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Voies d'Assise : vers l'Unité
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  • Blog dédié à Jacques Breton (prêtre, habilité à transmettre le zen, assistant de K.G. Dürckheim, instructeur de kinomichi) et au Centre Assise qu'il a créé en le reliant à l'abbaye de St-Benoît-sur-Loire (France) et au monastère zen du Ryutakuji (Japon).
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21 janvier 2025

La question de l'historicité du Bouddha, par Bernard Faure

“Si le Bouddha n'avait pas existé, peut-être aurait-il fallu l'inventer… c'est d'ailleurs sans doute ce qui s'est passé, qu'il ait existé ou non.”

En disant cela Bernard Faure s'attaque aux idées reçues, c'est d'ailleurs le titre de son livre : Idées reçues sur le bouddhisme, paru en 2004 chez Cavalier Bleu (3ème édition en 2020). La question de l'historicité du Bouddha est l'une des premières qu'il traite, on trouve d'ailleurs le texte sur internet (https://excerpts.numilog.com/books/9782846702645.pdf).

Bernard Faure a également écrit Les Mille et Une Vies du Bouddha (Seuil 2018) : « l'originalité de ce livre passionnant est d'explorer les histoires du Bouddha qui ont été forgées et transmises au cours des siècles, en Inde mais aussi jusqu'en Chine et au Japon. B. Faure s'attache ainsi à montrer comment elles ont nourri la pratique et la transmission du bouddhisme, infléchissant celui-ci en une sorte d'"imitation du Bouddha". Les Mille et Une Vies du Bouddha font également ressortir ce personnage dans tout son éclat, et contribuent à expliquer l'immense prestige dont il a bénéficié. »

Bernard Faure est historien des religions et japonologue. Après un doctorat à l’Université Paris IV-Sorbonne, il a enseigné l'histoire des religions d'Asie à l'université Cornell (État de New York) et l'université Stanford (Californie). Il est professeur à l'université Columbia (New York) au département des langues et civilisations d'Asie. Il a publié divers ouvrages sur le bouddhisme (et en particulier sur le Chan/Zen) en français et en anglais. A un certain moment il a participé à la vie d'un monastère zen au Japon.

Cet article fait suite à celui sur les Les trois Corps du Bouddha, par Dennis GIRA.

 

 

La question de l'historicité du Bouddha

 

Bernard Faure

 

 

Sans le Bouddha "historique", il n'y aurait pas de bouddhisme. Cela semble un truisme, mais en est-ce vraiment un ? Si le Bouddha n'avait pas existé, peut-être aurait-il fallu l'inventer. C'est d'ailleurs sans doute ce qui s'est passé, qu'il ait existé ou non. Et pourtant, l'historicité du Bouddha n'est guère remise en question de nos jours, même si on continue à s'interroger, selon les règles de la méthode historique, sur tel ou tel événement de sa longue existence. La question de ses dates de naissance et de mort continue par exemple à faire couler beaucoup d'encre chez les érudits. Or, au fond, que sait-on de lui ? C'est tout juste si l'on peut affirmer qu'il est né, qu'il a vécu, et qu'il est mort. Tout le reste se perd dans les brumes de la légende ou dans les sables du mythe.

Siddhartha, le futur Bouddha, serait né dans le courant du Ve siècle av. J.-C. et aurait été le fils d'un roi de l'Inde du Nord. À seize ans, au cours de plusieurs excursions hors du palais, il aurait découvert les trois maux dont souffre l'humanité : la vieillesse, la maladie et la mort. Ayant quitté pour toujours le palais, il serait parvenu au terme d'une longue ascèse à la réalisation spirituelle qui fit de lui le Bouddha, l'Éveillé. Par la suite, il aurait rassemblé autour de lui de nombreux disciples, et prêché durant de longues années la doctrine qui allait devenir le bouddhisme.

Passons sur les éléments trop fortement teintés d'imaginaire : son immaculée conception (à la suite d'un rêve bien freudien de sa mère au cours duquel un éléphant blanc descendait du ciel pour lui percer le flanc), sa naissance miraculeuse, etc. Le fait qu'on retrouve certains de ces motifs dans la vie de fondateur du jaïnisme, Mahâvira (autre personnage éminemment "historique") devrait conduire à un peu plus de prudence.

Les historiens ont surtout retenu les circonstances de la mort du Bouddha. Ils soulignent en particulier un détail qui, selon eux, ne s'invente pas : le Bouddha serait mort d'une indigestion de viande de porc. Qu'un personnage aussi éminent passe ses derniers moments dans des crises de diarrhées causées par une alimentation carnée, voilà qui frise le scandale. Les bouddhistes ultérieurs, fiers de leur végétarisme, se sont empressés de réinterpréter l'histoire et de transformer la viande de porc en un plat végétarien. Les historiens, eux, ont voulu trouver dans cet épisode un point d'ancrage historique, arguant avec un certain bon sens qu'il n'aurait guère eu d'intérêt du point de vue de l'hagiographie – laquelle cherche d'ordinaire à embellir la vie de ses saints.

Dans le bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna), l'historicité du Bouddha est sérieusement remise en question par le Bouddha lui-même. Ce coup de théâtre a lieu dans le Sûtra du Lotus, un texte dont l'influence a été très grande dans toute l'Asie. Au cours d'une prédication, le Bouddha déclare à ses disciples qu'il a déjà guidés vers le salut d'innombrables êtres. Devant leur scepticisme, il appelle ceux-ci à se manifester, et une multitude de bodhisattvas ("êtres d'Éveil") surgissent soudain de terre. Lorsque ses disciples s'étonnent qu'il ait pu réaliser un tel prodige au cours d'une vie humaine, il leur révèle qu'il est en réalité éternel. C'est seulement par "expédient salvifique" (upâya), pour convaincre des êtres de faible capacité, qu'il a prétendu naître sous la forme du prince Siddhârta, quitter sa famille, et pratiquer six années d'austérité pour finalement atteindre l'Éveil. Mais à présent, l'heure est venue de révéler le fin mot de l'histoire, à savoir qu'il a toujours été foncièrement Éveillé. Les faibles d'esprit (entendez : les adeptes du Petit Véhicule ou Hinayâna) continueront à croire à la "vérité conventionnelle", celle de sa biographie, tandis que les disciples les plus avancés s'en tiendront à la "vérité ultime", celle de la nature transcendante du Bouddha.

 

Dès lors, d'où nous vient cette croyance en un Bouddha "historique" ? Que signifie-t-elle, et comment la concilier avec la prolifération de bouddhas "métaphysiques" dans le Grand Véhicule ? C'est au XIXe siècle que la croyance en l'historicité du Bouddha a acquis son caractère de certitude pour les Occidentaux (et pour certains asiatiques "occidentalisés"), à l'époque où le rationalisme triomphant cherchait une alternative au christianisme. Les érudits orientalistes qui découvraient le bouddhisme ont voulu y voir une religion selon leur cœur : non pas une religion révélée par un Dieu transcendant mais une religion humaine, morale et rationnelle, fondée par un homme éminemment sage. Selon Michel-Jean-François Ozeray, auteur d'un livre intitulé Recherches sur Buddou ou Bouddhou, instituteur religieux de l'Asie orientale (1817) : « Descendu de l'autel où l'aveuglement et la superstition l'avaient placé, Bouddu [sic] est un philosophe distingué, un sage né pour le bonheur de ses semblables et le bien de l'humanité. » Le Bouddha, remodelé pour les besoins de la cause, offrait alors l'image d'un libre penseur qui s'était opposé aux superstitions et aux préjugés de son siècle.

Par la suite, on a cherché à appliquer à sa "biographie" les mêmes méthodes de critique historique déjà appliquées à celle du Christ (et l'on continue de le faire). Du coup, le Bouddha historique éclipsa tous les autres bouddhas métaphysiques de la tradition du Grand Véhicule, celle-ci était reléguée au domaine des fantasmes, tandis que le Theravâda, censé avoir seul préservé la mémoire du fondateur, se trouvait promus au rang de bouddhisme "authentique".

 

Il n'est pas question de nier ici l'historicité d'un homme qu'on aurait appelé le Bouddha, mais plutôt de souligner que la question même n'a de sens que pour un esprit historiciste, et pour tout dire, occidental. Elle n'en a guère, par contre, pour un bouddhiste traditionnel, qui voit dans la vie du Bouddha avant tout un modèle, un idéal vers lequel on doit tendre. L' "imitation" de ce paradigme intemporel est une donnée fondamentale de la vie monastique. Il s'agit non seulement de reproduire pour soi l'Éveil et la vie du Bouddha, en s'identifiant à lui individuellement ; mais aussi, au sein de l'utopie communautaire, de recréer la communauté bouddhique des premiers temps : faire revivre le Bouddha, non plus seul, mais en symbiose étroite avec ses disciples.

Pourquoi l'historicité du Bouddha est-elle en fin de compte si importante pour nous ? C'est que l'authenticité de la vie du "fondateur" est la seule garante de l'originalité de la religion fondée par lui. Sans une biographie solide, le Bouddha disparaît dans les ténèbres de l'histoire, et sans le Bouddha, le bouddhisme devient irrémédiablement pluriel. En effet, qu'y a-t-il de commun entre le bouddhisme conservateur et puritain du Hinayâna (représenté de nos jours par le Theravâda), et la débauche d'images ou les élans mystiques du Mahâyâna – et plus particulièrement le tantrisme bouddhique, fondé sur la magie, la sexualité et la transgression ? En fait, ces courants, initialement opposés, ont fini par devenir complémentaires. Là où une religion fondée sur l'orthodoxie (comme les monothéismes occidentaux) aurait jeté l'anathème sur les hérésies, le bouddhisme a su, tant bien que mal, accueillir en son sein toutes ces tendances concurrentes ou apparemment inconciliables. En ce sens, il faudrait plutôt parler d'une "nébuleuse" bouddhiste que d'une religion unifiée. Et l'image du Bouddha, constamment renouvelée, est l'un des éléments qui ont permis aux bouddhistes de toutes tendances de s'identifier sont trop y penser à une même tradition. En ce sens, le Bouddha historique n'est qu'une fiction de plus, la dernière en date, s'inscrivant dans la droite lignée d'une tradition marquée par une constante réinvention de l'image du Bouddha.

 

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