastère zen au Japon.
- Dans l'enseignement précédent Jacques Breton a évoqué le vide du zen sans vraiment en parler. Pour compléter, voici son témoignage à propos des cadeaux que Sochu Rôshi lui avait donnés à la fin de son premier séjour au Ryutaku-ji (il était resté deux mois et demi là-bas à la suite des échanges inter-monastiques organisés par le Vatican).
« Sur chacun des objets qu'il m'avait offerts, il avait calligraphié l'idéogramme "MU" pour me rappeler que je ne pouvais poursuivre ma route que dans une fidélité à ce "rien"
Toute la vie monastique est orientée vers ce MU que l'on peut traduire par l'expérience du vide, du désert, de la mort à soi-même.
Tout invite à ce vide dans le monastère : le cadre de vie aussi bien que le rythme de vie. Il n'existe aucun mobilier dans le monastère ; tout est dépouillé à l'extrême. Il n'y a pas de dortoir : le petit matelas très mince que chacun déroule le soir doit être enroulé le matin et placé dans un placard. Les bancs sur lesquels nous mangeons servent de table et sont placés au début de chaque repas, remis en place aussitôt après la fin du repas.
Dans le zendô seuls demeurent les coussins de méditation. L'austérité de la vie accentue ce vide. Il n'y a pas de chauffage. Le soir une petite lampe éclaire le zendô et laisse les moines dans une demi-obscurité. Dans le déroulement des journées, il n'y a pas de temps libre pour soi, pas de place pour la lecture, rien pour nourrir la pensée la vie intellectuelle, rien pour alimenter la sensibilité ou l'émotion. On ne vous laisse pas contempler un paysage. La nourriture n'est pas goûtée mais avalée.
Le seul appui dans le zen rinzaï est le kôan. Il s'agit d'une sentence, d'une énigme qui ne peut se résoudre au niveau intellectuel et oblige la pensée à se vider de sa logique. Par exemple, le rôshi frappe dans ses mains et pose le kôan suivant : « Quel est le bruit d'une seule main ? »
Ce travail sur le vide peut paraître absurde pour ceux qui aspirent à la plénitude. Il s'agit d'une pratique vécue dans un temps limité et qui permet une purification. En effet le principal obstacle à notre vie spirituelle est représenté par les désordres engendrés par nos émotions, le manque de maîtrise de nos pensées, de notre imagination, de nos sentiments, de nos tendances instinctuelles. Plusieurs remèdes peuvent être proposés à ce niveau émotionnel, mais dans le zen le remède est le nettoyage par le vide. »
Lien vers des messages qui donnent les références nécessaires pour comprendre le texte précédent :
- Mu (無) signifie "il n'y a pas", "non", "rien". De nombreuses calligraphies de Mu sont effectuées, il y en a une dans le zendô de Saint-Gervais effectuée par Eizan Rôshi. Le Mu joue un rôle important dans le zen Rinzaï, voir Le kôan Mu (Le chien de Jôshû), base de la méthode des kôan en zen Rinzai : texte japonais, traductions anglaise et française et Enseignement Eizan Rôshi.
- Le zendô est l'endroit où se fait le zazen, mais aussi dans le monastère c'est là que les moines déroulent leur futon le soir. Au Ryutaku-ji le zendô est un bâtiment à part, et le kinhin (marche lente entre deux périodes de zazen) s'effectue à l'extérieur, autour du bâtiment.
[1] Il est possible que jadis le tombeau vide ait été le lieu d'une initiation en lien avec le baptême. C'est en tout cas ce qu'on peut déduire du récit trouvé dans ce qu'on appelle l'évangile secret de Marc où il y a d'abord une résurrection (racontée un peu comme celle de Lazare) suivie d'une entrée de Jésus dans le tombeau où se trouve le jeune homme qui vient d'être "réveillé". (Cf. Résurrection d'un jeune homme dans l'évangile secret de Marc)
[2] Les récits du tombeau vide qu'on trouve dans les quatre évangiles proposent des versions distinctes, voire contradictoires. C'est dire que l'essentiel n'est pas dans l'anecdotique, mais que quelque chose d'important se dit. Etienne Charpentier disait : « Les femmes viennent pour oindre un cadavre ; elles repartent avec un message. Elles voulaient enfermer Jésus dans la mort ; elles doivent annoncer qu'il est vivant. Jésus n'est plus un corps qu'on peut toucher, il est devenu parole à proclamer. » (Pour lire le Nouveau Testament). Et Jésus lui-même fait annoncer par les anges qu'il nous attend en Galilée, ce qui faisait dire à Henri Bourgeois que Jésus n'est ainsi « jamais exactement là où on l'attend, où on le cherche. Pas plus dans le tombeau de sa mort que dans les circonstances et les événements de sa vie. […] Les femmes sont bouleversées car ce qui leur arrive est inattendu. Elles sont pleines d'une joie croyante : le mystère leur a été annoncé. Elles repartent en courant pour dire leur secret et en faire une bonne nouvelle pour les multitudes. »
[3] Dans le Nouveau Testament, on trouve des allusions à cette descente au shéol : « L’Évangile a été annoncé aussi aux morts » (1 Pe 4,6), et il est dit que le Christ « détient les clés de la mort et du séjour des morts » (Ap 1, 18). Traditionnellement l'icône de la Résurrection représente le Christ tirant par la main Adam et Êve tout en marchant sur les portes du shéol. Voici une prière de Saint Épiphane (315-403) « Aujourd’hui, grand silence sur la terre ; grand silence et ensuite solitude parce que le roi sommeille. La terre a tremblé et elle s’est apaisée, parce que Dieu s’est endormi dans sa chair pour aller éveiller ceux qui dorment depuis les origines. Le Christ, divin soleil, s'est couché.… C’est Adam, le premier homme, qu’Il va chercher, comme la brebis perdue. Il veut aussi visiter ceux qui demeurent dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort.»
[4] Le vide intervient à divers niveaux dans le zen, et ce n'est pas le néant. Par exemple dans le Hannyah Shingyo qui est récité plusieurs fois par jour en sesshin, le caractère Kû 空 (vacuité, vide) revient 38 fois dans le texte alors qu'il n'a que 276 caractères : « Ce caractère signifie à l'origine "firmament", c'est-à-dire un espace illimité, insaisissable, mais qui est aussi l'étoffe de l'univers… Le sûtra n'est pas l'éloge du vide et du néant. » (P. F. de Béthune) « Le soutra nous donne une indication précieuse dans sa conclusion. Après avoir longuement annoncé et détaillé la vacuité universelle, il évoque l'aboutissement de cette quête de la Sagesse Transcendante. Et cet aboutissement n'est pas un constat désabusé, il est une remise en marche : “Aller, aller, dépasser, traverser [le fleuve de l'existence vers la rive de] l'Éveil.” Il faut tout dépasser pour accéder à l'Éveil, même et surtout ce qu'on en dit. L'intuition du Bouddha est un témoignage qui nous met en route, pour aller, dépasser, traverser les expressions, des définitions et toutes les explications, pour faire l'expérience directe de la vacuité, l'expérience de l'éveil » (P-F de Béthune (Cf. Hannya Shingyô (sûtra du cœur de la Sagesse transcendante) en japonais et en français)
[5] Saint Jean de la Croix en parle, voir L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix d'après un enseignement de Jacques Breton en avril 2002.