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Voies d'Assise : vers l'Unité
Voies d'Assise : vers l'Unité
  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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1 juillet 2025

Prendre en considération des moments privilégiés de l'existence

Pour Karlfried Graf Dürckheim le 1er élément essentiel de ce qu’il appelle la "psychothérapie initiatique" est la prise en considération des moments privilégiés de l'existence. Sur le blog vous avez déjà la présentation de ces moments privilégiés faite par Jacques Breton, fondateur du Centre Assise. Lors d'un colloque où était Jacques Breton, Jean-Yves Leloup a fait une conférence sur les "Trois orientations majeures d'une psychothérapie initiatique" les actes du colloque ayant été publiés le 1er janvier 1985 aux éditions de l'Ouvert sous le titre Karlfried Graf Durckheim et Maria Hippius, l'école de Todmos Rütte (livre épuisé). C'est une partie de cette conférence qui figure ici.

Ne figurent ici que l'introduction et la première partie de la conférence, et seulement des extraits, avec quelques titres ajoutés qui permettent de se repérer.

 

Voici l'introduction de J-Y Leloup :

Lorsque je demandais à Karlfried Graf Dürckheim quels sont les éléments essentiels de ce qu’il appelle – avec Maria Hippius – la « psychothérapie initiatique », il me répondit :

I - Prendre en considération des moments privilégiés de l’existence.

II - Rétablir le lien « moi existentiel » et « Être essentiel » au moyen de l’exercice — l’exercice étant un travail sur le corps que l’on est et purification de l’inconscient.

III - Demeurer à l’écoute du maître intérieur.

Mon exposé ne fera que suivre et développer ces trois orientations majeures en me référant sans cesse aux œuvres de K. Graf Dürckheim et à ma propre pratique de l’analyse.

 

 

Les moments privilégiés de l'existence

 

Jean-Yves Leloup

 

 

Le point de départ de la psychothérapie initiatique est la prise en considération des instants privilégiés de notre existence, ces « heures étoilées » qui – à travers la nuit – attestent que le jour existe. (…)

Orienter l’anamnèse vers les « heures étoilées », cela ne veut pas dire qu’on ignore les traumatismes de la petite enfance qui sont à l’origine des psychoses et des névroses d’adulte, mais, qu’une fois établie et reconnue dans la conscience la présence de l’Être, une fois centrée dans cette conscience, on pourra prendre en considération avec plus de lucidité et d’espérance les nœuds et les opacités qui la déforment. On pourra plus aisément entrer dans le combat avec l’ombre et descendre dans ses enfers.

S’engager dans le tunnel de l’inconscient sans avoir expérimenté que la lumière est au bout, c’est dangereux. Il suffit de penser à ceux pour qui le « suicide » semble avoir été la « conclusion logique » de leur analyse.

 

Généralement, au début d’une suite d’entretiens, Graf Dürckheim demande : « Quels ont été les moments privilégiés de votre vie ? »

« Il y a des instants, précise-t-il, où nous nous sentons soulevés hors de la réalité familière. Ce que nous éprouvons alors semble ne pas être de “ce” monde. Il s’agit de moments singuliers, empreints d’un merveilleux qui nous touche soudain. Tout ce que nous vivons est imprégné d’une qualité particulière. Une sorte d’enchantement nous rend à la fois étrangers et tout à fait nous-mêmes.

Impossible de dire ce que c’est, et d’ailleurs, si ce n’était pas indicible, ce ne serait plus “ cela ”. Même s’il s’agit d’un sens inconnu, cet insaisissable, ce Tout Autre, est cependant réel, car une force qui lui est propre en émane.

Elle baigne d’une clarté et d’une chaleur singulières notre conscience de vivre. Pour un instant, dégagés des puissances quotidiennes, nous éprouvons une impression d’extraordinaire liberté. » (Méditer, comment, pourquoi ? p. 19)

Karlfried Graf Dürckheim – avec C. G. Jung et R. Otto – parlera encore de "numineux" :

« … concept qui désigne une qualité de vécu où nous est révélé l’effleurement d’une autre dimension, d’une réalité qui transcende l’horizon de la conscience ordinaire... Tout ce qui nous fait trembler de frayeur ou de joie, tout ce qui nous appelle au-delà de l’horizon de notre réalité quotidienne possède une qualité numineuse...

Ce qui est vécu comme numineux, lumière ou ténèbres, menace (ou transcende) la réalité bien ordonnée de notre milieu habituel et circonscrit, et nous fait frissonner... »

(....)

 

A - Les quatre lieux privilégiés de vibration, d’ouverture

Graf Dürckheim distingue quatre lieux privilégiés de vibration, d’ouverture de tout notre être à cette autre dimension :

  1. la Nature,
  2. l’Art,
  3. la Rencontre,
  4. le Culte.

 

1/ LA NATURE

Nous avons tous connu de ces moments privilégiés d’harmonie et d’unité dans la « Grande Nature » (…) tout à coup nous n’étions plus étrangers au monde, mais frères des galaxies : « poussière d’étoiles ». La conscience duelle qui pose sans cesse le sujet devant l’objet était comme abolie, une unité qui n’était pas un mélange, mais le tutoiement multiple des êtres et des choses se révélait à nous. Nous étions réellement « dans » le paysage et non plus « devant », c’est-à-dire devant la représentation mentale ou l’interprétation que donne notre cerveau de ces ondes infinies que nous appelons un paysage.

Alors, c’est l’arbre, c’est la montagne qui viennent vers nous... Tout est immobile, tout est paisible, seul « l’œil du merle a tremblé » ... Il nous regarde.

 

2/ L'ART

Mais pour certains, la nature est une langue morte, un chiffre clos, le sable du désert ensevelit plus qu’il ne caresse.... A ceux-là, le langage de l’art parlera peut-être davantage. C’est là que l’Être viendra les toucher, au deuxième accord d’une symphonie, ou ce « bleu » sur une toile dont on ignore l’auteur...

Le privilège, cependant, ce n’est pas seulement écouter la musique, mais pouvoir en jouer ; aimer regarder des tableaux, mais aussi peindre. Ce n’est pas seulement lire ou écouter un poème, c’est pouvoir l’écrire. On peut se sentir alors investi par un souffle plus vaste que le sien, on se sent « inspiré » : ce n’est plus moi, c’est la musique en moi ; ce n’est plus moi, c’est la danse, je suis dansé...

Souvent, cela ne dure que quelques instants, mystérieuse coïncidence de l’homme avec le plus profond de lui-même : « transcendance immanente » qu’on appellera sa « muse » ou son « génie ».

(…)

Mais le transcendant ne parle pas qu’aux grands artistes. Il existe des façons « inspirées » d’écouter de la musique, de lire un poème, ou tout simplement de danser — on s’abandonne pendant quelques instants à ce qui nous porte, et cet instant a une clarté qui dure et qui peut, au détour d’une mémoire, éclairer encore l’avenir.

 

3/ LA RENCONTRE

Il y a aussi la rencontre de l’homme et de l’homme, de l’homme et de la femme. Sous l’opacité du masque, il y a parfois la rencontre du Visage. Le prochain, un instant, je le reconnais comme « moi- même » (…). Un instant, nous ne sommes plus ennemis ou complices, nous sommes uniques et nous sommes un ; nous nous reconnaissons « depuis longtemps » ou depuis l’origine qui est ici et maintenant. (…).

L’Être, au creux de la rencontre, éveille l’homme tout entier : le corps, l’âme et l’esprit. Alors, on a l’impression que cette rencontre n’était pas le fruit du hasard. (…)

 

4/ LE RITUEL

Pour Graf Dürckheim ce lieu privilégié où la présence du numineux peut se faire sensible : c’est le culte. Cela peut être la beauté du chant liturgique ou la qualité d’un silence, une parole d’un texte sacré qui soudainement nous parle et semble s’adresser à nous. Ce n’est peut-être rien de tout cela ou tout cela ensemble. (…)

 

À toutes ces expériences très diverses que K. Graf Dürckheim rassemble sous la catégorie d’« expériences de l’Être », on pourrait en ajouter bien d’autres. L’Être parle à chacun un langage qu’il comprend. (…)

Jacques Castermane parlait du regard de l’enfant ou du nouveau-né comme d’une expérience possible du numineux. C’est vrai que les yeux des enfants sont de grandes cathédrales, « les porches du Mystère », et la différence qu’il y a entre Dieu et la nature, n’est-ce pas la différence qu’il y a entre le bleu du ciel et le bleu d’un regard ? Il y aussi la beauté poignante de l’enfant qui dort... Olivier Clément disait : « Seuls les saints savent prier comme les enfants savent dormir... »

Le numineux apparaît dans cette qualité d’abandon et de lâcher-prise que souvent on ne retrouvera que sur le visage des morts, ce fameux visage d’avant la naissance dont parlent les maîtres zen – notre visage d’éternité.

 

B - Expériences de terreur et de destruction

L’expérience du numineux n’est pas toujours une expérience du lumineux ; cela peut être, au contraire, une expérience de terreur et de destruction.

La souffrance, l’absurdité, la solitude, la mort sont aussi des situations existentielles propices à la révélation de l’Être. Graf Dürckheim parlera d’« acceptation de l’inacceptable ». Je dirai plutôt : de non-dualité avec l’inévitable, le mot « acceptation » ayant dans nos mentalités une connotation de passivité, alors qu’il s’agit de dire « oui », d’être « non deux » avec la souffrance, l’absurdité, la solitude, la mort lorsque nous les rencontrons sur notre chemin.

Cette attitude d’acceptation positive a le pouvoir mystérieux de transformer l’impasse en « passage ».

 

1/ LA SOUFFRANCE

Nous avons tous connu de ces moments de douleur insupportable, lors d’un accident ou d’une maladie ; et plus nous cherchions à fuir cette souffrance, plus celle-ci redoublait.

Est-ce la fatigue ? Est-ce la vertu qui nous conduit à ce moment d’acceptation de l’inacceptable ? Peu importe, mais il y a comme un répit, un moment de « passage » vers un lieu de nous-mêmes qui ne souffre pas, un au-delà, un « non-né — non-créé » qui ignore la douleur...

 

2/ L'ABSURDE

De même avec l’absurde. Nous avons tous connu des moments d’ambiguïté intolérable, des situations sans issue où l’on peut se sentir proche de la folie. À une raison s’oppose une autre raison, à une explication s’oppose une autre explication. « Un fou, disait Chesterton, c’est quelqu’un qui a tout perdu, sauf la raison. » Si nous sommes capables d’accepter de ne pas comprendre, si nous ne voulons plus faire entrer le réel dans nos petites catégories, si nous suspendons notre jugement... ce moment d’absurdité et de folie peut être le moment d’un passage vers un Sens au-delà de la raison, au-delà de la conscience ordinaire qui, elle, « pense toujours en s’opposant ». (…)

Dire oui à l’absurde, au flou, de notre condition humaine et cosmique, c’est vivre étonné et « accepter cet étonnement comme séjour » – ce qui est absurde à un certain niveau de conscience ne l’est plus à un autre. Le passage par l’absurde peut être l’éveil du Sens nouveau qui orientera notre existence.

 

3/ LA SOLITUDE

La solitude fait également partie de ces « inévitables » que nous rencontrons sur notre chemin. Là aussi, plus nous la fuyons, plus elle se rapproche ; le divertissement ne fait que retarder une étreinte plus forte.

Si nous savons l’accepter comme élément de notre vie humaine (« On naît seul et on meurt seul »), une ouverture peut s’accomplir. Nous touchons en nous-mêmes ce point où nous sommes en communion avec tous les êtres. (…)

La solitude peut être l’épreuve initiatique qui nous conduit « au-delà du moi ». Ayant accepté et « lâché » ce « moi solitaire », se révèle le « nous » de notre inséparabilité avec tous les êtres. C’est alors que — dans cette solitude — nous pouvons agir réellement sur notre environnement, proche ou lointain, et vérifier que « tout homme qui s’élève élève le monde. ».

 

4/ LA MORT

Vient enfin le quatrième « inévitable » auquel nul n’échappe : la mort. Là aussi, lutter contre elle ne fait que la rendre plus douloureuse. L’accueillir, l’épouser, fait de la mort le plus haut lieu de notre vie.

Ici encore, comme à travers les différents lâcher-prise (…) se révèle la Présence de l’Être qui est vie plus forte que la mort, Sens au-delà des contraires, communion au cœur des solitudes.

 

C – Devant l'expérience du numineux, trois dangers possibles

Au-delà de mon souffle, je découvre la Source du souffle, la Présence d’un « Je Suis » que ni la souffrance, ni l’absurde, ni la solitude, ni la mort ne peuvent détruire. En langage chrétien, nous dirions : Au cœur de la Croix je découvre la Résurrection !

Tout cela n’est pas objet de croyance ou de spéculations, mais d'expérience, que le langage de nos traditions ou de notre foi peuvent nous aider à traduire. (…)

 

Devant ces expériences de l’Être ou du numineux, plusieurs dangers nous guettent.

1er danger. Nous pouvons les oublier ou les considérer comme des « grâces » uniques que nous ne connaîtrons jamais plus. (…) Sur le chemin initiatique, la grâce est un état d’être et de relation avec le réel absolu qu’il s’agit de retrouver par l’exercice ou par l’ascèse (…). Sinon, ce « moment de grâce » finit par s’oublier (…).

Le second danger, c’est le refoulement de ces expériences — ce que Maslow et la psychologie humaniste appellent le complexe de Jonas : « C’est trop beau, c’est trop grand pour moi », « trop beau pour être vrai », « cela ne peut être que mon phantasme » ... (…)

Il y a au moins deux façons de regarder une fleur de lotus. Celle qui dit : « ce n’est que de la boue », et celle qui s’étonne de voir fleurir une telle lumière sur de la fange. (…)

Le troisième danger, c’est de vouloir reproduire les conditions spatio-temporelles dans lesquelles cette expérience s’est manifestée. (…) L’originalité de la psychothérapie initiatique, c’est de prendre en considération ces expériences sans les idolâtrer. Il s’agit là d’un don gratuit de l’Être que nous avons le pouvoir de « cultiver », sans chercher à le reproduire, mais en cherchant pourtant à entrer en résonance avec l’état d’éveil qu’il a pu provoquer. (…) Tout le travail de la thérapie consistera dans l’établissement d’un lien de plus en plus constant, sinon permanent, avec cette Présence de l’Être dont le moment privilégié et numineux fut le signe.

 

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