Le symbole de la croix, J. BRETON
"Vers la lumière", c'est le titre du livre de Jacques Breton ou il décrit son itinéraire, et en particulier sa rencontre avec des maîtres de la tradition zen, et comment cette rencontre l'a rendu plus sensible aux symboles du corps, du souffle et de la croix. C'est le passage qui concerne le symbole de la croix qui figure ici.
Le père Jacques Breton (décédé en 2017) était soucieux de permettre à chacun d'accéder à une symbolique qui n'ait pas besoin de s'abstraire, en premier, en langage conceptuel, mais qui n'en reste pas à ce qu'évoque le mot "symbole" aujourd'hui.
Ce texte est donc extrait de Vers la lumière - Expérience chrétienne et bouddhisme zen, Ed. Bayard 1997, p.37-44.
Le symbole de la croix
Jacques Breton
La croix est un symbole que nous rencontrons dans presque toutes les religions.
- C'est d'une part un symbole spatial, cosmique, exprimant les quatre points cardinaux, l'universalité, mais aussi un symbole temporel qui inscrit dans l'espace la ronde des quatre saisons…
- Elle est composée d'une verticale qui exprime l'ascension de la terre vers le ciel, et d'une horizontale, signe d'ouverture.
- Pour le chrétien, elle est le lieu où le Christ est mort et ressuscité, le lieu du passage par excellence, de l'accomplissement du dessein divin, la plus parfaite expression de l'Amour divin.
Ces trois sens du symbole ne sont pas séparés.
Et comme le dit saint Cyrille de Jérusalem, « Si Dieu a étendu les mains sur la Croix, c'est pour embrasser les extrémités de l'univers. Ainsi ce mont du Golgotha est-il devenu le pivot du monde[1]. » Et ce pivot devient l'axe dynamique qui joint ensemble le ciel et la terre. Or le chrétien ne peut se contenter de la contempler, de l'adorer, d'en faire le signe de son appartenance au Christ, il est appelé à la vivre. […]
« Comme Moïse a élevé le serpent de bronze dans le désert, il faut que le Fils de l'homme soit élevé » (Jean 3, 14). Le Christ, épousant la croix sur laquelle il a été cloué, nous invite nous aussi à la prendre à plein corps pour qu'à travers elle nous entrions dans son mystère de mort et de résurrection.
La verticale : de la terre au ciel.
Or, comme nous le disions, la croix se compose d'abord d'une verticale. Et c'est cette verticale que nous avons à retrouver en nous-même. Elle va signifier l'homme debout, mais aussi la relation de la terre au ciel, et elle va évoquer l'image de l'arbre comme nous l'indique ce magnifique passage d'Hippolyte de Rome :
« Ce bois m'appartient pour mon salut éternel. Je m'en nourris, je m'en repais, je m'affermis en ses racines… Je fleuris avec ses fleurs ; ses fruits me procurent une jouissance parfaite, fruits que je connais, préparés pour moi dès le commencement du monde. Pour ma faim, j'y trouve une nourriture délicate ; pour ma soif, une fontaine ; pour ma nudité, un vêtement ; ses feuilles sont un esprit vivifiant. Loin de moi désormais les feuilles de figuier ! Voilà l'échelle de Jacob où les anges montent et descendent, au sommet de laquelle se tient le Seigneur.
Cet arbre qui s'étend aussi loin que le ciel, monte de la terre aux cieux. Plante immortelle il se dresse au centre du ciel et de la terre : ferme soutien de l'univers, lien de toutes choses, support de toute la terre habitée, entrelacement cosmique, contenant en soi toutes les bigarrures de la nature humaine. Fixé par les clous invisibles de l'esprit, pour ne pas vaciller dans son ajustement au divin, touchant le ciel du sommet de sa tête, affermissant la terre de ses pieds, et dans l'espace intermédiaire, embrassant l'atmosphère entier de ses mains incommensurables.
Ô toi qui es seul entre les seuls et qui est tout en tout ! Que les cieux aient ton esprit et le paradis ton âme ; mais ton sang, qu'il soit à la terre.[2] »
La pratique du zen va inscrire cette verticale dans notre chair, par le souffle de la respiration. (…)
Le méditant se trouve au départ très relié à la terre par ce qu'on appelle le trapèze sacré : genoux-ischions, et par le triangle sacré : ischions-coccyx. Il essaie de s'abandonner comme si la terre était une réalité vivante capable de l'accueillir.
La terre n'est-elle pas aussi un symbole ? Elle est à la fois ce "Roc" sur lequel nous pouvons prendre appui, et la "Terre Mère", celle qui donne la vie, le lieu de la source qui jaillit de la terre. Ici, nous pouvons faire le rapprochement avec ce passage de la Samaritaine en saint Jean : « Jésus, fatigué par la marche, était assis à même la source » (Jean 4), cette source qui plus loin deviendra la source d'eau vive. Or, comme me l'a enseigné Soshu Roshi[3], l'exercice du zen consiste à creuser en soi avec le souffle pour dégager peu à peu la source vivifiante. […]
Mais la terre n'est pas séparable du ciel. Toute la pratique du zen va consister, à partir de la terre, à remonter vers le ciel grâce au souffle de l'expiration qui va véhiculer les énergies du bas vers le haut… La colonne vertébrale, véritable échelle de Jacob, sert de passage. Elle va s'étirer, s'étendre, pour mettre l'homme debout et ainsi, en lui, relier les deux pôles de sa nature, terre et ciel. Si la terre était considérée par les Anciens comme le domaine de l'homme, le ciel au contraire était le domaine de Dieu. N'est-il pas signe de la Lumière, de l'harmonie, de l'infini, et donc porteur de tous les mystères divins ? Il évoque à la fois la transcendance de Dieu et son omniprésence. Or si l'homme est de la terre, il est appelé à entrer dans le royaume des cieux. Ainsi ce terre-ciel caractérise la double origine de l'homme. Né de la terre, il s'origine en Dieu dans le ciel. « Il nous a choisis avant le commencement du monde pour être saints et immaculés dans l'amour et (…) prédestinés à être pour lui des fils » (Éphésiens 1,4).
Cette reliance de la terre au ciel est capitale pour maintenir cette double appartenance, aider l'homme dans son évolution. Nous savons combien nous sommes tentés d'échapper à la terre avec toutes ses astreintes pour nous évader au ciel. Mais il serait aussi dangereux de demeurer, même spirituellement, au cœur de la terre pour seulement y goûter la paix qu'elle nous procure.
De plus si la terre symbolise le côté plus féminin de notre nature et de la nature divine, le ciel au contraire en représente le côté masculin. Le risque d'un certain nombre de contemplatifs est de développer la vie intérieure, l'écoute de la parole, l'accueil de la grâce, au détriment de leur côté plus masculin. En revanche notre civilisation actuelle, trop masculine, se développe au détriment de la vie intérieure et va engendrer un homme très entreprenant, très productif. Mais, étant coupé de ses racines, il engendre une civilisation inhumaine, matérialiste, sans âme, sans Esprit.
Cette verticale va mettre l'homme debout, avec tout ce que cela signifie, et elle va le différencier de l'animal. Celui qui est debout accueille la vie, l'être, et se donne le droit d'exister, d'être là, ni écrasé par la vie, ni la fuyant, ni la dominant. Il puise sans cesse en terre la force, la lumière, pour faire face aux événements et s'unir à sa dimension transcendante. Le Christ était un homme debout et il mourut debout sur la croix. La Vierge aussi sera debout au pied de cette croix, où elle participait pleinement à cette mort de son fils.
C'est cette attitude qui donne à l'homme d'être lui-même confiant, solide, relié au monde et à Dieu, et à toute l'humanité.
Et comment ne pas évoquer ici le kinomichi, cet art créé par maître Noro[4] ? Il consiste à apprendre à vivre ce terre-ciel dans le mouvement et la relation à l'autre. Cet art, que je pratique depuis de nombreuses années, complète très bien le zazen. À partir des mêmes principes il met le corps en mouvement, lui donne la souplesse, la vitalité, l'ouverture, indispensables pour aller plus loin dans la pratique du zen.
L'horizontale.
La croix comporte aussi une horizontale. Elle a toujours été très développée dans l'Occident chrétien. La vie chrétienne a toujours beaucoup insisté sur l'ouverture aux autres, les relations sociales, politiques. Mais si nous comprenons que la croix exprime l'homme dans sa totalité, nous ne pouvons concevoir une horizontale qui ne repose pas d'abord sur une verticale. Or très souvent en Occident, cette horizontale a été vécue en elle-même au détriment de la verticale. Les relations aux autres se sont établies à un niveau trop superficiel, sans engagement personnel. Elles sont restées parfois trop extérieures. Ce qui fait que face à l'autre nous avons exercé un certain pouvoir ou, au contraire, nous avons démissionné par gentillesse, par peur. Nous avons essayé de nous ouvrir, mais alors nous sommes devenus si vulnérables que bien vite nous nous sommes refermés.
Que dire aussi de tous ces actes de générosités qui n'ont été posés que pour se donner bonne conscience ou par sentimentalité ? Or, un acte n'est juste, n'est vrai, que s'il jaillit du fond de nous-même et met en œuvre toute notre personnalité. Or il n'y a qu'un amour, l'Amour divin, qui nous est sans cesse dispensé par ce Souffle intérieur. Comme dit saint Paul, « armez-vous de puissance, par son Souffle (du Père), par qui se fortifie l'homme intérieur enraciné et fondu dans l'amour, vous aurez la force de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Éphésiens 3,16-19). Oui, c'est ce dynamisme de l'amour que sans nous devons puiser au cœur de nous-mêmes pour vivre notre relation aux autres… Or cela n'est possible que si d'abord nous vivons la verticale dont nous parlions plus haut. C'est elle seule qui permet cet enracinement dans l'Amour, cette disponibilité au Souffle intérieur…
La pratique du zen va permettre l'ouverture absolument nécessaire pour accueillir l'autre. Il est demandé au méditant de vivre d'abord le terre-ciel et donc de bien sentir en lui cette verticalité. Ensuite, pour trouver la posture juste, il s'exercera dans l'expiration à ouvrir le visage, la poitrine, le bassin. Du reste, il ne peut se dégager du mental et de l'émotivité que dans cette ouverture.
Souvent Graf Dürckheim[5] proposait le vendredi à Rütte de vivre la croix. Il estimait qu'il y avait trois horizontales :
- la grande au niveau du cœur qui nous ouvre à toute l'humanité,
- une petite au niveau de la nuque qui favorise l'écoute, le regard plus contemplatif,
- et une autre niveau du bassin qui permet de se sentir relié, par le fonds, aux proches.
Celui qui pratique régulièrement et acquiert une bonne expérience du zen, sent peu à peu son corps s'ouvrir, se dilater. Au lieu d'être écran, obstacle, il l'ouvrira à l'univers. Le méditant, alors, ne sent plus les limites de son corps, il prend la dimension du monde avec lequel il s'unifie. Il fait réellement corps avec le cosmos. Sa relation aux autres s'en trouve transformée. Son regard, son écoute, ses sens, ne sont plus arrêtés par les apparences, les formes. Il pénètre à l'intérieur, au cœur des choses, des êtres, et s'ouvre directement à leur être, leur mystère.
Vivre la croix, n'en demeure pas moins au départ crucifiant, douloureux. Cette reliance à la terre et au ciel, cette ouverture ne se fait pas sans brisure, sans rupture, sans détachement, sans mort… Le chrétien qui vit cette croix, s'il met sa foi dans le Christ, a la certitude qu'elle l'unifiera davantage à lui pour le faire passer au Père et le relier à la source éternelle.
[1] Passage cité dans Le monde des symboles, le Zodiaque, 1972.
[2] Ibid. p. 372.
[3] Soshu Roshi a été durant plusieurs années le maître spirituel du monastère du Ryutakuji. C'est par lui surtout que Jacques Breton a reçu l'enseignement zen. Il l'avait rencontré dans le cadre des échanges inter-monastiques organisés par le Vatican.
[5] Cf. Les messages du tag K G Dürckheim.